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C’est pas Auto mais e Wàge. Pratiques translangagières en maternelle dans le contexte de l’immersion en allemand et en dialecte alsacien

Translanguaging Practices in Kindergarten in the Context of German and Alsatian Dialect Immersion
Anemone Geiger-Jaillet and Gérald Schlemminger

Abstracts

The ABCM Zweisprachigkeit network of public schools requested scientific support for the introduction and evaluation of the use of Alsatian as a dialectal variety within a full immersion programme that it has been experimenting with since September 2017 in three pilot schools, in the region of Alsace. A team of researchers from the fields of linguistics and education sciences has set itself the objective of understanding how pedagogical gestures participate in the construction of the teaching and learning of Alsatian, an oral variety of standard German. In this article, the analysis of the oral interactions of the observed kindergarten pupils shows the mobilization of their multilingual competences within translanguaging practices.

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Full text

1. Contexte

1L’Académie de Strasbourg montre depuis longtemps une volonté déterminée de promouvoir la politique et l’enseignement des langues et préconise un apprentissage précoce de l’allemand en tant que « langue régionale, langue de référence et langue écrite des dialectes alémaniques et franciques parlés en Alsace » (Deyon, 1985, p. 10). Selon cette définition du Rectorat, la langue allemande obtient de fait un double statut : elle est à la fois langue vivante étrangère enseignée à l’école primaire et langue vivante régionale. Dans le cadre de la réglementation nationale sur les langues régionales, l’apprentissage peut se faire au sein de classes bilingues à parité horaire (12 h dans chaque langue). Dans l’Académie de Strasbourg, les filières bilingues des écoles publiques l’appliquent depuis 1991‑1992, pour moitié en français et moitié en allemand (voir Geiger-Jaillet & Rudio, 2016).

2Différentes conventions signées entre les collectivités territoriales (région et départements) et l’État tentent depuis de favoriser l’apprentissage précoce de la langue régionale sous ses deux formes, le dialecte et l’allemand. Les deux conventions les plus récentes (Académie de Strasbourg, 2015, 2018) indiquent que chaque professeur des écoles devra enseigner la langue régionale — hors filière bilingue — à hauteur de 3 h par semaine dans sa classe. Elles insistent également sur le fait qu’une sensibilisation à l’alsacien devrait se faire dans toutes les classes jusqu’à l’âge de 11 ans.

  • 1 Pour compenser le manque d’écoute et de pratique de l’allemand et de l’alsacien dans l’environnemen (...)

3L’association ABCM Zweisprachigkeit a sollicité un accompagnement scientifique pour l’introduction et l’évaluation de l’usage des parlers dialectaux alsaciens dans un dispositif d’immersion complète qu’elle expérimente depuis septembre 2017 dans trois de ses écoles maternelles. Elles passent du modèle de l’immersion compensatoire1 à une immersion complète en langue régionale (allemand standard / dialecte alsacien) jusqu’au Cours préparatoire (enfants de 6 ans). De ce fait, la langue française n’est introduite qu’à partir du Cours élémentaire 1, à raison de 10 h par semaine. L’allemand standard, les parlers dialectaux (alsaciens ou mosellans) et le français sont ensuite présents jusqu’en classe de Cours moyen 2 (enfants de 10‑11 ans). L’immersion complète s’effectue en alternant deux journées complètes en dialecte alsacien et deux journées en allemand. L’objectif poursuivi est de faire profiter toute l’école de ce bain germanophone, mais également de permettre aux enfants d’utiliser dans leur vie scolaire et extra-scolaire ces variétés linguistiques et, de ce fait, de renouer avec la sociabilité dans un parler dialectal, ici l’alsacien. Ce dernier est devenu, au fil du temps, langue véhiculaire au sein de ces écoles pilotes.

2. Problématique et questions de recherche

4Une équipe de chercheurs issue de deux champs disciplinaires voisins, les sciences du langage et les sciences de l’éducation, s’est donné comme objectif dans le projet PILE (Projet Immersion en Langue régionale : Évaluations) de comprendre comment, au sein de l’espace-classe, les logiques didactiques, les gestes pédagogiques et les choix opérés par les acteurs participent à la construction de l’enseignement-apprentissage d’une variété linguistique orale (l’alsacien) qui est encore utilisée, plus ou moins régulièrement, dans le corps social, d’une part, et comment l’école peut, le plus activement possible, donner à de jeunes élèves les moyens de participer à une vie plurilingue dans l’espace sociétal dans lequel ils vivent, d’autre part. Cette problématique nous amène à poser les questions suivantes :

  1. Quelles sont les stratégies (trans-)langagières et linguistiques utilisées par des enfants de grande section (5‑6 ans) en situation de communication plurilingue ? Si un élève ne dispose pas d’un mot en alsacien, quelles stratégies (évitement, substitution, alternance codique, etc.) utilise‑t‑il ?

  2. Comment les enfants gèrent‑ils le trilinguisme (français, allemand, alsacien) lorsqu’on leur enseigne officiellement les activités disciplinaires de maternelle en deux langues (allemand, alsacien) ? Mettent‑ils en œuvre leur plurilinguisme individuel (compréhension, production) en prenant appui sur le français par exemple ? Y‑a‑t‑il des traces de pratiques translangagières dans les transcriptions des observations effectuées ?

3. État de la recherche

5Quand on demande à des enseignants de classe bilingue s’ils utilisent l’alternance codique dans leur classe, la réponse est généralement au moins mitigée et exprime souvent un certain malaise. Cette attitude confirme, d’après Causa et Stratilaki-Klein (2022, s.p.), « la persistance d’une représentation sociale diffuse et erronée de l’alternance codique en classe ». Pourtant, les changements de langues sont d’abord des passages dynamiques d’une langue à l’autre, et donc des manifestations significatives et des traces observables du parler bilingue (Lüdi & Py, 1986), dont les fonctions gagneraient à être davantage connues pour leur impact dans les processus cognitifs de l’apprentissage.

6Dans cet article, l’alternance codique ne désigne ni un mélange de codes où des éléments lexicaux et syntaxiques seraient « mêlés » à partir de deux langues, ni une maitrise essentiellement lacunaire de la langue cible. D’après Causa et Stratilaki-Klein (2022, s.p.), le changement de langues est au contraire la marque d’une compétence bilingue individuelle originale, spécifique et complexe et non l’addition de deux compétences linguistiques séparées, étant donné que ces deux langues (et, éventuellement, d’autres) font partie d’un même répertoire : le répertoire linguistique du sujet-locuteur.

7Dans la salle de classe, les changements de langues sont des procédés fréquents recouvrant des formes et fonctions diversifiées dont l’objectif est généralement d’optimiser la transmission d’un message et l’appropriation des savoirs linguistiques. Les alternances de langue initiées par les apprenants ne sont généralement pas prévisibles, contrairement aux changements initiés par l’enseignant qui demandent « des gestes professionnels réfléchis et, par conséquent et en amont, une formation appropriée » (Causa & Stratilaki-Klein, 2022, s.p.). L’enseignant va alors se servir de l’alternance des langues pour des passages ponctuels et non programmés d’une langue à l’autre, en répondant ainsi à des besoins immédiats dans l’interaction.

8Le passage entre les deux langues peut également s’effectuer pour des raisons pédagogiques, dans la transmission des contenus disciplinaires en L2 que certains chercheurs nomment « méso-alternance » (cf. Causa & Stratilaki-Klein, 2022), sous forme d’un emploi alterné et didactisé des deux langues d’enseignement/apprentissage dans les activités proposées dans les cours de DEL2 (disciplines enseignées en langue 2). En classe bilingue, l’alternance codique vise « la transmission, la comparaison, l’étayage et la médiation entre la densité des contenus et l’opacité de la (des) langues dans laquelle (lesquelles) se fait la transmission disciplinaire » (Causa & Stratilaki-Klein, 2022, s.p.).

9C’est la notion de translanguaging, apparue dans les années 2000 (cf. García & Wei, 2014, qui tente de légitimer le changement de langues comme pratique de classe et qui, par là, valorise l’usage de toutes les langues du répertoire plurilingue des apprenants. La notion de translanguaging, contrairement aux notions de code-switching (alternance codique) et de code-mixing (mélange de code), met l’accent sur le caractère non délimitable et non clos de la langue (García & Baker, 2007). Elle souligne une normalité des pratiques langagières des locuteurs qui utilisent simultanément différents répertoires linguistiques dans une situation de communication donnée. Cette situation multilingue se produit également dans l’enseignement en immersion que nous avons observé : les apprenants sont conscients qu’en dehors de la langue cible, d’autres langues sont possibles pour communiquer. Ainsi, selon Grosjean (2015), les phénomènes de mélange de langues ne se produisent pas au hasard, mais sont liés à la situation et aux interlocuteurs/interlocutrices et permettent de maintenir l’échange. Dans ces pratiques de translangage, l’enseignant assure parfois le rôle d’expert : son intervention, sous forme d’étayage, rend l’élève « capable de résoudre un problème, de mener à bien une tâche ou d’atteindre un but qui auraient été, sans cette assistance, au‑delà de ses possibilités » (Bruner, 1983, p. 263). Cette aide permet à l’apprenant de construire et intégrer le savoir qui lui est proposé.

4. Dispositif de recherche

10Pour répondre à la problématique de l’immersion à l’école maternelle, l’équipe de chercheurs a conçu trois situations de tests : une histoire séquentielle Àpfelbäum, un jeu de memory et un jeu appelé Mini Fort Boyard. Les tests se sont déroulés début 2019 dans trois écoles maternelles ABCM Zweisprachigkeit avec 66 enfants, répartis en petits groupes d’enfants ; ceux‑ci interagissent en dialecte avec l’enseignant dialectophone.

11Voici les caractéristiques méthodologiques des trois dispositifs :

12— L’histoire Ìm Aloïs siner Àpfelbäum est composée de quatre images séquentielles (Krämer, 2008) de format A3 ; le texte en alsacien a été créé spécialement pour le projet PILE (Riehling, 2019). Dans un premier temps (phase de lecture animée), cette histoire est racontée aux enfants de manière vivante par l’enseignant dans son dialecte, avec des gestes, des intonations correspondant aux différents moments de l’histoire. Dans un deuxième temps (dialogue guidé), l’enseignant pose des questions de compréhension selon un protocole défini à l’avance par les chercheurs, des questions ciblées de types fermées d’abord pour évaluer la compréhension du sens global de l’histoire, mais aussi la compréhension plus fine de certains détails. Dans un troisième temps (phase de questionnement), l’enseignant doit poser obligatoirement six questions, trois fermées puis trois plus ouvertes permettant aux enfants de s’exprimer plus librement dans le cadre d’une interaction avec lui. En réactivant un vocabulaire connu de la vie quotidienne représentée par les images, cette situation doit permettre de révéler les compétences en expression orale dans les deux variantes, l’allemand et l’alsacien, et de savoir si les élèves de grande section dépassent la simple description factuelle. Cette démarche s’inspire des situations de tests développées dans le cadre du français précoce par Schlemminger (2009a, 2009b) et de l’allemand langue étrangère par Geiger-Jaillet (2010).

13— Le jeu de memory : à partir des mots de lexique connus en maternelle en langue française (Mission départementale Évaluation IA76, s.d.), un choix a été opéré et des cartes-images par paires ont été spécialement conçues pour le contexte des écoles ABCM Zweisprachigkeit. Celles‑ci respectent les critères de Schmid-Schönbein (1978, p. 93‑95) concernant l’authenticité du sujet représenté, le caractère motivant pour les élèves grâce à des illustrations en lien avec la réalité de l’élève de cinq ans. Elles focalisent le regard sur les traits essentiels de l’objet représenté. Le dispositif du test prévoit de plus que l’enseignant joue au memory comme partenaire de jeu. Les élèves qui jouent par trois ou quatre connaissent les règles du jeu ainsi que le vocabulaire des cartes-memory, ils sont donc « mis en confiance pour utiliser le vocabulaire appris » (MENJS, 2001, p. 53) et peuvent s’entrainer « à passer d’un vocabulaire passif à un vocabulaire actif » (ibid.). Il s’agit de tester la reproduction contextualisée du lexique, en mot isolé ou dans un énoncé plus élaboré.

14— Le jeu du Mini Fort Boyard est la troisième situation de test proposée aux élèves de grande section. Il s’agit d’un jeu d’interaction entre les élèves et l’enseignant, très motivant pour les jeunes élèves. Les élèves doivent trouver cinq objets préalablement cachés dans la classe. Avant de partir à la recherche de l’objet caché, ils doivent avoir identifié l’objet recherché. Pour cela, ils vont devoir poser des questions en alsacien à l’enseignant afin de connaitre les caractéristiques de l’objet concernant sa couleur, sa taille, sa forme et sa matière ainsi que sa fonction. Une fois que les élèves ont réuni toutes ces informations, ils peuvent partir à la recherche de l’objet dans la salle de classe. La situation du Mini Fort Boyard met les élèves en position d’acteurs, car ce sont eux qui posent des questions (actes de parole auto-initiés), et les réponses à celles‑ci vont ensuite leur permettre de trouver les objets cachés. Vu les hésitations des élèves, nous en déduisons que ce n’est pas un exercice facile pour les élèves de s’exprimer en alsacien. Ainsi, ils vont développer, face aux éventuels problèmes de communication rencontrés, des stratégies de communication afin de contourner ces problèmes. Un mémoire de master (Salmon, 2022) est consacré à cette situation de test.

15Nous nous concentrerons dans la suite de l’article sur deux des dispositifs, l’histoire à images racontée et la chasse au trésor du Mini Fort Boyard.

5. Exemples de pratiques translangagières : changements de langues

16Nous présenterons brièvement en quoi les deux situations de tests retenues sont déclencheuses de parole et de changements de langues chez les enfants. Dans les transcriptions analysées de l’histoire à images et du jeu du Mini Fort Boyard, les enfants ont effectué de nombreux changements de langues que nous allons classer en quatre types de pratiques translangagières majeures : le recours au français (L1), l’alternance codique vers l’allemand, vers l’alsacien et les trois langues mélangées. Parler de la « langue cible » dans ces cas ne correspond pas à la situation pédagogique, celle‑ci étant le plus souvent caractérisée par l’utilisation de toute la variété du répertoire plurilingue de ces jeunes élèves âgés de cinq à six ans.

17Il est toutefois intéressant de constater que les changements de langues sont aussi liés à la situation de test. Concernant le jeu du Mini Fort Boyard lors duquel des objets sont cachés dans la salle de classe, l’interaction duale enseignant-élève s’effectue en majorité en dialecte alsacien ou en allemand (cf. Schneider, 2020, p. 68). La parole est auto-initiée par l’élève, il s’agit donc d’énoncés (sous forme de questions) qui sont déclenchés par le locuteur lui‑même. Cependant, l’interaction entre pairs dans ces classes de maternelle se fait en français, sûrement pour gagner du temps dans la quête.

18La situation de l’histoire à images Le pommier d’Aloïs (Ìm Aloïs sìnner Àpfelbäum) est la plus riche du point de vue des changements de langues, car les enfants utilisent les trois langues, souvent même dans un seul et même énoncé. Le déroulement de l’histoire est la suivante :

Image 1. – Aloïs a un pommier dans son jardin dont les branches pendent au‑dessus de la clôture de son voisin René. Celui‑ci en profite. Il les ramasse et les mange. Cela agace Aloïs.

Image 2. – Aloïs attache une corde à l’arbre et la plante dans le sol avec un marteau pour faire passer l’arbre dans son jardin.

Image 3. – Aloïs est épuisé par son travail, transpire en pensant : « Maintenant, mon voisin ne peut plus profiter de mes pommes. »

Image 4. – Mais la corde se rompt. Toutes les pommes sont projetées dans le jardin du voisin.

19Le groupe testé est composé de trois élèves (E1, E2 et E3) avec leur enseignante (L). La langue de famille de ces élèves est le français. Pour E3, il y a aussi de l’allemand dans son environnement familial. Dans aucune des trois familles, l’alsacien n’est présent. La transcription se trouve dans Schneider (2020, p. 246‑248). Après la découverte de l’histoire sous forme d’une lecture animée, nous sommes désormais dans la phase d’échanges, un dialogue guidé par les questions de l’enseignante. Au début de l’extrait, cette dernière pose la question : Isch d’r Aloïs zefridde ? [« Aloïs est‑il content ? »]. Ci‑après l’extrait de transcription que nous analyserons.

  • 2 Selon les usages, nous indiquons l’âge effectif des enfants au moment du test dans une parenthèse i (...)

Extrait 1 (Grande section de maternelle) : Ìm Aloïs sìnner Àpfelbäum. Trois élèves E1 (6;1), E2 (5;4) et E3 (5;8)2 sont présents avec l’enseignante (L).

Turn

Loc.

Transcription : le dialecte est en italique.

Commentaire

Traduction

1.

L

[…] Jetz isch’r zefriede?

 

Maintenant il est content ?

2.

E1

Nein. Ja.

 

Non. Oui

3.

L

Ja. De Àlis isch zefriede. De Baum kippt. Ùn de René

 

Oui. Aloïs est content. L’arbre se penche. Et René…

4.

E1

Nicht mehr XX

 

Ne (peut) plus XX

5.

E3

Nicht

 

Ne plus

6.

L

Nicht.

 

Ne plus

7.

E1

Mehr fres…

L fait le signe de manger.

Ne peut plus manger

8.

E3

Fressen.

 

Manger (‘fressen’ ne s’utilise que pour des animaux)

9.

L

De René kànn ke Äpfle

 

René ne peut plus (manger) des pommes

10.

E3

Esse

 

Manger

11.

E1

Esse

Manger

12.

L

Esse. Ok. Dànn isch’r zefriede. Ùn wàs het’r Pfuuu.

L fait le signe de transpirer, onomatopée

manger. Ok. Il [Aloïs] est content. Et qu’est‑ce qu’il a… ? Pfiou.

13.

E1

transpirer

 

Transpirer

14.

L

Er

 

Il

15.

E1

schwitzt

 

Transpire

16.

L

Er schwitz. Der het güet…?

 

Il transpire. Il a bien… ?

17.

E3

Gschafft.

 

Travaillé.

18.

L

Gschàfft ja. Der het güet gschàfft. Der isch XX. Ùn gschwitzt. Ùn bletzli

L fait le signe de transpirer.

Travaillé, oui. Il a bien travaillé. Il est XX. Et a transpiré. Et d’un coup,

19.

E3

Crac cric

 

Crac cric

20.

L

Badaboum. De E3 fällt ùf’m Bodde rùm. Ùn bletzli, wàs laùft?

 

Badaboum. E3 se laisse tomber par terre. Et d’un coup, que se passe‑t‑il ?

21.

E3

Cric crac.

E3 imite le bruit d’un arbre qui tombe

Cric crac.

22.

L

Cric crac wàs bàssiert?

 

Cric crac, qu’est‑ce qui se passe ?

23.

E3

Boum. Die Äpfel fall… auf der Boden fallen. Bim…

(allemand : ‘beim’)

Boum. Les pommes tombe… tombent par terre. Chez le…

24.

L

Re…

 

Re…

25.

E3

René

 

René

26.

L

Ja, àwer wàs isch dànn bàssiert? Cric crac d’Äpfle keje wieder ùf’m Bode bim René. Wàs het cric crac gemàcht?

 

Oui, mais qu’est‑ce qui s’est passé ensuite ? Cric crac les pommes peuvent à nouveau tomber chez René. Qu’est‑ce qui a fait cric crac ?

27.

E3

Die Corde.

 

La corde.

28.

L

Die S…

 

Les c…

29.

E3

Seile.

 

Cordes.

30.

L

D’Seil

L imite la corde qui craque en deux.

La corde

31.

E3

Cric

onomatopée

Cric

32.

L

Het sich ver…

 

S’est…

33.

E3

Kapùtt geg…

 

S’est cassée

34.

L

Cric

 

Cric

35.

E3

Euhm arrachée

 

Euhm arrachée

36.

L

Ja, ver…

 

Oui, arr…

37.

E3

risse.

 

[arr]achée

38.

L

Ja. D’Seil isch kapütt gànge ùn de Baum, wàs het er gemàcht?

 

Oui. La corde s’est cassée et l’arbre, qu’a‑t‑il fait ?

39.

E3

Wloups.

L’enseignante rit car l’enfant imite des bruits.

Wloups.

40.

L

Wàs woups. Han woups? Wàs isch des fer e Wort woups? Ich versteh dich XX

 

Comment woups, il a fait woups ? C’est quoi comme mot, woups ? Je te comprends XX

41.

E1

Ouais, mais après il…

 

Ouais, mais après il…

42.

L

De Baum isch wieder.

 

L’arbre est à nouveau

43.

E3

Grade gew

 

De(venu) droit

44.

L

Gewo…

 

deve[nu]…

45.

E3

Geworden

 

Devenu

46.

L

Güet. De Baum isch wieder gràd wore. Ùn dànn sin àlle Äpfle?

 

Bien. L’arbre s’est redressé. Et alors, toutes les pommes ont… ?

47.

XX

René

 

René

48.

L

Pfiuu

 

Pfiuu

49.

E3

Pfiuu

 

Pfiuu

50.

L

Züem?

 

Chez le ?

51.

E3+E1

René.

 

René

52.

E2

Gefliegen.

 

Ont volé

53.

L

Geflöje ja hein. XX Die flieje do hein.

 

Ont volé, oui. XX. Elles volent (= sont projetées) vers là‑bas.

54.

E3

Nein. Nein. Gefalle.

 

Non. Non. Sont tombées.

55.

L

Gfàlle oder gflöje. Güet. Ja. Ùn wer isch jetzt zefridde?

 

Sont tombées ou projetées. Bien. Oui. Et qui est content maintenant ?

56.

EE

René.

 

René.

57.

L

De René isch jetzt zefridde gall, worùm?

 

René est content maintenant, pourquoi ?

58.

E3

Parce qu’il a plein de pommes.

 

Parce qu’il a plein de pommes.

20Par la suite, nous montrerons dans un premier temps quatre situations interactionnelles typiques où les élèves ont recours à leur langue familiale, le français.

5.1. Le recours au français (L1)

21En cas de lacune lexicale, l’apprenant a recours à la langue dans laquelle il connait le vocabulaire manquant, sa L1. Par exemple, dans le tour de parole (t 27), l’élève E3 utilise le nom commun « corde » en français dans une phrase commencée avec l’article en allemand die. En amorçant l’énoncé en allemand, l’élève montre sa disponibilité et une certaine habitude de parler dans cette langue. Mais il rencontre manifestement un obstacle : cet élève, âgé de 6 ans et 1 mois, ne connait pas le mot « corde », ni en allemand ni en dialecte alsacien. Le changement de code correspond, ici, à un besoin communicatif du locuteur lui permettant de continuer à participer à la restitution de l’histoire du pommier.

22Dans le tour de parole (t 35), le même élève E3 a recours au français, il réfléchit à voix haute dans sa L1 au terme demandé par l’enseignante et finit par indiquer, en français, le verbe recherché arrachée. L’élève opère ce dialogue de soi à soi en fonction des difficultés d’énonciation qu’il rencontre. Il n’est pas infondé de parler ici d’un auto-étayage que l’élève s’apporte à lui‑même comme une étape nécessaire dans le cheminement de résolution de la tâche à accomplir. Cette démarche confirme la capacité de l’élève de mener une réflexion auto-analysante, signe d’une métacognition translangagière.

23Un autre aspect de l’analyse concerne les pratiques translangagières ou passages de langue, également appelés « alternances codiques » (AC). Celles‑ci peuvent se produire au niveau intra- ou interphrastique. La particularité de l’alternance codique réside dans le fait que, lors des passages d’une langue à l’autre, le locuteur respecte les règles de la langue en question et qu’il revient systématiquement à la langue de base. Dans nos situations de tests, nous rencontrons des exemples de changements de langues lorsque l’enfant aborde un nouveau sujet, qu’il manque de vocabulaire ou lorsque c’est plus facile pour lui de s’exprimer dans une autre langue.

24Ainsi, pour les énoncés des lignes (t 27 et 35), il s’agit d’un changement codique intraphrastique. À l’inverse, dans les tours de parole (t 41 et 58), il s’agit d’un changement de langue interphrastique. En effet, les deux élèves ont recours (en français) à un discours argumentatif plus complexe pour exprimer un raisonnement logique de justification et d’opposition : Ouais, mais après il… ; Parce qu’il a plein de pommes… Vu le niveau interactionnel en classe, nous partons de l’hypothèse que les élèves connaissent les connecteurs weil et aber, fréquemment utilisés. Mais nous supposons que leur utilisation dans un énoncé leur pose encore des difficultés à cause de la structure syntaxique de la phrase en allemand (verbe conjugué en dernière position dans la subordonnée avec weil).

25Dans les prises de paroles (t 12 et 18), l’enseignante illustre ses propos en mimant le fait de transpirer. Cette forme de visualisation par un geste aide les deux élèves (E1 ; E3) à mieux comprendre le fil de l’histoire. L’élève E3 a recours au mot français « transpirer » (t 13), pendant que l’élève E1 utilise son équivalent alsacien schwitz[e] (t 15). À chaque fois, l’élucidation de l’histoire peut continuer sans encombre car tous les locuteurs sont à l’aise dans les deux langues. Ces deux interactions montrent que l’usage de la langue de l’environnement des élèves, le français, est accepté en classe à côté de la langue de scolarisation qui, dans notre exemple, est l’alsacien.

26Nous verrons à présent (5.2) qu’il en va de même pour la deuxième langue de scolarisation, l’allemand.

5.2. L’utilisation de l’allemand

27Les situations interactionnelles où les élèves utilisent l’allemand sont un indicateur de leurs compétences langagières à l’oral dans cette langue. Pour les exemples qui suivent, nous avons retenu trois phénomènes fréquents dans l’acquisition d’une langue, à savoir l’autocorrection par l’élève, la différence de l’étendue du champ sémantique d’une langue à l’autre et le développement progressif du système grammatical.

  • 3 Alors que dans un registre familier, frìßt peut désigner un humain qui mange goulûment, en alsacien (...)

28Dans le tour de parole (t 13), l’élève E1 utilise de nouveau le dialogue de soi à soi, mais cette fois‑ci celui‑ci est déclenché par un élément non verbal (Pfuuu de l’enseignante, doublé d’un geste qui évoque le fait qu’Aloïs, le personnage principal de l’histoire d’images, transpire. Une fois le verbe énoncé en français, l’élève E1 s’autocorrige (t 15) et passe à l’allemand (schwitzt). Dans les tours de parole (t 42‑45 et 48‑53), nous avons respectivement deux constructions verbales au passé produites par des élèves de grande section. E2, une fille âgée de 5 ans et 4 mois, et E3, un garçon âgé de 6 ans et 1 mois, montrent qu’ils ont déjà intériorisé le système grammatical allemand de la formation du participe passé (à savoir : préfixe ‘ge-’ + radical du verbe + suffixe) tout en commettant une erreur de surgénéralisation : *gefliegen au lieu de geflogen. Dans ces deux séquences, l’interaction de tutelle (Bruner, 1983) permet à l’apprenant de dépasser le niveau actuel de sa pratique de langue. L’alternance des langues produite par l’enseignant montre la manière dont elle peut servir de stratégie d’étayage, qui va de plus faciliter la poursuite de l’interaction. Dans le tour de parole (t 7), l’enseignante fait mine de manger et rappelle ainsi aux élèves l’image 1 où René profite des pommes de son voisin. Les élèves veulent ensuite commenter la situation (image 2) selon laquelle René ne pourra plus manger ses pommes car son voisin Aloïs a attaché le pommier avec une corde afin que les pommes ne tombent plus chez lui. Le champ lexical du verbe français « manger » ne recoupe pas celui de l’allemand (et de l’alsacien) qui connaissent deux verbes esse(n) et fresse(n), ce dernier ne s’employant que pour des animaux3. Compte tenu de la situation quotidienne du goûter à l’école ou du repas à la cantine, on s’attend plutôt à une surgénéralisation du verbe essen, mais le mot fressen a dû être mobilisé dans des albums de jeunesse où le loup mange la grand-mère (Le Chaperon rouge), ou dans lesquels les élèves apprennent ce que mangent les animaux (« Découverte du monde »). Alors que les élèves font différentes propositions d’énoncé (t 7, 8, 10, 11) pour trouver le mot attendu essen, l’enseignante laisse passer deux réponses avant d’intervenir et de ratifier (Esse. Ok., t 12) la bonne réponse fournie par l’élève E3 (t 10 : esse) et d’ailleurs immédiatement répétée par E1 (t 11). Nous pouvons en conclure que l’enseignante, dès la maternelle, veille à un emploi précis de la langue (essen/fressen) là où le français ne connait qu’un seul mot (« manger »). L’utilisation réfléchie de l’alternance codique par l’enseignante permet de travailler sur deux langues, deux contenus et deux cultures (cf. Castellotti et coll., 2008).

5.3. L’utilisation de l’alsacien sous forme d’alternance codique

29Dans l’extrait (t 30‑38), les élèves restituent l’image 4 de l’histoire du pommier, précisément là où la corde se rompt. L’enseignante propose au tour de parole (t 30) le mot alsacien d’Seil, mais au féminin, en faisant un calque du genre grammatical du français (la corde), le mot étant neutre en alsacien : s’Seil. L’enseignante utilise ici une technique d’élicitation répandue comme étayage, la stratégie d’appel, permettant de recourir à un déjà‑là langagier en proposant un élément de la réponse : la première lettre du mot attendu, ou la première syllabe, etc. Ici, elle attend des élèves qu’ils poursuivent l’interaction, c’est-à-dire qu’ils utilisent un groupe verbal exprimant l’action : la corde se rompt. L’élève E3 indique par une onomatopée (t 31) qu’il a compris le sens du mot recherché. L’enseignante propose en alsacien une suite de la phrase en utilisant le participe passé (t 32 : het sich ver…). Elle s’arrête cependant en laissant le mot tronqué. L’élève E3 fournit une réponse en alsacien (t 33 : Kapùtt geg…). Il est à supposer qu’il prélève ce mot de son répertoire allemand (kaputt), ce qui fait de l’allemand une langue-outil ou « langue pont » (Castagne, 2008). La réponse fournie en (t 33) reste cependant incomplète, car l’élève E3 essaie de construire le participe passé du verbe avec le préfixe allemand ge, sans toutefois y arriver (la réponse correcte aurait été gegangen). On peut penser qu’il a intériorisé le principe de construction de cette forme (il s’agit de son savoir déclaratif), cependant sans pouvoir l’utiliser correctement (son savoir procédural) car il s’arrête au préfixe du participe et la première lettre du radical. À la ligne (t 34), l’enseignante reprend l’onomatopée de l’élève, montrant qu’elle ne valide pas la proposition de celui‑ci mais qu’elle attend toujours la suite de son énoncé à elle du tour de parole (t 32). L’élève comprend l’intention de l’enseignante sans disposer du mot attendu ni en allemand ni en alsacien. Il a alors recours au français (t 35 : arrachée). En ratifiant le sens de la réponse de l’élève, l’enseignante accepte également son recours au français (t 36 : Ja). Elle entame immédiatement une nouvelle tentative de coconstruction mais en alsacien, proposant le préfixe du participe passé attendu (t 36 : ver…), ce à quoi l’élève E3 sait répondre en y apportant, en alsacien, le radical du verbe (t 37 : risse). En (t 38), l’enseignante ratifie ce nouvel énoncé de l’élève E3 et reprend sa propre expression initiale (t 36) en l’insérant cette fois‑ci dans un syntagme complet en alsacien, tout en adaptant la voyelle (kapütt) à sa variante à elle de l’alsacien : Ja. D’Seil isch kapütt gànge.

30L’analyse de cet extrait montre une situation où l’enseignante attend un mot de vocabulaire précis en alsacien. De telles situations de classe sont l’occasion de témoigner de la richesse lexicale des élèves car ceux‑ci sont souvent capables d’utiliser des synonymes, à l’instar de l’élève E3 âgé de 6 ans 1 mois qui propose des réponses en ayant recours à tout son répertoire trilingue : kaputt (allemand) – verrìsse (alsacien) – arraché (français).

5.4. Translanguaging, présence des trois langues

31Les trois exemples qui suivent montrent que les élèves n’empruntent pas un mot uniquement à une langue, mais qu’ils sont capables de formuler des énoncés avec une syntaxe de base, illustrée parfois avec du vocabulaire issu des deux autres langues en contact dans leur scolarité chez ABCM Zweisprachigkeit.

Extrait 2 (Grande section) : jeu Mini Fort Boyard. Élèves G (5;5), D (5;3) et B (5;11) avec l’enseignante (L).

50.

G

Das ist eine Auto?

Est‑ce une voiture ?

51.

D

Moi je sais !

Moi je sais !

52.

L

Hm…hmhm…

Hm…hmhm…

53.

B

C’est pas Auto mais e Wàge.

Ce n’est pas le mot [allemand] ‘Auto’, mais le mot [alsacien] ‘Wàge’.

32L’extrait illustre l’une des situations du jeu du Mini Fort Boyard, une chasse au trésor sous forme d’objet caché par l’enseignant, dans la salle de classe. Dans cet exemple, l’élève G, âgé de 5 ans 5 mois, demande en allemand si l’objet recherché est une voiture (t 50) tout en calquant le genre féminin à partir du français (« das Auto » est neutre en allemand). Elle utilise le mot allemand Auto pour désigner la voiture. L’élève B (5;11), qui est plus âgée de 6 mois, corrige alors sa camarade en lui faisant comprendre que la langue attendue pour ce jeu est l’alsacien et non pas l’allemand (t 53 : elle reprend le mot allemand Auto de l’élève G en lui opposant le mot alsacien Wàge (t 53). La structure syntaxique de l’énoncé est française avec un emprunt lexical à l’allemand (Auto) et un autre à l’alsacien (Wàge). Il s’agit d’une alternance codique intraphrastique où la locutrice, après avoir alterné, revient à la langue avec laquelle l’échange a commencé, le français.

Extrait 3 (Grande section) : « armure de chevalier ». Élève E (5;6) avec l’enseignante (L).

209

E

Isch’s dick un wiss?

Est‑ce gros et blanc ?

210

L

Dick, ja.

Gros, oui.

211

?

Isch die armure de chevalier, mit die XXX?

Est‑ce une armure d’un chevalier avec XXX ?

212

L

De Schwert?

Avec une épée ?

213

?

Ja.

Oui.

Transcription dans Salmon (2022, p. 219).

33Dans ce nouvel extrait du jeu du Mini Fort Boyard, les élèves posent des questions concernant les caractéristiques de l’objet recherché, à savoir sa taille, sa forme, etc. Dans la prise de parole (t 209), l’élève E pose, en alsacien, une question avec deux adjectifs qualificatifs, sous forme de chunk (Isch’s + adjectif). L’enseignante confirme (t 210) qu’il s’agit bien d’un objet assez gros. Un autre élève avance l’hypothèse (t 211) qu’il pourrait s’agir d’une « armure de chevalier ». Cet élève utilise un syntagme alsacien tout en ayant recours au lexique français. L’enseignante ratifie la proposition en la complétant avec le mot alsacien (t 212 : De Schwert) qui fait défaut à l’élève.

34De nouveau, l’élève part de l’alsacien en utilisant des adjectifs repères fréquemment utilisés en classe (dick, wiss). Comme dans l’exemple traité dans la partie 5.1., l’élève (t 211) a recours au français lorsqu’il ne dispose pas du mot recherché en alsacien ; il s’agit généralement de mots sémantiquement pleins. On pourrait également avancer comme hypothèse une certaine connivence avec l’enseignante, pour « lui faire plaisir », une attitude enfantine fréquente à l’école maternelle. En ce qui concerne les mots outils, l’élève a plus facilement recours à l’allemand (articles, pronoms, etc.).

Extrait 4 (Grande section) : jeu Mini Fort Boyard. Élèves G (5;5) et B (5;11) avec l’enseignante (L).

387

L

Nei mit m blàue Pullover de gross, wer isch des? De gross wo schribt, wer isch des?

Non, celui avec le pullover bleu, le grand, qui est‑ce ? Le grand qui est en train d’écrire, qui est‑ce ?

388

B+G

Mama! Mama!

Maman ! Maman !

389

L

Hmm? Bisch sicher, nei i glàub s isch de Papa, àwer s isch nit schimm, wàs màcht er?

Hmm ? Es‑tu sûr ? Non, je crois que c’est papa ; mais ce n’est pas grave. Que fait‑il ?

390

G

C’est pas Papa, dis ist Mama! De Papa dis ist grau!

Ce n’est pas papa, c’est maman. Papa, c’est la personne en gris.

35À la fin de l’enregistrement du jeu du Mini Fort Boyard, l’enseignant invite, comme c’est l’habitude à la fin d’une séquence, l’élève G à résumer un album connu de tous de la série Léo Lausemaus. Elle indique que B pourrait l’aider si besoin. Les deux petites filles ouvrent l’album. Sur une des illustrations, il y a le protagoniste Léo, un enfant, avec une adulte avec un pullover bleu (t 387), qui s’avère être la mère de l’enfant de l’histoire. Mais l’enseignant confond la mère avec le père. L’élève G (5;5) corrige l’enseignant (t 390) en lui indiquant que c’est bien le père qui est la personne en gris. L’enseignant parle en alsacien. L’élève G commence sa correction en français, puis elle change de langue et continue en allemand et alsacien. Cette alternance se fait spontanément et montre la facilité avec laquelle cette petite fille utilise simultanément son répertoire linguistique.

6. Conclusion

36Pour les besoins de l’article, nous avons réparti les exemples d’usage simultané des trois langues dans des sous-chapitres par langue cible. Cependant, cet usage correspond davantage à une forme de continuum, partant de l’alternance la plus marquée à une sorte de code-mixing, le tout relevant de ce qu’on appelle le translanguaging. Les pratiques translangagières des élèves dans ces classes maternelles en immersion allemand-alsacien montrent la richesse des différents répertoires linguistiques dont ils disposent à ce jeune âge et la facilité avec laquelle ils les utilisent.

37Nos exemples confirment ce que Kammermeyer et coll. (2017) ont constaté : le développement langagier et le processus d’appropriation linguistique dépendent de l’interaction communicative avec un adulte. En effet, l’interaction en langue 2 ou 3 entre élèves est plutôt rare et passe généralement par l’intermédiaire de l’enseignant. Cependant, le fait que les actes de parole auto-initiés ne jouent qu’un rôle secondaire est également dû au format des tests où l’enseignant initie souvent les prises de parole.

38Nous avons constaté que l’allemand est souvent employé comme « langue pont » et médiateur vers le dialecte alsacien. Les deux variétés s’influencent réciproquement dans le processus d’apprentissage langagier. Notre analyse montre également que, de manière générale, les enseignants privilégient le contenu avant la forme. Ils ratifient les énoncés qui cadrent avec le contenu attendu tant que le message reste compréhensible. Pour solliciter et soutenir la prise de parole des élèves, pour faciliter le processus d’énonciation, ils utilisent de multiples stratégies d’étayage comme l’association d’un mot à un geste, le recours à un déjà‑là langagier, le rappel de structures figées. Pour les élèves de maternelle, l’histoire Ìm Aloïs sìnner Àpfelbäum suscite une certaine insécurité linguistique. Celle‑ci est due à la fois au champ lexical mobilisé et à l’argumentation hypothético-déductive attendue, qui ne sont pas nécessairement maitrisés par les élèves. Mais la théâtralisation de la situation narrative par les enseignants — moduler sa voix, utiliser des onomatopées, rebondir sur ce que disent les enfants, marquer l’étonnement, la surprise, la joie, la tristesse — soutient l’implication des élèves. On comprend l’importance en maternelle d’une communication extra- et paraverbale (cf. Moulin, 2004).

39Notre analyse des interactions montre la mobilisation des compétences plurilingues des élèves au sein de pratiques translangagières. Ce type d’interaction leur permet non seulement d’activer leur conscience linguistique et leur répertoire de langues mais de s’engager dans des interactions langagières relativement complexes.

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Notes

1 Pour compenser le manque d’écoute et de pratique de l’allemand et de l’alsacien dans l’environnement de l’enfant, l’immersion compensatoire vise à augmenter leur part dans l’enseignement et à les installer comme langues de communication au sein des écoles du réseau ABCM Zweisprachigkeit.

2 Selon les usages, nous indiquons l’âge effectif des enfants au moment du test dans une parenthèse indiquant l’âge et le mois. L’enfant E1 est donc âgé de 5 ans et 8 mois au moment du test.

3 Alors que dans un registre familier, frìßt peut désigner un humain qui mange goulûment, en alsacien comme en allemand.

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References

Electronic reference

Anemone Geiger-Jaillet and Gérald Schlemminger, C’est pas Auto mais e Wàge. Pratiques translangagières en maternelle dans le contexte de l’immersion en allemand et en dialecte alsacien”Lidil [Online], 67 | 2023, Online since 24 April 2023, connection on 14 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/11624; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.11624

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About the authors

Anemone Geiger-Jaillet

Professeure des universités, Université de Strasbourg, INSPÉ
geigerjaillet@gmail.com

Gérald Schlemminger

Professeur des universités émérite, Pädagogische Hochschule Karlsruhe
schlemminger.gerald@gmail.com

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