- 1 La publication originale est en anglais (Netten & Germain, 2012). Les auteurs ont produit une versi (...)
1En 2012, Netten et Germain publient le premier article relatif à l’approche neurolinguistique (ANL). Elle est définie comme « un nouveau paradigme pour l’enseignement/apprentissage d’habiletés de communication dans une L2/LÉ en milieu scolaire1 » (Netten & Germain, 2012, p. 86). Cette publication n’est pas le fruit d’une première collaboration entre les deux chercheurs ; elle est précédée de quinze ans de travaux en commun.
- 2 Cet article intitulé « A New Paradigm for the Learning of a Second or Foreign Language: The Neuroli (...)
2Cette période débute par des échanges en 1997, qui se concrétisent l’année suivante avec l’expérimentation d’un programme d’enseignement scolaire du français langue seconde (FLS) au Canada : le français intensif (Germain, 2017 ; Netten & Germain, 1998). Celui‑ci n’est pas étranger à l’ANL puisque Germain et Netten mentionnent systématiquement le régime pédagogique dans les publications portant sur l’approche. Paradoxalement, la relation entre les deux n’est pas interrogée par les études et analyses, tant théoriques qu’empiriques. L’ANL est un point de départ, un objet fini ; un texte donné par ses concepteurs, qu’il soit porté par l’article initial (Netten & Germain, 2012), ou repris et développé dans un ouvrage qui lui est consacré (Germain, 2017). Nous proposons à contrario d’envisager l’ANL comme point de sortie de l’étude, comme objet à définir, en s’appuyant sur sa construction : en tant que processus, soit la période qui précède 2012, et en tant que résultat d’un processus, soit le texte de l’article de 20122 (Netten & Germain).
3L’ANL est le sujet de plusieurs publications scientifiques : celles de ses concepteurs et celles d’autres chercheurs. La perception des relations entre ANL et français intensif varie selon les auteurs.
4Dans l’article de présentation de l’ANL (Netten & Germain, 2012), le français intensif semble lié mais distinct de l’ANL. Le français intensif est ainsi présenté comme « un » exemple d’application de l’ANL. Sur les huit mentions de celui‑ci, il est associé à un programme d’enseignement canadien, alors que l’ANL est une méthode d’enseignement à caractère général. Netten (2020) réaffirme cette distinction :
On entend souvent dire que l’ANL au Canada, c’est le [français intensif] mais cela n’est pas tout à fait le cas. Le [français intensif] est un programme d’enseignement, c’est-à-dire un ensemble de ressources et de stratégies d’enseignement. […] L’ANL, cependant, est un nouveau paradigme, une nouvelle conception de comment on apprend les langues, qui offre les bases théoriques sur lesquelles construire un programme, comme le FI, qui pourrait être utilisé pour enseigner/apprendre n’importe quelle langue seconde ou étrangère. (p. 11)
5Pourtant, des signes d’association, voire d’assimilation sont présents dans l’article de 2012 (Netten & Germain).
6En premier lieu, alors que l’ANL a un caractère général et déterritorialisé, la deuxième partie de l’article (p. 86‑87) porte sur la didactique du français langue seconde au Canada. Ensuite, c’est à nouveau le contexte canadien qui sert d’exemple pour écarter le paradigme de la psychologie cognitive (p. 87‑89). Les auteurs font également une comparaison entre ANL et programme d’immersion canadien, pour en souligner les différences, alors que l’ANL n’est pas un programme d’enseignement canadien, au contraire du français intensif (p. 105‑106). Enfin, la partie dédiée aux limites de l’ANL (p. 106‑107) portent sur les difficultés d’implémentation du français intensif — au Canada.
7D’autres écrits de Germain (2017) et Netten (2018) alimentent l’idée d’une assimilation. Au sujet de la différence entre ANL et français intensif, Germain (2017) écrit :
Une remarque terminologique s’impose. Au Canada, l’ANL est désignée sous le nom de français intensif (FI). Cela vient du fait que les ministères de l’Éducation des provinces et territoires ne sont pas autorisés à approuver une approche en tant que telle, mais qu’ils peuvent approuver un régime pédagogique tel que le FI. De toute manière, ce n’est qu’une douzaine d’années après l’implantation du FI en milieu scolaire canadien que l’expression approche neurolinguistique a été choisie pour désigner son utilisation en milieu adulte, au moment de son implantation en Asie. (p. 5)
8En 2018, Netten semble abonder dans ce sens, en assimilant la naissance de l’ANL à celle du français intensif en faisant référence au second pour évoquer la première : « L’approche neurolinguistique (ANL), un nouveau paradigme pour l’enseignement/l’apprentissage des langues secondes, a vu le jour à Terre-Neuve-et-Labrador, province située à l’extrême est du Canada. » (p. 2)
9Des comptes rendus de l’ouvrage de Germain (2017) par Hilton (2018) et Guedat-Bittighoffer (2018) tendent à confirmer la superposition. Par exemple, une des critiques d’Hilton porte sur les modalités de mise en place de l’ANL, notamment sur l’âge du public scolaire visé ; or, ces modalités sont propres au français intensif et non à l’ANL. Guedat-Bittighoffer peut aussi laisser penser qu’ANL et français intensif ne sont pas distincts puisque dans la conclusion de son article est mentionnée la contribution de l’ANL non pas à la didactique des langues en général, mais à la didactique du français en particulier. Une autre difficulté de la lecture semble l’appréhension du texte de l’ANL sur le plan praxéologique. Alors même que des modalités précises de mise en œuvre de l’enseignement, dites stratégies d’enseignement, sont décrites, Hilton ne les articule pas dans un dispositif d’ensemble ; cette difficulté peut s’expliquer par une forte dispersion de celles‑ci au sein de l’ouvrage de Germain (2017) alors qu’il s’agit pourtant d’une « vulgarisation scientifique » (Germain, p. 4).
10Entre assimilation et dissociation, la relation entre français intensif et ANL est équivoque ; nonobstant, l’existence d’un lien apparait évidente. Ce lien inscrit l’ANL dans une histoire qui a débuté quatorze ans avant elle, celle du français intensif (Netten & Germain, 1998). Nous proposons de repartir de cette histoire pour mettre en évidence les points de rupture et de continuité entre français intensif et ANL et identifier l’empreinte laissée par le français intensif sur le texte de l’ANL.
11Pour l’étude du texte de l’ANL au prisme de sa genèse, ont été retenues des propositions didactologiques issues d’un débat, entre proposition contextualisante d’une part (Blanchet, 2015, 2016) et critique diversitaire du recours au texte en didactique des langues d’autre part (Castellotti, Debono & Pierozak, 2017 ; Huver, 2014). La mobilisation de la première vise à expliciter le contexte construit pour interpréter l’article de 2012 ; la mobilisation de la seconde à offrir des axes d’analyse de ce texte, éclairé à l’aune de son contexte.
12Le contexte retenu dans notre étude est la genèse canadienne du texte, avec pour bornes temporelles la période 1998‑2012. L’année 1998 correspond à la première expérimentation du français intensif en milieu scolaire canadien (Netten & Germain, 1998) ; l’année 2012 est celle de la publication de l’article introduisant l’ANL (Netten & Germain, 2012). La genèse du texte est séquencée en deux temps : les origines empiriques du texte de l’ANL ; ses origines théoriques. L’objectif est d’identifier les contributions de cette période au texte de l’ANL (Netten & Germain, 2012).
- 3 Nous avons extrait des éléments du débat qui ne le subsument pas.
- 4 Cette définition s’appuie sur la définition du Robert en ligne (2022) — pour les deux premiers crit (...)
13Des enseignants-chercheurs de l’équipe d’accueil DYNADIV font une critique du recours au texte en DdL3, lequel est défini comme « un ensemble de signes, qu’il s’agisse de paroles / discours / pratiques, etc. » (Castellotti et coll., 2017, § 9). Nous proposons de prendre l’article de 2012 (Netten & Germain) comme un exemple de texte et d’utiliser pour son analyse trois dimensions mises en avant dans la critique générale du texte (Castellotti et coll., 2017). En premier lieu, le caractère diffusionniste qui serait inhérent à tout texte. Par diffusionnisme4, nous entendons : l’existence d’un projet politique visant à imposer une culture majoritaire sur une culture minoritaire ; une intention suivie d’effets, c’est-à-dire une propagation effective ; enfin, un passage de frontières, des pays du Nord vers les pays du Sud (Castellotti et coll., 2017 ; Debono, 2014). En deuxième lieu, une conception « techniciste » (Huver, 2014, p. 149) de l’approche formative en DdL, c’est-à-dire une formation dans laquelle le texte aurait la primauté, au détriment des enseignants pris dans leur diversité, leur subjectivité et leurs pratiques didactiques (Castellotti et coll., 2017 ; Huver, 2014). En troisième lieu, une dimension épistémologique. Castellotti et coll. (2017) réfutent une orientation de la didactique des langues qui serait « prioritairement pragmatique » (§ 23) ainsi que « le retour en force d’un serpent de mer : l’applicationnisme de théories qui ne pourraient se construire que dans un « en‑dehors » de la [Didactologie-Didactique des langues] » (§ 27). Ils indiquent s’inscrire dans une « science conçue comme “non positive” » (§ 20) qui permettrait d’ouvrir le débat autour des choix épistémologiques, si tant est qu’ils soient explicités. Ce positionnement scientifique serait incompatible avec une naturalisation, sous couvert des « progrès des sciences modernes », d’orientations qui ne pourraient alors plus être discutées, en prenant l’exemple de ce qui serait présenté comme la « révolution communicative » et la « révolution contextualiste » (§ 20).
14Pour constituer notre jeu de données, une méthode historique a été choisie (Thuillier & Tullard, 1988, cités dans Dépelteau, 2011). Celle‑ci nécessite de s’appuyer sur un corpus documentaire : « sans document, il n’y a pas de recherche historique » (p. 277).
- 5 Il s’agit d’un long entretien avec Germain, conduit par Hamdani Kadri et Elghazi (2016).
15Le corpus a d’abord été alimenté de publications des concepteurs de l’ANL entre 1998 et 2012 ; émises par Netten et Germain, nous les qualifions de source primaire. Ensuite, au centre du corpus, se situe la publication scientifique introduisant l’ANL (Netten & Germain, 2012). Puis, l’ouvrage de Germain (2017) qui développe largement, sous la forme d’une foire aux questions, les différents aspects de l’ANL. Enfin, des publications parues entre 2016 et 2020, dans lesquelles les concepteurs de l’approche, individuellement, apportent un éclairage rétrospectif sur l’ANL (Hamdani Kadri & Elghazi, 20165 ; Netten, 2018, 2020).
16Netten et Germain sont deux chercheurs canadiens. La langue première de Netten est l’anglais quand celle de Germain est le français. Tous deux sont impliqués dans le domaine de la didactique du français langue seconde au Canada, plusieurs fois récompensés pour leurs contributions. Netten est à l’origine de la mise en place des premiers programmes d’immersion en 1965 et occupe des fonctions au sein du ministère de l’Éducation de la province de Terre-Neuve-et-Labrador à la fin des années 1980 (Netten, 2018). Germain est un chercheur, doté d’un doctorat en linguistique (1970) et d’un doctorat en épistémologie (1989) (Hamdani Kadri & Elghazi, 2016). La didactique des langues est au cœur des recherches de ce dernier. En 1995, alors qu’il estime que la discipline est encore « en émergence » (Germain, 1995, p. 25), il souhaite nécessaire que sa scientificité se développe afin qu’elle soit autonome par rapport aux autres champs disciplinaires. Il propose de développer une théorie de l’enseignement qui sorte de la recherche perpétuelle de la méthode idéale qu’il qualifie non sans ironie de « pierre philosophale de la didactique des langues » (ibid., p. 35). Les deux principales difficultés qu’il voit dans les méthodes d’enseignement sont d’une part l’absence de preuve de leur efficacité relative faute de mesure de leurs résultats, d’autre part le fait qu’elles reposent sur les théories personnelles de leurs auteurs, sans consensus au sein de la communauté scientifique.
17Netten et Germain sont ainsi des observateurs de premier plan des questions didactiques et en particulier de la situation canadienne. Bien que le français soit une langue officielle au Canada, au même titre que l’anglais, il est très minoritaire — moins de 20 % de la population — et en constant déclin depuis les années 1970 (Statistique Canada, 20166). La population francophone est de 22,8 % en 2016 quand la population bilingue ne représente que 17,9 % des Canadiens. La population francophone est également enclavée, 90 % des francophones étant concentrés dans deux des treize provinces et territoires, le Québec et le Nouveau-Brunswick. Germain qualifie ainsi le FLS de « langue étrangère » (Hamdani Kadri & Elghazi, 2016, p. 150) avec un apprentissage de la langue française dans un milieu exogène.
18En dehors des programmes d’immersion qui couvrent environ 20 % des élèves, les programmes de français de base couvrent quant à eux 80 % des élèves ; or, ils sont en échec : incapacité des élèves à communiquer en français (Calman & Daniel, 1998, cités dans Germain, 2017), découragement et abandon de la matière dès qu’elle n’est plus obligatoire (Macfarlane, 2005).
19Pour pallier ces difficultés, Netten et Germain proposent le français intensif. Ce programme vise l’amélioration des programmes de français de base (Netten & Germain, 1998). À cette occasion, le positionnement de Germain évolue du volet observation-description de la DdL vers son volet intervention ; il estime que des démarches quasi expérimentales peuvent être mobilisées pour la recherche en DdL (Hamdani Kadri & Elghazi, 2016, p. 102).
20Le français intensif est ainsi testé dans le cadre des travaux de thèse doctorale de Netten (2001), dirigés par Germain. L’expérimentation, financée par les autorités provinciales de Terre-Neuve-et-Labrador, ne concerne que quatre classes d’élèves (Netten & Germain, 1998), ce qui est modeste, eu égard à l’ambition d’améliorer les programmes de français de base.
21Sur le terrain, en collaboration avec les enseignants, sont construites de nouvelles modalités d’enseignement. Parmi celles‑ci, un séquencement de l’enseignement selon une boucle ou cercle de la littératie, soit un enchainement de phases d’enseignement — oral, lecture, écriture — qui permettent de développer les compétences langagières nécessaires à la réalisation d’un projet (Germain & Netten, 2012). Chaque phase fait l’objet d’un découpage en stratégies d’enseignement : « Par stratégies d’enseignement, nous entendons les actes concrets posés par l’enseignant, en salle de classe, afin de créer les conditions propices à l’apprentissage de la matière enseignée, en l’occurrence, le FL2. » (Germain & Netten, 2008, p. 2) Elles se présentent sous la forme d’étapes successives et de modalités d’intervention transverses (fig. 1).
Figure 1. – Stratégies utilisées en phase orale.
Reproduction simplifiée réalisée à partir de l’ouvrage de Germain (2017, p. 76).
22Parmi les stratégies transverses se trouve par exemple le processus de correction des erreurs (Germain & Netten, 2005). Il suit un mode opératoire précis et systématique (fig. 2).
Figure 2. – Illustration du processus de correction des erreurs.
En bleu sont signalées les erreurs de l’apprenant faisant l’objet de la correction consécutive.
23La mise en place du français intensif s’accompagne aussi d’une réorganisation du temps scolaire, en fin d’école primaire. Le caractère « intensif » du programme se traduit par une concentration des heures de français sur cinq mois dans l’année, celles‑ci représentant l’essentiel du temps d’enseignement (Netten & Germain, 2000).
24Ce nouveau programme nécessite une formation préalable des enseignants. Les concepteurs du français intensif assurent l’essentiel de cette formation qui comprend une formation initiale à caractère théorique et des observations de classe pour vérifier la mise en œuvre effective des nouvelles modalités d’enseignement (Macfarlane & Canadian Association of Second Language Teachers, 2005). Cette formation est pour les auteurs nécessaire pour assurer la significativité des résultats mesurés :
[…] nous avons toujours voulu éviter qu’on nous dise que le FI, ça ne fonctionne pas, alors que leurs utilisateurs [ndrl, des unités pédagogiques] n’auraient pas été adéquatement initiés à cette nouvelle conception des relations entre l’apprentissage et l’enseignement et, partant, à de nouvelles stratégies d’enseignement de l’oral, de la lecture et de l’écriture. (Germain, 2017, p. 157)
25Dans cette perspective, les modalités ayant fait le succès du français intensif sont reprises à l’identique, dans une démarche « quasi expérimental[e] » (Hamdani Kadri & Elghazi, 2016, p. 202).
26Entre 2003 et 2009, à l’échelle pancanadienne, le niveau de près de 1 500 apprenants dispersés sur 80 classes est évalué. Les évaluations montrent que les élèves suivant un programme de français intensif ont des résultats supérieurs à ceux suivant des programmes de français de base, sur toutes les compétences et notamment à l’oral (Netten & Germain, 2009).
27Le français intensif s’étend. En 2012, Netten et Germain estiment que 47 500 élèves ont suivi un programme de français intensif depuis 1998. Cependant, le français de base n’en reste pas moins largement prédominant avec, sur la même période, plus d’un million d’apprenants enregistrés (Government of Canada, 20137).
28À l’observation des résultats du français intensif succède une phase de construction théorique, dont Germain décrit ainsi la relation : « Partons des problèmes de terrain et allons chercher ce qui, dans chacune des disciplines ou sciences, est pertinent pour contribuer à la résolution des problèmes pratiques identifiés au départ. » (Hamdani Kadri & Elghazi, 2016, p. 139)
29Progressivement, Netten et Germain construisent un corpus, dans lequel sont particulièrement présents six auteurs : Vygotsky à partir de 2000, puis Cummins en 2001, Paradis la même année, Ellis et Krashen en 2005 et enfin Segalowitz en 2012. Ce corpus a pour caractéristique d’être régulièrement actualisé avec les dernières parutions en neurosciences. Par exemple, les travaux de Paradis de 2000, 2004 et 2009, sont respectivement cités en 2001 (Netten & Germain), 2004 (Germain & Netten, 2004a) et 2010 (Germain & Netten).
30Plusieurs grands principes sont retenus parmi lesquels la théorie du bilinguisme de Paradis (1994, 2000, cité dans Germain & Netten, 2004b ; Paradis, 2004, cité dans Germain & Netten, 2004a). Germain et Netten mettent en avant la distinction entre connaissance et compétence. La première, explicite, et la seconde, implicite, seraient stockées dans deux mémoires distinctes, respectivement la mémoire déclarative et la mémoire procédurale, sans lien direct entre les deux (Germain & Netten, 2004a, 2004b). Une connaissance explicite ne pourrait pas être procéduralisée au sens où elle ne pourrait pas devenir une « habileté à utiliser la connaissance implicite, intuitive, de manière automatique, c’est-à-dire non consciente » (Germain & Netten, 2004b, p. 3). Ils définissent alors l’existence d’une grammaire interne, par opposition à la grammaire traditionnellement enseignée — dite externe (Germain & Netten, 2005). La grammaire interne relèverait de processus non conscients et serait utilisée de façon automatique, sans qu’il soit besoin de réfléchir à la construction linguistique pour produire des phrases. Les auteurs insistent sur la nécessité de développer cette grammaire interne à travers l’utilisation et la réutilisation de la langue. Selon Ellis (2011, cité dans Netten & Germain, 2012), l’habileté à communiquer se développerait en effet avec cette utilisation et réutilisation.
31La démarche scientifique est ainsi double et séquencée. La première phase est la construction d’un nouveau régime pédagogique dans le contexte scolaire canadien, dont les résultats sont mesurés. La deuxième étape est une construction théorique visant à expliquer les résultats. Cette construction est enrichie au fur et à mesure des nouveaux travaux publiés dans le champ des neurosciences sur la période 1998‑2012.
32En 2012, Netten et Germain présentent l’ANL comme un nouveau paradigme.
33Tout d’abord, la progression du texte suit une logique « problème / explication / nouvelle théorie de l’apprentissage et de l’enseignement / solution / illustration ». Cette articulation globale et synthétique est nouvelle.
34Sur le plan théorique, à l’exception des travaux de Segalowitz (2010, cité dans Netten & Germain, 2012), on retrouve dans la publication de 2012 tous les auteurs de la période 1998‑2012 : Vygotski (1962, 1985 cité dans Netten & Germain, 2000) ; Cummins (1979, 1981 cité dans Netten & Germain, 2001) ; Paradis (1994, 2000 cité dans Netten & Germain, 2001 ; Paradis (2004, 2009 cité respectivement dans Germain & Netten, 2004b, 2010) ; Krashen (1981, 1985 cité dans Netten & Germain, 2005) ; Ellis (1993, 1997, 2002 cité dans Germain & Netten, 2005).
- 8 Extrait de la méthode de constitution du répertoire notionnel : « Les notions retenues par nous dan (...)
35Sur le plan didactique et pédagogique, le fond demeure. Le recensement des « notions8 » qui sont à la fois présentes dans le texte de 2012 et dont la postérité est acquise du fait de leur reprise dans l’ouvrage de Germain (2017) permet de faire plusieurs constats (Cartier, 2022). Les notions présentes dans le texte de l’ANL en 2012 prennent leur origine dans des publications antérieures ; par exemple, la grammaire interne (Netten & Germain, 2005) ou la modélisation (Germain & Netten, 2005) (fig. 3).
Figure 3. – Référencement des notions didactiques et pédagogiques du texte de l’ANL.
Lecture : la notion no 1 « aisance » apparait dans une publication de Netten et Germain datant de 2001 puis est complétée et stabilisée dans une publication de 2004. Elle est présentée à la page 76 de l’ouvrage de Germain (2017).
- 9 Le processus de correction des erreurs mobilise modélisation et authenticité. Pour un exemple de mi (...)
36Ce répertoire de notions révèle un ensemble vaste et complexe. Jusqu’à vingt-cinq notions ont été identifiées et définies. Sept d’entre elles sont entendues « au sens de l’ANL », c’est-à-dire dans une acception différente de leur usage courant. Par exemple, les notions de modélisation9 (notion no 14) et d’authenticité (notion no 3). La modélisation consiste pour l’enseignant à produire un énoncé — dit « modèle » — qui utilise la structure phrastique enseignée. Cet énoncé doit être « authentique » ; l’authenticité (dont l’acception n’est par ailleurs pas stabilisée en didactique des langues), ne renvoie pas à des documents authentiques issus de situations non scolaires mais à l’émission d’un message, vrai pour celui qui l’énonce (Germain & Netten, 2004c). L’enseignant interroge les apprenants en réutilisant ce modèle phrastique. Les apprenants répondent non pas en reproduisant à l’identique la phrase de l’enseignant mais en réutilisant la même structure phrastique en adaptant le contenu à leur situation personnelle.
37Par ailleurs, une très large majorité desdites notions — vingt sur les vingt-cinq du répertoire — sont intriquées ; leurs définitions renvoient à d’autres notions du répertoire. Par exemple, la précision (no 19) est l’utilisation correcte de la langue. Elle est davantage considérée comme une habileté (no 8) plutôt que comme un savoir (no 21), ce qui a des conséquences sur les modalités de correction (no 5).
38Enfin, l’effort de synthèse des auteurs — trente pages en 2012 contre plusieurs centaines sur la période antérieure — n’est pas sans limites. Tout d’abord, alors que la cinquième partie de l’article est dédiée à la présentation de principes pédagogiques, selon une structure en cinq piliers, l’appréhension du texte peut sembler difficile. Le texte est moins organisé de façon verticale, en principes étanches, que selon une structure en réseau qui s’affranchit des piliers. Quinze des vingt-cinq notions identifiées sont ainsi présentes à minima dans deux des cinq principes et jusqu’à quatre d’entre eux pour certaines notions. Ensuite, chaque principe reprend un grand nombre de notions ; par exemple, le deuxième principe mobilise à lui seul vingt notions. Le texte est ainsi dense, complexe et partant difficile à maitriser en première lecture.
39Eu égard à la période des « fondations », quelques hypothèses peuvent être émises quant aux choix ayant présidé à cette présentation. Tout d’abord, la construction pourrait être envisagée comme le résultat d’un renforcement progressif du texte, par strates, de l’empirique vers le théorique, entre 1998 et 2012. Les découvertes en neurosciences apparaissent alors cohérentes avec les résultats empiriques précédemment constatés, conduisant à cimenter la structure. Une autre interprétation, qui n’exclut pas la première, pourrait être celle de la nécessité de bâtir la légitimité et la crédibilité du régime pédagogique du français intensif auprès des décideurs institutionnels canadiens. L’objectif initial du français intensif est bien une amélioration, sur le terrain, des programmes de français de base. Or, sans relai politique, la proposition scientifique en matière de FLS ne peut dépasser le stade de l’expérimentation. La crédibilité se bâtit sur des arguments qui nécessitent d’être immédiatement accessibles et cohérent dans le temps. Les enjeux liés à la mise en place et au déploiement du français intensif pourraient ainsi avoir pesé sur la formation du texte de l’ANL qui ne s’en serait pas nécessairement libéré.
40Sur le plan formatif, le texte de 2012 hérite du dispositif français intensif. Si les modalités ne sont pas précisément décrites dans le texte de 2012, elles sont détaillées et reprises à l’identique dans l’ouvrage de Germain (2017).
41Ainsi, le texte de l’ANL s’inscrit dans le continuum de la période 1998‑2012, en en reprenant l’essentiel, dans ce qui tend à une forme d’exhaustivité. Construit et solidifié sur une décennie, protéiforme, le texte est vaste : mobilisation des travaux neuroscientifiques, définition d’une conception de l’apprentissage et de l’enseignement, prescriptions pédagogiques, approche formative. Cette ampleur lui confère une complexité qui, sans l’éclairage de son processus de construction, peut constituer des barrières à l’entrée, favorisant des lectures anachroniques et des mécompréhensions du texte.
42Le texte de l’ANL comporte des caractéristiques diffusionnistes. L’ANL est en effet introduite par une publication scientifique qui la présente comme un nouveau paradigme et écarte les approches précédentes. L’approche présentée dans le texte pourrait être perçue comme la seule efficace et partant, aurait vocation à supplanter toutes les approches et pratiques didactiques.
43D’autres dimensions nécessaires à la caractérisation du diffusionnisme font cependant défaut. La première est relative à la qualité des concepteurs. Netten et Germain sont deux chercheurs. Si les appuis institutionnels de Netten permettent de lancer l’expérimentation initiale en 1998, l’influence des chercheurs demeure limitée. Ils n’appartiennent à aucune organisation politique pouvant assurer la diffusion du nouveau régime pédagogique au Canada. De facto, sur le plan du nombre d’inscrits, le français intensif n’atteint pas les ordres de grandeur des programmes d’enseignement dominants. La logique demeure avec l’ANL, Netten et Germain ne disposant pas de ressources supplémentaires au plan international. L’ANL n’est pas l’instrument d’un projet politique conçu et propulsé par un « pays du Nord ».
44Par ailleurs, le français intensif est créé par des Canadiens, pour des Canadiens, pour l’enseignement d’une langue officielle minoritaire, au sein des frontières canadiennes. Dans ce contexte, le français intensif n’est pas le vecteur d’une culture majoritaire qui s’imposerait à une culture minoritaire. Ce même raisonnement peut être translaté au texte de l’ANL : les concepteurs ne préjugent pas de l’utilisation du texte. Il peut être utilisé pour l’enseignement d’une langue minoritaire ou majoritaire ; il peut être utilisé au sein d’un même pays ; il peut être utilisé dans un pays du Sud pour l’enseignement d’une langue provenant d’un Pays du Nord vers un pays du Sud, mais aussi pour celle d’un pays du Sud dans un pays du Nord.
45Sur le plan formatif, le texte de l’ANL est prioritairement une formation à son texte — type d’approche que les enseignants-chercheurs de l’EA DYNADIV qualifient de techniciste (Huver, 2014 ; Castellotti et coll., 2017). La formation à l’ANL s’effectue ainsi sur plusieurs années via des observations de classe effectuées par les formateurs, pour vérifier la compréhension et la mise en œuvre effective des stratégies d’enseignement par les enseignants.
46En sus, le texte de l’ANL est « technique ». Comme vu supra, tout semble être prévu, jusqu’aux « actes concrets posés par l’enseignant, en salle de classe » (Germain & Netten, 2008, p. 2). Cette technicité est telle qu’elle pourrait interroger sur les marges de manœuvre et d’expression laissées aux enseignants et aux apprenants.
47Nonobstant, la « diversité » (Huver, 2014), autrement dit la prise en compte et l’expression des individus, dans leurs parcours et leurs projets, pourrait ne pas être absente du texte de l’ANL. L’authenticité est l’un des cinq principes sur lesquels repose l’ANL (Netten & Germain, 2012) ; une interaction authentique est celle qui puise dans le vécu des enseignants et des apprenants (Germain & Netten, 2004c ; Germain, 2017). Dès lors, une application mécanique du texte, « à la lettre », sans implication authentique, pourrait ne pas en respecter « sa lettre ». Netten et Germain (2012) indiquent ainsi la nécessité pour les enseignants de comprendre et d’intégrer le changement de pédagogie implicite induit par le texte. Une de ses caractéristiques est notamment la révolution autour de la relation personnelle, diversitaire, créée entre l’enseignant et les apprenants d’une part, entre les apprenants entre eux d’autre part. L’échange est fondé sur le partage expérientiel. Sans acceptation des différents acteurs, le texte ne peut être mis en œuvre.
- 10 Traduction de l’anglais par Germain et Netten.
48Le texte de l’ANL soulève la question de l’articulation entre neurosciences et DdL. Hilton (2018) voit dans la prise en compte des travaux neuroscientifiques « une orientation théorique prometteuse et une position épistémologique importante » (§ 8). À contrario, pour Castellotti (2017), l’ANL relèverait d’un applicationnisme. Le cheminement du texte de la publication de 2012 pourrait laisser penser que les travaux des neurosciences s’imposent à la DdL ; les « prescriptions pédagogiques10 » (Netten & Germain, 2012, p. 93) sont posées à la suite de la présentation d’un cadre théorique conçu sur la base de travaux en neurosciences. Cependant, la genèse du texte de l’ANL fait apparaitre une progression inverse : en 1998 est expérimenté un programme d’enseignement qui conduit, sur le terrain, à la formulation de stratégies d’enseignement de nature praxéologique ; le cadre théorique, à vocation explicative, est construit à postériori, régulièrement alimenté des travaux en neurosciences publiés entre 2000 et 2012. Les préconisations pédagogiques du texte de l’ANL ne procèdent donc pas du cadre théorique présenté en 2012 puisqu’elles le précèdent historiquement. Par ailleurs, les théories neuroscientifiques ne sont pas d’application directe : elles sont sélectionnées, traduites et conceptualisées afin de proposer une théorie singulière de l’apprentissage et de l’enseignement des langues. Enfin, Netten et Germain adossent à cette théorie des principes d’intervention pédagogique, qui ne sont ni une reprise ni un plaquage depuis les neurosciences — la didactique n’étant pas l’objet de celles‑ci.
- 11 Traduit de l’anglais par Laure Meyer (1983).
49Par ailleurs, l’ANL est présentée comme un « nouveau paradigme » (Netten & Germain, 2012). Le choix du terme « paradigme » renvoie au concept de Kuhn (1983 [1962]) : un paradigme est constitué de « découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à un groupe de chercheurs des problèmes types et des solutions11 » (p. 11). Germain indique que le choix de ce terme renvoie à la rupture entre les modélisations traditionnelles de la psychologie cognitive et l’observation directe du fonctionnement du cerveau permise par les avancées de l’imagerie médicale (Hamdani Kadri & Elghazi, 2016). Cette approche semble renvoyer à une vision de la science qui serait une succession de progrès irrévocables, écartant les approches précédentes (Castellotti et coll., 2017). Le caractère explicatif de l’ANL et la démonstration de son efficacité assise sur la mesure quantitative des résultats du français intensif renforcent cette idée. Germain efface la frontière entre des démarches quantitatives qu’il estimait réservées aux sciences de la nature et des démarches qualitatives réservées aux sciences humaines et sociales, pour envisager leur complémentarité (Hamdani Kadri & Elghazi, 2016). Si l’approche peut comporter des traits néopositivistes, Germain n’en souligne pas moins la contingence de la science : « l’un des grands apports de mes études en épistémologie est la compréhension de la nécessité d’expliciter ses présupposés, c’est-à-dire d’accepter le principe que rien n’est évident en science » (Hamdani Kadri & Elghazi, 2016, p. 144). L’absence d’évidences et l’explicitation des choix épistémologiques du chercheur semblent rapprocher les concepteurs de l’ANL de la position de Castellotti et coll. (2017) quant à une vision non positive de la science, dans laquelle les choix peuvent être discutés si tant est qu’ils soient exposés.
50Un autre apport résultant du processus de construction du texte est une démonstration de la façon dont les savoirs savants, banalisés et d’expertise, peuvent être créés et comment ils peuvent circuler (Beacco, 2011). L’ANL a tant des racines empiriques que théoriques, les premières ayant suscité les recherches aboutissant sur les secondes.
51L’historicisation du texte et son étude à l’aune de la critique diversitaire permet non seulement d’approfondir sa compréhension mais également de le mettre en perspective pour le positionner dans le champ de la DdL. L’étude est aussi l’occasion de mettre à jour des questionnements qui traversent la DdL : modalités de construction et formation des savoirs, articulation entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales, démarches quantitatives versus qualitatives, applicationnisme, place et rôle de la méthode dans la formation des enseignants.
52Cependant, l’étude du texte de l’ANL à travers sa genèse, par le biais d’une analyse documentaire, n’épuise pas le sujet de sa définition et de son interprétation ; un texte ne peut exister sans ses lecteurs. Le recueil des différentes lectures, mises en regard de cette première définition théorique du texte, pourrait permettre d’enrichir son appréhension, en faisant ressortir différences et points communs. À rebours, à travers ces lectures pourraient apparaitre les différents rapports qu’enseignants et chercheurs entretiennent avec la DdL, ainsi que leurs attentes vis-à-vis de celle‑ci. Une cartographie des lignes de fractures pourrait alors commencer à être esquissée.