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Élaborations et réceptions des politiques didactico-linguistiques européennes. Témoignages contrastés pour une histoire du temps présent

Development and Receptions of European Language Didactics Policies. Contrasting Testimonies for a History of the Present Time
Véronique Castellotti and Marc Debono

Abstracts

The language didactics policies conducted by the Council of Europe since the 1960s have had a major (or) significant influence on the different methods of disseminating French language and on the different practices of learning and teaching French as a foreign language.
We will compare extracts from testimonies given by various actors (contributors to / receivers of these policies) and who have worked in different environments, to put forward or to propose interpretations: in particular, how have teaching establishments and teachers of French as a foreign language considered (or not) the recommended directions and frameworks? What reception did the actors (teachers, center managers, etc.) give to its policies and how were they then perceived? And how, in retrospect, do these various actors reinterpret the changes that resulted?
We will look at what we consider to be the salient elements of a history that is still to be built, focusing primarily on the “receptive” side of this history. The aim of this contribution is thus to contribute to a wider reflection on the possible or different ways of making history in language didactics.

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1. Introduction

1Les institutions européennes, et en particulier le Conseil de l’Europe (CoE), ont joué un rôle important dans l’évolution des conceptions de l’apprentissage et de l’enseignement des langues en Europe, à travers les politiques qu’elles ont contribué à impulser. Cette contribution vise à porter un regard rétrospectif sur cette histoire récente, à partir de l’interprétation de diverses réceptions, par des acteurs de terrain, de certains aspects de politiques didactico-linguistiques émanant du CoE. On choisira de se centrer en particulier sur le tournant des années 1980‑2000 au cours desquelles se solidifie l’orientation communicative et s’élaborent les grandes lignes du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL). Des réceptions enthousiastes aux résistances et conflits de valeurs (avec toute une palette d’options entre), il s’agit d’explorer cette histoire à partir de témoignages, sollicités ou non, d’enseignants récepteurs de ces politiques, mais aussi de leurs producteurs ou, pour le moins, de leurs transmetteurs (notamment chercheurs, mais aussi formateurs ou éditeurs). L’ambition de ce travail partant de la mémoire des témoins (et de celles et ceux l’interprétant) est de mieux comprendre ce que cette période historique a pu changer dans le métier d’enseignant de langue, dans sa manière de l’exercer, de le percevoir, de le vivre, etc., et ce dans différents contextes d’enseignement/apprentissage des langues.

  • 1 Ce travail s’inscrit dans une réflexion plus générale sur l’histoire des idées en didactologie-dida (...)

2La consolidation de la construction européenne par des politiques éducatives en matière d’enseignement/apprentissages des langues se poursuivant, il y a des enjeux sociaux importants à faire cette histoire, tant que la mémoire est toujours vive : pour penser et éclairer les politiques et didactiques actuelles, il nous apparait important de prendre le temps, avec des acteurs diversifiés, de porter un regard réflexif rétrospectif sur ce qui s’est passé et d’identifier certaines dynamiques historiques pour en tirer des enseignements pour l’avenir1.

2. Des politiques européennes : une autre histoire

2.1. Aspects d’une « politique didactico-linguistique » du Conseil de l’Europe

3Le Conseil de l’Europe, créé en 1949, émane d’une volonté politique visant à refonder des formes de coopération européenne après la fin de la Seconde Guerre mondiale ; ses activités sont plus particulièrement centrées sur la défense des droits humains, la promotion de la démocratie, la culture. Cette institution (à ne pas confondre avec le Conseil européen, organe de l’Union européenne) rassemble aujourd’hui 46 États membres, au sein d’une Europe qu’on pourrait appeler « élargie », qui va de l’Atlantique jusqu’à l’Ukraine et à la Turquie. Il est l’artisan de politiques non contraignantes, et agit principalement sous la forme de « recommandations » à ses États membres. Sur le plan culturel, il faut noter une préoccupation pour les langues présente depuis les débuts de son fonctionnement, ou presque, et qui a débouché peu à peu sur un certain nombre d’éléments constitutifs de ce que nous choisissons de nommer une politique didactico-linguistique. Pourquoi cette expression, plutôt que celle de « politique linguistique-éducative », plus couramment usitée ? Si tant est qu’il existe une politique linguistique éducative européenne, il nous semble que celle‑ci reste en partie implicite, et apparait surtout au détour d’études, réflexions et recommandations d’ordre prioritairement didactique (concernant à la fois les dimensions d’enseignement et d’apprentissage des langues) qui en laissent entrevoir les principales caractéristiques.

  • 2 Certaines de ces étapes sont aussi, en parties, présentes dans une interprétation que fait Daniel C (...)

4Cette politique s’est déclinée en un certain nombre d’étapes, que détaille et analyse Zorana Sokolovska (2016)2, et dont nous rappelons brièvement quelques grandes lignes pour situer nos propos. Un des points de départ des réflexions sur les langues en Europe s’inscrit dans la Convention culturelle européenne de 1952, avec l’affirmation de l’existence d’un patrimoine culturel commun de l’Europe. C’est ensuite au cours des années 1960 qu’est élaboré le « Projet langues vivantes », étape importante dans l’histoire qui nous occupe, dans la mesure où il a constitué un point de départ et en quelques sorte une matrice ayant débouché sur la publication au milieu des années 1970 des « niveaux-seuils » (1975 sq.). Ce projet a installé durablement, comme une forme d’évidence, l’idée de la centralité de la communication pour l’apprentissage et l’enseignement des langues. Les années 1980 verront un renforcement de cette orientation, et c’est à partir du début des années 1990 que l’on peut retenir une nouvelle inflexion, avec un accent porté de façon croissante sur les dimensions plurilingues et pluri/inter-culturelles (Coste, Moore & Zarate, 1997) dans le cadre des études préparatoires à l’élaboration du CECRL. À partir de la fin des années 2000, il faut noter un intérêt de plus en plus marqué dans les travaux du CoE pour les langues de scolarisation, la formation des migrants, les langues régionales et minoritaires, ainsi que pour une catégorie laissée dans un certain flou dans la première version du CECRL, celle de médiation (Coste & Cavalli, 2015).

  • 3 Cette analyse nous interpelle, dans la mesure où elle interroge la base sur laquelle s’est construi (...)

5Si le CoE apparait au premier abord comme développant des orientations communes à l’ensemble de ses États membres, s’appuyant sur une conception au départ principalement patrimoniale des cultures et corolairement des langues, on peut noter que cette représentation repose plutôt sur « un patchwork3 de patrimoines nationaux » (Sokolovska, 2016, p. 112) que sur l’idée d’un patrimoine réellement commun. Cela se traduit notamment, dans la suite, par une oscillation durable entre des mouvements de cohésion et de différenciation, ainsi que par des hiérarchisations implicites. Certains États et langues apparaissent ainsi plus ou moins « important·e·s », comme en témoignent notamment les langues de publication des textes du CoE.

  • 4 Nous avons conscience que cette dynamique ne peut être totalement réduite à ces dimensions économiq (...)

6Tout au long de cette histoire institutionnelle, c’est principalement la circulation des biens et des personnes au sein de l’Europe élargie qui constitue une sorte de fil rouge ou d’axe central de ces politiques didactico-linguistiques4, appuyé sur une conception communicative des langues qui est peu à peu devenue une évidence (Castellotti, 2015). Il nous apparait important d’interroger historiquement ces dynamiques, ainsi que de se questionner sur les enjeux potentiellement diversifiés de celles‑ci, qui n’ont pas toujours été explicités. Aussi, réfléchir aux manières dont ces politiques ont été reçues par différents acteurs du domaine, en interprétant leurs témoignages, est‑elle la démarche retenue ici.

2.2. Une « histoire du temps présent » (HTP)

7Mais quelles sont les possibles manières de faire cette histoire ? Ancrée en didactique des langues (DDL), tout en s’appuyant sur d’autres disciplines contributives (histoire, sociolinguistique, sociologie, philosophie, etc.), l’originalité de l’approche que nous esquissons ici tient à plusieurs aspects :

  • une histoire « du temps présent » (HTP), articulant passé, présent et avenir : cette notion, préférée à « histoire contemporaine », participe d’un mouvement intellectuel transnational visant à asseoir la légitimité en histoire des recherches menées sur le très contemporain ;

  • une histoire appuyée sur des témoignages : les historiens réfléchissent depuis maintenant plusieurs années à la place du témoignage dans la recherche historique (voir par exemple les travaux de l’Institut d’histoire du temps présent) avec des questions et débats (représentativité, vérité, sincérité, etc.) qu’il serait intéressant d’avoir en DDL. La validité de cette source historique mérite, à notre sens, d’être affirmée, particulièrement à l’heure où les témoins de l’histoire de ces politiques sont encore vivants ;

  • une histoire « par le bas » de la pratique, des représentations, des perceptions, des vécus du métier d’enseignant de langue sous l’influence de certains cadres « venant d’en haut » : le « temps présent », avec l’accès à la mémoire vive des acteurs, permet de changer de perspective de ce point de vue, l’histoire du champ étant en effet encore majoritairement une histoire des méthodologies ou des techniques didactiques ;

  • une histoire qui articule les dimensions contrastives : comparaison des mémoires des récepteurs et des producteurs de ces politiques, mais aussi comparaison des réceptions dans différents contextes.

  • 5 Il peut bien sûr y avoir débat sur cette question en DDL : on remarquera utilement à cet égard que (...)

8Cette approche du temps historique, résolument interdisciplinaire, puise beaucoup dans le courant de pensée qui s’est développé dans le champ de l’HTP. Pour bien comprendre les intérêts que nous y trouvons pour la DDL, il s’agit d’en présenter une compréhension. Les travaux historiques sur le « temps présent » se développent surtout en Europe après la Seconde Guerre mondiale, dans plusieurs pays : l’idée en est, globalement, de considérer que certaines questions ne peuvent attendre pour être traitées d’un point de vue historique. Le contexte d’émergence de ces réflexions en France, dans les années 1970‑1980, est celui de la Guerre froide et de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, avec notamment l’actualité de l’affaire Touvier, l’émergence de l’idée de « devoir de mémoire », mais aussi le spectre du négationnisme. Certains historiens choisissent alors de s’emparer de ces questions « vives ». Logiquement, ce courant va dès ses débuts se poser la question de savoir « Quand fait‑on de l’histoire du temps présent ? » pour reprendre l’interrogation de Serge Berstein (1992) qui conclut que ce « temps présent » « apparait comme une notion extrêmement relative » (p. 53). Cette « perception » relative de ce qui relève ou non du domaine de l’histoire est intéressante pour la DDL, où il y a des variations parfois considérables en fonction de l’âge et des expériences des personnes : par exemple, pour certains, il ne fait aucun doute que le Centre de recherche et d’étude pour la diffusion du français (CREDIF) ou l’approche communicative relèvent bien de l’histoire de l’enseignement/apprentissage des langues, alors que cela sera moins évident pour d’autres, qui ont vécu ces moments. En étant conscient de cette variabilité des expériences du temps historique, il est cependant légitime de porter aujourd’hui un regard historique sur des politiques didactico-linguistiques qui n’ont « que » 30 ou 40 ans5 : les historiens n’ont pas attendu autant de temps avant de faire l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ou de la Guerre froide.

  • 6 « Réfléchir sur le passé, c’est confronter l’inévitable présent de notre réflexion à l’irrémédiable (...)

9Ainsi, l’intérêt de l’HTP pour la DDL tient à la grande idée de ce courant quant à l’articulation passé/présent/avenir, qui est de regarder le passé en l’éclairant des enjeux présents : il s’agit là d’une rupture théorique forte avec l’idée qu’étudier le passé sert prioritairement à éclairer le présent, et que toute étude du passé doit se faire en se plaçant du point de vue de ce passé, le péché d’anachronisme étant alors la faute suprême. Ce renversement de perspective amène ainsi l’historien Robert Franck (1992) à énoncer que « la proximité [des chercheurs avec les périodes étudiées] perd tous ses handicaps si l’on inverse le courant, si l’on ne descend pas du passé vers le présent, mais si l’on cherche au contraire à éclairer le premier à la lumière du second » (p. 12). Cette « proximité » du chercheur avec le temps présent, qui lui permet de réinterpréter constamment le passé récent au regard de l’évolution des enjeux présents, peut alors être considérée comme une force bien plutôt qu’une faiblesse de l’approche. Porter, avec d’autres (Besse, 2016, p. 11)6, ce renversement de perspective en DDL nous semble euristique.

10D’autres apports possibles à la réflexion didactique sur son histoire contemporaine nous viennent de la pensée de Paul Ricœur sur le temps présent pour qui « le passé récent est l’occasion de souligner des traits de la connaissance historique que l’on risquerait de perdre de vue dans le cas du passé lointain », et en particulier le fait que l’histoire est une narration politique, que l’on peut constamment réécrire pour « défataliser » le présent (le mot est de Ricœur, 1992, p. 37). On perçoit bien tout l’intérêt de cette pensée ricordienne pour la recherche en DDL : pour ne prendre qu’un exemple on pourrait sans doute ainsi mieux comprendre que le fonctionnel/communicativisme, les systèmes d’évaluation issus du CECRL, l’actionnel, la didactique cognitive, etc., ne sont pas les aboutissements inéluctables d’une progression vers un nouveau toujours meilleur, mais le fruit de « contingences » et « enchainements » historiques, qu’il convient de toujours rediscuter, avec les acteurs, pour « rouvrir des options », en opérant les deux « retours » évoqués par Paul Ricœur.

11Le « retour du narratif » d’abord, qui est un des apports majeurs de la pensée de Paul Ricœur à l’histoire : l’histoire est un récit en forme d’interprétation, elle est racontée par quelqu’un qui la raconte. L’écriture de l’HTP le montre avec une évidence particulière, ce qui fait dire à René Rémond (1992) que « la réintégration du temps présent amène à balayer dans la vision de l’histoire les derniers vestiges du positivisme » (p. 32). Imbriqué à ce « retour du narratif », le « retour du politique » ensuite. L’HTP est une histoire politique, qui touche « à des passions qui font encore partie du débat politique actuel » nous dit Dominique Schnapper (1992, p. 50), avec un chercheur qui construit du sens historique à partir de son expérience et de ses projets. Cette idée épistémologique d’historiens relativement marginaux (Irénée Marrou, Paul Veyne ou Michel de Certeau par exemple) sur la construction du passé apparait encore plus évidente quand il s’agit d’un passé très proche : l’illusion d’objectivisme et ses excès ne sont plus possibles avec le « très contemporain » : s’intéresser au temps présent, en interrogeant les témoins par exemple, c’est se plonger soi‑même dans cette histoire que l’on établit à partir de ses propres expériences, projet et anticipations de sens.

12En définitive, quand il s’agit de l’histoire de politiques didactico-linguistiques qui n’ont que quelques dizaines d’années, il est sans doute plus évident de comprendre que l’écriture de l’histoire est inéluctablement liée à l’expérience et aux projets de celles ou ceux qui l’écrivent : c’est donc selon nous un des intérêts de mobiliser ces réflexions en histoire pour traiter des sujets abordés ici.

3. Des réceptions des politiques didactico-linguistiques européennes : témoignages contrastés

13Les principales directions impulsées par le CoE en matière de politique didactico-linguistique ont eu une influence importante sur les modalités de diffusion des langues et, pour ce qui concerne nos présentes réflexions, du français, ainsi que sur les usages d’apprentissage et d’enseignement du français en tant que langue étrangère et/ou seconde (FLE/S). Le plus souvent, les recherches portant sur l’histoire du FLE/S s’attachent à ces questions de diffusion (Coste, 1984) ou d’enseignement (Spaëth, 2020 ; voir aussi de nombreuses études de la revue Documents pour l’histoire du français langue étrangère et seconde7), en étudiant principalement ce qui relève du point de vue institutionnel ou du moins collectif. Ici, nous nous intéressons en priorité à certaines des personnes destinataires de ces politiques, en les invitant à s’exprimer sur leurs réceptions et leur appropriation de ces orientations, sur les façons dont elles pensent qu’elles ont fait sens pour elles, à partir de leur expérience : c’est en ce sens que nous pouvons parler d’histoire « par le bas ».

3.1. Écrire une histoire à partir de lectures de témoignages

  • 8 Par exemple, l’expression d’« archives provoquées » que propose Danièle Voldman (1992, p. 7) pour d (...)

14La reconnaissance du témoignage historique comme source légitime a été un combat dans le champ de la recherche historique, pas totalement terminé d’ailleurs8. Un des points de cette discussion aura été l’intéressante question des modulations de la mémoire des témoins. Le témoignage historique est, par nature, un « matériau » dont le sens est instable et fuyant : la mémoire étant en perpétuelle reconfiguration, « les historiens du très contemporain se doivent […] de consentir à l’idée que la pertinence d’un témoignage dans le contenu qui est le sien au moment où l’historien le recueille est susceptible de disparaitre une fois que le temps de l’entretien est révolu » (Melchior, 2016, p. 53). Ce caractère fuyant du sens n’est pas propre au témoignage historique bien sûr, mais le fait que celui‑ci mobilise centralement la mémoire accentue cette caractéristique. Cela pourrait en faire un matériau problématique dans une perspective épistémologique dont l’ambition première serait de chercher à objectiver au maximum le sens de l’histoire. Mais rien ne contraint l’historien à emprunter cette voie : le témoignage peut être un matériau tout à fait valable si l’on adopte une perspective qualitative/interprétative, qui permet de considérer ses caractéristiques (fluctuant, changeant, en partie invérifiable, etc.) comme des forces plutôt que des faiblesses pour l’écriture de l’histoire. Ces supposées « fragilités » permettant au contraire « d’élargir le répertoire des questions, d’étendre le champ des perspectives possibles et surtout d’entrer en contact avec l’indicible de la mémoire » (Melchior, 2016, p. 54).

15Les témoignages reçus sont par ailleurs lus, c’est-à-dire interprétés (par nous, en l’occurrence) avec des préjugés, des anticipations de sens, des projets (Gadamer, 1996 [1960]). Aussi, ce que nous proposons plus bas, nous pourrions l’appeler « témoignages de témoignages » ou « lectures de témoignages », en nous inscrivant dans une théorie herméneutique de la lecture (Ricœur, 1969 ; Jauss, 1978), cohérente avec un travail sur les réceptions (mise en abime des réceptions).

16Ainsi, dans cette recherche sur l’histoire des politiques européennes, c’est notre expérience de chercheurs qui nous empêche de totalement nous distancier d’une histoire dont la proximité nous touche à plusieurs égards — et en particulier pour ce qui est des conditions de travail des futurs enseignants que nous formons ou avons formés et de leur rapport à la liberté pédagogique. Il s’agit donc plutôt d’une expérience de méfiance principalement, de réserve vis-à-vis d’appareillages techniques qui ont une influence concrète sur « la vie des gens » (celle des enseignants en particulier). Une méfiance et également une expérience d’étonnement face aux décalages entre des projets portant une philosophie de départ généreuse et ce que nous comprenons de ce qui s’est passé. Cette expérience, conductrice de notre manière de faire l’histoire, ne va pas sans nous poser question dans ce travail de recherche : quand par exemple nous entendons des témoins pour qui les politiques européennes ont été « libératrices » (ou en tout cas sont « reconstruites » comme telles : voir ci‑dessous), nous devons nécessairement nous interroger sur nos propres expériences, et sur l’horizon de lecture qui leur est lié. Mais loin d’être un obstacle, ce type de décalage nous permet de mieux comprendre, en approfondissant notre finitude dans le dialogue altéritaire : mieux comprendre ce que nous dit cette enseignante ou ce responsable d’Alliance française qui ont vu dans le CECRL l’occasion d’un grand dépoussiérage des pratiques d’alors, par exemple.

17Pour réaliser cette recherche, nous avons réuni quatre témoignages principaux, dont trois d’entre eux à partir d’entretiens oraux compréhensifs (Kaufmann, 1996) et le quatrième à partir d’extraits d’un mémoire de master faisant une large place à l’exercice réflexif. La période principalement abordée dans les échanges est celle des années 1990‑2000, dans la mesure où il nous semble que les années de préparation puis de diffusion du CECRL constituent une étape majeure dans l’évolution des idées en DDL en milieu francophone.

18Les quatre personnes (deux femmes et deux hommes) sont français·es et appartiennent à la même tranche d’âge (45‑60 ans). Elles ont toutes des parcours d’enseignement et de formation de formateurs en FLE/S et ont travaillé en France et dans plusieurs autres pays, diversifiés. Deux d’entre elles ont travaillé notamment dans l’Éducation nationale en France et trois ont participé à l’élaboration de manuels de FLE ou ont travaillé dans l’édition. Ce sont donc des personnes expérimentées, ayant traversé l’histoire de la didactique du FLE/S pendant plusieurs décennies. À partir de ces premières caractérisations très générales, nous relevons dans les parcours de ces témoins une composante importante liée à une perspective de diffusion du français (à la fois hors de France et auprès d’apprenants étrangers en France). À ces témoignages s’ajoutent des « observables non sollicités » (Feussi, 2006), provenant notamment de divers échanges avec, d’une part, certains de nos étudiants de master ayant une expérience antérieure d’enseignement et, d’autre part, avec des professeurs de français exerçant de longue date dans différents pays.

  • 9 Notamment, nous envisageons que les réceptions puissent être contrastées entre des enseignants de F (...)

19Comme mentionné plus haut, ces témoignages sont interprétés à la lumière de nos propres expériences d’enseignant·e·s et de chercheur·e·s en FLE/S et en DDL, de notre connaissance de l’évolution du domaine, des recherches qui y ont été menées et des rôles que nous y avons joués, des attentes que cela a pu susciter. Nous avons aussi confronté ces témoignages aux écrits de recherche s’étant penché sur cette histoire, ainsi que, partiellement, au témoignage d’un des contributeurs à l’élaboration des politiques du CoE. C’est à partir de l’ensemble de ces matériaux que nous mettrons en exergue les éléments que nous considérons comme saillants, en en opérant une lecture interprétative informée et située, qui constitue ainsi un témoignage ou lecture de témoignages. Nous sommes par ailleurs conscient·e·s que le nombre limité de témoins interrogés et leurs caractéristiques propres offrent un regard partiel sur l’histoire en question. Sans viser une exhaustivité inatteignable (et non pertinente dans notre démarche de recherche), ou même une représentativité discutable, nous envisageons dans la suite de nos recherches de diversifier les témoins sollicités, tant en matière de parcours que de lieux d’exercice, ce qui conduira probablement à nuancer certains de nos commentaires9, comme dans toute recherche en cours (mais en existe‑t‑il d’autre ?).

3.2. Une lecture de témoignages : deux tendances réceptives

20La confrontation de l’ensemble de ces éléments nous a amenés à identifier, au‑delà d’aspects épars plus singuliers, deux grandes tendances réceptives chez nos interlocuteurs quant au rôle joué par les politiques européennes dans leurs environnements professionnels.

3.2.1. Une nouveauté séduisante

  • 10 Prescription de fait : nous connaissons bien sûr le discours volontariste « non prescriptif » qui e (...)
  • 11 Nous rappelons à ce propos que la conception du DELF et du DALF, jusque‑là structurés de façon modu (...)

21La première direction que nous avons dégagée se concrétise dans une forme de séduction, palpable surtout à partir du moment où le « communicatif » se généralise dans la plupart des institutions d’enseignement et de formation puis où, ensuite, le CECRL est diffusé, voire imposé, à travers la perspective actionnelle et la prescription10 de se conformer pour l’évaluation, puis les certifications11, aux « niveaux » de référence. Cette séduction, que l’on peut même qualifier d’enthousiasme chez certains témoins, se cristallise à notre avis autour de trois couples en tension, dont nous avons perçu quelques exemples dans les témoignages entendus.

  • 12 Collection de recueils de textes littéraires classiques, organisée par siècles, glosées à des fins (...)

22Tout d’abord, un couple tradition/innovation. La plupart de nos témoins décrivent en effet une période antérieure au cours de laquelle, dans leurs institutions respectives, ils se sentaient contraints d’appliquer une méthode pédagogique valorisant largement, voire imposant le fait de travailler de façon dite « traditionnelle », sur la littérature et la grammaire normative explicite. Ainsi par exemple, la témoin 2 (T2) explique que la littérature était abordée par des « spécialistes » en fonction des siècles, à l’exclusion de la littérature contemporaine, à partir de textes extraits de la collection Lagarde et Michard12, la principale activité consistant à répondre à des questions de compréhension ; quant à la grammaire, elle était centrée sur « la structure de la langue » et T2 avait la « hantise depuis toujours [de] faire le passé-composé ». C’est pourquoi le « passage au communicatif » dans son institution est apparue comme un progrès :

[…] après ça, sont arrivés le CECR, les référentiels, les niveaux, et ça, ça a commencé à bousculer vraiment les choses, surtout sur l’évaluation. À partir de ce moment‑là, je me suis vraiment intéressée à l’évaluation. Parce qu’au lieu de faire un test « dictée » (c’était ça le test final, avec un petit oral rapide), là on a commencé à faire des choses sérieuses. On pouvait en discuter, mais il y avait des niveaux, […] c’était progressif et la grammaire n’était pas LE point principal et unique des acquisitions à faire, des compétences à acquérir.

23Ce couple s’illustre de façon plus générale avec le témoin 4 (T4), qui se qualifie de « bébé CECRL » estimant avoir participé à une « lutte des Anciens et des Modernes » et qui fait montre d’une conviction très forte dans l’innovation, le renouveau, la « jeunesse » que le Cadre et les politiques européennes ont permis : il s’agit de changer les choses, contre la tradition, idée que l’on retrouve chez la témoin 3 (T3). Cela rejoint les analyses de Henri Besse (1980), relevant une forme d’« agressivité » de l’approche fonctionnelle « à l’égard des approches didactiques antérieures » (p. 44). Tout cela étant lié, pour T4, à un sentiment général qu’il fallait que « ça change » ; mais aussi, d’autre part, la conscience d’un engagement confiant, peu critique à l’époque, lié à une expérience, à une formation, des convictions : « j’ai embrassé la cause du Cadre », car « j’ai embrassé la cause européenne, il y avait quelque chose qui me touchait là‑dedans », « je n’ai pas pris le temps pour un recul critique », « faisons confiance, ça va être bien ». À cela s’ajoute la conscience de réceptions autres : quand il était directeur de centre de langue par exemple, il n’a pas toujours jugé illégitimes les « résistances » au changement de ses enseignants.

24À la question des générations à laquelle serait liée la modernité s’ajoute celle de la géographie : l’ouest (de l’Europe) valoriserait la communication et la conversation, tandis qu’à l’est se pratiqueraient des méthodes considérées comme plus traditionnelles, centrées sur la littérature et la grammaire (T2). Cette tension entre tradition et innovation touche aussi les contenus culturels, en se partageant entre des aspects civilisationnels, jugés passéistes et destinés à une élite, et des dimensions de « culture partagée » (Galisson, 1987) censés s’adresser à tous (voir aussi Porcher, 1976 ; Castellotti & Debono, 2018).

25Le deuxième couple retenu est celui qui met en tension une forme de routine, d’une part, avec d’autre part une volonté de réflexion et d’adéquation aux personnes en formation et aux milieux dans lesquelles elles évoluent. Nos témoins opposent ainsi ce qui « s’est toujours fait », et qu’il suffirait d’appliquer, à des questionnements plus approfondis sur quelle langue/culture enseigner, comment prendre en compte la diversité des contextes, etc. Ainsi, par exemple, T2 explique que « le communicatif a amené des discussions : qu’est‑ce qu’un acte de parole, faut‑il en parler aux étudiants, […] intéressant parce qu’il y a eu de gros débats […] ».

  • 13 Elle précise ainsi que, lors de missions à l’étranger, « tout le monde nous demandait du communicat (...)

26Un des points qui a contribué à développer l’intérêt pour cette dimension réflexive est lié, pour cette témoin, à l’évolution et la diversification des publics, tant en France qu’à l’étranger13, notamment à l’accroissement de publics spécialisés et de jeunes apprenants.

27L’effet des missions à l’étranger est cependant ambigu : s’il permet de prendre en compte la diversité des publics, il prend aussi la forme d’une reconnaissance de la relativité des approches et méthodes dans les résultats observés :

[…] ces gens qui apprenaient avec une méthode hyper traditionnelle parlaient le français beaucoup mieux que ceux qui utilisaient les méthodes communicatives.

28Enfin, nous avons perçu tout au long des échanges avec nos témoins un troisième couple opposant des formes de carcan et de liberté. Au carcan normatif déjà évoqué s’oppose une forme de « liberté communicative » que T3 apprécie notamment du point de vue de l’organisation des enseignements et de la fabrication de supports, ainsi que du développement d’activités interculturelles. Le récit de T4 dépeint également l’arrivée du Cadre comme une expérience de libération, avec certaines nuances tout de même, et avec la conscience rétrospective d’avoir contribué à l’imposition d’une norme aujourd’hui mondiale : ce récit d’expériences est donc également intéressant pour les ambivalences que l’exercice de remémoration met en lumière (Melchior, 2016).

29L’ambivalence est aussi palpable chez T2, pour laquelle le carcan est ressenti du côté de l’imposition de normes implicites, renforcées par le poids des éditeurs du champ et de certains « auteurs de manuels stars » et le sentiment d’une « obligation » de s’y conformer :

[…] beaucoup de profs disent que c’est impossible, dans leurs classes, de « faire la tâche » […] quand je travaillais, j’étais obligée, dans les dernières années… si on parlait pas d’actionnel, les profs n’en voulaient pas.

30Le carcan n’est donc pas toujours de même nature, il est perçu différemment selon les situations et les témoins. S’il est dans certains cas associé à une approche « traditionnelle », dans d’autres il s’agit plutôt d’une contrainte collective, plus ou moins implicitement assignée, s’opposant à une forme de liberté pédagogique de l’enseignant·e seul·e dans sa classe.

31Nous avons isolé ces trois couples pour les besoins de l’analyse mais, dans les échanges, ils se recoupent et se superposent assez fortement : on pourrait ainsi estimer qu’à la routine d’une tradition s’imposant comme un carcan, on souhaite innover, en réfléchissant et en se libérant de plusieurs formes de prescription.

3.2.2. Une imposition aliénante

32Le témoin 1 (T1), lors d’un long entretien de retour sur ses diverses expériences de vie, tient des propos particulièrement virulents sur les évolutions de son métier. C’est une personne qui a un long parcours dans l’enseignement : FLE en Alliance française en Grande‑Bretagne, puis enseignant d’anglais en lycée professionnel en France, et enfin professeur certifié d’anglais en lycée général, ayant réussi à ouvrir une section « français langue seconde » (FLS) pour des élèves nouvellement arrivés. Son témoignage donne à voir la réception d’un cadrage lié aux politiques européennes comme une expérience d’aliénation profonde (et de lutte en réaction), avec des violences ressenties quant aux contraintes méthodologiques et techniques qui s’imposent avec une force grandissante à l’enseignant de langues, et le conflit de valeurs potentiellement accentué par les tensions entre une aspiration initiale à la liberté (qui explique sa première orientation vers le FLE/S) et les dynamiques de plus en plus « contrôlantes » qu’il dit subir. Lors de son expérience récente de « reconversion » professionnelle, évoquant la manière dont l’institution lui a imposé certaines pratiques didactiques actionnelles, son propos se fait acerbe :

Si le « pain quotidien » est bon pour les fidèles, il n’a pas forcément le même goût pour ceux qui pensent autrement, ou différemment, ou (et je serai là peut‑être un peu sévère) s’autorisent à penser tout court.

33Filant la métaphore religieuse, il poursuit son témoignage avec des expressions comme « sacro-sainte perspective actionnelle » invitant à « entr[er] en religion ». La tension entre aliénation et désir de liberté est patente tout au long de son récit : ayant choisi le métier d’enseignant pour la liberté offerte (et particulièrement en FLE/S par rapport au contexte de l’Éducation nationale), il refuse, dit‑il, que « l’on transforme en tâcherons » « toute une génération de personnes » quelles que soient les « bonnes intentions » des prescripteurs. Ce que dit ici cet enseignant — avec une verve polémique qui lui est propre et qui traduit aussi un profond malaise —, c’est la transformation du travail enseignant. Mais transformation également du « métier d’apprenant », soumis à la même cadence aliénante, selon lui : et l’on perçoit bien dans son récit le souci des apprenants et de leur diversité puisqu’il se demande :

[…] si, en tant qu’apprenant, je n’ai pas envie d’être acteur, que se passe‑t‑il ? Si je ne veux pas être acteur social, préférant me retrancher pendant un certain temps et juste écouter, ou ne rien dire, me taire, tout en m’imprégnant de sons, de la musicalité des mots, des voix, de la culture, serai‑je ostracisé ? (Nous soulignons.)

  • 14 Certain·e·s collègues apprécient ainsi les discours critiques sur le « tout communicatif », tandis (...)

34Ce sentiment d’une perte de liberté, même s’il n’est pas toujours formulé ainsi, est aussi ressenti par des professionnel·le·s du FLE rencontré·e·s dans différents pays. Ainsi, le cadre comme « référence mondiale » (titre du congrès de la FIPF en 2007) interroge les acteurs rencontrés lors de nos interventions en Asie comme en Amérique latine ; cela nous a amenés à réfléchir sur des formes d’ambigüité, déjà évoquées ci‑dessus, entre d’une part l’influence certaine des travaux didactiques européens, et notamment français14 et, d’autre part, la nécessité de réfléchir d’abord à partir des situations locales.

35Même si cet ensemble de témoignages ne constitue pas toutes les réceptions (voir plus haut, la tendance réceptive identifiée comme « nouveauté séduisante »), ces perceptions d’une contrainte, parfois forte, sont à notre avis à ne surtout pas négliger, car elles constituent des facteurs certains de souffrance au travail, notamment à travers ce qu’on appelle les « conflits de valeurs » (se sentir obligé de faire quelque chose auquel on ne croit pas). Ces phénomènes étant très actuels, essayer de les comprendre par une tentative de mise en récit historique d’expériences nous semble important pour changer ces situations, en particulier par la formation des enseignants. Si elles ne sont pas forcément majoritaires (nous ne pouvons ni l’affirmer, ni l’infirmer, notre étude n’empruntant pas la voie quantitative), ces réceptions requièrent toute notre attention, en tant que formateur de formateurs.

3.2.3. Des questions en suspens

36Les témoignages élaborés et les interprétations que nous en faisons, nous conduisent à nous poser quelques questions complémentaires. Nous nous demandons notamment si « séduction » et « aliénation » ne sont pas les deux faces d’une même médaille. Les deux tendances réceptives identifiées se caractérisent en effet par une réaction à une norme imposée, que celle‑ci soit accueillie ou rejetée. Pour aller à l’encontre d’une tradition didactique jugée contraignante, on met en place une nouvelle tradition « innovante » (Castellotti, Debono & Huver, 2017) qui petit à petit va remplacer le dogme en s’érigeant à son tour en dogme, avec des conséquences, politiques et didactiques, de divers ordres. Cette « histoire en balancier » de la DDL nous semble constituer un cercle vicieux, que, encore une fois, l’articulation d’une histoire avec le présent nous permet de mieux interroger.

37Concernant cette tendance à adopter des normes successives, peu à peu érigées en dogmes, nous nous demandons aussi dans quelle mesure elle ne serait pas confortée par une forme d’ambivalence dans l’élaboration même des politiques du CoE qui, en associant des orientations peu compatibles entre elles, tendraient à rendre rigide et dogmatique un ensemble pourtant pensé au départ comme non prescriptif. Pour exemple, dans les discours entourant l’élaboration du CECRL, sa philosophie aurait consisté à élaborer des orientations communes, participatives, non prescriptives :

[…] le Cadre opère comme une norme bien définie, un mode de mesure stabilisé, un étalonnage central et unique des compétences linguistiques. Paradoxe flagrant en effet ! Comme instrument de référence, le Cadre a été construit de façon souple, tournée vers la contextualisation, […] dans son principe et dans sa construction mêmes. Le Cadre de référence est modulable, malléable, multiréférentiel, comportant de nombreux paramètres ajustables et c’est en contexte qu’une valeur est attribuée à chacun de ces paramètres, qu’un profil est établi, que des standards et des seuils indicateurs sont éventuellement fixés. (Coste, 2007, p. 3 ; nous soulignons.)

  • 15 Pour reprendre la métaphore maritime convoquée par D. Coste (2007, p. 6) à propos de « la voile » ( (...)
  • 16 Contradiction entre une philosophie pluraliste caractérisée par une « ouverture à des usages multip (...)

38D’où viendrait, alors, la dimension normative, et ressentie comme prescriptive, pouvant paraitre après coup comme une forme de dérive15 ? Si les contraintes institutionnelles, et notamment celles imposées par les systèmes éducatifs qu’évoque aussi Daniel Coste, ne sont pas à négliger, il nous parait important d’interroger aussi, plus fondamentalement, une forme d’ambigüité, voire de contradiction initiale16 dans la concrétisation et la diffusion des politiques elles‑mêmes. En effet, comme le rappelle toujours Daniel Coste (2007, p. 3), le socle des travaux préparatoires à l’élaboration du CECRL visait uniquement la comparabilité des certifications, dans une perspective de fluidification de la circulation européenne.

39Ce n’est que dans un deuxième temps qu’ont été ajoutées les autres dimensions, à l’initiative (mentionnée par Coste, 2007) de John Trim et en particulier l’insistance sur la notion de compétence plurilingue, dont les caractéristiques débouchent sur des conséquences peu conciliables avec la survalorisation de l’évaluation, débouchant sur une standardisation normative :

Le choix de faire finalement figurer les grilles dans le cœur du texte et en annexe n’est pas anodin et ne peut que faire pencher la réception (i.e. les interprétations du Cadre) vers une survalorisation de l’évaluation, et plus particulièrement de certaines de ses dimensions, au détriment d’autres notions et thématiques présentes dans l’ouvrage (comme la compétence plurilingue, la compétence de médiation, les scénarios curriculaires, les stratégies par exemple) et d’autres fonctions de l’évaluation. (Huver, 2014, p. 32)

40La question ici posée est éminemment herméneutique : s’interroger sur les réceptions amène nécessairement à s’interroger sur les productions, sans que ce type de relation soit de nature causale, ni ne doive envahir tout l’espace de la réflexion, réflexion qui se veut centrée sur les réceptions (sur le sens « devant soi » du texte, pour reprendre la formule de Ricœur).

41Au‑delà des deux tendances identifiées ci‑dessus à partir de nos interprétations des entretiens, nous nous interrogeons plus généralement sur ce que nous n’avons pas trouvé dans ces témoignages. En effet, bien que, d’après Daniel Coste (2007), « le Cadre ne résume pas les voies de l’enseignement et de l’apprentissage à une approche communicative à peine revisitée » (p. 9), c’est très prioritairement sur cet aspect, ainsi que dans une moindre mesure sur celui de l’évaluation, que portent les propos de nos témoins. En revanche, quasiment aucune place n’est donnée à la dimension plurilingue, pourtant largement mise en avant depuis vingt ans dans les politiques européennes et dans de nombreux travaux de recherche, et très peu à celle d’interculturalité.

42Nous ne pouvons ici que constater ces points aveugles, une interprétation plus poussée de ces non‑réceptions mériterait en effet une étude à part entière.

4. Conclusion

43Le travail de lecture de témoignages que nous avons effectué met en lumière la richesse et l’euristique de ce matériau mouvant qu’est la mémoire, mis en mouvement par l’interprétation que nous en proposons, nourrie de nos propres expériences. Il donne à réfléchir des éléments de réceptions contrastées des politiques didactico-linguistiques européennes qui, croisés avec un éclairage plus théorique sur l’élaboration de ces politiques, amènent à s’interroger sur des formes de hiatus, ambigüités ou ambivalences entre leur philosophie initiale et les aspects techniques de leurs mises en œuvre, en réception donc.

44Incarner cette tension entre une philosophie de départ et des réceptions évolutives a pour objectif premier de montrer les subtilités de ces processus historiques et, ainsi, de réfléchir à la façon de les intégrer dans la formation des enseignants ainsi que dans une recherche didactique/didactologique prenant au sérieux l’histoire, y compris celle du temps présent. Notre conviction est que cette histoire ne peut pas se résumer à une histoire des méthodologies de l’enseignement des langues, ni à celle de la diffusion du français, telle qu’elle est le plus souvent présentée actuellement dans les cursus de didactique du FLE/S, de façon linéaire et standardisée (Castellotti & Debono, 2024).

45La place de l’histoire dans les formations des enseignants de langues nous semble plus que jamais un enjeu crucial, de nature à éviter les dérives de leur excessive technicisation. En valorisant une histoire dynamique, par le bas, dont témoignent les enseignants interrogés — récepteurs de grandes orientations, mais qui en sont aussi les acteurs déterminants —, nous espérons ajouter une pierre à l’édifice de la recherche sur le biographique en DDL, en associant histoire politique collective et histoires singulières de réceptions-appropriations incarnées, que nous pensons particulièrement utile, mais aussi intéressante et motivante, pour les étudiants, futurs enseignants, dans la perspective d’une formation réflexive. La question de la mise en forme des résultats de cette recherche pour une utilisation effective dans les formations de professeurs de langues constituera la prochaine étape de ce travail, engagé avec des collègues de différentes universités européennes.

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Notes

1 Ce travail s’inscrit dans une réflexion plus générale sur l’histoire des idées en didactologie-didactique des langues (DDL, Castellotti & Debono, 2022).

2 Certaines de ces étapes sont aussi, en parties, présentes dans une interprétation que fait Daniel Coste de cette histoire, à travers les manières dont il y a lui‑même contribué (Coste, 2022).

3 Cette analyse nous interpelle, dans la mesure où elle interroge la base sur laquelle s’est construite, plus ou moins implicitement, la promotion du plurilinguisme à travers les travaux du CoE et peut contribuer à la réflexion sur le fait qu’une conception « intégrative » du plurilinguisme soit toujours restée relativement minoritaire.

4 Nous avons conscience que cette dynamique ne peut être totalement réduite à ces dimensions économiques, et obéit aussi à des ambitions plus généreuses (intégration de l’ex‑Europe de l’Est, construction d’une identité européenne commune, etc.), mais celles‑ci nous semblent toujours avoir été reléguées au second plan dans cette histoire.

5 Il peut bien sûr y avoir débat sur cette question en DDL : on remarquera utilement à cet égard que l’histoire de la notion de temps présent est l’histoire d’une lutte de reconnaissance, pour la légitimation des recherches menées sur le très contemporain. En France, cette lutte a été menée par l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), et notamment par son premier directeur, François Bédarida, personnage clé de cette « histoire de l’histoire du temps présent ».

6 « Réfléchir sur le passé, c’est confronter l’inévitable présent de notre réflexion à l’irrémédiable absence de son objet. Peu après l’effondrement français de 1940, prenant à contre-pied une opinion alors répandue (le passé récent expliquait la défaite), l’historien Marc Bloch écrivait : “Sans se pencher sur le présent, il est impossible de comprendre le passé” (Bloch, 1996, p. 30). Mais faut‑il encore ne pas le réduire à notre présent. » (Besse, 2016, p. 11)

7 Lien vers la revue : <https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/dhfles/>.

8 Par exemple, l’expression d’« archives provoquées » que propose Danièle Voldman (1992, p. 7) pour désigner le témoignage historique affirme à la fois une spécificité revendiquée, mais aussi la volonté de se rapprocher du travail historique plus classique sur archives.

9 Notamment, nous envisageons que les réceptions puissent être contrastées entre des enseignants de FLE « classiques », liés à une perspective de diffusion (à l’étranger ou dans des Centres de langues, etc.) et des enseignants de langues travaillant dans d’autres contextes géographiques et avec d’autres « publics » (scolaires, migrants, etc.).

10 Prescription de fait : nous connaissons bien sûr le discours volontariste « non prescriptif » qui est celui des rédacteurs du CERCL.

11 Nous rappelons à ce propos que la conception du DELF et du DALF, jusque‑là structurés de façon modulaire, est considérablement modifiée à partir de 2005, pour s’aligner sur la standardisation des niveaux du CECRL (voir Huver & Springer, 2011 ; Coste, 2022 ; Aslan, 2023).

12 Collection de recueils de textes littéraires classiques, organisée par siècles, glosées à des fins d’utilisation scolaire.

13 Elle précise ainsi que, lors de missions à l’étranger, « tout le monde nous demandait du communicatif ».

14 Certain·e·s collègues apprécient ainsi les discours critiques sur le « tout communicatif », tandis que d’autres considèrent que c’est aux Français qu’il revient de dicter les « bonnes pratiques » à appliquer.

15 Pour reprendre la métaphore maritime convoquée par D. Coste (2007, p. 6) à propos de « la voile » (les échelles et descripteurs de compétences) et « le navire » (l’ensemble du CECRL).

16 Contradiction entre une philosophie pluraliste caractérisée par une « ouverture à des usages multiples » (Coste, 2007, p. 5) et le déploiement de descripteurs standardisés, universellement applicables (Castellotti & Nishiyama, 2011).

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References

Electronic reference

Véronique Castellotti and Marc Debono, “Élaborations et réceptions des politiques didactico-linguistiques européennes. Témoignages contrastés pour une histoire du temps présent”Lidil [Online], 69 | 2024, Online since 01 May 2024, connection on 02 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/12584; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.12584

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About the authors

Véronique Castellotti

Université de Tours – E.A. 4428 DYNADIV
veronique.casstellotti@univ-tours.fr

Marc Debono

Université de Tours – E.A. 4428 DYNADIV
marc.debono@univ-tours.fr

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