Peter Blumenthal et Jacques François, Pour une histoire cognitive du français. Que révèle la combinatoire des mots ?
Peter Blumenthal et Jacques François, Pour une histoire cognitive du français. Que révèle la combinatoire des mots ?, Paris, L’Harmattan, 2022
Texte intégral
1Deux sommités de la linguistique française, Peter Blumenthal et Jacques François, se sont associées pour répondre, chacun à leur manière et avec toute la richesse de la réflexion menée pendant l’ensemble de leur carrière universitaire, à la question posée par le sous‑titre de leur ouvrage : Que révèle la combinatoire de mots ? Leur objectif est de relier une fin et un moyen en explorant des corpus à la recherche de combinaisons de mots significatives qui mettent au jour des structures cognitives des locuteurs du français à différentes époques et dans différents lieux. Pour ce faire, les deux parties permettent un éclairage complémentaire.
2Dans la première partie, P. Blumenthal présente l’ancrage théorique de sa réflexion et de nombreuses études de cas. Son hypothèse de départ est que l’étude de la combinatoire des mots répond à deux visions de son utilité : (i) anthropologique (la combinatoire est une stratégie langagière qui projette « un certain ordre sur le monde qui nous entoure », p. 27) et (ii) communicative (la combinatoire rend la communication plus performante). Ainsi, sa méthode consiste en un aller‑retour permanent entre l’expression de surface et la logique sous‑jacente à l’œuvre pour modéliser les structures cognitives. L’usage est donc pensé comme « une manière de voir ou d’interpréter une certaine réalité » (p. 39). Ainsi, le changement linguistique tout comme la variation traduisent des modifications de la perspective, une notion qui permet de « jeter un pont entre l’extralinguistique et le linguistique » (p. 45), ce que Saussure s’était refusé à faire. Par exemple, au sein de la francophonie, l’auteur se demande comment interpréter le fait que les variétés d’une langue se caractérisent par des habitudes combinatoires différentes (chap. 5). Dans le champ des noms d’affect, P. Blumenthal observe que la presse hexagonale utilise volontiers des lexies au caractère intimiste dont le centrage opère sur l’affectivité de l’individu (amour, mélancolie, nostalgie, passion, tendresse, volupté, etc.). En revanche, le corpus de presse africaine privilégie les noms d’affect plutôt ancrés dans des contextes évoquant des aspects de l’esprit communautaire dont respect est le plus « emblématique des forces qui rattachent l’individu aux traditions » (p. 70, aussi fierté, honte, indignation, etc.).
3Plusieurs chapitres s’intéressent à l’évolution de la combinatoire d’une lexie en diachronie. L’étude de l’emploi de la négation avec des lexies synonymes repose sur le constat que la chute de fréquence de bien aise coïncide temporellement avec l’ascension de celle de content. De plus, bien aise est « réfractaire à la négation » (p. 110) alors que content est souvent nié (pas content, non content, etc.), servant ainsi d’antonyme usuel à bien aise. L’analyse du corpus révèle que le sémantisme de content est « souvent lié à une vision binaire des êtres » (ibid., content vs pas content) alors que celui de bien aise informe essentiellement sur une forte intensité voire une « euphorie » à l’époque classique. L’hypothèse de l’auteur est donc que l’horizon d’attente lié au sémantisme d’un mot est « un facteur essentiel pour l’évolution du rapport entre les synonymes » (p. 115) : bien aise a quasiment disparu au profit de content qui peut s’employer dans les deux modalités affirmative et négative. Une autre étude s’intéresse à la combinatoire en diachronie de l’adjectif républicain, une lexie du champ politique, offrant la possibilité « d’observer des relations entre évolution de la société, influence idéologique sur la langue et changement sémantique » (p. 175). La curiosité de l’auteur a été éveillée par l’emploi inédit en 2020 de la combinaison façon républicaine pour qualifier la tenue vestimentaire des élèves. Depuis les années 1920, l’adjectif républicain désigne progressivement, sur la scène politique, les partis de droite et de gauche partageant un socle commun de valeurs par opposition aux partis des extrêmes (pacte républicain, cérémonie républicaine). L’adjectif acquiert ainsi la capacité de fédérer des items considérés initialement comme opposés (droite vs gauche) et son sémantisme suscite alors « des associations avec les concepts de consensualité, de sociabilité, de valeurs communes ainsi que de conformité au sens commun, au courant dominant et aux normes acceptées majoritairement » (p. 179). L’étude de la combinatoire de surface permet d’illustrer ainsi l’évolution d’un système conceptuel et d’une logique sous‑jacente.
4Les 12 chapitres de la seconde partie de l’ouvrage sont consacrés à l’étude diachronique des représentations véhiculées par les lexies mœurs, corps, âme, esprit et cœur, « emblématiques du lexique culturel au fil des corpus séculaires de Frantext » (p. 197). J. François démontre que l’étude de mœurs enrichit l’histoire des idées en révélant le glissement progressif d’une perspective prescriptive vers une perspective descriptive : de l’éloge des bonnes mœurs (et de son corollaire, le blâme des mauvaises), on passe dès le siècle des Lumières à un discours plus comparatif s’intéressant aux mœurs des peuples dont la connaissance parvient alors en Europe. À partir du chapitre 22, l’auteur s’interroge sur « la désuétude du concept d’âme » en examinant les emplois répertoriés dans les dictionnaires et la concurrence des expressions avec la lexie esprit. Sa méthode consiste en l’identification de « Construction », c’est-à-dire une combinaison de mots « associée à la représentation d’une pratique sociale » (p. 254), et à l’évolution de son statut. Par exemple, la collocation rendre Det Poss âme à Dieu est une Construction car elle possède un sens religieux, « celui de la restitution au créateur de l’âme qu’il a octroyée à un(e) mortel(le) » (p. 274). Toutefois, quand celle‑ci est concurrencée par rendre l’âme qui perd peu à peu son sens religieux pour devenir simple reformulation de mourir au xxe siècle sans évocation d’une destination, son statut de Construction n’est plus assuré. De plus, l’auteur constate un glissement des emplois dominants de la lexie âme du religieux (le salut de l’âme) vers l’esthétique (un supplément d’âme). Ces phénomènes témoignent ainsi d’un affaiblissement du sémantisme de la lexie et du concept véhiculé.
5La richesse de cet ouvrage qui s’adresse à un public universitaire tient autant dans ses études de cas que dans l’approche nouvelle de sémantique diachronique et variationnelle mise en avant et qui cherche à déterminer « comment le repérage de cooccurrences lexicales (en mots lexicaux) ou lexico-grammaticales (entre mots lexicaux et grammaticaux), permet de révéler des schémas cognitifs qui varient d’une époque à l’autre » (p. 312). Nous regrettons seulement que la maison d’édition n’ait pas pu honorer ce travail scientifique remarquable par une matérialité typographique irréprochable.
Pour citer cet article
Référence électronique
Julie Sorba, « Peter Blumenthal et Jacques François, Pour une histoire cognitive du français. Que révèle la combinatoire des mots ? », Lidil [En ligne], 69 | 2024, mis en ligne le 01 mai 2024, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/12558 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.12558
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