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Notes de lecture

Gabrielle Varro, Anemone Geiger-Jaillet et Tullio Telmon (dir.), Engagements. Actualité d’Andrée Tabouret-Keller (1929‑2020)

Limoges, Éditions Lambert-Lucas, coll. « Didactique des langues et plurilinguisme », 2022, 383 p.
Gilles Siouffi
Bibliographical reference

Gabrielle Varro, Anemone Geiger-Jaillet et Tullio Telmon (dir.), Engagements. Actualité d’Andrée Tabouret-Keller (1929‑2020), Limoges, Éditions Lambert-Lucas, coll. « Didactique des langues et plurilinguisme », 2022, 383 p.

Full text

1Le présent volume réunit des textes écrits en hommage à Andrée Tabouret-Keller (désormais ATK), qui fut professeure à l’université de Strasbourg, et dont l’activité se déploya dans un grand nombre de domaines, entre psycholinguistique et sociolinguistique. Les éditeurs évoquent un ensemble « complexe » en soulignant qu’elle aimait ce mot, parlent d’une recherche « polymorphe », d’une « diversité de terrains, de méthodologies, de philosophies », tout en soulignant qu’un fil rouge réunissait malgré tout cet ensemble : le caractère humain de son approche du langage. Josiane Boutet rappelle d’ailleurs dans sa contribution (p. 63) qu’elle « plaida pour une discipline intégrative qu’elle proposa de nommer “anthropologie du langage” ».

2L’ouvrage s’intitule Engagements. Luisa Revelli, dans sa contribution, parle de l’attitude de « militance scientifique » (p. 151 ; nous traduisons) qui a imprégné la vie et les travaux d’ATK. Cet aspect est évoqué par plusieurs des contributions et cette manière de construire un engagement à partir d’une épistémologie rigoureuse est d’ailleurs l’un des points sur lesquels la linguiste a sans doute le plus influé dans les parcours de certain(e)s chercheurs et chercheuses.

3Le volume est plurilingue — naturellement, aurait‑on envie de dire, connaissant sa déconstruction consistante des idéologies du monolinguisme. On trouvera dans ce volume beaucoup de contributions en français, mais aussi en italien, en anglais et en espagnol. Le type des contributions est lui aussi très variable. À côté de témoignages très personnels, notamment de sa famille ou de collègues très proches, de lettres, de souvenirs, on trouvera aussi des articles de recherche très développés, comme, à titre d’exemples, ceux de Katja Ploog sur le blending, à partir de données de migrants issus du Maghreb, ou de Manuel Gonzalez Gonzalez sur les contacts de langue en contexte galicien.

4Un premier ensemble correspond à la première direction dans laquelle s’est dirigée la recherche d’ATK : la psycholinguistique, et notamment la psycholinguistique de l’enfant (rappelons que sa thèse d’État soutenue à Strasbourg en 1969 portait sur Le bilinguisme de l’enfant avant 6 ans. Étude en milieu alsacien). Puis, après une deuxième section consacrée à des « Rencontres », on glisse vers la sociolinguistique (section 3), avec un arrêt sur un de ses livres les plus connus, Acts of Identity, publié en 1985 avec Robert Le Page (section 4), et un chapitre sur les « Langues en contact » (section 5). Enfin, deux contributions se concentrent sur l’aspect « Éducation bilingue et plurilingue » (section 6), qui fut une direction majeure de l’engagement de la linguiste, à l’origine de la revue Éducation et sociétés plurilingues, éditée au Val d’Aoste, et deux autres contributions s’intéressent à la dimension « Anthropologie du langage et humanisme » (section 7). Si l’on ajoute les quatre témoignages placés en fin de volume, nous arrivons ainsi à un total de 32 contributions, ce qui représente un ensemble substantiel. À ce propos, un léger reproche, de nature éditoriale : le lecteur aurait peut‑être souhaité une succincte présentation des contributeurs en fin d’ouvrage, ou à tout le moins une indication de leurs rattachements institutionnels.

5Renonçant à suivre le volume dans son ordre et à rendre un hommage exhaustif et équitable à toutes ces contributions individuelles, nous choisirons plutôt d’essayer de dégager quelques lignes de force qui nous ont particulièrement frappé.

6La première est sans doute celle de la dénonciation des idéologies monolingues. Plusieurs contributions rappellent à ce titre qu’ATK a été fortement influencée par ce pionnier que représenta pour elle Hugo Schuchardt (1842‑1927), lequel a fermement développé l’idée qu’aucune langue n’était « homogène », et exempte de mélange — « keine Sprache ist völlig ungemischt », 1882, cité par exemple p. 109. ATK a d’ailleurs copiloté, avec Robert Nicolaï, une édition bilingue des Textes théoriques et de réflexion (1885‑1925) de Schuchardt, chez Lambert-Lucas en 2011. Dans sa contribution, Jean-Marie Prieur revient sur ce qu’il appelle ces « effets d’un » (p. 39), tant au plan individuel que collectif. On relèvera ses réflexions (p. 45‑46) sur le détachement symbolique de l’arabe coranique, par exemple (« c’est notre langue maternelle, mais personne ne la parle », disent certains locuteurs arabophones). Passions de la langue, imaginaires, fantasmes : ATK a aussi abordé ces terrains mouvants et en constante reconfiguration.

7Elle s’est surtout intéressée à l’énergie qu’on a déployée dans l’histoire pour discréditer le bilinguisme, notamment dans son ouvrage de 2011, Le bilinguisme en procès, cent ans d’errance, 1840‑1940 (Lambert-Lucas). Plusieurs contributions reprennent naturellement cet aspect de son travail. Celle de Marisa Cavalli, notamment, remarque qu’en dépit d’efforts indiscutables, la thèse de la nocivité du bilinguisme a perduré, sous des allures subtiles, le fond des références langagières, dans le domaine de l’éducation, demeurant des normes monolingues. Surtout, elle met en avant l’importance d’une distinction à laquelle ATK ne s’était pas tellement intéressée : celle à faire entre « bon bilinguisme », celui des classes dirigeantes — on pourrait ajouter, bilinguisme avec des langues valorisées —, et « mauvais bilinguisme », celui des locuteurs de formes locales ou dialectales (p. 314). Elle souligne par la même occasion que ce qu’on pourrait appeler le « paysage du bilinguisme » a fortement changé depuis qu’ATK a commencé à s’intéresser au sujet : la présence des langues régionales a continué à s’étioler, tandis que la question de la migration est venue sans cesse davantage sur le devant de la scène.

8Le deuxième axe qui nous parait se dessiner est l’insistance mise sur la complexité des situations. De nombreux sociolinguistes, aujourd’hui, s’attachent à essayer de décrire des terrains où les frontières se brouillent. Plusieurs articles rappellent, à partir de leurs lieux (Maghreb, Afrique, Galice, Maurice…), les difficultés à manipuler avec rigueur les noms donnés aux langues, parlers ou formes de langage, et même les concepts qui entendent décrire cette porosité : code-switching, blending, translanguaging… À partir de son expérience africaine, Martine Dreyfus rappelle qu’ATK estimait qu’on ne pouvait pas faire de propositions générales concernant les contacts de langues dans les villes (p. 339). Plusieurs contributeurs (Philippe Blanchet, Robert Nicolaï, Christine Desprez, Catherine Julliard, Luisa Revelli…) rappellent qu’ATK a suivi en cela les conseils de prudence déjà émis par des chercheurs tels que Marcel Cohen ou John J. Gumperz quant à la possibilité de faire ce saut si tentant depuis l’empirie jusqu’à la théorie ou l’abstraction. ATK avait une conception du contact de langues et du mélange qui allait jusqu’au « n’importe comment » (cité p. 110). L’article de Luisa Revelli cite même plusieurs propos qui vont jusqu’à contester, dans certaines situations, l’usage du terme de plurilinguisme, lui préférant celui de pluriparlisme, autrement dit donnant au phénomène un caractère occasionnel, de « pidgin momentané », où le locuteur « fait feu de tout bois » (p. 155).

9Malgré tout, il y a deux concepts qui, en sociolinguistique, restent associés au nom d’ATK, bien que ce ne soit pas elle qui les ait proposés, mais plutôt Robert Le Page : les concepts de focussing (focalisation) et diffusion (voir la glose qui en est donnée par Gabrielle Varro p. 81). Leur opérativité est rappelée dans les contributions de Penelope Gardner-Chloros, Philippe Blanchet, Robert Nicolaï notamment, et la dynamique contraire que ces deux phénomènes peuvent exercer à l’échelle de l’histoire d’une langue est remarquablement montrée à propos de l’italien par la contribution très claire de Riccardo Regis.

10Un aspect de la recherche d’ATK qui a également beaucoup frappé ceux qui l’ont connue ou se sont nourris de ses travaux est l’accent mis sur le sujet parlant. De ce point de vue, le croisement entre psycholinguistique et sociolinguistique qui caractérise le second développement de sa recherche peut être considéré comme n’allant pas de soi dans les années 1970 et 1980. Il s’apparente plutôt à un « chemin de traverse ». Aujourd’hui, comme le souligne Cécile Canut, ce « crossing », si l’on veut, est beaucoup plus habituel dans le paysage scientifique. Il a permis en tout cas à la linguiste, selon les mots de Cécile Canut, de « toucher à tout ce qui permet de comprendre ce que parler engage » (p. 329). La contribution souligne également que, à la différence d’Anne-Marie Houdebine, qui insistait beaucoup sur la séparation entre son activité de psychanalyste et son activité de linguiste, par fidélité à l’école fonctionnaliste, ATK s’est montrée plus libre dans sa démarche, manifestant même des réticences à l’égard de la revendication de scientificité dont aiment parfois à se parer les sciences du langage. De là une ambition supplémentaire dans les questionnements, sans doute, et une volonté d’embrasser davantage du côté du sujet. Après Acts of Identity, l’habitude a été prise par nombre de chercheurs de privilégier le qualitatif par rapport au quantitatif en sociolinguistique, et d’observer à la loupe les attitudes individuelles plutôt que de chercher à modérer statistiquement l’observation.

11Depuis la première contribution de Marie-Claude Casper sur « Langue et psychisme » jusqu’à la dernière, c’est ainsi le motif de la parole qui revient en fil rouge, parole présente, donnée matérielle face à l’abstraction de la langue, fiction nécessaire autant que lieu d’absence. Catherine Julliard rappelle l’expression de Spracherleben (« expérience de la langue », p. 105) qu’utilisait Schuchardt. Et Rose-Marie Volle souligne dans sa contribution que ce que les travaux d’ATK ont pour elle permis de mieux éclairer, c’étaient les conditions d’émergence de la parole singulière. De la « langue » à la parole, à l’idiolecte, à l’expérience de langage ou à ce qu’on pourrait appeler le bricolage communicationnel, les parcours sont chaque fois différents, extraordinairement variables, parfois surprenants. Le parcours de pensée d’ATK a permis de dépasser un paysage scientifique — celui de sa jeunesse — où une grande importance était donnée aux frontières entre langues, dénominations aidant, quitte à construire ensuite des modèles articulant ensemble ces espaces auparavant délimités, pour aller vers un terrain où, en partant de l’expérience singulière des sujets, apparaissent des configurations nouvelles que les outils traditionnels de la linguistique peinent parfois à décrire.

12Dans ce parcours, l’ambition descriptive en est venue à un certain moment à être accompagnée d’une réflexion sur les possibilités d’action. Ce dernier axe traverse les contributions qui abordent les questions didactiques et les questions de politique linguistique. Le désenchantement, alors, le partage avec l’utopie, à laquelle Marisa Cavalli, par exemple, entend s’accrocher avec ferveur. Pierre Escudé, de son côté, constate la « mauvaise conscience » des pouvoirs publics sur la question du bilinguisme, et formule quelques propositions en conclusion de sa contribution. On en revient au titre Engagements donné à ce volume. À quel point le linguiste peut‑il agir sur son temps, et notamment sur les situations sociolinguistiques ou éducatives qu’il constate, observe et analyse ? C’est une question que ne se manquent pas de se poser nombre de chercheurs aujourd’hui.

13Comme on le voit, le paysage déployé par ce volume d’hommages est riche et varié. Il témoigne en tout cas de tout ce que doivent maints chercheurs à une figure qui s’est signalée par l’invention et réinvention constante, au sein d’une grande cohérence, d’un questionnement singulier. Il sera d’une lecture utile pour les chercheurs et chercheuses en sociolinguistique, en psycholinguistique, et pour toutes celles et ceux qui, de façon générale, cherchent à renouveler le regard porté sur le rapport au langage et aux langues du sujet parlant.

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References

Electronic reference

Gilles Siouffi, “Gabrielle Varro, Anemone Geiger-Jaillet et Tullio Telmon (dir.), Engagements. Actualité d’Andrée Tabouret-Keller (1929‑2020)Lidil [Online], 68 | 2023, Online since 31 October 2023, connection on 11 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/12088; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.12088

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Gilles Siouffi

Laboratoire STIH, Sorbonne-Université
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