1Cet article est situé dans un contexte de mise en application concrète de résultats de travaux de recherche. En effet, à la fois chercheuse et enseignante du primaire, mon action en classe s’est nourrie des travaux menés dans le cadre universitaire. Aussi, les analyses et résultats présentés ici sont le fruit d’un lien étroit entre la recherche et la pratique professionnelle.
- 1 Voir à ce propos l’Observatoire des inégalités à l’adresse suivante : <www.inegalites.fr/pisa>.
- 2 Lire et Écrire est une recherche de grande ampleur (131 classes, 60 chercheurs) menée de 2013 à 201 (...)
2Depuis plusieurs années, je travaille sur l’enseignement-apprentissage de la lecture et en particulier sur la dimension culturelle de la lecture. Mon objet de recherche est d’identifier, caractériser et comprendre les leviers que l’école peut utiliser pour développer chez les élèves une pratique volontaire et individuelle de la lecture. Cette attention repose sur deux constats : les résultats aux évaluations internationales PISA ont montré que lire est un facteur de réussite scolaire et en même temps un facteur d’inégalités scolaires (OCDE, 2009, 2018). En effet, comme la pratique culturelle de lecture privée est développée essentiellement au sein des familles et non dans l’institution, ce sont les enfants des familles les plus littéraciées, également les plus éduquées, qui profitent de cet avantage et leur permet plus facilement d’accéder aux études supérieures (Bautier & Rayou 2009 ; Lahire, 1993 ; Rochex & Crinon, 2011). L’effet des inégalités sociales sur le destin scolaire est particulièrement prégnant en France alors que d’autres pays européens parviennent à mieux le limiter1. Ce constat est également conforté par des résultats issus de la recherche Lire et Écrire2 qui ont fait la démonstration qu’une pratique de classe installant une relation culturelle avec l’écrit a des effets positifs sur les acquisitions dans toutes les dimensions de la compétence écrite, c’est-à-dire autant sur les compétences de lecture (code et compréhension) que sur celles d’écriture (encodage et production de texte) (Tiré et coll., 2015). Ce résultat encourageant ne permet cependant pas de comprendre la nature de la relation nouée par l’élève avec l’écrit dans un contexte de classe très acculturant. A‑t‑il des attentes pour sa réussite scolaire ou bien des attentes plus personnelles ? Que représente la lecture pour lui ? C’est à ces questions que nous essayons de répondre ici en explorant les représentations construites par les élèves à propos de la lecture dans le contexte de classe que j’ai construit au fil du temps.
3Nous entendons par acculturation un processus dynamique qui s’appuie sur la pratique (de lecture privée) et qui inclut des répertoires communs (histoires, auteurs, personnages, titres, collections), des représentations (sens et formes de l’activité) et des occasions d’identification par l’engagement, l’imagination ou l’alignement (fréquentation d’autres lecteurs) (Vadcar, 2018, p. 76). En ce sens, on peut dire que l’acculturation ne peut prendre corps qu’au sein d’une communauté de pratique (Wenger, 2009) ou une communauté d’apprentissage (Laferrière, 2005). C’est ce qui se passe au sein des familles comme l’ont montré les travaux sur les pratiques familiales (Frier, 2006 ; Frier et coll., 2005 ; Lahire, 2008) où l’accès à la lecture est en réalité initié dès le plus jeune âge avec la participation à un environnement littéracié : lectures partagées du soir, modèles de lecteurs dans la famille, environnement habité par l’écrit avec des livres sur les étagères, des plannings, listes de courses, magazines, écrits numériques, et aussi un certain nombre de sociabilités annexes comme la fréquentation d’une bibliothèque ou les échanges interpersonnels sur les lectures. Dans ces familles, il existe une véritable médiation à la lecture. Elle consiste à mettre en lien l’enfant avec la lecture et à focaliser son attention sur les multiples aspects enrichissants de la lecture. Ceux‑ci sont d’ordre social, cognitif et émotionnel. En effet, les travaux anthropologiques sur l’écrit ont, avec Goody (1979), montré que l’écrit fonctionne comme une technologie qui permet d’outiller l’individu autant que la société en les transformant en profondeur. Être éloigné de l’écrit dans une société organisée autour de l’écrit est profondément discriminant jusque dans l’identité de la personne. À la suite de ces travaux, la notion de littéracie a permis d’institutionnaliser la nécessité d’entrée dans l’écrit pour tous dans nos sociétés (OCDE, 2000). Cette notion permet d’envisager l’écrit comme un langage qui permet tout à la fois d’apprendre, de relier et de développer intellectuellement, émotionnellement et socialement. Les bénéfices de l’écrit interviennent tant sur un plan intime que sur un plan social. Dans la sphère intime, il participe au développement cognitif et émotionnel et dans la sphère sociale, il permet de construire des connaissances partagées, d’agir en citoyen éclairé, de s’émanciper.
4On peut donc caractériser un contexte comme acculturant à la lecture s’il offre une médiation à la lecture en mettant l’accent sur tous ses aspects positifs, sociaux, cognitifs et émotionnels. Cette médiation propose en outre des possibilités de partage, d’identification ou d’influence avec d’autres lecteurs.
5Les résultats présentés par Tiré et coll. (2015) mettent en évidence trois grandes caractéristiques sur lesquelles repose le développement d’une culture de l’écrit : la diversification des pratiques et leur maintien dans le temps et l’articulation des pratiques sociales aux pratiques scolaires :
Ne pouvant pas se définir comme une pratique qui se suffit à elle‑même, l’acculturation transforme les pratiques disciplinaires. Aussi, les effets positifs identifiés nous invitent à formuler une nouvelle hypothèse : l’école est plus efficace lorsqu’elle articule pratiques sociales et pratiques disciplinaires. Cette articulation qui existe déjà plus ou moins de manière implicite dans les classes mérite d’être véritablement pensée. (Tiré et coll., 2015)
6À l’intérieur des pratiques impliquant la lecture, ces caractéristiques visent à favoriser l’engagement de l’élève. Nous considérons l’engagement comme le fait de participer durablement à une pratique car l’individu considère que c’est un choix favorable pour lui‑même. Dans le même temps, l’action transforme durablement la personne, la fait évoluer dans son identité. Il s’agit d’une conception de l’engagement émancipatrice qui donne du pouvoir à l’individu (Broussal, 2019 ; Zepke, 2013) reposant sur la liberté de choix, sur l’action et possédant des effets sur l’identité.
7L’articulation des pratiques scolaires aux pratiques sociales se construit en premier lieu sur l’utilisation des écrits authentiques en classe dont la littérature de jeunesse (Chauveau, 2007 ; Frier, 2006, 2016 ; Pasa et coll., 2006). La présence d’une bibliothèque de classe, la fréquentation de la bibliothèque de quartier, la pratique de lecture offerte, la participation à un prix littéraire, le temps de lecture autonome (autrement nommé quart d’heure de lecture) sont des dispositifs qui sont tous directement en lien avec la pratique sociale de lecture privée.
8Bien que communs dans les faits, tous ces dispositifs sont peu présents, voire absents des programmes scolaires et ne sont pas assujettis à des objectifs clairs pour les enseignants qui s’en emparent de manière très diversifiée.
9Deux études prospectives pointent la réalité de cette grande hétérogénéité et décrivent des formats experts pour l’utilisation de ces dispositifs (Frier & Vadcar, 2017 ; Vadcar & Frier, 2017). La lecture offerte permet à l’élève de donner du sens à la lecture en tant que pratique sociale lorsqu’elle est « nettement centré[e] sur l’agir du lecteur » (Frier & Vadcar, 2017). Les élèves bénéficient, dans ce cas, d’une modélisation et d’une ritualisation qui facilitent l’accès à ce qui est fait durant la lecture, que ce soit l’activité corporelle, cognitive ou émotionnelle. La bibliothèque de classe et le coin lecture sont, eux aussi, à la fois très présents et investis très différemment dans les classes. On peut y observer de belles bibliothèques peu utilisées, des coins lecture détournés de leur usage. Certaines de ces classes, pourtant, utilisent ces lieux pour soutenir l’apprentissage et pour développer les usages sociaux de la lecture ; ce faisant, ils participent à la construction de sens de la pratique. Un va‑et‑vient entre la bibliothèque/coin lecture et la zone de travail de la classe s’installe dans la durée et dans les habitudes de l’ensemble des élèves (Vadcar & Frier, 2017). De la même manière, la mise en place du quart d’heure de lecture en classe est très diversifiée, et on peut supposer que ses effets dépendent des conditions de sa réalisation. À notre connaissance, aucune étude, à ce jour, ne permet de documenter de manière approfondie ce dispositif.
10Les études sur la lecture offerte et sur la bibliothèque de classe et le coin lecture semblent mettre en évidence la nécessité de modéliser les pratiques de lecture.
11D’après les analyses, une séance experte de lecture offerte permet à l’enseignant de modéliser la pratique en montrant comment s’installer, en lisant exactement le texte et en respectant des pauses prosodiques qui donnent du sens au texte. La lecture orale n’est pas surinterprétée, tout comme le lecteur ne modifie pas les voix des personnages lorsqu’il lit pour lui. De plus, elle offre toujours un temps interactionnel qui permet de verbaliser l’expérience vécue à l’issue de l’écoute, de comprendre le texte ou de faire des liens avec les connaissances ou le vécu des élèves. Les échanges analysés présentent les caractéristiques d’un oral réflexif qui initient aux sociabilités liées à la lecture : échanges de point de vue, discussion d’une interprétation, verbalisation du lien individuel avec le texte. Ils ne se limitent pas à l’émergence d’une explication unique du texte mais permettent de négocier une version commune laissant une marge individuelle d’appropriation. La bibliothèque de classe et le coin lecture populaire sont également des prototypes des usages sociaux. L’enseignant y lit des albums ; il facilite son utilisation en laissant une liberté d’accès et en l’installant de manière à ce que les élèves puissent se l’approprier. On y observe un large choix de livres et ceux‑ci sont accessibles et correctement rangés. Lorsqu’il y a un coin lecture, il est confortable, calme, modulable par les élèves pour leur usage personnel, et peut accueillir plusieurs enfants (Vadcar & Frier, 2017).
12D’autres dispositifs ayant un format scolaire peuvent aussi modéliser la pratique de lecture. Le carnet de lecteur, le débat interprétatif, les cercles de lecture (Terwagne et coll., 2002), le défi lecture ou la séance de découverte de texte en font partie. Tous ces dispositifs sont susceptibles de montrer à l’élève, à travers la verbalisation ou l’écrit, ce qui se passe lors des pratiques de lecture. La séance de découverte de texte, notamment, est une occasion de montrer à l’élève le dialogue qui s’instaure entre le texte et le lecteur (Vadcar, 2021).
13Comme nous l’avons déjà évoqué pour l’articulation des pratiques sociales aux pratiques scolaires, la modélisation ne découle pas automatiquement des dispositifs que nous venons de présenter. Elle est assujettie à une expertise de l’enseignant partagée entre des gestes professionnels et une bonne connaissance des processus et des pratiques de lecture.
14Les gestes experts de l’enseignant observés dans les séances de lecture offerte et de découverte de texte se traduisent par des capacités relatives au métier d’enseignant : en particulier, la ritualisation de formats de séance, la gestion d’échanges réflexifs ainsi que l’étayage du discours des élèves, la gestion des temps d’autonomie de l’élève afin de lui permettre d’exercer ses compétences et enfin le tissage (Bucheton, 2019).
15Cependant, ces gestes prennent une dimension acculturante à la lecture uniquement quand ils sont à son service. Ainsi, une lecture offerte rituelle ne permet pas nécessairement à l’élève de voir des gestes de lecteur, même si elle lui permet d’entendre un texte de qualité. L’expertise particulière qui a été observée est justement la capacité à rendre visibles ou perceptible auprès des élèves les processus et les pratiques de lecture (Frier & Vadcar, 2017 ; Vadcar, 2021 ; Vadcar & Frier, 2017). C’est pourquoi nous pensons que cette expertise repose sur une maitrise personnelle des processus de lecture et une bonne connaissance des pratiques de lecture. Elle permet à l’enseignant de faire des choix judicieux et qui le touchent dans les lectures proposées à la classe, à guider efficacement les élèves dans leur compréhension du texte parce que lui‑même l’a compris en profondeur et a identifié les processus à utiliser au bon moment. Elle lui permet aussi de donner toute son importance à la pratique de lecture privée en classe et de lui laisser une place dans l’organisation de la vie de classe avec une bibliothèque bien conçue et éventuellement un coin lecture. L’enseignant expert en lecture comprend enfin la richesse et la complexité de cette pratique fondamentale dans la société et il met en place un système qui articule apprentissages techniques, fréquentation de littérature de jeunesse selon différentes modalités, instauration de temps de partage (volet social de la lecture) et de temps personnels avec l’écrit (volet intime de la lecture). Car, un seul dispositif ne peut, à lui seul, suffire à présenter la lecture aux élèves et l’accumulation est nécessaire et efficace pour peser avantageusement sur les apprentissages du lire-écrire.
16Que se passe‑t‑il entre le lecteur et le texte qui l’incite à lire, relire et continuer de lire ? Il y a plusieurs réponses, mais une réponse importante nous vient des travaux sur le sujet lecteur (Rouxel & Langlade, 2004). Selon les mots d’Annie Rouxel (2022), cette notion désigne « la relation intime qui se noue dans la rencontre avec le texte qui transforme le lecteur et transforme le texte ». On peut alors parler de texte du lecteur (Mazauric et coll., 2011), lecture toujours unique et personnelle dans laquelle se croisent ce que le texte livre et ce que le lecteur y imprime sur le plan émotionnel, phénoménologique et informationnel. Le lecteur donne un sens particulier au texte, il l’enrichit ; le texte donne au lecteur du grain à moudre pour faire des liens, réfléchir, s’émouvoir, imaginer, construire de nouvelles représentations du monde. Faire lire les élèves à l’école relève, en ce sens, d’un apprentissage sensible. Il ne s’agit pas que de décoder et de comprendre mais aussi de mettre en place les conditions du dialogue où la subjectivité du lecteur et l’expérience vécue participent à l’activité du lecteur. La lecture, dans ces conditions, ne doit plus seulement apparaitre pour les élèves comme une compétence utile scolairement mais aussi comme un acte producteur de sens au cours duquel l’élève construit une représentation mentale qui s’appuie sur ses propres connaissances tout en les enrichissant.
17Plusieurs études menées à la fin des années 1990 ont exploré la relation entre les représentations de la lecture construites par les élèves dans le contexte familial et la réussite de son apprentissage. Il ressort qu’il existe effectivement des représentations construites socialement qui vont du rejet à l’adhésion et que celles‑ci interagissent avec les compétences au sens où elles favorisent ou non leur développement (Carayon, 1991 ; Chauveau, 1997).
18Gérard Chauveau, dans une étude auprès d’élèves de 6 ans, les a questionnés sur leur intérêt à apprendre et savoir lire. Les faibles lecteurs ont exprimé un rapport à la lecture qui ne leur permet pas de se projeter en tant que lecteur. Chez les autres élèves, il identifiait dans leurs réponses trois types de motivations : être autonome avec l’écrit dans la société, avoir accès à la connaissance et accéder aux histoires. Les élèves de l’étude de Chauveau n’avaient pas bénéficié d’une acculturation particulière en milieu scolaire et leurs réponses reflètent les effets d’un contexte familial qui leur a permis de donner ou non du sens à l’écrit (Chauveau, 1997). La question des motivations à lire a été approfondie également à la suite des faibles résultats français aux évaluations internationales PISA 2009. Engagement dans la lecture et performances en compréhension de l’écrit sont majoritairement corrélés, même si des cas particuliers incitent à interroger la nature de l’engagement dans la lecture (Ahr & Butlen, 2012).
19On peut donc s’attendre à ce que des élèves ayant bénéficié d’une acculturation scolaire en plus éventuellement d’un environnement familial littéracié puissent effectivement construire plusieurs motifs personnels pour lire. Nous faisons ici l’hypothèse que ces mêmes élèves ont un certain recul sur leur activité de lecteur et sont capables d’en percevoir et d’en exprimer les caractéristiques.
20Sachant qu’une pratique de classe établissant une médiation forte avec l’écrit a des effets sur les apprentissages, nous cherchons donc à éclairer le sens donné par les élèves à la lecture. Quelles sont leurs motivations à lire ? Comment perçoivent‑ils leur activité de lecture ?
21La classe concernée par l’étude regroupe 23 élèves de CE1 et CE2. L’école, située à proximité de tours HLM et d’un petit ensemble pavillonnaire, est la moins favorisée de la commune et cela se reflète dans la classe où une grande proportion d’élèves ne bénéficie pas d’un environnement familial favorable aux pratiques culturelles valorisées par l’école, en particulier la lecture. Très peu d’élèves (3 ou 4) fréquentent la bibliothèque municipale, vont au cinéma ou au musée.
22Dans cette classe, l’acculturation à la lecture peut être décrite selon quatre items :
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- 3 Le Prix des Incorruptibles est un prix littéraire décerné par les élèves. La participation à ce pri (...)
Diversité des dispositifs : une bibliothèque et un coin lecture central dans le fonctionnement de la classe ; lectures offertes régulières (au moins une par mois) ; abonnement à une revue ; participation au Prix des Incorruptibles3 ; lectures longues collectives d’œuvres de littérature de jeunesse (une à deux par période) ; défi lecture (un dans l’année) ; accueil d’auteur et illustrateur (un dans l’année) ; quart d’heure de lecture chaque jour en début d’après‑midi ;
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Articulation des activités scolaires aux pratiques sociales : visite de la bibliothèque municipale et emprunt durant les heures ouvertes au public ; présentation de livres à la classe par les élèves ; mise à disposition dans l’espace bibliothèque des livres utilisés pour le défi lecture, les lectures offertes, les lectures longues, le prix littéraire ou la préparation des rencontres d’auteurs ; coin lecture accessible en permanence aux élèves ;
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Modélisation de la lecture : utilisation de la littérature de jeunesse pour l’enseignement d’autres disciplines que la lecture et pour des projets ; lectures offertes dans le coin lecture ; enseignement explicite de la compréhension ; débats sur le sens des textes lus en classe ;
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Expertise : enseignante expérimentée en cycle 2 (plus de 10 ans) maitrisant les gestes professionnels décrits plus haut ; connaissance approfondie des ressorts de la lecture et de la littérature de jeunesse ; également lectrice assidue.
23Ce contexte acculturant permet de mettre la lecture au cœur du fonctionnement de la classe de la même manière qu’elle l’est dans la société, l’utilisation d’écrits authentiques y est donc essentielle. La lecture est présente quotidiennement sans que les temps dédiés spécifiquement à la lecture n’excèdent les durées prescrites par les programmes.
24Un recueil de données a été effectué fin juin afin de collecter les représentations et réflexions des élèves sur leur pratique de la lecture. Il est composé de textes écrits par les élèves. Compte tenu du caractère collectif des dispositifs acculturants et de la pratique de la lecture par le groupe classe, j’ai retenu un protocole permettant aux élèves de s’appuyer les uns sur les autres pour construire leur réflexion. Un atelier d’écriture fractionné en deux temps a permis aux 19 élèves de produire son texte (le recueil ayant eu lieu fin juin, quatre élèves sont manquants).
25La première phase avait pour but d’enrichir les idées et le réservoir lexical par des productions de mots ou groupes de mots sur des thèmes bien précis. Après chaque production, tous les élèves ont partagé avec le groupe et lu ce qu’ils avaient écrit. Les inducteurs ont été les suivants :
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Écris un mot qui te fait penser à la lecture ; un lieu qui te fait penser à la lecture ; une personne qui te fait penser à la lecture.
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Écris trois mots pour dire ce que tu fais quand tu lis.
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Écris trois mots pour dire ce que tu ressens quand tu lis.
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Écris trois mots pour dire pourquoi tu lis.
26La seconde phase avait pour but d’écrire le petit texte et de l’illustrer. Le texte était très cadré car il devait s’inscrire dans la trame fournie : Pour lire je …… Il y a des lectures qui …… Je lis pour ……
27Voici un exemple de texte :
Pour lire j’ouvre un livre et je me détends et puis je lis et ça me fait du bien. Il y a des lectures qui me font du bien et d’autres qui me font rire ou qui me font rigoler. Je lis pour apprendre et pour me détendre, j’imagine des choses qui me plaisent beaucoup et je m’éclate. (e14 CE1)
28Les textes produits sont analysés à l’aide de deux catégories de critères d’observation :
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Des traces de la construction du sujet-lecteur (relation intime et participative avec le texte) : activité dialogique, activité subjective, activité fictionnelle.
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Des traces de l’engagement (les motivations) : avoir un projet de lecteur, avoir des habitudes de lecture, avoir un projet émancipateur.
29Dans la présentation des résultats, les écrits des élèves cités ont été corrigés orthographiquement, mais la syntaxe et le choix des mots a été entièrement respecté.
30Les effets du contexte d’acculturation à la lecture ont été observables dans cette classe par une pratique relativement intense de la lecture privée. Rapidement après le début d’année, les livres ont circulé activement dans la classe venant de la bibliothèque de classe, municipale ou de la maison. Les élèves ont, peu à peu, pris l’habitude de lire à la fin de leur travail, d’échanger ou de présenter les livres. Le quart d’heure de lecture a été si apprécié qu’il est devenu impossible de le supprimer au profit d’une autre activité.
31La pratique de lecture privée y était vivante et collective et présente au moins deux caractéristiques :
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La constitution d’une communauté de lecteurs : les livres étaient l’objet de partages, conseils et entraides fréquents ;
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Le développement des activités de lecture hors de la classe : certains élèves se sont inscrits à la bibliothèque municipale, d’autres sont devenus des gros consommateurs de livres grâce notamment à un bon rayon littérature de jeunesse du supermarché local. Les livres ont circulé entre la maison et l’école et ils sont sortis en cour de récréation.
32Voyons maintenant ce que les élèves écrivent à propos de leurs pratiques de lecture.
33La deuxième phrase du texte « Il y a des lectures… » avait pour but l’expression de ce que les lectures font aux élèves. Les textes témoignent d’une activité participative réelle. On note en premier lieu de nombreuses références aux émotions. Cependant, plusieurs élèves évoquent aussi des processus cognitifs comme le fait d’imaginer durant la lecture, de s’intéresser au texte ou encore de faire des liens avec l’expérience individuelle. Quelques‑uns signalent en outre le fait que lire les endort ou les apaise. Tous les élèves s’expriment au moins sur un de ces critères et dix d’entre eux en citent deux.
Tableau 1. – Articuler émotions et cognition.
Lire provoque des émotions
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19 élèves
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Lire stimule l’imagination ou permet d’apprendre ou fait faire des liens avec l’expérience personnelle
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5 élèves
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Lire endort ou apaise
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5 élèves
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34Les émotions provoquées par la lecture sont très variées, ce qui montre que les élèves n’hésitent pas à se confronter à des textes qui provoquent en eux des émotions négatives. Ils disent être parfois en colère, tristes, énervés et même en pleurs. Ils expriment aussi toute une gamme d’émotions positives qui va du contentement (être content) à la joie, au rire et même au bonheur (être heureux). Ces émotions sont la manifestation d’une empathie fictionnelle définie par Véronique Larrivé comme « une simulation opérée par le lecteur, lorsqu’il veut accéder à la compréhension des états mentaux d’un personnage, c’est-à-dire ses émotions, ses intentions, ses pensées, ses croyances » (2014, p. 185). On peut d’ailleurs distinguer les émotions qualifiées de « textuelles empathiques » qui sont le résultat d’une compréhension des personnages et du récit et les émotions « textuelles personnelles » survenant de manière réactive chez le lecteur face au texte (Rouvière, 2018). Les réactions émotionnelles face au texte ouvrent la voie à une réflexion sur soi, ses valeurs ou ses gouts. Les élèves l’expriment par de la colère, de l’énervement, de l’ennui ou bien ils disent que lire « fait du bien ». Elles sont la trace d’une construction en cours de la personne et du lecteur.
e3 : Il y a des lectures qui me font rire et d’autres qui me font plaisir ou qui aussi parfois qui m’ennuient.
e14 : Il y a des lectures qui me font du bien et d’autres qui me font rire ou qui me font rigoler.
e17 : Il y des lectures qui me font rire et d’autres qui me font joyeuse ou qui mettent en colère.
35En pointant les effets cognitifs de la lecture, les élèves font un travail réflexif apparenté à la métacognition sur leur activité de lecteur. Certaines mentions renvoient à l’activation de processus de compréhension comme le fait de mettre le texte en lien avec ses propres références ou bien de visualiser les situations. Cependant, la visualisation nécessaire pour la compréhension peut aussi être un tremplin vers la construction d’un monde imaginaire personnel qui dans les mots des élèves devient « un rêve ». La frontière entre la production de sens à partir d’un texte et un braconnage fécond (De Certeau, 1990) est poreuse. Ces jeunes lecteurs écrivent trouver dans leurs lectures matière à éveiller leur curiosité et l’expriment simplement, ils se disent intéressés ou bien avoir l’envie d’apprendre. Le verbaliser leur permet de prendre conscience du potentiel créateur de la lecture et participe ainsi à la construction de sens de cette pratique tout en développant la motivation à lire.
e2 : Il y a des lectures […] qui sont intéressantes.
e5 : Il y a des lectures […] que j’ai envie d’apprendre.
e8 : Il y a des lectures […] qui me font penser à des dessins animés ou me font imaginer.
e9 : Il y a des lectures […] qui me font imaginer ou qui me font envie de lire pour toute la vie.
e18 : Il y des lectures […] qui me font rêver […].
36Cette forme de lecture très créatrice apparait propice pour quelques élèves à l’apaisement et au calme, voire même à l’endormissement. Vincent Jouve établissait un lien entre rêverie et lecture. En effet, se déroulant dans une grande immobilité, l’activité imaginative place le lecteur dans une situation proche du rêve (1993). Il entre dans un espace profondément intime construit sur mesure par lui‑même. Cela permet d’ouvrir la porte pour entrer dans « une chambre à soi » (Petit, 2002, p. 25) dans laquelle les dépendances et les liens aux autres sont momentanément coupés. Ainsi, quelques élèves signalent que la lecture les fait dormir, ce qui laisse supposer qu’ils lisent le soir.
e10 : Il y a des lectures […] qui me font dormir […].
e19 : Il y a des lectures […] qui m’endorment.
e1 : Il y a des lectures […] qui me font du calme […].
37On peut dès lors esquisser l’image du versant intime de la lecture pour ces jeunes élèves de cycle 2. Elle est pour eux un support à une activité subjective riche, une source d’inspiration dans laquelle ils puisent chacun à leur manière. Tous font des expériences de lecture liées à l’empathie fictionnelle qui peut être en réaction au texte, ce qui leur permet de commencer à construire une position de sujet. Certains s’appuient sur cette inspiration pour développer un monde imaginaire dans lequel ils trouvent à se construire. Prendre conscience de cette activité cognitive permet aussi à quelques‑uns d’envisager la lecture comme une voie vers leur créativité et leur curiosité. Quels sont alors leurs projets de lecteur et comment s’engagent‑ils dans la lecture ?
38L’analyse de la première et de la troisième phrase du texte fait apparaitre les modes d’engagement des élèves dans la lecture. Ils y expriment à la fois leurs motivations à lire et leurs habitudes d’entrée en lecture. Certains élèves ont des projets orientés principalement vers l’utilité sociale de la lecture, mais ils sont nombreux à avoir aussi construit et à verbaliser des intentions centrées sur leur développement individuel.
39La première phrase du texte, « Pour lire je… » permet d’identifier la construction de deux types d’habitudes de lecture. Le premier correspond à un mouvement cognitif d’entrée en lecture, sorte de conditionnement de recentrage pour initier une posture de dialogue avec le texte. Elle fait clairement référence aux efforts de concentration que réclame une lecture où différents processus d’identification et de construction de sens interagissent. Le deuxième type d’habitude cité par les élèves relève d’une mise en condition physique. Un seul élève ne s’exprime pas sur sa manière d’entrer en lecture.
Tableau 2. – Habitudes en construction.
Conditionnement cognitif
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9 élèves
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Autre effort pour entrer dans la lecture
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10 élèves
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40Le conditionnement cognitif rejoint par anticipation les effets que les élèves signalent par ailleurs, ils disent se calmer, se détendre voire même se mettre dans une bulle. Autrement dit, la construction de l’environnement fictionnel commence avant même la lecture en forme d’horizon d’attente (Jauss, 1972). Il agit comme une dynamique qui part de l’intention vers la concrétisation durable. La concentration favorise l’entrée en lecture qui en retour apporte du calme ou du bienêtre :
e11 : Pour lire je réfléchis et je dois être concentré, ça me rend calme et je suis content quand je lis.
e14 : Pour lire j’ouvre un livre et je me détends et puis je lis et ça me fait du bien.
41Même s’ils n’expriment pas tous cette auto‑alimentation de la détente ressentie lors de la lecture, ils écrivent avoir l’habitude de se conditionner pour lire :
e2 : Pour lire je me détends, je me calme […].
e15 : Pour lire […] me mets à l’aise […].
e3 : Pour lire je me concentre et j’essaie de me détendre.
e6 : Pour lire je mets dans ma bulle.
e7 : Pour lire je dois être calme et attentif et être apaisé.
42Il est impossible d’affirmer que ce type d’habitude est le résultat de la modélisation de la lecture en classe, toutefois lors des lectures offertes ou du quart d’heure de lecture, il était demandé aux élèves de se concentrer et de respecter un certain silence pour écouter ou laisser les autres lire tranquillement. Ces temps de lecture étaient toujours paisibles.
43D’autres stratégies d’entrée dans le livre sont évoquées, notamment par les illustrations ou par le choix de livre, ce qui est aussi une manière de construire un horizon d’attente. Les élèves s’expriment, ici, sur une étape antérieure à la lecture où le lecteur débute des lectures, teste, apprécie et fait des choix, ce que Régine Delamotte-Legrand (2001) a nommé des « brouillons de lecture ». Le livre et les textes possèdent dans ces moments une matérialité qui est l’entrée privilégiée des enfants dans l’activité. L’objet est approché, observé et manipulé dans ce qu’il offre à voir avant ce qu’il offre à concevoir :
e9 : Pour lire je vais à la bibliothèque parce qu’il y a des livres de partout.
e1 : Pour lire je regarde le livre […].
e18 : Pour lire je regarde les images, […].
44Enfin, deux élèves signalent les contraintes liées à la matérialité de la langue. Ceux‑ci ont effectivement du mal avec des normes orales de la langue. Le premier, dont la langue maternelle n’est pas le français, ne maitrise pas encore tous les phonèmes et le second a également des problèmes d’élocution pour lesquels il a suivi de nombreuses séances d’orthophonie. Ils sont par ailleurs des lecteurs actifs qui manifestent une bonne compréhension et qui se saisissent des temps de lecture autonome en classe. On perçoit ainsi comment des difficultés articulatoires peuvent avoir des répercussions durables sur la représentation de la lecture :
e15 : Pour lire j’articule et me mets à l’aise et je lis bien.
e19 : Pour lire j’apprends à lire plus vite, je garde le silence.
45Dans toutes ces illustrations du conditionnement préparatoire à la lecture, on peut noter combien le corps est engagé dans ce processus : se détendre, aller à la bibliothèque, regarder les illustrations, garder le silence. Le niveau d’engagement des élèves excède donc l’utilisation des compétences d’identification et de compréhension acquises à l’école et montre une appropriation individuelle, une mise en adéquation personnelle avec l’activité. À quelles motivations correspond alors cette appropriation ?
46Le dernier inducteur du texte, « Je lis pour… » avait pour but d’identifier les motivations pour la lecture. L’analyse s’appuie sur les régimes de l’engagement de Laurent Thévenot (2006) qui identifie trois plans dans l’engagement : le plan purement personnel, sorte d’aisance individuelle, le plan de la compétence correspondant aux compétences partagées et le plan public qui engage l’individu dans ses relations avec les autres.
47Un premier groupe de motivations apparait comme dépendant de considérations très personnelles. Y sont notifiées celles qui relèvent du plaisir, de l’esthétique (notamment avec les albums et les illustrations), du bienêtre, calme ou sommeil apporté par la lecture. Ce type de motivations est susceptible d’alimenter la formation du gout pour certains genres ou types de texte, pour certains auteurs ou illustrateurs. Les bénéfices identifiés sont d’ordre psychique :
e4 : Je lis pour apprendre et pour regarder les images si elles sont belles.
e19 : Je lis pour apprendre et pour s’entrainer. Je lis pour m’endormir.
e18 : Je lis pour apprendre des choses et pour le plaisir.
e12 : Je lis pour pas m’énerver et pour m’amuser.
e7 : Je lis pour apprendre et pour m’apaiser.
48Le deuxième motif de lecture est de chercher à s’améliorer, apprendre « des choses », des mots, s’entrainer à lire. Le type d’engagement rassemble, ici, des motivations qui visent la compétence dans le savoir en général et dans la maitrise de la langue. Les élèves s’emparent de la lecture comme d’un outil au service de leur développement cognitif :
e19 : Je lis pour apprendre et pour s’entrainer. Je lis pour m’endormir.
e3 : Je lis pour me détendre et pour aussi apprendre comme les mangas dans des dessins animés mais en livres et j’apprends beaucoup grâce à ça.
e17 : Je lis pour savoir plein de choses et pour pouvoir faire plein de choses.
e15 : Je lis pour le cerveau et pour apprendre à lire très très bien quand on sera grand et lire vite.
e9 : Je lis pour apprendre et pour apprendre à écrire des mots comme il faut.
e13 : Je lis pour apprendre et pour savoir lire des livres et écrire.
49Enfin, le troisième groupe de motivations est d’ordre social. Les élèves déclarent lire car c’est utile ou bien parce que la famille a des attentes pour eux. Les élèves reconnaissent l’utilité sociale de l’écrit, ils se projettent dans un avenir en tant que citoyen et membre de la société. Ces motivations sont induites par la nécessité sociale ou par la famille :
e8 : Je lis pour moi et pour ma famille parce que j’aime beaucoup lire en vrai.
e1 : Je lis pour apprendre des choses et pour savoir lire quand je serai grand.
e10 : Je lis pour ma famille et pour ma sœur, voilà pourquoi je lis dans mon lit le soir.
e11 : Je lis pour avoir plus d’imagination et pour savoir plus de choses. J’adore lire, c’est bien et c’est utile pour la vie.
50Les textes des élèves expriment souvent plusieurs types de motivations. Nous avons croisé ces données avec les écrits produits lors de la première phase de l’atelier d’écriture et l’inducteur « 3 mots pour dire pourquoi je lis ». De cette manière, on obtient une image plus précise des motivations pour chaque élève.
51Tous ont au moins deux sources de motivations à lire et certains en ont trois :
Tableau 3. – Motivations à lire.
Motivation interne + motivation pour s’améliorer + motivation sociale
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8 élèves
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Motivation interne + motivation pour s’améliorer
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8 élèves
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Motivation interne + motivation sociale
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1 élève
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Motivation pour s’améliorer + motivation sociale
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2 élèves
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52La motivation à lire s’avère forte pour la globalité des élèves et l’appropriation du sens de la lecture est largement partagée dans la classe. La motivation sociale est la moins fréquemment exprimée et concerne onze élèves. Le désir d’apprendre et de s’améliorer représente la source d’engagement la plus fréquente exprimée par dix-huit élèves. La motivation interne, presque aussi fréquente, est évoquée par dix-sept élèves. Pour ces élèves, la lecture est bienfaisante. Peut‑on alors parler de gout pour la lecture ?
53Malgré cette observation, on constate finalement, dans les textes, qu’assez peu d’élèves (4 sur 19) expriment leur motivation en termes de plaisir :
e11 : Je lis pour avoir plus d’imagination et pour savoir plus de choses. J’adore lire, c’est bien et c’est utile pour la vie.
e2 : Je lis pour apprendre et pour imaginer surtout parce que j’adore ça et aussi parce que j’en ai besoin.
e14 : Je lis pour apprendre et pour me détendre, j’imagine des choses qui me plaisent beaucoup et je m’éclate.
e8 : Je lis pour moi et pour ma famille parce que j’aime beaucoup lire en vrai.
54Les énoncés permettent de mieux comprendre ce qui peut être associée à la notion de plaisir de lire pour ces élèves. On distingue, bien sûr, la part imaginative qui ouvre sur une vaste gamme d’émotions et permet de vivre par procuration des situations auxquelles le lecteur n’a pas accès. L’ouverture à l’altérité et à l’expérience fait donc partie de ce qu’on peut nommer rapidement, le plaisir de lire. L’esthétique des albums est également présente : la beauté des illustrations est citée comme étant une raison de lire. La distraction apportée par la lecture en fait également partie, les élèves l’expriment en disant lire pour ne pas s’ennuyer ou pour s’amuser ou parce que cela les occupe. La lecture est présentée alors comme un moyen récréatif où l’élève peut s’inventer un espace et un temps hors du concret qui l’ennuie. On distingue enfin nettement dans les écrits les élèves, et ils sont presque la moitié à l’exprimer, le pouvoir qu’a la lecture à générer du calme, de l’apaisement. Cette dimension anthropologique de la lecture est bien décrite par Michèle Petit (2002). La lecture permet, lorsqu’elle est pratiquée de manière privée, en prenant son temps, de relâcher l’esprit le rendant ainsi plus fécond et apporte au lecteur un gain d’inventivité en stimulant le vagabondage de l’esprit ou la rêverie. Ce qu’un élève résume en écrivant « Pour lire j’ouvre le livre je lis et je rêve » (e16).
55Même si le rôle social de la lecture est moins évoqué par les élèves, ils manifestent assez généralement le souhait de s’améliorer en particulier sur le plan proprement cognitif : lire vite, c’est bon pour le cerveau, c’est bon pour l’imagination, c’est bon pour apprendre à écrire et pour voir de nouveaux mots. Leurs écrits montrent qu’ils ont pris conscience que la lecture porte en soi, en tant que pratique, des pouvoirs qui vont les aider à se développer, à grandir et selon les mots de e17 à « pouvoir faire plein de choses ».
56Les paroles de lecteurs présentées ici témoignent déjà d’une maturité certaine. Elles confirment l’hypothèse selon laquelle ces jeunes élèves qui ont bénéficié d’un contexte de classe acculturant à la lecture sont, non seulement aptes à prendre du recul par rapport à leur pratique et à en identifier des caractéristiques non visibles, mais ils le font de manière très peu guidée contrairement à ce qui peut être le cas dans un entretien. La représentation qu’ils ont de la lecture est déjà celle d’une pratique de lecture privée qui les nourrit et dans laquelle ils s’engagent en ayant conçu les intérêts qu’ils peuvent y trouver. Ce sont, pourtant, de jeunes lecteurs autonomes qui n’ont acquis la lecture que depuis un ou deux ans. Ce que leurs écrits montrent aussi de manière évidente est précisément ce qui n’y apparait pas. Au cycle 2, l’apprentissage de la lecture est central, il prend la forme d’activités très scolaires. Pourtant, les élèves ne les mentionnent pas, excepté le fait de lire vite. On peut donc dire que ces élèves sont tous parvenus à construire le sens de leur pratique de lecture et qu’ils ont tous des motivations personnelles pour lire. Nous pensons que le contexte scolaire acculturant décrit plus haut a servi de médiation entre l’élève et la lecture et qu’il aurait eu pour effet de favoriser la secondarisation des apprentissages scolaires de la lecture notamment, car il permet de créer rapidement un réseau de lecteurs et une communauté discursive (Bernié, 2002) sur lesquels peuvent s’appuyer chaque élève.
57L’engagement de l’enseignant est, à cet effet, un élément à prendre sérieusement en compte car ni les programmes, les guides ou les manuels n’apportent un soutien clair et structuré aux pratiques de classe. Même si on peut y lire que « les lectures personnelles ou lectures de plaisir sont encouragées sur le temps scolaire » (MEN, 2020, BO no 31), l’enseignant dispose, finalement, de peu de ressources institutionnelles pour le guider dans cet objectif. C’est pourquoi la mise en place de ce type de dispositif en classe repose souvent sur un réel investissement d’enseignants eux‑mêmes lecteurs accomplis. Il faut souligner, en outre, que ce sujet est malheureusement peu exploité en formation continue alors même qu’il s’agit d’une expertise qui peut se construire sur la base de gestes professionnels et de dispositifs qui sont maintenant connus et documentés.