1Faut‑il considérer ce numéro de Lidil, consacré à l’Approche neurolinguistique pour l’enseignement des langues étrangères et secondes (ci‑après ANL), comme un numéro anniversaire ? La tentation serait grande, en effet, d’aller dans ce sens puisque « tout a commencé » en 1998 avec une première expérimentation menée dans la province canadienne de Terre-Neuve-et-Labrador afin d’améliorer le programme du français de base. Pourtant, affirmer que l’ANL a 25 ans ne reviendrait‑il pas à induire une histoire assez éloignée de la manière dont cette approche en est, finalement, devenue une ? En écrivant trop simplement et trop rapidement cette histoire (en suivant tout simplement la chronologie), sans souci d’historicisation, ne serait‑on pas en train de réécrire l’histoire de l’ANL ?
- 1 Extrait du cadrage de la journée d’études du 20 janvier 2023 « Historicité, historicisation », orga (...)
2Le souci d’historicité et d’historicisation n’est pas une préoccupation majeure des chercheurs en didactique des langues étrangères et secondes, comme cela a été rappelé au début de l’année 2023, à l’occasion de la journée d’études « Notions en question en didactique des langues » organisée par l’Association des chercheurs et enseignants didacticiens des langues étrangères (ACEDLE). Pourtant, s’en soucier permettrait probablement de mieux comprendre ce qu’est l’ANL : d’où elle vient, pourquoi et comment elle a émergé, comment elle se situe dans les débats en didactique et en acquisition des langues de nos jours, où elle est implantée, etc. Cela permettrait aussi de prendre en compte les tâtonnements, le rôle des acteurs, leur volonté, les éléments de contexte, ce dernier terme étant pris dans un sens très large : institutionnel, politique, scientifique, etc. (Bel, 2017). Historiciser l’ANL, ce serait donc se donner la possibilité de la dénaturaliser en mettant en avant « certains impensés, de déconstruire ou relativiser certaines évidences ou allants de soi en rendant apparent le caractère construit et contingent de certains concepts et discours1 ». Historiciser l’ANL, ce serait la remettre en perspective avec les contextes de son émergence et de son développement. Historiciser l’ANL, ce serait enfin se soucier du discours historique produit. S’engager dans un processus d’historicisation, même modeste, c’est finalement prendre en compte l’évolution complexe qui, en 25 ans, a abouti à un objet, non encore complètement stabilisé et qui a, sur le tard, été nommé ANL.
Seule la mise en perspective historique permet […] de voir en quoi ce qu’on appelle une « réalité sociale » […] « ne tombe pas du ciel », n’a pas toujours constitué une « réalité » et n’a pris sa forme actuelle qu’au terme d’un long processus qui aurait pu tourner autrement […], [cette réalité sociale est] le résultat d’un processus particulier. (Van Campenhoudt & Marquis, 2014, p. 259)
3C’est ce « processus particulier » d’une histoire « qui aurait pu tourner autrement » que je vais esquisser dans ce texte introductif, en proposant tout d’abord une mise en perspective historique de son émergence au Canada puis de son développement hors du Canada. Cela m’amènera à tenter un bilan de sa place dans l’enseignement et la recherche aujourd’hui. Je terminerai en situant ce numéro, et les articles qui le composent, dans les recherches actuelles et les débats en cours en didactique des langues.
4L’ANL est tout d’abord née, il est important de le rappeler, d’un problème qui se posait au Canada anglophone concernant l’enseignement du français suite à la mise en place de la politique fédérale du bilinguisme : la Loi sur les langues officielles, votée en 1969, attribuait effectivement un statut co‑officiel à l’anglais et au français non seulement dans l’appareil législatif mais aussi au gouvernement fédéral et dans tous les organismes relevant du fédéral aussi bien au pays qu’à l’étranger3. Même si la politique éducative et linguistique est une prérogative provinciale, maitriser le français revêtait donc une importance sociale, économique et symbolique nouvelle. L’enseignement du français a aussi bénéficié de subventions de recherche importantes de la part du fédéral4.
5Au Canada anglophone, le régime pédagogique le plus répandu pour apprendre le français était et est toujours celui du « français de base5 », très critiqué dès les années 1970 pour son inefficacité (Calman & Daniel, 1998) au contraire de l’immersion depuis longtemps perçue comme beaucoup plus efficace (Rebuffot, 1993). Or, ce « succès » de l’immersion était à relativiser pour au moins deux raisons. La première est que si les élèves étaient à l’aise pour s’exprimer en français, la précision linguistique n’était pas toujours au rendez‑vous (ibid.). La deuxième est que le recrutement n’était pas du tout comparable : le public de l’immersion était et est toujours clairement un public socialement favorisé (ibid.). Toujours est‑il que peu de recherches, dans les années 1980 et 1990, portaient sur ce problème de l’inefficacité du français de base6. En parallèle, Claude Germain se demandait si des solutions ne pouvaient se trouver dans certains des travaux empiriques menés par des chercheurs canadiens anglophones comme Lightbown et Spada (1991). Par effet de miroir avec ces recherches, il apparaissait que non seulement le nombre d’heures en français de base était insuffisant, mais que leur étalement dans le temps était non productif.
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- 9 Réduction de moitié du temps consacré à l’apprentissage des autres matières, y compris de l’anglais (...)
- 10 En pariant sur le fait que s’il y avait interdépendance, le transfert de la L1 à la L2 dans l’appre (...)
6Grâce à une subvention fédérale et sur une suggestion de Claude Germain, une première expérimentation d’apprentissage intensif du français fut ainsi tentée à partir de 1998. Cela se fit dans le cadre du doctorat7 de Joan Netten — alors déjà très active depuis de nombreuses années dans l’enseignement du français8 — à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) sous la direction de Claude Germain. D’un point de vue théorique, c’est donc la notion d’intensité qui fut d’abord mise en avant, parallèlement à la notion de langue comme moyen de communication (d’où l’intégration progressive de la référence à la littératie et l’adoption de la pédagogie par projets qui avait largement fait ses preuves ailleurs). Deux autres éléments vinrent enrichir cette première expérimentation. Les notions d’aisance (fluency) et de précision (accuracy), proposées en Angleterre par Brumfit dès 1984, furent mobilisées mais avec l’idée de rendre possible un développement équilibré des deux, donc sans sacrifier l’une pour l’autre. L’autre enjeu portait sur la place des autres cours puisque l’impératif d’intensité nécessitait de réduire pendant plusieurs mois le temps qui leur était consacré au bénéfice du français9. Ceci eut pour conséquence l’ajout d’autres références à cet ensemble théorique en construction car il fallait être capable de démontrer aux décideurs politiques que l’apprentissage du français de manière intensive contribuerait au développement cognitif des élèves d’âge primaire. D’où l’apport théorique des travaux de Vygotsky (1985), permettant de justifier l’importance des interactions sociales tout en montrant leur contribution au développement cognitif des élèves, et de ceux de Cummins (1979) sur l’interdépendance des langues10.
7La référence à la théorie neurolinguistique du bilinguisme de Paradis (1994) n’interviendra que plus tard, et de manière systématique qu’à partir de 2004. Pourquoi pas plus tôt ? La raison en est que les résultats encourageants du français intensif (voir infra) n’étaient pas vraiment complètement expliqués par les éléments théoriques déjà mobilisés. C’est le recours à la théorie de Paradis qui permit d’expliquer ce que Germain (2017) appellera plus tard le « paradoxe grammatical », à savoir le fait de pouvoir connaitre de nombreuses règles de grammaire tout en étant incapables de parler alors qu’inversement, certains peuvent parler une langue sans en connaitre les règles. Entre temps, la problématique de recherche avait évolué : il ne s’agissait plus seulement d’améliorer le programme du français de base mais d’expliquer ce paradoxe.
8En parallèle de cet enrichissement théorique, le souci de tester empiriquement le nouveau régime pédagogique a été une préoccupation constante durant toutes ces années. Là encore, le contexte politique canadien a joué un rôle : la politique éducative et la politique linguistique sont des prérogatives provinciales et au sein de chaque province et territoire, les commissions scolaires bénéficient d’une grande autonomie. Si le français intensif s’est répandu en dehors de la province de Terre-Neuve-et-Labrador, d’abord au Nouveau-Brunswick, puis en Saskatchewan, et enfin dans d’autres provinces et territoires, c’est du fait des résultats positifs obtenus aux nombreux tests menés. Autrement dit, ce sont les résultats des expérimentations et des tests qui ont convaincu les décideurs politiques de ces provinces et territoires avant l’appareillage théorique. Ce qui met l’ANL dans un positionnement original : peu d’approches ont été à ce point‑là autant évaluées (nombre de classes et nombre d’années) avant d’être mise en place.
9Face au succès croissant du français intensif s’est posée la question de la formation des enseignants en milieu scolaire (Altet, 1994), et donc celle de la vulgarisation des apports théoriques mentionnés supra. C’est ainsi que les « stratégies d’enseignement » sont apparues, de même qu’un vocabulaire immédiatement intelligible (mais forcément réducteur) comme grammaires interne/externe, habiletés versus savoirs, etc.
- 11 Nom original chinois : 华南师范大学. Située à Canton, l’université est pluridisciplinaire même si elle a, (...)
- 12 « Pour une recherche-action en didactique du FLE dans la Chine d’aujourd’hui » (27‑29 novembre 2009 (...)
10À l’autre bout de la planète, le département de français de l’Université normale de Chine du Sud11 (ci‑après UNCS) organisa en décembre 2009 un colloque international12. Étant à la tête de ce jeune département, j’avais proposé à mon université d’inviter Claude Germain comme principal conférencier. Je connaissais essentiellement, à ce moment‑là, ses travaux sur l’histoire de la didactique des langues. Pour ce colloque, nous lui avions donné carte blanche concernant la thématique de son intervention. De notre côté, nous étions à cette époque en plein tâtonnement méthodologique. Claude Germain décida de présenter ses travaux théoriques et empiriques en lien avec le français intensif. Après son intervention et les discussions qui suivirent, l’équipe pédagogique, enthousiaste, me proposa d’expérimenter cette nouvelle approche, ce que nous fîmes dès septembre 2010. Ceci changea complètement l’orientation pédagogique de notre département puisque depuis septembre 2011 l’ANL est la seule méthode utilisée pour enseigner le français à nos étudiants, tous débutants complets à leur arrivée et dont le français est la spécialité universitaire. Ce choix méthodologique original nous distingue des autres départements de français de la région.
11Ainsi, dès 2010, Claude Germain, nommé un peu plus tard professeur émérite de notre université, vint dans nos murs deux fois par an pour superviser l’implantation de l’ANL, nous aider à l’adapter, former les enseignants et les formateurs de formateurs, encadrer les professeurs-relais, etc. Au cours de ces séjours biannuels, à chaque fois de plusieurs semaines, Germain a beaucoup été sollicité pour des interventions dans la région (Chine, Vietnam, Japon, etc.). Ce n’est donc pas surprenant que l’ANL soit relativement bien connue dans cette partie du monde depuis les années 2010.
12C’est donc un peu par le hasard des rencontres que l’ANL fut, pour la première fois, utilisée en dehors du Canada, même si, tôt ou tard, cette approche aurait été connue ailleurs, si l’on considère que le débat didactique est depuis plusieurs années de plus en plus marqué par la « circulation internationale des idées » (Zarate & Liddicoat, 2009). Et cette première fois fut pour le moins originale puisque le contexte et le public étaient totalement différents de ceux du Canada.
13L’ANL est donc une approche née progressivement, dans un contexte bien particulier et pour répondre à des besoins bien particuliers ainsi qu’à une nécessité : convaincre des parents d’élèves et des décideurs politiques. Ses résultats encourageants mais aussi sa dimension novatrice ont fait qu’ensuite cette approche a commencé à se répandre hors du Canada, sans qu’il y ait eu, à l’origine, une volonté particulière d’expansionnisme de la part de ses concepteurs. Un destin à l’international non prévu pour une approche qui avait surtout pour but de répondre à une problématique canadienne.
14Cette histoire hors frontières a quand même mis assez rapidement en évidence un manque : cette approche n’avait pas de nom. Or, nommer est tout sauf un processus neutre. Un temps désignée par l’expression « approche transdisciplinaire », afin de bien mettre en évidence les transferts cognitifs à l’œuvre (Germain & Netten, 2005), elle fut aussi nommée « français de base intensif » à Terre-Neuve-et-Labrador, puis, progressivement « français intensif ». Mais l’expression en elle‑même ne désignait pas une approche mais un type de programme d’enseignement du français langue seconde présent dans certaines commissions scolaires de certaines provinces du Canada, parmi d’autres options possibles (aucune province ne peut approuver une approche ou une méthode en particulier). Or, l’insistance sur l’intensité de la démarche amenait beaucoup d’enseignants et même de chercheurs à ne pas essayer d’en savoir plus et à ne voir que cet aspect, comme j’ai pu moi‑même le constater et que Claude Germain confirma à plusieurs reprises. Trouver un nom plus percutant devenait une nécessité. Germain et Netten optèrent très rapidement pour le terme « approche » plutôt que « méthode ». Par ailleurs, voulant ancrer cette approche dans le champ de la neuroéducation et donc revendiquer le fondement théorique issu des neurosciences, le préfixe neuro- fut assez vite retenu. Restait à trouver un autre mot à accoler à neuro. Le premier envisagé fut -littératie (l’expression « une approche en neurolittératie », retenue pour un temps, aurait assurément moins exposé l’approche à la critique), mais c’est finalement -linguistique qui fut retenu. Du point de vue de Claude Germain (2017), ce choix de nom est logique, en ce qu’il est la traduction d’un parti pris important : le postulat selon lequel il faut d’abord se fonder sur une théorie de l’acquisition des langues pour savoir comment enseigner, dans le cas de l’ANL, la théorie neurolinguistique du bilinguisme de Paradis.
- 13 Le « lycée expérimental de Nanhai », situé dans la ville de Foshan, province du Guangdong.
15À l’instar d’autres approches et méthodes de langues, il est difficile de répondre à cette question. Une chose est sûre : l’ANL n’est plus maintenant cantonnée à sa terre natale, même si, comme nous l’avons indiqué supra, ce développement hors du pays n’était pas nécessairement prévu au départ. Sans aller jusqu’à affirmer qu’elle est « présente maintenant sur tous les continents » (Gettliffe, 2020b, p. 3), elle poursuit son essaimage hors du Canada. Mais comment mesurer son implantation réelle ? Faute d’enquête systématique, des informations parcellaires peuvent aider. Nous savons que des expériences, maintenant bien connues car documentées, sont ou ont été menées au Japon (Jourdan-Otsuka, 2020), en Iran (Mohammadi et coll., 2018), à Taïwan (Chang, 2017), en France (voir articles de Gettliffe, Dat & Starkey-Perret, Guedat-Bittighoffer, Nocus & Maksud dans ce numéro) et des essais à plus modeste échelle (Gettliffe, 2020b, p. 4). Il ne faut cependant pas faire dire à cette liste de pays et territoires plus que ce qu’elle ne dit : elle indique seulement que des enseignants de terrain ont entendu parler de l’ANL (voire ont été formés à cette approche) et tentent, dans plusieurs endroits du monde et d’une manière ou d’une autre, mais souvent seuls, d’enseigner avec. Notons à ce propos que dans toutes ces situations, il s’agit d’une implantation partielle et surtout dans un contexte semi-intensif ou extensif : l’ANL est utilisée par un enseignant dans un des cours offerts (généralement l’oral), les autres cours suivant une autre méthode. Dans ce paysage, l’Université normale de Chine du Sud occupe une place à part. D’abord parce que c’était la première fois, en 2010, que cette approche, pas encore vraiment nommée, était mise en place à l’extérieur du Canada. La deuxième raison est que l’UNCS est, à ma connaissance, la seule institution hors du Canada où l’ANL est exclusivement utilisée et de manière intensive. Notre département a partagé cette situation singulière pendant un temps avec un établissement secondaire voisin, dont les enseignants ont été formés par ceux de l’UNCS avec Claude Germain (Agaesse & Guilloux, 2018). Mais ce département de français n’a pas survécu à la pandémie du COVID‑1913.
16Si l’on considère les aires linguistico-culturelles, il faut remarquer que l’ANL est surtout connue dans le monde francophone malgré des publications dans plusieurs langues (voir infra). Même si elle concerne surtout l’enseignement du français, elle ne s’y limite pas. Une expérience est menée depuis plusieurs années pour l’enseignement de l’espagnol au Mexique (avec adaptation des unités dans cette langue). Elle est aussi utilisée dans le cadre de l’enseignement de l’anglais au secondaire en France (voir article de Dat et coll. dans ce numéro). L’ANL est ou a été aussi utilisée pour l’enseignement de quelques langues amérindiennes au Canada (Germain, 2017). Dans tous les cas, on observe des adaptations, plus ou moins importantes mais toujours présentes, loin de l’image figée et sectaire qu’une lecture trop rapide de l’ANL pourrait amener à conclure (à ce propos, voir, par exemple, Antier, 2022). L’ANL est une approche qui, comme toute approche et peut‑être même plus que d’autres si l’on considère l’importance accordée à l’authenticité telle que définie par Germain et Netten (Germain, 2017), doit être adaptée. Ce qui fait dire à Joan Netten (entretien dans ce numéro) que même le français intensif au Canada n’est pas l’ANL mais une adaptation possible de l’ANL.
- 14 Par Inès Ricordel et Vi-Tri Truong (Truong, 2020) ou encore via le CIFRAN (organismes à but lucrati (...)
- 15 Témoignage personnel recueilli en septembre 2022.
- 16 Table ronde internationale le 4 février 2019 puis les Journées internationales de l’ANL les 9 et 10 (...)
17Une autre manière de mesurer l’importance de l’implantation de l’ANL dans le monde est de s’intéresser aux formations données. Force est de constater qu’elles sont de plus en plus nombreuses depuis une dizaine d’années : à celles données au Canada depuis les années 2000 dans le cadre des programmes du français intensif (initiées par Netten et Germain, avec un matériel pédagogique d’accompagnement comme des guides pédagogiques) s’est ajoutée une offre de formations indépendante des deux initiateurs dans d’autres cadres et dans d’autres contextes, que ce soit au Canada ou à l’extérieur du Canada14, et celle donnée en interne aux nouveaux enseignants à l’UNCS (Zhen, 2020). En France, dans le monde universitaire, notons la création d’un cours dédié à l’Université d’Angers dans le cadre du Master 2 Formation en langue des adultes en mobilité (ProFLAM) et un autre à l’INSPÉ de l’Université de Nantes. Le développement d’une offre de formations ne signifie pas nécessairement un développement comparable des programmes utilisant l’ANL. Pour autant, certains éléments peuvent être repris dans les pratiques enseignantes sans que cela se traduise par une utilisation intégrale de l’ANL. Ces programmes sont alors « légèrement infusés d’ANL » (Netten, entretien dans ce numéro). Par exemple, un des anciens enseignants de l’UNCS15, maintenant en fonction dans différents centres de langue à Montréal, suit systématiquement les principes de l’ANL pour la partie orale du cours, sans pour autant suivre l’intégralité de l’approche (ce qui serait, même s’il le souhaitait, impossible pour des raisons institutionnelles). Au‑delà des formations, il faut noter l’existence d’une véritable « communauté d’échanges qui fait vivre l’ANL en partageant le plus souvent de manière bénévole […] savoirs et […] compétences à partir de la réalité du terrain » (Gettliffe, 2020b, p. 3). Ceci est particulièrement vrai au Japon. Mais on peut aussi citer, en France, l’exemple de l’Université d’Angers qui a organisé une Table ronde internationale en 2019 puis les Journées internationales de l’ANL16 en 2020, avec une journée consacrée aux enseignants et une autre aux chercheurs. Enfin, l’ANL a été, en 2018, l’objet d’un numéro spécial de la revue professionnelle Le français dans le monde (no 417).
18Par ces différents coups de sonde, on peut donc constater que l’ANL connait un certain développement, même si cela reste probablement modeste d’un point de vue global.
19La production scientifique portant, uniquement ou partiellement, sur l’ANL a logiquement suivi la trajectoire historico-géographique déjà mentionnée. Jusqu’au milieu des années 2010, l’ANL a essentiellement fait l’objet de publications scientifiques au Canada, surtout de ses deux initiateurs mais pas seulement. Symbolique de cette période est le numéro de La Revue canadienne des langues vivantes de février 2004 coordonné par Netten et Germain et entièrement consacré au français intensif. Mais on pourrait également citer les nombreuses recherches menées sur le français intensif afin de tester empiriquement ses résultats, tant à l’oral qu’à l’écrit et dans de nombreuses classes (voir Gettliffe, 2020c pour un inventaire).
- 17 Guedat-Bittighoffer (2018), Hilton (2018).
20Son adaptation d’abord en Chine puis dans d’autres pays et territoires a contribué à élargir le nombre de chercheurs intéressés par cette approche et donc le nombre de travaux menés. Si l’on se place du côté de la circulation internationale des idées en didactique des langues, l’ouvrage que Claude Germain a publié en 2017, premier ouvrage synthétique sur l’ANL, a clairement changé la donne. Il a été diffusé largement, au‑delà des frontières québécoises et même canadiennes. Il a en outre été traduit en chinois et en espagnol et a donc été publié dans plusieurs pays. Il a également été l’objet de quelques comptes rendus17. Claude Germain a ensuite publié en 2018 un autre ouvrage de synthèse, cette fois‑ci en anglais. Mais celui‑ci semble avoir eu moins d’impact, peut‑être à l’image de l’ANL qui est peu connue dans le monde anglophone, à l’exception du Canada.
21L’ANL suscite aujourd’hui un intérêt croissant, notamment en France, de plusieurs chercheurs, bien que cet intérêt soit encore modéré. On peut citer à nouveau Nathalie Gettliffe, de l’Université de Strasbourg, qui a organisé une journée d’études en 2019 (Gettliffe, 2020b, p. 4) puis coordonné l’année suivante le premier numéro de revue entièrement consacré à l’ANL hors du Canada (Gettliffe, 2020a). Un deuxième pôle s’est constitué autour de l’Université d’Angers avec Delphine Guedat-Bittighoffer. Avec d’autres chercheurs (Marie-Ange Dat de l’Université de Nantes, Julie Rançon de l’Université de Poitiers ainsi qu’en Chine une bonne partie de l’équipe enseignante de l’UNCS), un groupe de recherche, à l’origine du présent numéro de Lidil, s’est constitué : Réseau de recherche international en ANL18 (R2iANL). Non véritablement structuré, il rassemble des chercheurs (essentiellement de France et de Chine) des sciences du langage, de psychologie et des sciences de l’éducation qui s’intéressent aux problématiques relatives à l’enseignement, l’apprentissage et l’acquisition des langues secondes ou étrangères via l’ANL. C’est aussi à Angers et à Nantes que se sont développés les projets de recherche « ANL4AMi » (Approche neurolinguistique auprès des adolescents migrants) ainsi que « ANL au collège » et « ANL en Segpa »19. Un projet Erasmus+ partenariats coopératifs intitulé « SLS4Teens20 » démarre en 2023 et l’ANL sera expérimentée dans quatre pays européens avec les universités d’Angers, d’Extramadura, de Magdeburg, de Nantes et de Parme.
22Cette émergence de l’ANL dans la production scientifique nous permet ici de rappeler quelques points en débat.
23Germain, avec Netten (2012), n’hésite pas à parler d’un « nouveau paradigme ». Ils se placent ainsi clairement du côté de la nouveauté, ce que certains contestent. Leurs propositions méthodologiques pourraient effectivement s’apparenter de prime abord aux principes de l’approche communicative comme Roussel et Gaonac’h (2017) l’ont écrit. Par certains aspects (le choix d’une pédagogie par projets, des apprenants acteurs sociaux qui réalisent ensemble des tâches, le souci de l’authenticité), l’ANL pourrait être aussi rapprochée de la perspective actionnelle. Le schéma d’enseignement-apprentissage proposé est pourtant bien différent. Certes, l’ANL privilégie aussi l’habileté à communiquer mais en proposant un ordre spécifique des compétences à traiter, au travers de ce que les auteurs appellent la « boucle de la littératie ». Les activités pédagogiques débutent par une très grande importance accordée à l’oral pour réactiver la grammaire interne, puis une lecture amorcée par une phase orale (nommée phase de pré‑lecture, qui est une étape de contextualisation) pour arriver à l’écriture qui commence également par une phase orale (nommée phase de pré‑écriture, qui est aussi une étape de contextualisation). Le lien se fait dans un ordre immuable : ORAL puis LECTURE puis ÉCRITURE pour revenir à l’ORAL, ce qui constitue l’avènement d’un projet. Cela se traduit concrètement par le fait de consacrer du temps à l’oral et aux interactions entre les apprenants afin de les aider à construire leur grammaire interne ; de les inciter à utiliser des phrases complètes pour le développement de la morphosyntaxe, notamment ; de faire utiliser et réutiliser un nombre limité de structures langagières, modélisées par l’enseignant et adaptées à leur situation personnelle ; d’accorder de l’importance à la correction des réponses erronées des apprenants afin que leur grammaire interne soit correcte (Germain & Netten, 2012). L’apprenant est invité à parler de lui et de ce qui l’intéresse. La possibilité de traiter d’un sujet éloigné de ses préoccupations est limitée afin de conserver au maximum sa motivation à communiquer.
24L’adaptation de l’ANL pose incontestablement des problèmes théoriques et pratiques. Jusqu’où peut‑elle être menée sans dénaturer l’approche ? Par exemple et tel qu’indiqué supra, l’intensité, élément central du corpus théorique de l’ANL, n’est, pour des raisons institutionnelles, pas toujours possible (voir, par exemple, Jourdan-Otsuka, 2020). L’absence d’un manuel ANL (mais est‑ce que cela aurait un sens ?) et donc la nécessité d’adapter les unités est un autre problème majeur.
- 21 Roussel et Gaonac’h estiment que Germain et Netten ont mal compris la théorie neurolinguistique du (...)
25Comme le rappelle Netten dans l’entretien présenté dans ce même numéro, ce « qui distingue l’ANL de toutes les autres approches […], c’est l’accent sur la construction des compétences implicites, une deuxième grammaire, la grammaire interne, qui est nécessaire pour être capable de parler spontanément. Mais, on ne peut pas enseigner la grammaire interne ! Elle se construit de façon non consciente ». Pourtant, même si elle est contestée par certains (Roussel & Gaonac’h, 201721), un autre élément va dans le sens de cette distinction : la question de l’automaticité. L’ANL, par ses stratégies didactiques, vise à atteindre l’automaticité en classe. Cette dernière peut être définie comme l’absence de processus contrôlés dans l’exécution d’une activité cognitive (Segalowitz & Hulstijn, 2005). Selon Buhot (2023), le phénomène d’automaticité se rapproche du caractère « non conscient et implicite » de la grammaire interne telle que Germain (2017) la définit : « les processus d’automatisation dans l’ANL sont conditionnés par le recours à la modélisation qui permet à l’apprenant de répéter une forme langagière tout en concentrant son attention sur le sens et non sur la forme ». Toujours selon Buhot (2023), la pédagogie de projet, utilisée dans l’ANL, est très efficace car elle intègre les processus d’automatisation via la modélisation. Mais « c’est la modélisation qui explique avant tout l’automaticité, la pédagogie de projet n’étant qu’une stratégie parmi d’autres » (ibid.).
26Si ce numéro de Lidil a été coordonné par des chercheurs issus du groupe R2iANL déjà mentionné, c’est à Julie Rançon que l’on doit d’en avoir initié le projet. Qu’elle en soit ici tout particulièrement remerciée. La volonté de se situer sur le plan de la recherche et de pouvoir, dans ce cadre, continuer à interroger et à développer l’ANL nous a guidés tout au long de cette aventure. Cela dit, c’est bien parce que les membres du R2iANL considèrent que l’ANL est une approche prometteuse qu’il y a engagement. Ces convictions n’empêchent pas la rigueur scientifique et c’est dans cet esprit que ce numéro a été conçu : il rassemble des articles rendant compte de recherches aussi bien empiriques que théoriques sur l’ANL afin de débattre de cette approche, considérée comme un objet de recherche, donc critiquable.
27L’objectif du premier axe est d’esquisser les contours de l’ANL pour mieux cerner cette approche. Ainsi, Gaëlle Cartier, dans son article, mène ce travail de clarification pour éviter les « mécompréhensions » (§ 41). En se penchant sur la période 1998‑2012, elle réalise un travail historique d’envergure sur la genèse de l’ANL, en particulier sur les notions majeures mobilisées et sur leur ordre d’apparition. Ce travail méticuleux la conduit également à aborder plusieurs controverses autour de l’ANL : le reproche d’applicationnisme, qu’elle conteste (ce qui lui permet de revenir aux intentions initiales des concepteurs) ou encore le lien qui doit être fait avec le français intensif.
28L’article de Chen Ling permet de revenir sur la question en débat concernant la nouveauté — ou non — de l’ANL. Elle propose une réflexion stimulante en posant la question suivante : dans le cadre de programmes suivant le CECRL, l’ANL pourrait‑elle être une alternative possible à l’approche actionnelle ? En distinguant clairement les deux approches, Chen Ling montre que des passerelles sont effectivement possibles avec le CECRL. Cet article permet ainsi de situer l’ANL par rapport aux autres approches et aux débats didactiques en cours.
29Dans les débats sur l’ANL, un des éléments de nouveauté proposé par le présent numéro de Lidil est la mise en place de cette approche dans différents contextes et avec différents publics. Cela se retrouve en partie dans les articles du deuxième axe qui s’intitule : « Quels contextes d’enseignement-apprentissage pour l’ANL ? »
30Nathalie Gettliffe rend ainsi compte d’une expérimentation d’enseignement du français en ligne avec l’ANL auprès d’un public adulte très diplômé. La nouveauté est double par le mode d’enseignement et par le public concerné. Nathalie Gettliffe reprend une question majeure de l’ANL (à l’origine du français intensif) — peut‑on développer l’aisance sans sacrifier la précision et vice versa ? — dans le cas d’étudiants ayant déjà un niveau avancé en français et étant très diplômés. Dans son étude de cas, qu’il faudrait pouvoir répliquer avec un échantillon plus grand, elle réussit à montrer que la boucle de la littératie de l’ANL permet d’équilibrer le développement de l’aisance à communiquer et de la précision linguistique à l’oral comme à l’écrit.
31Marie-Ange Dat et Rebecca Starkey-Perret poursuivent cette exploration des nouveaux contextes et des nouveaux publics puisque leur étude concerne l’enseignement de l’anglais en France au niveau secondaire (collège) via l’ANL. Deux groupes d’environ 80 élèves ont été constitués, chacun composé de plusieurs classes situées dans trois collèges différents : un groupe expérimental où les cours d’anglais sont donnés avec l’ANL, un groupe contrôle où les cours se font comme d’habitude. Les auteures se concentrent sur l’enseignement de la compétence d’interaction orale. La mixité de l’étude apporte incontestablement un plus : les enseignants sont interrogés sur leur ressenti (volet qualitatif) et les élèves testés sur leur compétence d’interaction orale (volet quantitatif), les résultats étant présentés séparément puis mis en relation. Non seulement, les élèves du groupe expérimental progressent beaucoup plus que les autres mais les enseignants semblent retrouver une boussole qui leur faisait défaut. Cela montre qu’il est également possible de reconnecter savoirs savants et pratiques d’enseignement. Dans leur article, les auteures reviennent également sur le reproche d’applicationnisme fait à l’ANL, que leur étude contredit.
32Le troisième axe porte sur les dispositifs didactiques et pédagogiques s’appuyant sur l’ANL dans le monde.
- 22 Même si Germain et Netten ont déjà évoqué cet aspect dans leur article de 2004, p. 396.
33L’article de Delphine Guedat-Bittighoffer, qui lui aussi poursuit cette exploration de nouveaux contextes et de nouveaux publics, est une contribution aux débats entourant l’ANL. L’un des reproches effectivement souvent adressés à l’ANL (peut‑être parce que le processus de modélisation est mal compris et/ou mal appliqué) est le côté automatique, presque robotisé, de la démarche. Or, dans son article où elle présente les résultats du volet qualitatif d’une étude quasi expérimentale d’envergure (ANL4AMi) menée dans l’académie de Nantes et qui s’est étalée sur 3 ans (2019‑2022), Delphine Guedat-Bittighoffer montre comment l’ANL peut arriver à sécuriser un public migrant en grande fragilité, par le cadre d’apprentissage qu’elle fournit, par les thématiques authentiques mobilisées, etc. Autrement dit, sur un terrain où on l’attendait moins (l’importance de la confiance en soi dans l’apprentissage d’une langue22), l’ANL peut jouer un rôle majeur.
34Dans ce numéro, il n’était pas possible de faire l’impasse sur l’évaluation de l’efficacité de l’ANL. Cela reste effectivement un souci majeur, notamment quand une approche est présentée comme novatrice. Il y a aussi une volonté, chez plusieurs chercheurs de mesurer l’efficacité de l’ANL hors Canada et/ou hors initiateurs de l’approche. Et avec de nouveaux publics. Poursuivant ainsi le travail de synthèse des évaluations de Gettliffe (2020c), Isabelle Nocus et Inès Maksud approfondissent l’analyse critique et font plusieurs recommandations qu’elles testent en essayant de mesurer l’impact de l’ANL sur les compétences orales et écrites en français langue seconde d’élèves allophones en collège. Il s’agit des mêmes élèves que ceux de l’article précédent. Les résultats contrastés pour les compétences écrites tendent pour la compétence orale à rejoindre ceux présentés par Dat et coll. pour le niveau collège. Il reste cependant bien des études à mener pour affiner la mesure de l’efficacité de l’approche.
35Ce numéro sur l’ANL se termine par un entretien avec un de ses deux concepteurs — Joan Netten — ainsi qu’avec David Macfarlane, qui participe à l’aventure du français intensif depuis plus de 20 ans. Plusieurs questions importantes ont été passées en revue : l’histoire de l’ANL, la situation concernant son implantation (dans le cadre du régime pédagogique du français intensif) au Canada en 2023, le dispositif actuel de formation des enseignants ou encore les diverses adaptations de l’ANL aujourd’hui dans le monde (notamment de la possibilité de l’utiliser dans un contexte extensif).
36Ce numéro de Lidil se veut une contribution au débat : il s’inscrit dans la lignée de la production scientifique, modeste mais présente, de ces 25 dernières années sur l’ANL et fait en même temps des ponts avec certains débats en cours en didactique et/ou en acquisition des langues étrangères et secondes. Tous les éléments en débat n’ont pas pu être abordés dans ce numéro, mais des thématiques transversales sont discutées : la mise en place de l’ANL dans différents contextes, avec de nouveaux publics et avec des publics hétérogènes, de même que l’importance de mesurer les compétences orales dans ces différents contextes et avec ces publics, la question de l’applicationnisme, la possibilité d’adapter l’ANL en contexte extensif. Enfin, il est aussi à noter l’importance des approches méthodologiques mixtes dans les recherches présentées, avec un besoin, au‑delà de la mesure de l’efficacité, de donner la parole aux enseignants et aux apprenants pour une approche véritablement « chamboule-tout ».