Enseigner avec l’Approche neurolinguistique. Quel apport pour l’apprentissage des langues ?
Christophe Benzitoun, Qui veut la peau du français ?
Christophe Benzitoun, Qui veut la peau du français ? Le Robert, 2021, 282 p.
Full text
1C. Benzitoun propose un ouvrage très documenté pour développer une réflexion solidement étayée par des travaux scientifiques à destination du grand public. La structuration en deux grandes parties repose sur l’opposition qui parcourt le débat sur la langue française en France en filant la métaphore de « la carte » et du « territoire » : la première désigne la représentation de la langue que s’en font les locuteurs, le second désigne la pratique effective de la langue maternelle qu’ont ces mêmes locuteurs. En somme, le bon usage, le discours normatif d’un côté, l’usage, le « français ordinaire » (p. 26) de l’autre. Dans ce cadre, l’objectif de l’auteur, linguiste de profession, est « d’éclairer les difficultés d’apprentissage du français […] de mettre à la portée du plus grand nombre des connaissances utiles pour prendre conscience de la situation actuelle du français […] de mettre en lumière les constructions idéologiques qui empêchent de raisonner avec lucidité sur la langue française et les conséquences qu’une vision puriste trop radicale peut avoir sur son avenir » (p. 21).
2L’une des vertus de l’ouvrage est de situer clairement dans le temps les débats. La langue française est en crise ? Antoine Meillet signalait déjà en 1928 que la langue littéraire écrite enseignée « n’est aujourd’hui la langue parlée de personne » (p. 38). Anatole France faisait part, en 1855, de son étonnement face à « des exercices si douloureux pour apprendre une langue qu’on nomme maternelle » (p. 81). D’une manière non dénuée d’humour, C. Benzitoun range ainsi l’invention de la grammaire au xixe siècle, après la mise en place de la scolarisation obligatoire, dans la catégorie des « innovations pédagogiques » : « L’école invente alors une justification théorique à l’orthographe […]. Présentée comme une théorie de la langue alors qu’elle est un aide-mémoire orthographique, la grammaire est donc le résultat d’un malentendu. » (p. 68)
3Une autre qualité de l’ouvrage est de souligner patiemment les incohérences et les insuffisances qui traversent le discours normatif, les gardiens de la norme (académiciens, enseignants, etc.) n’étant pas forcément d’accord entre eux. Ainsi, le discours normatif se présente comme une réalité à géométrie variable : les phrases commençant par mais sont corrigées par les enseignants alors que la littérature proustienne en regorge (selon une étude de Berrendonner, 2014, citée p. 92). Finalement, « les formes préconisées sont liées à des choix [qui] ont varié au cours de l’Histoire et peuvent entrer en contradiction avec le fonctionnement “normal” de la langue » (p. 144). Par exemple, l’expression coup de pousse (originellement pour aider à pousser) est devenue coup de pouce par une mise à jour de la langue (p. 131). Mais ce mécanisme régulier s’est progressivement enrayé.
4Le danger principal vient, selon l’auteur, de la confusion entretenue qui identifie langue et norme : modifier la norme serait, dans ce cadre, porter atteinte à la langue. Ainsi, le figement de la langue serait le garant de la bonne intégrité de la langue. Cette vision anthropomorphique, qui hante l’imaginaire des locuteurs, est très certainement héritée des premiers philologues qui ont pensé l’histoire des langues sur le modèle de la Stammbaum Theorie. L’auteur présente cette confusion comme « le résultat de siècles de propagande pour imposer sur tout le territoire la forme langagière considérée comme légitime » (p. 149) et alerte sur les actuels « ravages du poids de la norme » qui n’a pas pris en compte les évolutions sociales et culturelles depuis le xviiie siècle.
5Comment alors « rapprocher la carte du territoire » ? Tout d’abord, en décrivant la langue française ordinaire, écrite et parlée, au quotidien. L’auteur rend hommage à un précurseur en la matière, Ferdinand Brunot, normalien, agrégé, universitaire, qui demandait ouvertement, en 1905, au ministre de l’Instruction publique d’alors, rien de moins qu’une réforme de l’orthographe. La description de l’usage se doit de prendre en compte la diversité des pratiques langagières et donc des textes diversifiés et de facto sortir des usages littéraires de la langue. La connaissance du fonctionnement réel de la langue permet ainsi de dépasser la posture courante, celle du rejet dédaigneux de tout ce qui s’éloigne du bon usage, et qui place bon nombre d’enfants et d’adultes en « insécurité linguistique » alors qu’ils s’expriment dans leur propre langue. L’auteur s’appuie sur les travaux de Blanche-Benveniste pour éclairer ce fonctionnement réel en distinguant les savoirs langagiers acquis par l’enfant sans recourir à un enseignement explicite (« grammaire première ») et ceux appris lors de la scolarisation (« grammaire seconde »). La difficulté nait dès que l’enfant perçoit des contradictions entre les deux puisque de nombreuses règles de grammaire n’ont aucune existence à l’oral (convaincant vs convainquant).
6L’ouvrage se pose ouvertement comme un plaidoyer pour l’étude du français parlé. De nombreux exemples accessibles au grand public permettent de prendre conscience de la distance qui sépare le français parlé de l’écrit normé : redoublement voire dislocation du sujet (elle a horreur du vide la nature) fort utile dans une prise de parole spontanée, par exemple. L’auteur indique que « la complexité artificiellement construite de l’écrit a un impact direct sur les difficultés scolaires rencontrées par les enfants » (p. 215). Il s’agit alors de dépasser les jugements esthétiques d’une époque qui fonde le bon usage pour combattre efficacement la « glottophobie », les mécanismes discriminatoires en lien avec la langue. Pour ce faire, l’auteur propose de réfléchir à une réforme efficace de la norme, et notamment de l’orthographe, afin que celle‑ci soit plus fidèle à la langue contemporaine à l’instar de ce que d’autres pays européens ont déjà fait.
References
Electronic reference
Julie Sorba, “Christophe Benzitoun, Qui veut la peau du français ?”, Lidil [Online], 68 | 2023, Online since 31 October 2023, connection on 09 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/12113; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.12113
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