Mylène Blasco (éd.), Parler à l’hôpital. Écouter ce qui est dit, décrypter ce qui se dit
Mylène Blasco (éd.), Parler à l’hôpital. Écouter ce qui est dit, décrypter ce qui se dit, Münster, Nodus, 2022, 289 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage collectif, d’une qualité remarquable, a pour objectif de caractériser les échanges verbaux entre soignants et soignés à l’hôpital et de déceler certaines causes linguistiques aux hiatus de communication. Il répond à un besoin sociétal fort : les incompréhensions sont nombreuses, que ce soit de la part de patients fragilisés qui peuvent se sentir peu écoutés, ou de médecins qui ne comprennent pas pourquoi un patient ne les entend pas ou qui sont déstabilisés par l’évocation d’aspects moins strictement médicaux de la maladie. Or malgré une formation croissante aux enjeux de la relation soignant-soigné dans les études de médecine, la dimension linguistique n’est pas prise en compte (p. 228).
2La force de l’ouvrage est d’être le fruit d’une collaboration avec des praticiens, plus particulièrement du projet structurant de recherche interdisciplinaire DECLICS de la Région Auvergne Rhône-Alpes (2016‑2021). Les analyses reposent sur un riche corpus d’échanges verbaux présentant deux types de rapports soignant-soigné : consultations, conduites par le médecin et à visée de diagnostic ou de soin, et entretiens cliniques avec un psychanalyste, temps ouvert à la parole libre du patient, où le psychanalyste est surtout dans une démarche d’écoute même s’il guide l’entretien.
3L’ouvrage, qui réunit 22 contributions de longueurs diverses, ainsi qu’une conclusion de Catherine Schnedecker (linguiste) et une postface de Marie-Elisabeth Sanselme-Cardenas (psychanalyste), se divise en trois sections : présentation du corpus DECLICS et des conditions de sa constitution ; approche linguistique des discours à l’hôpital ; et observations et points de repère à propos de la consultation médicale. Chaque section est introduite par une présentation des objectifs et apports. Les contributeurs sont linguistes, psychologues ou spécialistes de sciences de l’éducation. Le public visé est à la fois celui des chercheurs de ces domaines et, au‑delà, les praticiens et les étudiants. La dernière section, en particulier, se veut très appliquée, sans jargon technique.
4Les études sont extrêmement riches, abordant des caractéristiques syntaxiques, lexicales et pragmatiques, de la négation ou des submorphèmes (groupes phonétiques inconsciemment interprétés comme porteurs de concepts généraux ; Michaël Grégoire montre par exemple que cr véhicule une fragilité ou une cassure dans croquer, craquer, crise, fracture ou escarre (chap. 22)) à la gestion des émotions et aux marqueurs phatiques (ex. voilà, un petit peu). Les exemples exploités sont nombreux. Parmi les éléments qui ont particulièrement retenu notre attention, figurent les chapitres 2 à 5, qui apportent des informations très concrètes sur les conditions de collecte des données, sur le profil des 37 patients (atteints de maladies chroniques diverses et de difficultés psychiques associées, habitués à participer à des protocoles de recherche et proposés par le médecin référent du service), sur le profil des praticiens (12 médecins et 6 psychanalystes), sur les paramètres de durée (15-20 min pour les consultations, 1h à 1h30 pour les entretiens), sur le protocole de transcription des enregistrements, l’anonymisation ou encore la gestion des questions d’éthique.
5La caractérisation linguistique du parler technique des médecins par rapport à la « langue ordinaire » apporte elle aussi des connaissances précieuses (chap. 6). Mylène Blasco montre par exemple un lien entre noms, technicité et mise à distance du sujet, ou encore le recours à des stratégies du discours ordinaire lorsque le médecin s’adresse au patient (ex. marqueurs de discours, atténuations, « on » inclusifs). Le chapitre 9 montre également le rapport du patient à la langue de spécialité, les adoptions ou abandons de termes au fil de l’échange, les enjeux de désignations floues (ex. ça). Les études de je+verbe (chap. 7) et de la négation (chap. 8) montrent que médecins, psychanalystes et patients exploitent ces opérateurs de manière partiellement différente. L’analyse des traces de résistance à l’adhésion thérapeutique, et notamment le rôle des silences (chap. 12), est également très éclairante.
6La dernière section, consacrée aux retombées pour les médecins et patients, apporte des conclusions d’ordre syntaxique très utiles pour la formation des praticiens, en lien également avec les recommandations de la Haute Autorité de Santé. Les points étudiés ont été choisis pour leur rôle de « points de repère » dans la conversation (p. 229). Certaines stratégies vertueuses sont déjà en place dans les échanges observés, ainsi l’utilisation de « ou pas » en fin d’interrogative pour permettre de préserver la face du patient dans sa réponse (chap. 18), ou l’usage de « racontez‑moi » plutôt que d’interrogatives directes pour inviter à la parole (chap. 20). À l’inverse, d’autres stratégies gagneraient à être mieux conscientisées ; les auteurs montrent par exemple l’impact positif de certaines formes de questions sur la richesse de l’échange avec le patient (chap. 20), ou l’impact négatif de reformulations techniques, par le médecin, de paroles du patient (chap. 21). Une attention accrue à la mise en discours permettrait aussi parfois de mieux déceler des attitudes. Par exemple, un patient complète parfois la phrase d’un médecin pour souligner qu’il s’agit de sa propre histoire et qu’il en est expert ; pourtant les médecins ont tendance à ignorer cette complétion pour terminer leur propre phrase (chap. 19).
7Les pistes d’ouverture pour des recherches futures sont nombreuses, et on espère que ces chercheurs et d’autres poursuivront cette œuvre. Catherine Schnedecker et Marie Élisabeth Sanselme-Cardenas en identifient les principales : extension à d’autres corpus et d’autres éléments langagiers par une méthode éprouvée ici ; enrichissement des préconisations linguistiques, pour une communication médicale qui donne une vraie place aux sujets parlants, qui soit moins asymétrique et plus délibérative — il serait intéressant de produire un manuel, une mise en œuvre des observations faites en dernière section de l’ouvrage. Ces recherches gagneraient également à être mises en résonance avec les travaux comparables du domaine du care hors de France, et à y être largement diffusées.
Pour citer cet article
Référence électronique
Laure Gardelle, « Mylène Blasco (éd.), Parler à l’hôpital. Écouter ce qui est dit, décrypter ce qui se dit », Lidil [En ligne], 69 | 2024, mis en ligne le 01 mai 2024, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/12423 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.12423
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