1Développé par Germain et Netten (2005) au Canada dès 1998, le programme du français intensif (FI) s’adresse à des enfants pour la plupart âgés de 10‑11 ans afin de leur permettre de développer une aisance à communiquer en français langue seconde (FLS) aussi bien à l’oral qu’à l’écrit (Germain et coll., 2004a ; Germain et coll., 2004b) tout en visant la précision linguistique. En effet, ce programme a été conçu pour pallier les problématiques liées à l’enseignement du français langue seconde (FLS) des programmes du français de base, qui ne permettaient pas de développer l’aisance à communiquer pour plusieurs raisons (faible nombre d’heures, leur étalement dans le temps, etc.) et qui s’appuyaient sur des stratégies d’enseignement visant principalement le développement de connaissances centrées sur l’écrit (Netten & Germain, 2009). Le FI comptait aussi répondre à des difficultés relevées dans le programme d’immersion, qui peinait à accompagner la précision linguistique aussi bien à l’oral qu’à l’écrit (Lyster, 1998). Dans ce dernier cas, malgré une aisance à l’oral, les élèves souhaitant intégrer le milieu académique se voyaient régulièrement proposer des cours de remédiation afin de travailler plus spécifiquement la précision linguistique (Burger et coll., 2011).
2En plus de l’intensité qui permet surtout de développer l’aisance à communiquer (Billy, 1980 ; Lightbown & Spada, 1994 ; Serrano, 2011), le FI s’appuie sur une pédagogie originale qui alterne oral et écrit selon un schéma précis : interaction orale, lecture, écriture, lecture des textes rédigés et échanges oraux. Cette boucle de la littéracie permet, selon Germain et Netten (2012), de donner la primauté à l’oral mobilisé pour acquérir des patrons (pattern) linguistiques par le biais de la mémoire non déclarative (Paradis, 2004, 2009). L’écrit est travaillé dans un second temps avec des temps de lecture et d’écriture qui s’appuieront sur des activités réflexives permettant de découvrir de manière collaborative les sons et les règles d’écriture (grammaticales et lexicales) qui font appel à la mémoire déclarative.
3Dans le cadre de la transposition du programme du FI pour des publics adultes inscrits dans des dispositifs extensifs (quelques heures par semaine) et rebaptisée Approche neurolinguistique (ANL) (Germain, 2017), la boucle de la littéracie a été maintenue afin de travailler de manière étroite l’oral et l’écrit tout en s’appuyant sur des stratégies d’enseignement (retours linguistiques, activités réflexives) qui visent plus particulièrement le développement de l’aisance à communiquer et de la précision linguistique.
4Notre propos sera d’analyser la pertinence de la boucle de la littéracie dans l’ANL afin d’évaluer si elle peut résorber les écarts entre les niveaux de production entre l’oral et l’écrit, tout en maintenant l’aisance à communiquer et la précision linguistique pour un public allophone, aux langues, nationalités et compétences hétérogènes, inscrits dans un centre de langues pour le FLS en Europe. Pour ce faire, nous nous appuierons sur des données recueillies sur un temps long (10 mois) auprès de deux apprenants avec un niveau d’étude important (doctorat/master) et au profil linguistique opposé (oral/écrit).
5La littéracie est une notion plurielle qui se définit comme une compétence fonctionnelle qui doit permettre aux acteurs (individus et groupes) de participer activement à la société dans différents contextes (Lacelle et coll., 2016) et de soutenir leur développement tout au long de leur vie (Barré-De Miniac, 2002).
6De par son importance, l’entrée dans les littéracies en L1 est particulièrement soignée dans les institutions scolaires et certains programmes s’appuient sur le cercle ou le cycle de la littéracie afin de travailler étroitement l’écrit (lecture et écriture) à partir de l’oral.
La communication orale, la lecture et l’écriture sont les trois domaines interdépendants de la littératie, dont la communication orale constitue le fondement. Le lien étroit qui existe entre le développement du langage oral et du langage écrit facilite l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. (Ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2008, p. 23)
7D’autres initiatives existent en L1 comme La littéracie…nous fait grandir (Castonguay, 2017) au Nouveau-Brunswick où le cercle de la littéracie a été mis en place dans les structures de la petite enfance (2 à 5 ans) autour de cinq pratiques journalières (parler, jouer, chanter, lire et écrire). En Australie (Victoria State Government, 2022), c’est le Teaching-learning cycle: reading and writing connections qui propose un séquençage particulier pour aborder la littéracie : présentation du contexte à l’oral, activités autour de la structure du texte et de faits linguistiques saillants, reproduction d’un texte modèle avec étayage, production autonome.
8En langues secondes, Rispail (2011) et De Ferrari (2008) proposent une entrée dans les littéracies à partir de l’oral pour un public adulte non scripteur. Gérolimich (2004) s’est aussi intéressée à l’impact de l’écrit sur l’oral et a pu montrer comment des élèves italophones ont complexifié leurs productions orales (subordination et lexicalisation) suite à des activités menées à l’écrit. Toutefois, ces initiatives ne modélisent pas véritablement le lien entre oral et écrit pour soutenir le développement linguistique en langue seconde ou étrangère.
9Dans le cadre de l’approche neurolinguistique pour l’enseignement des langues secondes et étrangères, les liens entre oral, lecture et écriture ont été formalisés en s’appuyant sur les programmes de littéracie en langues premières et des étapes ont été identifiées bien que l’oral soit toujours mobilisé pour étayer les pratiques littéraciées. C’est la fameuse boucle de la littéracie (Germain, 2017, p. 37). Plusieurs principes soutiennent cette approche. Il s’agit dans un premier temps de modéliser une structure (par exemple : le matin, au petit déjeuner, je prends du café) et, par le biais d’un jeu de questions-réponses avec ses pairs, de créer un patron cognitif stable, signifiant et authentique, c’est-à-dire sans erreurs, avec une fluence acceptable pour l’apprenant. Ces structures linguistiques acquises par le biais de la mémoire non déclarative serviront ensuite de cadre pour comprendre et rédiger de courts textes narratifs, informatifs ou argumentatifs. Ces derniers écrits seront, après avoir été modélisés à l’oral grâce à des interactions guidées par l’enseignant, lus aux pairs (la boucle est bouclée) (Germain & Netten, 2012). Grâce à la stratégie d’enseignement de la boucle de la littéracie, les recherches sur le programme de français intensif ont pu montrer une homogénéité dans le développement des compétences orales et écrites chez les enfants (Germain et coll., 2004a ; Germain et coll., 2004b). De fait, la boucle de la littéracie a été récemment introduite dans les programmes d’immersion au Canada (Choo-Foo, 2015).
- 1 Une unité T est une proposition principale avec toutes ses subordonnées (Hunt, 1965), ce qui corres (...)
10En 1977, s’inscrivant dans la tradition acquisitionniste, Larsen-Freeman et Strom (1977) proposaient de construire un index de développement linguistique afin de pouvoir mener des recherches sur des populations d’apprenants comparables en termes de niveau. Après avoir testé plusieurs mesures extrapolées de recherche sur le développement des langues premières (Hunt, 1965), deux mesures semblaient prometteuses concernant le développement de l’écrit, à savoir, la longueur moyenne des unités T1 et le nombre total d’unités T sans erreurs. Au fil des recherches, ces premières mesures d’aisance à communiquer et de précision linguistique se sont enrichies de nouvelles propositions (pour une compilation, voir Wolfe-Quintero & coll. 1998 ; Norris & Ortega, 2009) et lorsque Skehan (1998) introduit le triplé Aisance, Précision et Complexités (syntaxique et lexicale) (APC), il indique que les enseignants doivent viser un développement linguistique équilibré (balanced) en L2 pour chacune des dimensions. La pédagogie par la tâche semble, pour lui, une approche intéressante car elle peut permettre de varier les tâches afin de favoriser à tour de rôle l’aisance, la précision ou la complexité. En effet, selon son modèle d’apprentissage cognitif basé sur le traitement de l’information (Skehan, 1998, 2018), lorsqu’un apprenant produit un énoncé en temps réel, il va s’appuyer sur un rappel de formules (exemplar-based memory system) qui favorisera l’aisance à communiquer au détriment de la précision et de la complexité linguistiques. Cette capacité attentionnelle limitée (Limited Attention Capacity) doit donc être contrebalancée par une pédagogie appropriée, à savoir une pédagogie centrée sur la tâche.
11Robinson (2010) s’applique plutôt à décrire la tâche selon ses dimensions cognitives (complexité, condition, difficulté) et son modèle de la dispersion des ressources attentionnelles (multiple resources attentional model) avance que la complexité et la précision sont des dimensions qui fonctionnent de manière articulée au détriment de l’aisance à communiquer. Il propose alors un séquençage des tâches (SSARC : Stabilize, Simplify, Automatize, Reconstruct, and Complexify) afin d’homogénéiser le développement linguistique tel que représenté par les mesures APC.
12Pour Housen, Kuiken et Vedder (2012), la performance diffère du développement et ils considèrent que c’est d’abord la complexité qui se déploie alors que l’apprenant intègre de plus en plus de structures dans son interlangue ; petit à petit, ces dernières deviennent de plus en plus précises et finalement plus facilement accessibles (aisance).
13Dans le cadre de l’ANL, Germain et Netten (2004) s’appuient sur les recherches de Paradis (2004, 2009) pour avancer que la précision linguistique et l’aisance à communiquer se développent simultanément si l’enseignant mobilise la mémoire non déclarative pour les habiletés linguistiques. Pour l’écrit, la mémoire déclarative de l’apprenant doit aussi être sollicitée afin de développer des connaissances qui porteront sur des règles d’écriture. Pour ce faire, des stratégies d’enseignement ciblées ont été élaborées afin de s’assurer que chaque mémoire est mobilisée de manière optimale.
14L’aisance à communiquer est soutenue en tant qu’habileté en mettant l’accent sur la répétition de patrons linguistiques signifiants mais relativement simples. Ces patrons oraux servent ensuite de support pour le développement de l’aisance à communiquer à l’écrit. Afin de maintenir la précision linguistique, les rétroactions sur l’oral se font par le biais d’une modélisation en écho (l’apprenant doit répéter la structure linguistique rectifiée) alors qu’à l’écrit deux modalités de rétroactions sont envisagées : un retour sur les patrons linguistiques avec de nouveau une modélisation à l’oral (mémoire non déclarative), mais aussi un retour sur la forme écrite des propositions, stratégie faisant appel à des règles de type connaissance de l’orthographe, des accords, de la ponctuation, etc., et s’appuyant sur la mémoire déclarative. Des recherches sur le programme de français intensif et l’ANL ont montré que l’aisance à communiquer et la précision linguistique se développaient effectivement de manière homogène (Germain & Netten, 2004 ; Mohammadi et coll., 2018).
15Si les résultats de recherche du français intensif ou de l’ANL portant sur l’homogénéité entre le développement de l’oral et de l’écrit ainsi qu’entre l’aisance à communiquer et la précision linguistique sont probants, ils ont été obtenus auprès de publics avec une nationalité partagée, une langue première commune et un niveau de langue homogène en début de cours. Or, de nombreux dispositifs d’enseignements du français langue étrangère et seconde (FLES) accueillent des langues et des nationalités variées au sein d’un même cours avec des disparités importantes en termes de développement de l’oral ou de l’écrit dépendamment des contextes d’apprentissage/acquisition (formel/informel ; cultures éducatives propres à chaque pays, culture scolaire…). Ces disparités se retrouvent aussi au niveau de l’aisance à communiquer et de la précision linguistique.
16Nous posons donc les deux questions de recherche suivantes :
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Question 1 : Dans le cadre d’accueil de cohortes d’étudiants avec des compétences disparates entre l’oral et l’écrit en début de session, l’ANL peut‑elle équilibrer ces compétences ? Au bout de combien de temps ?
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Question 2 : Dans le cadre d’accueil de cohortes d’étudiants avec des compétences disparates entre l’aisance à communiquer et la précision linguistique en début de session, l’ANL peut‑elle équilibrer ces compétences ? Au bout de combien de temps ?
17Afin de pouvoir répondre à nos questions de recherche, nous avons procédé à une comparaison du développement linguistique de deux apprenants inscrits dans un centre de FLS lors de 4 sessions de formation consécutives (total = 4 x 30 heures = 120 heures) mobilisant l’ANL.
18Les cours du soir s’appuyant sur l’ANL ont été assurés au sein d’une institution du ministère des Affaires étrangères français par le biais du système de visioconférence Zoom : ils regroupaient entre 3 et 6 inscrits deux fois par semaine à raison de 2 heures pour chaque session pour un total de 30 heures. L’enseignant formé par ANL Formation (25 heures) dispensait des cours de français général respectant un référentiel institutionnel basé sur le CECRL (Cadre européen commun de référence pour les langues). Les apprenants avaient pour objectif d’apprendre le français afin de maitriser la langue locale utilisée pour les actes officiels même si eux‑mêmes utilisaient l’anglais dans leur vie professionnelle (finance, informatique, banque). Chaque module de 30 heures permettait de progresser dans le référentiel institutionnel et un ensemble de 4 modules (= 120 heures) devait permettre de passer au pallier supérieur (par exemple, de A1 à A2 ou, comme le cas de cette étude, de A2 à B1).
19Chaque module de l’ANL était organisé autour d’une thématique et se composait de la phase d’interaction à l’oral autour d’une structure linguistique, de la phase de lecture (avec un focus sur un phonème et son écriture ainsi que sur un point de grammaire externe) et de la phase d’écriture (avec modèle et lecture des textes aux pairs). S’ensuivait systématiquement une dictée zéro faute (une dictée où à la fin de chaque phrase l’apprenant verbalise ses doutes et propose une remédiation) pour s’assurer que les structures étaient comprises à l’oral et correctement retranscrites. Puis, un point culturel était présenté sur une particularité française (dans le sens anthropologique). Un document vidéo ou audio était travaillé sur la thématique du module (découverte du sens et des particularités du langage oral, comme les élisions, les troncations…). Une tâche finale était enfin proposée au groupe.
20Chaque cours était enregistré et mis en ligne sur une plateforme de partage de contenus avec le support pédagogique correspondant. Les apprenants pouvaient télécharger les vidéos et compléter les tableaux récapitulatifs présents sur les supports (Je lis pour les phonèmes et Ma grammaire pour les régularités écrites) avec leurs propres exemples. Ils disposaient aussi de leurs productions écrites corrigées collectivement.
- 2 Les noms des apprenants ont été volontairement modifiés mais gardent leur consonance culturelle.
21Parmi les apprenants inscrits au cours du soir ANL pendant une année, nous avons choisi les deux seuls participants (sur un total de 13) qui avaient suivi l’intégralité des 4 modules offerts sur 10 mois : cela devait permettre de suivre leur développement linguistique sur un temps long afin de pouvoir identifier des blocages ou des accélérations. Le niveau de départ (A2/B1) des deux apprenants (Linghzi et Pedro)2 avait été évalué par un test de placement. L’apprenante sinophone (Bac+5) avait des facilités à l’écrit mais était plus en difficulté à l’oral avec notamment des erreurs de prononciation qui rendaient la compréhension de ses productions délicates. Le second apprenant était hispanophone (Bac+8) avec plus d’aisance à l’oral mais des erreurs à l’écrit, issues principalement de transferts erronés entre l’espagnol et le français.
- 3 Les apprenants et l’enseignant ont rempli un formulaire de consentement pour le recueil des données (...)
22L’enregistrement des données était possible par le biais de la plateforme Zoom. L’intégralité des vidéos a été sauvegardée de même que les productions écrites et les dictées rédigées sur l’outil Discussion. Les supports de cours étaient aussi disponibles3. Afin de mener nos analyses, nous avons sélectionné cinq moments dans le cursus (octobre, novembre, janvier, mars et juin) pour chacune des tâches suivantes : interaction orale, production écrite et dictée. Les deux apprenants étaient présents pour chacune des sessions sélectionnées afin de pouvoir établir des comparaisons.
- 4 Dans une étude sur les différentes mesures qui peuvent être mobilisées pour rendre compte du dévelo (...)
23Pour mesurer l’aisance à communiquer à l’oral, nous avons suivi la catégorisation de Skehan (2009), à savoir le débit, les pauses et les reprises. À l’oral, nous avons donc calculé les quotients suivants : débit (nombre de mots par minute dans les productions élaguées4 : M/t ; longueur des propositions : M/P) ; pauses (nombre d’arrêts, d’incises de type euh/eh par minute : P/t) ; reprises (nombre de répétitions, de troncations par minute : R/t). À l’écrit, nous avons retenu pour les productions écrites et la dictée, le débit (nombre de mots par minute), tout en notant les faibles variations entre les apprenants puisque la dictée se déroule sur un temps fixe.
- 5 Quelques exemples d’erreurs de grammaire interne : « Il est arrivé a Venezuela le 1961 », « C’était (...)
24En ce qui a trait à la précision linguistique, nous avons repéré le nombre d’erreurs et nous avons différencié les erreurs issues de la grammaire interne et celles qui reflètent des manquements au niveau de la grammaire externe, c’est-à-dire que lorsqu’on lit la production, on n’entend pas d’erreurs mais les règles d’écriture (visuelles) ne sont pas respectées5. Chaque erreur a été aussi répertoriée selon qu’il s’agissait d’un écart phonologique (EP = influence de la langue maternelle, filtre auditif), morphologique (EM = flexions), syntaxique (ES = ordre des mots), lexical (EL = mots ou tournures erronés) ou scriptural (EE = accent, homophones, à l’écrit). Les errements de la grammaire interne ont été repérés aussi bien dans les productions orales (ex. : EoM, EoL…) qu’écrites (EeM, EeL…) ; les erreurs de la grammaire externe n’étaient relevées que dans les productions écrites.
25Afin de pouvoir répondre à nos questions de recherche, nous avons procédé à des comparaisons en reportant sur des graphiques le développement linguistique des deux apprenants à l’oral (interaction orale) et à l’écrit (production écrite et dictée) à l’aide des mesures d’aisance à communiquer et de précision linguistique. Nous avons privilégié une analyse sur un temps long (120 heures) afin de faire émerger la non‑linéarité du développement linguistique en langues secondes et sa variabilité pour un même individu, témoins de phases de transition pour l’acquisition de nouvelles habiletés (Larsen-Freeman, 2006 ; Verspoor & De Bot, 2022).
26Nous présentons les résultats des deux apprenants dans le même graphique ou côte à côte afin de faire apparaitre non seulement les progrès de chacun mais aussi les convergences ou les divergences pendant le cursus. Nous intégrons aussi la courbe de tendance linéaire afin de donner une lecture positive ou négative sur l’ensemble du parcours.
Figure 1. – Aisance à communiquer – Débit (M/t) en interaction orale.
27Alors que Linghzi commence son cursus avec une aisance à communiquer à l’oral beaucoup plus faible que Pedro (différence de 24 %), elle progresse rapidement (de même que Pedro) et le rattrape au mois de mars.
Figure 2. – Aisance à communiquer – Pauses (P/t) en interaction orale.
28La production orale de Linghzi est ponctuée de presque deux fois plus de pauses que Pedro en début de formation. À partir de janvier, son nombre de pauses diminue et, en fin de formation, elle ne produit que 16 % de pauses de plus que Pedro qui a aussi amélioré sa performance.
Figure 3. – Aisance à communiquer – Reprises (R/t) en interaction orale.
29Linghzi commence la formation avec une aisance à communiquer plus faible que celle de Pedro quand on observe le nombre de reprises (+33 %) ; elle réduit son nombre de reprises et les courbes de tendance montrent qu’elle se rapproche de celle de Pedro qui stagne.
Figure 4. – Précision linguistique – Erreurs (%) (E/M) en interaction orale.
30Les productions orales de Linghzi contiennent plus d’erreurs que celles de Pedro (+22 %) en début de formation. En l’espace de 5 mois, Linghzi voit son nombre d’erreurs diminuer (-51 %) et conserve un faible écart (+8 %) avec Pedro qui a lui aussi réduit de manière significative son nombre d’erreurs à l’oral (-43 %).
Figure 5. – Typologie des erreurs – EoM/E ; EoL/E ; EoS/E ; EoP/E (%) en interaction orale.
31Si on examine la typologie des erreurs produites, Linghzi réduit légèrement son nombre d’erreurs de type morphologique (-14 %) alors que Pedro les réduit de manière plus considérable (-40 %). Les erreurs de type phonologique disparaissent alors que les autres erreurs progressent par compensation (méthode de calcul basé sur des pourcentages).
Figure 6. – Aisance à communiquer – Débit 1 (M/t) en production écrite.
32Pour la production écrite mesurée par le nombre de mots par minute, Pedro rédige plus lentement que Linghzi en début de formation (-25 %), il progresse très rapidement en début de formation puis en fin de formation et dépasse (+65 %) Linghzi alors qu’elle‑même a progressé de 40 %.
Figure 7. – Aisance à communiquer – Débit 2 (M/P) en production écrite.
33Pedro commence la formation en incluant dans ses propositions écrites presque deux fois moins de mots que dans celles de Linghzi. Il progresse très rapidement en début et milieu de formation et affiche une progression finale de 43 %. Linghzi a, elle aussi, amélioré sa performance de 15 %.
Figure 8. – Précision linguistique – Erreurs orales (%) (Eo/P) en production écrite.
34Pedro réduit de manière conséquente le nombre d’erreurs (-57 %) dans ses productions écrites qui étaient dues à des erreurs de formulation. Ceci est à mettre en lien avec la réduction drastique du nombre d’erreurs que Pedro produisait en interaction orale (fig. 4). Pour Linghzi, ses progrès sont plus faibles (-15 %) et ne correspondent pas à sa progression à l’oral concernant la précision linguistique (-51 %).
Figure 9. – Précision linguistique – Typologie erreurs « oral » : EoM/E ; EoL/E ; EoS/E ; EoP/E (%) en production écrite.
35Concernant les erreurs dues à la grammaire interne, Linghzi réduit son nombre d’erreurs de type morphologique et syntaxique quasiment à néant. Il ne lui reste donc que des erreurs de type lexical en fin de formation. Pour Pedro, c’est une combinaison de différents types d’erreurs (syntaxique, lexicale et phonologique) qui lui permet d’augmenter sa précision linguistique.
Figure 10. – Précision linguistique – Erreurs écrites (%) (Ee/P) en production écrite.
36Pedro améliore sa précision linguistique concernant les erreurs d’écriture (grammaire externe) en divisant presque par deux son nombre d’erreurs. Linghzi progresse aussi même si sa précision linguistique était déjà élevée au début de la formation. L’analyse de la typologie des erreurs ne permet pas de conclure sur le type d’erreurs à l’origine des diminutions pour les deux apprenants.
Figure 11. – Précision linguistique – Erreurs orales (%) (Eo/P) en dictée.
37Pour la dictée, alors que Pedro démontre un niveau de précision linguistique très inférieur (+133 % d’erreurs) à celui de Linghzi en début de formation concernant les erreurs issues de la grammaire interne, il réalise en milieu de parcours une progression remarquable avec un nombre d’erreurs divisé par 2,7, ce qui lui permet de rattraper Linghzi qui progresse relativement peu. L’analyse de la typologie des erreurs montre que Linghzi réduit plutôt ses erreurs de type lexical alors que, pour Pedro, ce sont plutôt les erreurs de type phonologique qui sont en baisse.
Figure 12. – Précision linguistique – Erreurs écrites (%) (Ee/P) en dictée.
38Concernant la dictée, ce n’est qu’en fin de parcours que Pedro, alors qu’il passe par des phases de régression, améliore sa précision linguistique concernant les erreurs d’écriture (-47 % d’erreurs) qui porte plus particulièrement sur les accents ou les homophones (EeE). Il rattrape Linghzi qui a relativement peu progressé.
39Nous avions indiqué que Linghzi avait des difficultés à l’oral. Après une centaine d’heures de formation selon les principes de l’ANL, Linghzi a fait de remarquables progrès à l’oral tels que mesurés par l’aisance à communiquer : débit (+48 % nombre de mot par minute), pauses (-33 %) et reprises (-11 %). Elle réduit aussi de manière drastique son nombre d’erreurs lors de ses productions orales (-51 %) : ceci est principalement dû à la diminution du nombre d’erreurs morphologiques qu’elle produisait (genre, accord du verbe, etc.). Ces améliorations ont permis à Linghzi d’avoir un niveau de productions à l’oral plus en accord avec ses compétences à l’écrit (question de recherche 1).
40Les principes de l’ANL sont exigeants car ils demandent une mobilisation constante de la part de l’apprenant qui doit accepter de répondre pendant la phase orale à des questions d’ordre personnel. Or, pour une apprenante avec un niveau universitaire important, intégrée dans la sphère professionnelle de la finance et issue d’une culture où la distance est cultivée, il n’est pas évident de lâcher prise et de partager par le biais d’un écran des informations signifiantes avec des personnes inconnues sans s’appuyer sur l’écrit. Cependant, en jouant le jeu, Linghzi a considérablement progressé en aisance à communiquer en même temps qu’elle améliorait sa précision linguistique (question de recherche 2).
41Les modèles de Skehan (1998) et Robinson (2010) avancent qu’il y a concurrence entre le développement de l’aisance à communiquer et de la précision linguistique et qu’il faut mettre en place une variété de tâches ou un séquençage particulier afin de compenser les éventuels déséquilibres. Or, avec la phase orale de l’ANL qui s’appuie sur la création de patrons linguistiques grâce à la mémoire non déclarative, il est possible pour des apprenants de développer de manière conséquente leur compétence à l’oral tout en soutenant la précision linguistique. On remarquera que pour Linghzi les progrès ont été remarquables dès la première session de cours (après seulement une vingtaine d’heures de cours). On soulignera l’importance ici de la stratégie d’enseignement qui consiste pour l’enseignant et les pairs à pointer et faire reprendre systématiquement à l’oral tous les énoncés erronés.
- 6 Pour rappel, la collecte des données pour l’oral s’est étalée d’octobre à mars (62 heures) et non j (...)
42Si l’on se tourne rapidement vers les trajectoires d’appropriation d’une langue étrangère, peu d’études traitent de l’appropriation du FLE (Hiver et coll., 2021) ; cependant, à titre de comparaison, il est intéressant de s’attarder sur les données récentes concernant le développement de la production orale en continu par un groupe d’étudiants inscrits en LEA anglais-FLE (Rojas, 2022, 2023) sur un temps similaire à notre expérimentation (5 mois). En effet, bien que les étudiants aient suivi 96 heures de FLE en première année de licence, l’analyse de la production orale des primo-arrivants (Den, Yoa, Uya, Yua) révèle de grandes disparités avec des progressions des vitesses allant de -18 % à +77 %, des longueurs moyennes de segments progressant de -29 % à +64% et des taux de pauses variant de +41 % à -29 %. À contrario, avec 62 heures de cours6, Linghzi et Pedro présentent une meilleure homogénéité dans leur développement en production orale en interaction avec des taux de croissance pour le débit de 14 % et 39 % respectivement et des taux de pause qui diminuent de 2 % et 33 % entre octobre et mars. Malheureusement, nous n’avons pas trouvé d’autres études qui pourraient nous permettre de comparer les progressions en précision linguistique.
43Au début de la formation, Pedro démontrait une certaine aisance à l’oral mais des difficultés à l’écrit. Étant hispanophone, il lui était relativement facile de transférer des structures de l’espagnol au français (oral) mais des sur‑transferts entre ces deux langues lui jouaient des tours à l’écrit : par exemple, il écrivait systématiquement l’article pluriel les comme l’article au singulier le qui se prononce [le] en espagnol.
44Les mesures d’aisance à communiquer à l’écrit (M/t et M/P) montrent qu’il progresse rapidement en fin de formation : il écrit 6 fois plus vite avec deux fois plus de mots dans chacune de ses propositions. Concernant la précision linguistique en production écrite, il s’appuie sur la précision linguistique qu’il a construite à l’oral (-43 %) pour construire sa précision linguistique à l’écrit (-57 %). Il est par ailleurs intéressant de remarquer que les deux courbes de progression (oral/écrit) ont la même structure : il y a d’abord une augmentation du nombre d’erreurs (t2) suivie d’une réduction drastique. Ceci peut être expliqué par la mise en place de patrons linguistiques corrects à l’oral qui influence ensuite la précision des productions écrites. Au niveau des erreurs qui sont issues de connaissances défaillantes (grammaire externe), Pedro réduit de quasi-moitié ces dernières. Pour ce qui est de l’exercice de la dictée, là encore, les progrès de Pedro sont remarquables en termes de précision linguistique autant concernant la grammaire interne (nombre d’erreurs divisé par 2,7) que la grammaire externe (-47 %). Ainsi, en fin de formation, les productions écrites de Pedro sont plus en adéquation avec son niveau à l’oral, notamment grâce au transfert de ses progressions à l’oral à ses productions à l’écrit (question de recherche 1).
45L’amélioration de la production écrite de Pedro s’est faite sans déséquilibre entre l’aisance à communiquer et la précision linguistique (question de recherche 2) et on doit ici mettre en avant la stratégie d’enseignement basée sur la boucle de la littéracie. En effet, Pedro s’appuie sur des patrons linguistiques développés à l’oral pour améliorer son aisance à communiquer et sa précision linguistique de manière notable autant dans ses productions écrites que lors des dictées proposées. Or, ce dernier exercice est particulièrement redoutable car on ne peut pas faire jouer la stratégie de l’évitement qui peut être mobilisée dans les productions écrites pour ne consigner que des structures dont on est sûr.
46L’ambition de notre étude était de montrer que l’ANL peut soutenir le développement linguistique d’un public varié mais surtout harmoniser les niveaux de production à l’oral et à l’écrit tout en maintenant l’aisance à communiquer et la précision linguistique. En effet, les centres de formation en langues secondes accueillent des personnes avec des langues premières diverses, des parcours scolaires hétérogènes issus de cultures éducatives variées, ce qui implique des compétences disparates pour un même niveau de langues du CECRL. La boucle de la littéracie et ses stratégies d’enseignement associées (activités réflexives, retours personnalisés et collectifs) a été très efficace pour homogénéiser les productions orales et écrites de deux apprenants qui avaient un niveau d’éducation élevé mais des profils de départ différents et ce, malgré le fait que le dispositif n’était pas de type intensif (4 heures par semaine) et qu’il était assuré à distance par visioconférence, ce qui limite les échanges visuels (regards) et corporels (gestes).
47Pour les deux apprenants, la phase orale a permis de développer l’aisance à communiquer à l’oral dès la première session de 30 heures. La précision linguistique à l’oral a aussi été développée même s’il a fallu un peu plus de temps pour l’apprenante qui avait commencé la formation avec un niveau plus faible à l’oral.
48La phase de lecture et d’écriture a permis à Pedro de mobiliser les nouveaux patrons linguistiques appris pendant la phase orale pour améliorer substantiellement ses productions écrites et rédiger plus rapidement. Avec un niveau de production orale maintenant plus développé, on peut s’attendre à ce que Linghzi améliore dans de prochaines sessions ses productions écrites qui s’appuieront sur ses nouvelles compétences à l’oral.
49La dictée, qui n’est pas formellement incluse dans le cercle de la littéracie, a favorisé dans un temps plus long (après 60 heures de formation) la résorption d’erreurs de type lexical (oral) et graphique pour les deux apprenants (fig. 11 et 12).
50Afin de comprendre comment se déroule le développement linguistique de manière générale, il nous parait important de mesurer les parcours sur un temps long afin de rendre compte des variations qui peuvent exister entre les apprenants, mais aussi pour faire émerger les moments où des phases de restructuration prennent place (Verspoor & De Bot, 2022). Les mesures mobilisées ont permis de rendre compte adéquatement de la progression des apprenants en aisance à communiquer et en précision linguistique tant à l’oral qu’à l’écrit ; elles pourraient être utilisées pour de nouvelles études.
51Cette étude comporte quelques limites. Tout d’abord, elle s’appuie sur un recueil de données limité à deux apprenants. Certaines conclusions, notamment la primauté de l’oral pour résorber les erreurs linguistiques à l’écrit, mériteraient d’être testées de manière expérimentale avec des groupes de contrôle. Finalement, les apprenants avaient un niveau d’éducation élevé, ce qui implique que leur culture éducative était centrée sur l’utilisation de la mémoire non déclarative : des publics moins lettrés auraient peut‑être mobilisé plus difficilement les règles d’écriture particulières au français.
52Concernant les stratégies d’apprentissage à renforcer et à évaluer par des recherches subséquentes, il pourrait être intéressant de faire relire à chaque apprenant sa production écrite corrigée afin de « mettre dans l’oreille » certaines structures corrigées. De plus, il pourrait être judicieux de proposer des dictées non seulement avec des contenus nouveaux mais aussi élaborées à partir des productions écrites des apprenants : cela permettrait de travailler à partir de propositions plus signifiantes et de renforcer la cohésion de groupe.