Remerciements
Nous remercions les collègues d’Enfants du Monde qui ont collaboré à nos réflexions et à la révision du présent article.
1Créée en 1968, Enfants du Monde (EdM) est une association suisse de coopération internationale d’aide à l’enfance dans les domaines de la santé et de l’éducation. Au sein de ses programmes éducatifs inscrits dans des systèmes d’enseignement bilingue (au Guatemala et en Afrique subsaharienne), des équipes de formation sont accompagnées notamment pour concevoir du matériel pédagogique adapté aux besoins linguistiques et culturels des élèves. Ces supports contextualisés complètent les moyens d’enseignement officiels existants dont la disponibilité est souvent rare ou insuffisante dans les écoles des zones de mise en œuvre des programmes.
- 1 L’état du matériel et sa distribution sont également à prendre en compte pour assurer des condition (...)
2Bien que les supports pédagogiques ne garantissent pas à eux seuls l’amélioration des apprentissages, il a néanmoins été montré que « les manuels scolaires peuvent avoir un impact significatif et relativement peu onéreux sur l’apprentissage des élèves, si certaines conditions sont réunies » (Read, 2016, p. 35) ; ces conditions concernent notamment la formation des enseignants à l’usage desdits supports et la compréhension des langues utilisées dans ceux‑ci par les enseignants et leurs élèves1 (ibid.). Ainsi, les concepteurs de matériel pédagogique sont amenés, suivant les prescriptions linguistiques nationales, à matérialiser la place et l’usage des langues dans le support pédagogique qui sera ensuite utilisé par l’enseignant dans l’échange avec ses élèves.
- 2 Nous utiliserons les deux expressions pratiques translangagières ou pratiques biplurilingues pour d (...)
3Dès lors, notre étude a eu pour objectif principal d’établir une liste de pratiques biplurilingues ou translangagières afin d’outiller nos formateurs partenaires à élaborer ou réviser des supports pédagogiques de toute discipline scolaire, qui permettent la mise en œuvre d’un enseignement dans et sur deux langues ou plus2. Par ailleurs, nous choisissons d’employer le terme biplurilingue (plutôt que bilingue ou plurilingue), car dans nos contextes d’intervention multilingue, des enfants peuvent avoir une langue première (L1) différente des deux langues utilisées pour l’instruction à l’école (écoles dites bilingues). Pour parvenir à notre objectif, un faisceau de questions a guidé notre étude : comment sont mobilisées les langues des élèves et de leur communauté dans les supports cocréés avec nos formateurs partenaires ? Quelles langues sont employées pour quelles activités ? Comment s’articulent les langues entre elles ? Afin de répondre à ces questions, nous avons adressé un questionnaire à des formateurs burkinabés et analysé des séquences didactiques conçues et utilisées dans un programme d’éducation bilingue appuyé par EdM au Burkina Faso.
- 3 Toutes les langues traditionnellement parlées dans un pays sont reconnues comme langues nationales, (...)
- 4 Parlées par plus de 63 % de la population, ces trois langues sont aussi dites langues de « grande c (...)
4Le Burkina Faso compte cinquante-neuf langues nationales présentant d’importantes disparités dans la configuration spatiale et dans le poids démographique3 (Kedrebeogo, 1983). Une quinzaine de ces langues sont considérées comme majoritaires dont trois sont véhiculaires (jula, fulfulde et moré4).
5À ces langues nationales, il faut ajouter le français, hérité de l’administration coloniale française, qui est devenu langue officielle en 1960 lors de l’accession du Burkina Faso à l’indépendance. Bien que parlée par une élite, la langue française jouit d’un grand prestige social dans tout le pays. C’est également la langue de scolarisation, même si des initiatives d’introduction des langues nationales dans le système éducatif ont été menées par des associations ainsi que par l’État burkinabé avec parfois l’appui d’organismes internationaux.
6Un autre trait caractéristique de ce paysage linguistique est que les locuteurs des langues vernaculaires pratiquent « un bilinguisme de stratégie » en raison de besoins de mobilité ou d’échanges (Ministère de l’Éducation nationale, de l’Alphabétisation et de la Promotion des langues nationales – MENAPLN, 2021). La politique linguistique du pays schématise ce bilinguisme comme suit : « L1 + {Lm, fr} : l’individu parle, en plus de sa langue ethnique (L1), la langue dominante/majoritaire ou la lingua franca de son milieu (Lm) et éventuellement le français (fr). » (Ibid., p. 6)
7Le PAEB (Programme d’appui aux écoles bilingues) est mis en œuvre depuis 2017 par le MENAPLN avec l’appui technique et financier d’EdM. Il concerne 34 écoles situées dans le centre du pays où le moré, langue véhiculaire, est la langue dominante de la zone. Si les écoles primaires bilingues relèvent de l’éducation formelle et dispensent des contenus similaires à ceux des écoles classiques, elles comportent certaines spécificités telles que l’utilisation des langues nationales comme langues d’enseignement à côté du français ; la prise en compte des valeurs culturelles autochtones pour renforcer l’identité des apprenants ; une scolarité réduite à cinq ans au lieu de six. Le PAEB intervient à la demande du MENAPLN pour accompagner ses efforts en matière d’éducation bilingue et pour apporter une réponse à certaines limites dont le manque de matériels bilingues. Par conséquent, outre l’appui à la formation de la chaine éducative, EdM accompagne des formateurs du MENAPLN dans la création de séquences didactiques bilingues pour tous les niveaux du primaire.
8La séquence didactique (SD) est définie comme un support d’enseignement-apprentissage (Dolz et coll., 2001) bilingue (Bronckart, 2013) dans lequel le français et le moré sont conjointement mobilisés pour l’étude de contenus disciplinaires et langagiers et cela en accord avec les prescriptions institutionnelles. Dans le cadre du PAEB, différentes SD disciplinaires (langues, mathématiques, sciences) et interdisciplinaires ont été élaborées.
9La SD guide le travail de l’enseignant en classe sur plusieurs séances. Elle est ainsi un outil visant à « créer des milieux dans lesquels l’élève peut apprendre, ceux qui permettent d’agir sur les processus psychiques de l’élève pour les transformer » (Plane & Schneuwly, 2000, p. 8). Concrètement, la création de ces milieux repose sur différents gestes didactiques qui sont d’abord conçus et proposés par les concepteurs de SD puis appropriés et implémentés par l’enseignant en classe (Schneuwly & Dolz, 2009).
- 5 Nous appellerons activités les dispositifs didactiques conçus dans les SD par souci de cohérence av (...)
- 6 Ces orientations donnent explicitement des consignes ou questions à poser aux élèves (« Vous vous a (...)
10Le premier geste qui consiste à mettre en place des dispositifs didactiques se présente dans la SD sous la forme « d’un ensemble de consignes qui définissent un but susceptible d’être atteint dans l’activité en classe, ainsi que les conditions concrètes d’atteinte de ce but et les actions à exécuter » (Dolz et coll., 2001, p. 13). Pour la plupart des activités5, on trouve les objectifs visés, le matériel nécessaire, les langues mobilisées, le temps estimé, les modalités de travail ainsi que des orientations concrètes pour l’enseignant6. Concernant le geste d’institutionnalisation, il permet à l’enseignant de mettre en avant les dimensions du savoir ou du savoir-faire qui doivent être connues par l’élève. Il se matérialise dans la SD par des constats qui pourront être proposés par l’enseignant ou servir de base pour une coconstruction avec les élèves ; dans les deux cas, les constats attendus sont explicitement formulés. Pour ce qui est du geste de régulation des apprentissages, il apparait notamment au niveau des grilles d’(auto-)évaluation qui constituent alors des « régulations internes » entendues comme « l’obtention d’informations sur l’état actuel des connaissances des élèves avant, pendant ou après une situation de production » (Sales Cordeiro & Schneuwly, 2007, p. 74), écrite ou orale. Enfin, le geste de création de la mémoire didactique se manifeste par la mise en relation des différentes dimensions élémentarisées de l’objet étudié, réparties dans plusieurs leçons. Cela est perceptible dans les ateliers d’apprentissage des SD analysées où la première activité de chaque atelier invite les élèves à rappeler le vocabulaire ou l’épisode du conte lu et étudié dans l’atelier précédent.
- 7 Par exemple au Burkina Faso, on peut penser au Livre de calcul deuxième année des écoles bilingues (...)
11Alors que la plupart des manuels et ouvrages scolaires sont monolingues (Babault, 2013)7, la SD est un support unique permettant le développement d’un biplurilinguisme reposant sur l’usage d’une langue nationale et de la langue officielle comme langues d’enseignement complémentaires en mobilisant également les L1 autres que la langue nationale d’enseignement. Ce choix s’inscrit dans « une démarche cognitive cohérente et adaptée au bilinguisme en construction des élèves » et dans « une complémentarité à la fois linguistique et disciplinaire entre les activités faites dans les deux langues » (Babault, 2013, p. 198). Ce biplurilinguisme se matérialise dans les SD par des activités pédagogiques qui considèrent les réalités sociolinguistiques locales et qui mobilisent les langues de l’école et des élèves.
12Dans la lignée des travaux en sociodidactique (Dolz-Mestre, 2019) et sur le translanguaging (Cummins, 2022 ; García & Lin, 2017), il nous semble fondamental de prendre en compte les réalités sociolinguistiques dans lesquelles vivent les élèves. En effet, la hiérarchisation entre les langues est une réalité sociale qui invite à considérer les inégalités linguistiques auxquelles font face la plupart des élèves du continent africain pour apprendre à l’école (Akkari, 2022). Le français n’est généralement pas une langue parlée dans les familles alors que c’est pourtant une des langues de scolarisation. Ainsi, García et Wei (2015) écrivent :
- 8 « Adopting a translanguaging lens means that there can be no way of educative children inclusively (...)
Adopter l’approche du translanguaging signifie qu’il ne peut pas y avoir de moyen d’éduquer les enfants de manière inclusive sans reconnaitre leurs diverses pratiques linguistiques et de construction du sens comme une ressource pour apprendre et pour montrer ce qu’ils savent, ainsi que pour les étendre8. (p. 227)
13Considérer le français et le moré comme langues d’enseignement, c’est leur donner le même statut et la même légitimité pour accéder aux connaissances et limiter la « rupture sociolinguistique entre l’école et le milieu familial » (Babault & Butlen, 2021, s.p.).
- 9 Précisons avec Duverger (2007) qu’il ne s’agit pas de considérer les orientations qui suivent comme (...)
14Pour donner à voir les pratiques biplurilingues qui peuvent être mobilisées dans la conception d’un support didactique, nous avons regardé les orientations proposées par Duverger (2007, 2011), Causa (2019) et Celic & Seltzer (2013)9. Ce sont des pratiques qui se situent au niveau de la méso‑alternance ou de l’alternance séquentielle des langues : cette alternance renvoie à « l’emploi des deux langues de l’école (L1 et L2) dans un même cours pour des supports et activités différents […] [qui] consiste en l’emploi simultané et programmé des deux langues » (Causa, 2019, p. 123).
15Dans « la trame méthodologique repère » (Duverger, 2007, 2011), les orientations sont issues de pratiques d’enseignants de disciplines non linguistiques (DNL). Il ressort de cette trame que :
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La L1 est privilégiée pour faire émerger les représentations et connaissances premières des élèves sur la thématique traitée ;
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L’usage simultané de la L1 et de la L2 concerne le titre de l’unité (ou de la SD dans notre cas), le lexique, les synthèses ou conclusions intermédiaires et finales (ce qui se rapproche des constats dans les SD) ;
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L’usage alterné de la L1 et de la L2 porte sur les textes et autres documents à disposition (cartes, schémas, etc.), les prises de notes, mesures ou observations, les exercices d’entrainement ou d’évaluation.
16Les orientations proposées par Causa (2019) proviennent de consignes données à ses étudiants futurs-enseignants dans la conception d’unités didactiques bilingues portant sur des DNL. Ce qu’elle a préconisé est résumé ainsi :
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L’emploi de l’alternance séquentielle sur la base de la « trame méthodologique repère » ;
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La prise en compte de la diversité des typologies et genres textuels ;
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La diversification des activités et des compétences langagières incluant une participation active des élèves ;
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Des activités qui vont au‑delà d’une compréhension des textes type questions/réponses et de l’élaboration d’un lexique ;
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Pour éviter la traduction des textes, l’élaboration d’activités qui invitent les élèves à reformuler en L1 ou en L2 afin d’ajuster l’accessibilité du texte à la compétence langagière des élèves (reformulation intralinguistique — dans la même langue — ou interlinguistique — dans l’autre langue).
- 10 Ce sont des enfants dont la langue première n’est pas l’anglais et qui ont un niveau très faible en (...)
- 11 Notre traduction : « 1. La classe translangagière (a. Environnement multilingue ; b. Fondements de (...)
17Les stratégies translangagières élaborées et recueillies par Celic et Seltzer (2013) font partie d’un guide destiné à des enseignants qui travaillent aux États‑Unis avec des élèves bilingues émergents10. Ce guide (200 pages) est une ressource méthodologique différente des deux précédentes en ce qu’il décrit, explique et illustre des stratégies translangagières couvrant un large spectre de la pratique enseignante. Les stratégies sont regroupées en trois grandes catégories et plusieurs sous-catégories que nous reprenons ci‑dessous11.
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The translanguaging classroom
a. Multilingual ecology
b. Instrucional foundations
c. Collaborative work
d. Translanguaging resources
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Content and literacy development
a. Content-area and reading instruction
b. Content-area and writing instruction
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Language development
a. Vocabulary
b. Syntax
18Chaque stratégie translangagière est décrite de la manière suivante : « What is it? » (« Qu’est‑ce que c’est ? » : il s’agit de la description et finalité de la stratégie), « How to? » (« Comment faire ? » : les différentes étapes pour appliquer cette stratégie) et « Ideas for implementation » (« Idées pour appliquer ») qui exposent des exemples mis en œuvre par des enseignants, selon les niveaux élémentaire (de 5 à 11 ans), secondaire I (de 11 à 14 ans) ou secondaire II (de 14 à 18 ans).
19Ces orientations de conception de supports didactiques biplurilingues se rejoignent sur certains aspects mais apparaissent également comme complémentaires. Alors que la « trame méthodologique repère » (Duverger, 2007, 2011) cible précisément les usages des L1 et L2 dans les divers supports et étapes d’une leçon, Causa (2019) approfondit la dimension textuelle en amenant les concepteurs à penser la diversité des textes utilisés, leur réception par les élèves et les spécificités discursives disciplinaires (le récit d’une histoire, la résolution d’un problème ou le compte rendu d’expérience supposent une organisation textuelle et des formes linguistiques particulières). Enfin, entre autres propositions, Celic et Seltzer (2013) invitent à s’appuyer sur les potentialités de l’environnement, notamment l’espace-classe (« multilingual ecology ») et les répertoires linguistiques des élèves (« collaborative work »).
20Afin de mener notre étude sur les pratiques translangagières, nous avons d’abord soumis un questionnaire à des formateurs burkinabés collaborant avec EdM pour recueillir leurs pratiques de conception de supports biplurilingues. Puis, selon une démarche empirique inductive, nous avons analysé les contenus de trois SD destinées aux classes de 1re année bilingue (6‑7 ans).
- 12 Cette section ne sera pas traitée dans le cadre du présent article.
21Le questionnaire (cf. annexe) a été structuré autour de quatre sections : le rapport entre les langues en présence et leur rôle dans le cadre scolaire, la conception de supports didactiques, leur prise en main par les enseignants12 et le profil des concepteurs. L’objectif du questionnaire a été de faire émerger les références et ressources sur lesquelles les concepteurs s’appuient pour élaborer les SD, les choix et principes qui les guident dans la gestion des langues ou encore les difficultés qu’ils rencontrent dans l’élaboration de ces supports biplurilingues et leurs représentations sur l’inclusion des langues des élèves.
- 13 FDC (Fondation pour le développement communautaire), ASIBA (Association de soutien aux initiatives (...)
22Le questionnaire a été envoyé à seize formateurs du MENAPLN, de l’École normale supérieure de Koudougou ou d’organisations de la société civile13. Sur les dix personnes ayant répondu, huit ont plus de cinq ans d’expérience dans la conception de supports biplurilingues et neuf ont participé à la conception d’au moins deux SD dans le cadre du PAEB. Nous pouvons donc considérer que les concepteurs interrogés ont des connaissances relativement solides sur la structure d’une SD et ses composantes.
23Nous avons choisi de porter notre analyse sur trois SD du champ disciplinaire Langues et Communication en raison de notre bonne connaissance de ces supports. En lien avec le conte qu’elles abordent, les trois SD se nomment :
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M ba Bõnyẽega, m baWãamb la m ba Soaamb kibare / L’histoire du lion, du singe et du lièvre (SD1) ;
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M ba Noaaga ne m ba Wobgo / La poule et l’éléphant (SD2) ;
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La grenouille à grande bouche (SD3).
24Structurées autour de la découverte par dévoilement progressif d’un conte, ces SD d’entrée dans la littéracie dans une perspective bilingue sont constituées d’activités intégrées relatives à la compréhension et à la production orales et écrites et d’activités spécifiques relatives à l’appropriation du code et du fonctionnement des langues moré et française (Saada-Robert et coll., 2005). La figure 1 ci‑dessous est un schéma qui présente et résume le déroulement des SD s’appuyant sur un conte.
Figure 1. – Le schéma des SD portant sur des contes.
- 14 Cette SD privilégie les compétences de compréhension et de productions orales en français.
- 15 Le processus d’accompagnement à la conception proposé par EdM permet aux SD d’être expérimentées pa (...)
25Ces SD se différencient selon l’emphase qu’elles mettent sur l’entrée dans l’écrit dans les deux langues (SD1 et SD2) ou sur l’apprentissage du français en tant que langue seconde14 (SD3). Par ailleurs, il convient de préciser que, conçues selon une démarche itérative et participative qui se rapproche d’une « conception continuée dans l’usage » (Cèbe & Goigoux, 2007, 2018), ces SD ne sont pas uniformes au niveau de leurs aspects graphiques, de la présentation et structuration des activités, de la manière de s’adresser aux enseignants ou encore des pratiques translangagières mobilisées15.
26Dans un premier temps, les SD ont été soumises à une analyse inductive visant à faire émerger des dimensions qui pourraient faire l’objet d’une analyse translangagière détaillée. Cette première étape a permis d’écarter certains aspects comme l’exploitation du conte dans ses dimensions textuelles et d’élaborer une première grille qui a mis au jour les langues mobilisées et la gestion de leur coprésence (simultanéité, successivité) en fonction de leur emplacement dans la séquence, des capacités langagières sollicitées, des domaines de la langue et des gestes didactiques mobilisés. Suite à cette analyse exhaustive, nous avons élaboré une catégorisation des pratiques translangagières en les illustrant par des exemples. De cette catégorisation émergente, nous avons extrait une liste de pratiques translangagières transférables à tout type de SD, indépendamment de leur discipline.
27Afin de resserrer notre analyse sur les pratiques translangagières identifiées dans les SD, nous nous contenterons d’extraire des questionnaires, les données relatives aux références théoriques et orientations méthodologiques que les concepteurs convoquent et aux pratiques translangagières qu’ils mobilisent. Sur la question des références théoriques, trois concepteurs renvoient « aux théories relatives aux principes de qualité de l’éducation promue » par EdM et six mentionnent le bilinguisme en le caractérisant de différentes manières : « bilinguisme », « bi‑plurilinguisme », « bilinguisme simultané », « bilinguisme équilibré » et « bilinguisme selon Duverger ». Néanmoins, même si Duverger est mentionné, les pratiques pédagogiques d’alternance séquentielle ne sont que faiblement évoquées. Les références théoriques mobilisées sont relativement homogènes et elles se caractérisent par une formulation plutôt généraliste. À l’exception de la référence à Duverger qui serait à même de fournir des orientations, l’identification de références pouvant orienter leurs pratiques de conception semble limitée, en particulier au niveau de l’articulation des langues dans les SD.
- 16 Nous pensons que les réponses données font référence à des documents élaborés par EdM qui ne compor (...)
28Ce manque d’orientations est également confirmé par les réponses à la question liée à l’utilité des guides de conception : seules trois réponses ont été obtenues et toutes évoquent l’absence quasi totale d’orientations quant à la place et l’articulation des langues entre elles16. Quant aux difficultés rencontrées par les concepteurs pour l’inclusion et la gestion des langues dans les SD, trois d’entre elles se concentrent sur le manque de « critères préalables » ou de « règles claires » pour guider le choix des langues (entre L1 et L2) et la manière de les mobiliser dans l’activité. Les ressources pour aider à la conception de supports bilingues ne semblent donc pas outiller suffisamment les concepteurs pour réaliser concrètement ce travail.
29Concernant les pratiques translangagières mobilisées, le fait de « passer d’une langue à l’autre harmonieusement » entre des activités ou au sein d’une activité est la pratique la plus systématiquement évoquée, qualifiée d’« alternance raisonnée » par quatre concepteurs. D’autres pratiques plus concrètement identifiables sont verbalisées à plusieurs reprises, telles que la formulation des titres des SD en français et en moré, les comparaisons interlinguistiques, le lexique bilingue ou la définition d’un projet de communication mobilisant les deux langues d’enseignement. Un des participants mentionne d’autres pratiques : l’ajout d’une traduction en moré des termes français jugés complexes et le fait d’aborder les activités les plus difficiles en moré. Finalement, on constate que les concepteurs n’ont pas construit une vision d’ensemble des pratiques translangagières mobilisées ou mobilisables dans les SD. En effet, si la plupart sont en mesure de nommer une pratique, seuls quatre d’entre eux dont deux spécialisés en langues, en verbalisent trois ou plus.
- 17 Les pratiques translangagières identifiées ont été relevées au moins une fois dans le corpus analys (...)
- 18 Bien que les finalités de certaines pratiques se recoupent, cette distinction permet une meilleure (...)
30L’analyse des SD a mené à l’élaboration d’une typologie de pratiques translangagières qui répondent à deux grandes finalités pédagogiques : la contextualisation des enseignements-apprentissages et le développement des connaissances et compétences langagières et disciplinaires des élèves18. Un aperçu de la typologie est d’abord donné ci‑dessous, et sera ensuite détaillé plus loin.
Figure 2. – Typologie de pratiques translangagières identifiées dans les séquences didactiques analysées.
31Comme l’écrit Noyau (2004), « l’école se doit de ménager des ponts entre les cultures et les langues de l’environnement quotidien de l’enfant et du monde scolaire » (p. 482). Dans cette même volonté, EdM promeut la contextualisation des enseignements-apprentissages qui constitue un des principes éducatifs de l’institution soutenant ses activités de formation et de conception. L’objectif de ces pratiques translangagières est ainsi de donner du sens aux apprentissages (García & Wei, 2015) en rapprochant l’école et la communauté et en sollicitant le « déjà‑là » des élèves (Perregaux, 2002, 2004).
- 19 Le conte de La poule et l’éléphant est un conte étiologique initialement recueilli en sar au Tchad, (...)
32Les SD matérialisent les liens entre le monde scolaire et la communauté des élèves par le biais de l’exploitation de genres de textes culturellement pertinents et de la mise en œuvre de projets de classe reposant sur des situations de communication authentiques. D’abord, concernant le genre textuel, les trois séquences d’enseignement analysées s’appuient sur des contes traditionnels africains19. Ces textes sont culturellement pertinents, car ils relèvent d’une longue tradition orale et sociale en Afrique et « jette[nt] un pont entre deux mondes, celui des pratiques orales du conte dans la sphère sociale et celui de l’école » (Leopoldoff & Aeby Daghé, 2018, p. 10). Le recours à des textes culturellement pertinents suppose donc de recueillir des textes écrits ou oraux auprès des communautés ou dans leur environnement, ou de reconstituer des situations potentiellement vécues par les élèves.
33Ensuite, l’élaboration de projet de communication à la fin d’une séquence d’enseignement valorise non seulement les compétences scolaires des élèves auprès de leur famille, mais permet aussi à la communauté d’appréhender ce qui se fait à l’école. Dans les séquences, nous avons relevé les projets suivants : la mise en scène du conte, sa reformulation par l’élève dans un mini-livre ou la production d’un recueil de contes écrits par les élèves. Pour ce qui est des langues mobilisées, il s’agit de productions en français, en moré ou dans les deux langues sous la forme d’une alternance raisonnée selon les paroles rapportées par les personnages du conte. Par ailleurs, nous avons relevé une activité qui, sous la forme d’une enquête dans le milieu, invite l’élève à recueillir, auprès de sa communauté, des contes dans lesquels se trouvent les animaux du conte étudié.
- 20 C’est ce que montre l’activité suivante : « Organiser les élèves en groupe et les inviter à répondr (...)
34À partir de nos analyses, nous posons que le « déjà‑là » renvoie aux représentations et expériences que l’élève a principalement forgées et rencontrées à l’extérieur de l’école. Dès lors, le « déjà‑là » désigne aussi les pratiques langagières vécues dans les familles et communautés (Perregaux, 2002, 2004, 2013). Avec Perregaux (2013), nous considérons que « ce déjà‑là intervient dans l’investissement de l’élève en classe, dans le sens qu’il va donner à l’enseignement [et que] sa reconnaissance dans des situations d’apprentissage peut introduire un effet positif sur le rapport au savoir » (p. 422). Les pratiques translangagières qui sollicitent les connaissances premières des élèves sont par exemple : partager en moré ce que les élèves savent déjà sur le genre textuel du conte, ce qu’ils savent des principaux personnages ou s’ils connaissent des contes20. Une autre pratique consiste à permettre à l’élève de réaliser une activité dans sa L1. Dans l’activité concernée, il s’agit de nommer des animaux en « français et en moré ou dans une ou plusieurs autres langues nationales du milieu » (SD3, phase 1, activité 4). Ces pratiques translangagières ont pour but non seulement de connecter les enseignements au vécu des élèves, mais aussi de renforcer leur sentiment de sécurité linguistique et affective (Noyau, 2004 ; Perregaux, 2013).
35C’est dans le contenu et la mise en œuvre des activités didactiques que se joue une partie du potentiel d’apprentissage des élèves. Pour cela, une des compétences attendues du concepteur pédagogique est de proposer des ressources et des activités didactiques diversifiées et pertinentes, en mobilisant les langues de l’école et des élèves.
- 21 Étant donné que les SD analysées relèvent de la discipline Langue et communication, le traitement d (...)
36Les ressources désignent les corpus sur lesquels reposent les activités didactiques ; en cela, ils assurent la rencontre des élèves avec les objets étudiés et constituent un étayage global. Il s’agit de sons, lettres, syllabes, mots, phrases ou extraits tirés du texte, à partir desquels des activités de compréhension et de travail sur la langue sont proposées21. Plusieurs manières de composer ces corpus bilingues ont été recensées : en mobilisant soit simultanément soit successivement des textes, des extraits de textes, des phrases ou des mots, en moré et en français, dont les contenus peuvent être différents ou traduits.
37Les deux illustrations ci‑dessous montrent des corpus en français et en moré : la figure 3 opère un usage simultané des deux langues et la figure 4 un usage successif. De plus, alors que la figure 4 opère une traduction des contenus, la figure 3 mobilise le moré et le français pour des énoncés distincts renvoyant à différents personnages du conte. Cette dernière caractéristique, à savoir d’utiliser les deux langues de manière complémentaire et sans traduction, nous semble particulièrement porteuse pour outiller les formateurs et diversifier leurs pratiques de conception dans la création de corpus bilingues dans différents champs disciplinaires.
Figure 3. – Corpus d’énoncés bilingues simultanés et différents.
Figure 4. – Corpus d’énoncés bilingues successifs et traduits.
38Enfin, des ressources transémiotiques ont été relevées, notamment à partir d’images et de gestes qui ont notamment pour but de faire émerger du lexique en français ou en moré. Concernant les gestes, des indications sont formulées pour l’enseignant afin de l’aider à opérer d’éventuelles régulations dans l’interaction avec les élèves : « au lieu de traduire en cas d’incompréhension de certains mots, l’enseignant peut également mimer certaines actions ou inviter un élève à le faire », « si nécessaire, l’enseignant accompagne sa lecture par des mimes ».
39Pour ce qui est de l’élaboration d’activités didactiques, nous avons repéré les pratiques translangagières suivantes :
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Planifier une suite de (sous-)activités alternant le français et le moré : dans l’un des exemples rencontrés, la lecture et la reformulation d’un épisode du conte se font d’abord en français par l’enseignant puis sont suivies d’une lecture du texte en moré afin d’assurer la compréhension de l’épisode par les élèves. Enfin, une reformulation en français est demandée aux élèves à l’oral et à l’écrit ;
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Étayer la réalisation de la tâche en français en donnant un exemple en moré : « L’enseignant demande d’indiquer le nombre de sons compris dans les mots qu’il va leur présenter puis de signaler précisément la place occupée par un son précis. Il fait tout d’abord un exemple en L1. Avec le mot wãamba, combien de phonèmes peut‑on entendre ? L’exercice est alors mené avec le son [ɛ̃] du français. »
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Proposer des comparaisons interlinguistiques par des questions ouvertes ou ciblées sur différents aspects notionnels ou linguistiques, reposant sur des corpus en moré et en français.
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Élaborer des lexiques bilingues à partir des mots ou expressions nécessaires à la compréhension et à la production, rencontrés au fur et à mesure des leçons.
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Formuler les constats en français et en moré, même si nous avons repéré que les constats sont majoritairement écrits en français avec, dans certains cas, une orientation indiquant que le constat est à faire découvrir en moré.
40Concernant les modalités de travail, nous avons relevé deux pratiques translangagières :
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Laisser le choix de la langue à l’élève pour réaliser la tâche.
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Faire travailler des groupes d’élèves dans différentes langues.
41Plusieurs orientations favorisant le biplurilinguisme des élèves, identifiées par Duverger (2007, 2011), Causa (2019) et Celic & Seltzer (2013) et décrites plus haut, apparaissent dans les SD que nous avons analysées : la mobilisation de la L1 pour faire émerger les représentations des élèves, l’usage alterné des langues dans les activités, l’usage simultané pour les lexiques et constats, le recours à des textes mobilisant les langues des élèves, des comparaisons interlinguistiques pour le développement langagier et conceptuel des élèves, des modalités de travail diversifiées permettant aux élèves d’utiliser leur L1 ou L2.
42Certaines pratiques gagneraient toutefois à être affinées ou ajoutées. En effet, au niveau des activités didactiques, des orientations relatives à la prise en compte des répertoires langagiers des élèves ou de leurs capacités linguistiques (Celic & Seltzer, 2013 ; Buchs et coll., 2019) et à la prise en compte des L1 des élèves autres que le moré, pourraient être davantage proposées dans une finalité de valorisation identitaire et de sécurité affective de tous les élèves. En outre, dans une perspective disciplinaire, en nous appuyant sur les orientations de Causa (2019), nous devrions également être amenés à penser l’exploitation des genres textuels selon les spécificités disciplinaires concernées (en mathématiques et en sciences par exemple) et enrichir les activités de compréhension de ces textes par les élèves. Enfin, au niveau des interactions avec les élèves dans la classe, les reformulations et relances en L1 ou L2 pourraient être abordées et développées (Noyau, 2010) de manière à outiller plus finement les enseignants au niveau de la micro-alternance.
43Pour conclure, nous pensons avec Babault et Butlen (2021) que, les orientations données à l’enseignant concernant l’usage des langues en classe devraient être explicites. Le questionnaire auquel ont répondu les concepteurs de supports didactiques a montré que, même si certains mentionnent plusieurs pratiques translangagières, les références qui orientent leur travail sont plutôt généralistes. De plus, les concepteurs non spécialistes en langues auraient plus de difficulté à donner des exemples de pratiques biplurilingues.
44En analysant trois SD, nous avons élaboré une typologie de pratiques biplurilingues qui peuvent être réinvesties de manière structurée et systématique dans des supports de toute discipline. Ces pratiques biplurilingues ont pour but de contextualiser les enseignements-apprentissages et de développer les connaissances et compétences langagières et disciplinaires des élèves, en s’appuyant sur les langues de l’école et des élèves. Il s’agit d’une typologie évolutive car elle continuera à être alimentée et expérimentée dans le cadre de nos activités d’accompagnement à la conception de supports. De plus, en nous inspirant de la structure du guide élaboré par Celic et Seltzer (2013), nous envisageons d’enrichir notre typologie et de la rendre plus opérationnelle en expliquant et illustrant chacune des pratiques biplurilingues afin de renforcer les compétences et l’autonomie de nos formateurs partenaires.