1Dans cet article, nous nous proposons d’analyser les pratiques translangagières à travers la mise en perspective de deux projets dans lesquels elles occupent une place variable. Il s’agit, d’une part, de l’expérimentation bi‑plurilingue de l’école du Sarlac et, d’autre part, du projet PRIMA (Enseignement de l’allemand par immersion à l’école obligatoire dans le canton de Neuchâtel). Le premier a été mis en place depuis la rentrée 2018 dans une école bilingue français-occitan située à Moissac, dans un Réseau d’éducation prioritaire (REP), qui compte sur la présence de nombreux élèves issus de la migration. Dans le cadre de ce projet, l’intégration d’activités plurilingues a pour objectif de valoriser et de maintenir les compétences linguistiques en cours de construction, tout en améliorant les compétences en langue de scolarisation et les acquisitions disciplinaires. Le second se développe depuis 10 ans dans le canton de Neuchâtel en Suisse. Il propose, sur toute la durée de l’école obligatoire, une immersion partielle en allemand langue seconde. Il vise à renforcer l’exposition, pour les élèves romands, à une autre langue nationale dès le plus jeune âge. Dans les premières années de scolarisation, le français se présente comme un appui nécessaire ; après quelques années, l’enseignement de l’anglais langue étrangère vient s’ajouter. Dans les deux projets, l’attention porte d’abord sur des langues particulières (langue régionale et langues de migration à Moissac, deuxième langue nationale dans le canton de Neuchâtel), mais le bi‑plurilinguisme est posé comme objectif explicite dans le premier plus que dans le second. En effet, la proposition éducative consiste à mobiliser deux ou plusieurs langues au service des apprentissages et d’attitudes d’ouverture à la diversité. Par ailleurs, les modalités de travail didactique privilégient, toujours à Moissac, une approche plus métalinguistique à travers des processus d’intercompréhension et d’éveil à la diversité.
2À travers la mise en contraste de ces deux projets, nous nous intéresserons à comprendre comment les pratiques translangagières sont appréhendées à deux niveaux : d’une part, dans les représentations sociales qui ressortent du discours des enseignants et, de l’autre, dans les pratiques de classes elles‑mêmes. Chaque niveau considéré sera analysé sur la base des données recueillies selon une approche ethnographique (Cambra Giné, 2003), notamment des entretiens menés avec les enseignants et des enregistrements d’interactions en classe. Du point de vue théorico-méthodologique, nos analyses mobiliseront différents outils proposés par la perspective « Plurilinguisme et cognition dans les pratiques discursives » (Gajo et coll., 2013). Notre réflexion devrait non seulement apporter un éclairage théorique sur la notion de pratiques translangagières, mais également contribuer à illustrer la diversité des formes qu’elles peuvent prendre dans la classe en lien avec des orientations curriculaires données.
3Le terme translanguaging englobe un vaste faisceau de pratiques dont le dénominateur commun est la présence de plus d’une langue, dialecte ou registre dans un espace donné, en particulier la classe. En français, c’est sous sa forme adjectivale qu’il est employé dans pratiques translangagières. C’est tout d’abord dans les travaux sur l’éducation bilingue de revitalisation du gallois (thèse de Williams dans Baker, 2001) que le terme translanguaging apparait pour qualifier des pratiques de classe qui incluent le passage libre, mais didactisé, entre l’anglais et le gallois par le même enseignant et à travers une même activité. Bien que la présence de plusieurs langues ne soit pas novatrice — par exemple, les pratiques, plus ou moins bien tolérées, de traduction et le recours à la L1 (micro-alternance, Duverger, 2007) —, c’est la systématisation de ces allers-retours entre les langues qui est mise en évidence dans ces premières études. En opposition à une compartimentation des langues par discipline, par enseignant ou par tranche horaire (macro-alternance), cette pratique permet à l’enseignant de créer des séquences pédagogiques pensées pour plus d’une langue (méso-alternance) afin de tirer parti du bilinguisme des apprenants (García & Kleyn, 2016 ; voir Gajo & Steffen, 2015, pour l’articulation entre micro-, méso- et macro-alternances). Cette alternance planifiée et systématique offre une meilleure intégration entre les savoirs linguistiques et disciplinaires ainsi que des atouts au niveau cognitif et stratégique (enseignants et apprenants peuvent organiser leur travail différemment, l’alternance des langues servant d’appui à l’élaboration des savoirs et à la gestion de l’interaction). Ces résultats encouragent d’autres chercheurs, notamment García (2009 ; García & Wei, 2014), à étendre ces pratiques d’enseignement-apprentissage à des classes plurilingues telles que les classes d’accueil. Cette valorisation de l’ensemble du répertoire langagier de chaque participant (voir aussi Cenoz & Gorter, 2021, pour leur étude sur le « pedagogical translanguaging ») va de pair avec un mode plurilingue qui encourage la présence et l’utilisation des langues issues de la migration. Lorsque ce mode plurilingue est activé, Li constate une ouverture au plurilinguisme et la création d’un espace de translanguaging (translanguaging space ; Wei, 2011). Dans ce cadre interactionnel, le savoir est coconstruit avec les élèves qui endossent librement le rôle d’expert en apportant des connaissances au‑delà du répertoire langagier de l’enseignant. Afin d’éclairer nos deux projets avec une perspective héritée du translanguaging, nous considèrerons ainsi qu’il y a pratique translangagière lorsqu’il existe une didactisation prenant en compte les langues en présence (langues du curriculum et/ou langues des élèves) et nous y intéresserons dans le cadre de l’enseignement de disciplines dites non linguistiques (ci‑après DdNL ; Gajo, 2007).
- 1 Cette notion, proposée par Lévi-Strauss (1962), a été reprise de manière fructueuse en linguistique (...)
4Les pratiques translangagières en classe peuvent être déclinées sur un continuum qui oppose langue en usage et langue en mention (voir Coste, 1985, pour cette opposition). Lorsque les langues sont utilisées comme moyen de communication, il s’agit de pratiques translangagières en usage ; en revanche, lorsque les langues apparaissent comme objets de comparaisons et contrastes (dimension métalinguistique), il s’agit alors de pratiques translangagières en mention (Berthoud & Gajo, 2020). Les deux facettes sont complémentaires et ceci particulièrement dans l’enseignement des DdNL. Les pratiques translangagières encouragent un décloisonnement curriculaire (voir, par exemple, Causa & Stratilaki-Klein, 2019) et promeuvent l’interdisciplinarité (Gajo, 2011), ce qui bouscule souvent la répartition des langues fixée au niveau institutionnel ; le préfixe trans- implique en effet un élément subversif dans le cadre scolaire, fait de cloisons entre les langues et entre les disciplines. Le contexte institutionnel et l’attitude des enseignants par rapport au plurilinguisme jouent donc un rôle important dans la mise à profit des pratiques translangagières, qui demandent souvent l’appui sur des projets ou des dispositifs particuliers. Ces dispositifs sont issus, le plus souvent, d’une didactique du plurilinguisme, notamment de l’éveil aux langues — ou à la diversité linguistique — ou de l’intercompréhension en langues parentes. On travaille ainsi davantage « en mention » et « en proximité », ce qui rassure les enseignants et permet d’entrer plus vite dans une démarche novatrice. L’enseignement bilingue, de son côté, peine parfois à faire de la place à des pratiques translangagières en usage, car la macro-alternance structure de manière forte les activités. Cela dit, toutes les situations bi‑plurilingues d’enseignement mettent élèves et enseignants face à des défis nouveaux et exigent, à un moment ou à un autre, la mise en route de stratégies de bricolage1. Ainsi, des changements transversaux peuvent survenir par des mouvements bottom‑up issus des pratiques de classe des enseignants ou des directives top‑down émanant de l’institution (García et coll., 2017).
- 2 Enseignement de la langue étrangère, Enseignements internationaux des langues étrangères (EILE), Un (...)
5L’expérimentation bi‑plurilingue de l’école du Sarlac à Moissac a été mise en place à la rentrée 2018 dans une école qui propose un cursus bilingue français-occitan, auquel adhérent deux tiers des élèves entrés à l’école maternelle. Cette école est située en Réseau d’éducation prioritaire (REP) et accueille de nombreux élèves issus de l’immigration. La proposition de départ de l’expérimentation était de prendre en compte les langues présentes à l’école — notamment l’anglais, l’arabe, l’espagnol, le français et l’occitan — dont la plupart faisaient l’objet de dispositifs fonctionnant selon des logiques propres2 — afin de mettre en place une didactique bi‑plurilingue permettant de mieux intégrer les savoirs enseignés dans et par ces langues.
6Le projet se développe ainsi autour de deux idées : d’une part, maintenir des compétences linguistiques acquises lors de parcours de vie et, d’autre part, s’appuyer sur le bi‑plurilinguisme des élèves pour améliorer la maitrise des langues de scolarisation (français et occitan) et enrichir les concepts disciplinaires.
7La démarche proposée, qui invite les enseignants à mobiliser les langues afin de comparer leurs fonctionnements de manière explicite — encore peu pratiquée dans les écoles françaises — bénéficie du soutien institutionnel de la Cellule académique Recherche, Développement, Innovation et Expérimentation (CARDIE). Cette dernière a validé le projet pour une durée de cinq ans et contribue notamment à assurer son suivi pédagogique.
8Sur le terrain, le travail plurilingue a bénéficié d’un important effort de repérage et de classement d’activités existantes adaptées aux progressions de chaque cycle. Les séances bâties placent la comparaison des langues en présence (langues enseignées, langues familiales) au cœur de l’activité de l’élève. Ces comparaisons permettent non seulement une meilleure compréhension du fonctionnement des langues, mais fournissent également des apports diversifiés pour la construction des concepts disciplinaires, bien que cet aspect ne soit pas encore pleinement exploité.
9Outre le soutien institutionnel, cette expérimentation compte également sur le partenariat des familles. Pour leur présenter le projet et leur en expliquer les enjeux et les modalités, mais aussi pour les inclure dans la démarche, l’équipe de suivi a eu recours à différents canaux de communication, dont une plaquette d’information. Celle‑ci explique les objectifs du projet dans un langage accessible et fournit des réponses aux questions fréquemment posées au sujet du bi‑plurilinguisme familial et scolaire.
10Le plurilinguisme est donc défini, dès la conception, la présentation aux différents acteurs (équipe pédagogique/familles) et la mise en œuvre de ce projet, comme un outil au service des apprentissages dans le cadre d’une éducation au plurilinguisme (Beacco & Byram, 2003). Il ne s’agit pas tant d’apprendre des langues, mais de valoriser et de mobiliser les langues du répertoire des élèves et de l’école pour développer des savoirs et des savoirs‑être.
11Le projet PRIMA se présente de manière très différente. Développé dans le canton de Neuchâtel en Suisse depuis 2011, il vise à installer une filière bilingue (immersive), optionnelle mais pérenne, dans la scolarité obligatoire. Le format adopté (immersion partielle) est censé apporter le meilleur terreau méthodologique au développement de la deuxième langue nationale (l’allemand) au programme. Si des efforts sont mis au service de l’approche méthodologique, le but principal du projet porte sur une langue particulière, en l’occurrence l’allemand. PRIMA s’est d’ailleurs vu attribuer le prix du fédéralisme, certes pour l’originalité de son format, son audace institutionnelle, mais surtout pour l’effort consenti en matière d’apprentissage des langues nationales, d’autant que bon nombre de projets bilingues en Suisse choisissent l’anglais à côté de la langue locale. Le bilinguisme reste certes un but légitime dans un pays multilingue, mais l’attention porte d’abord sur une langue donnée. Dans la brochure de présentation du projet PRIMA (Service de l’enseignement obligatoire, 2021) aux pages 3 et 5, on constate d’ailleurs un va-et-vient entre des arguments qui portent, d’un côté, sur l’allemand et, de l’autre, sur le bi‑plurilinguisme (en italique ci‑dessous) :
PRIMA, c’est :
– offrir un enseignement de l’allemand par immersion […]
– utiliser l’allemand comme vecteur de communication […]
– enseigner diverses disciplines […] en allemand
– sensibiliser les élèves aux langues et cultures […]
– dynamiser l’apprentissage de l’allemand
Points forts des classes PRIMA :
– plaisir des élèves et du corps enseignant à utiliser l’allemand […]
– apprentissage naturel et en contexte […]
– compétences linguistiques et plurilingues avancées
– développement des stratégies d’apprentissage […]
– facultés d’adaptation, de flexibilité et de créativité
12Les arguments autour de l’allemand concernent avant tout une démarche alternative d’enseignement/apprentissage (« par immersion », « naturel », « en contexte », « vecteur de communication »), alors que les arguments autour du bi‑plurilinguisme mettent davantage l’accent sur des stratégies et des dispositions (« flexibilité », « créativité », « sensibilisation », etc.) sans doute plus transversales mais aussi plus abstraites. On comprendra aisément que ce va-et-vient entre les deux types d’arguments ne relève pas forcément d’une conviction institutionnelle, mais d’une stratégie de communication, car il est difficile de parler de bi‑plurilinguisme sans parler de langues particulières, et les objectifs éducatifs transversaux — où les processus importent davantage que les produits — ne sauraient occuper toute la scène. Les arguments doivent porter sur certaines langues et ne pas se situer seulement « entre les langues » (Gajo, 2022). Si le terme de translanguaging, dans un tel support de communication, ne serait tout simplement pas accessible, l’idée qu’il porte resterait aussi opaque. L’argumentaire peut néanmoins évoquer la notion de compétence plurilingue.
13Le projet PRIMA donne lieu à une attention particulière du gouvernement cantonal, qui veille notamment à la formation des enseignants, à la production de matériel pédagogique adapté et finance un suivi scientifique (Borel et coll., 2021).
14Dans cette section, nous présentons quelques résultats issus des recherches effectuées ces dernières années sur les deux terrains. Nous nous concentrons successivement sur deux types de données, des entretiens réalisés avec les enseignants (4.1) et des observations menées en classe (4.2), ce qui nous permet de mettre en miroir les représentations et les pratiques liées à nos deux contextes.
15Nous nous arrêtons ici sur des extraits d’entretiens menés avec les enseignants participant à l’expérimentation bi‑plurilingue de l’école du Sarlac ainsi qu’au projet PRIMA. Les passages présentés montrent comment les enseignants ont recours aux pratiques translangagières dans leurs d’enseignements ainsi que la façon dont les élèves s’approprient celles‑ci. Nous remarquerons que ces pratiques diffèrent à plusieurs niveaux.
16Dans l’expérimentation bi‑plurilingue de l’école du Sarlac, les pratiques translangagières passent la plupart du temps par un travail de comparaison, basé sur la mise en contraste des langues. Il ne s’agit pas d’utiliser les langues mobilisées pour communiquer, mais pour réfléchir sur des éléments convergents et divergents et ainsi éclairer des aspects particuliers aux langues en présence, notamment ceux relevant des langues de scolarisation. Le travail plurilingue engagé, s’il est motivé par des tâches concrètes, est notamment d’ordre métalinguistique : le plurilinguisme est davantage une ressource « à travailler » plutôt que « pour travailler » (Gajo, 2019, p. 102). C’est cela que l’on observe ci‑dessous dans les extraits de l’entretien mené avec une enseignante de français impliquée dans le cursus bilingue :
Par exemple, quand on fait de la conjugaison très vite ils se réfèrent à des choses qu’on a déjà échangées ou conclues en pluri […].
Ou alors des fois tout simplement la comparaison avec l’occitan, quand ça leur vient, ou l’espagnol parce qu’on fait APC espagnol qu’il y a des similitudes voilà donc ça ils s’en servent […].
[…] On a travaillé récemment le pluriel avec les sonorités plurielles dans certaines langues et l’absence de ce pluriel sonore en français, donc oui, il y a des choses qu’ils arrivent à transposer dans les langues de scolarisation. […] Ils s’appuient sur toutes les langues qu’on a rencontrées, l’anglais notamment […], pour se souvenir qu’en français ça marche pas pareil.
17Les propos ci‑dessus montrent que les pratiques translangagières favorisent une plus grande circulation entre les langues de l’école. Ils suggèrent également que les comparaisons linguistiques s’intègrent à l’ordinaire de la classe, notamment lorsque la langue est au centre du travail (« conjugaison », « APC en espagnol », « pluriel »). Comme l’illustre ce dernier témoignage, le plurilinguisme devient une ressource supplémentaire permettant de réfléchir sur les langues, en particulier sur le français, dont certaines spécificités grammaticales sont mieux comprises lorsque contrastées avec d’autres langues.
18Du point de vue des stratégies mobilisées dans les pratiques translangagières, nos données suggèrent que l’intercompréhension y occupe une place importante. Le français et l’occitan, autrefois compartimentés dans des espace-temps bien précis, à travers une organisation curriculaire relevant de la macro-alternance, font l’objet de micro-alternances, souvent déclenchées par les élèves. Il est à remarquer que les comparaisons avec l’occitan font surface même dans les classes qui ne sont pas concernées par le cursus bilingue. La langue régionale est également très présente dans les biographies langagières des élèves et dans les affiches qui ornent les murs des classes. La visibilisation de l’occitan est parmi un des effets importants de ce projet et elle a comme corollaire une plus grande didactisation de son contact, surtout avec le français.
19L’exploitation didactique de la proximité linguistique devient particulièrement pertinente dans le contexte de cette école, non seulement du fait de la proximité des langues du cursus bilingue, mais également parce que le répertoire langagier de la plupart des élèves issus de l’immigration comporte une autre langue romane — l’espagnol — comme nous le dévoile l’extrait ci‑dessous :
Ils ont des fois recours à la langue maternelle, surtout la petite espagnole […] qui est arrivée non francophone. […] Ils s’aident entre eux, l’occitan ça sonne aussi comme ça […], pis comme ils savent que je parle pas occitan […], souvent ils me disent mais maitresse c’est comme en occitan […]. Ils sont contents parce que c’est valorisant pour eux […].
20Outre le recours légitimé à la langue maternelle et aux stratégies d’intercompréhension, comme le transfert — ici à l’oral —, cet extrait nous montre que les pratiques translangagières ont des incidences sur la dynamique interactionnelle de la classe, qui devient moins verticale, tout comme sur le rôle de l’enseignant, qui n’est plus le seul détenteur du savoir.
21Nos données montrent, par ailleurs, que les pratiques translangagières favorisées par le projet ont des retombées sur la planification de l’enseignement de français :
Grâce au projet et au profil de la classe, ça m’a amené à repenser tout ça et comment me servir du projet et des compétences de chacun pour aller vers la langue française et ancrer les choses, notamment avec l’oral : comment structurer l’enseignement, les programmations, qu’est‑ce qui était important ?
22Cet extrait suggère que les pratiques translangagières ont permis une plus grande didactisation du rapport L2‑L1, d’une part, et qu’elles ont contribué à questionner les savoirs enseignés en langue de scolarisation, d’autre part. On mesure d’autant plus les effets décrits dans le passage ci‑dessus lorsqu’on les compare avec les propos d’une autre enseignante, qui dévoilent l’appréhension de travailler avec plusieurs langues au début du projet.
J’aurais jamais pensé, tu vois sur l’étude d’un son, aller piocher sur une autre langue […]. C’est vrai que maintenant je trouve ça très intéressant, parce que y a quand même une comparaison au niveau des sons, au niveau de la façon de l’écrire. […] Au départ je me disais, oh là là si on met plein de langues, ça va les embrouiller dans leurs têtes, et en fait non, parce que du coup les enfants qui ont cette langue ils se retrouvent dans l’histoire et ça leur permet d’avancer et ça permet aussi aux autres de s’ouvrir sur d’autres façons d’écrire aussi ou de l’entendre […].
23On voit que la représentation courante selon laquelle le travail plurilingue peut être une source de difficulté a été remplacée par le constat que non seulement ce travail n’engendre pas de dégâts collatéraux, mais également qu’il a des retombées positives pour tous les élèves. Ici, les effets sont davantage décrits en termes d’ouverture (de l’enseignement de la L1 on va vers la diversité), alors que dans le précédent extrait on se situe dans une étape ultérieure, qui concerne la planification (de la diversité on revient à l’enseignement de la L1).
24Le discours des enseignants sur leur travail et les enjeux du projet s’écarte sensiblement des observations menées sur le terrain de Moissac. Comme évoqué plus haut, PRIMA porte son attention sur une langue en particulier, l’allemand qui, comme langue nationale majoritaire, figure au programme de l’école obligatoire et porte un enjeu substantiel pour les trajectoires professionnelles en Suisse. L’immersion est donc vue comme un moyen de renforcer l’exposition à cette langue :
On les baigne énormément dans cette langue 2, sans leur donner forcément les ponts et puis finalement ils y arrivent. […] À priori, je parle en langue 2 et je vais en langue 1 seulement si le contexte vraiment du moment l’exige. […] C’est le seul bain linguistique germanophone qu’ils ont, c’est ces heures‑là. Donc on va en profiter au maximum pour leur donner le plus d’inputs linguistiques possible. (Gajo et coll., 2020, entretien avec ATI)
25La notion de bain de langue est centrale (on retrouve ici la métaphore de l’immersion), car il s’agit d’amener les élèves à vivre davantage d’épisodes en L2. Une telle posture semble raisonnable et accompagne très souvent les modèles immersifs car, en général, ils servent à rééquilibrer quelque peu les rapports de force entre langues (en Suisse romande, par exemple, l’environnement social laisse une place très limitée à l’allemand). Régler ces rapports par l’attribution d’espaces prioritaires à telle et telle langue relève, techniquement, de la macro-alternance. Cette dernière semble toutefois empêcher largement la micro-alternance (les espaces restent relativement hermétiques et homogènes du point de vue linguistique), car l’enseignant s’interdit d’une certaine manière de recourir trop facilement à la L1 (« seulement si le contexte vraiment du moment l’exige »). La didactisation de l’alternance — et, partant, du plurilinguisme — demeure ainsi minimale et on n’exploite que peu les ponts entre les langues, sauf, comme dans l’extrait suivant, quand on se trouve dans un moment didactique plus grammatical (travail en mention) :
[Est‑ce qu’il y a des recours à la première langue ?] Alors bien sûr ça peut arriver, bien sûr. Surtout quand on fait … du fonctionnement de la langue ou bien si on a des questions à se poser et tous les mots parallèles et la construction des phrases, au niveau grammatical il y a la conjugaison où on fait des transferts … ça se fait tout le temps oui. (Gajo et coll., 2020, entretien avec ATI)
26Ces moments plus grammaticaux prennent davantage place dans la discipline « langue », mais il n’est pas rare que des séquences de ce type se nichent dans l’enseignement des DdNL, surtout quand le même enseignant s’occupe des deux matières. Cette situation s’observe particulièrement à l’école primaire, où la formation généraliste de l’enseignant l’invite parfois à enjamber plus facilement les frontières disciplinaires et à tresser plus volontiers les apprentissages menés dans les différentes langues du programme, comme dans les deux extraits suivants :
Je dirais pas qu’on fait forcément exactement la même chose, on se complète […] c’est plutôt complémentaire … ELLE, elle prend peut‑être justement la partie qui est PLUS approfondie dans la langue … dans la MAtière et puis MOI … en allemand je reste peut‑être plutôt en SURface pour qu’ils comprennent bien […] c’est là que je trouve qu’on voit l’importance de cette collaboration, que l’un … de ses enseignements … va dans l’autre et puis les enfants peuvent faire le lien entre les deux … que ça soit entre les deux maitresses, mais aussi entre les deux langues. (PRIMA, entretien avec IWE)
Je vais le plus loin que possible … j’enlève les épines comme ça (nom de IWE) peut leur parler … ouais on parle d’un continent : moi je le présente en français, puis jeudi (nom de IWE), elle va le présenter … en allemand, mais ils vont connaitre déjà ce continent, parce que moi j’en aurai parlé […] Puis avec ma collègue on doit vraiment se voir BEAU‑COUP … Quand je dis « ben voilà j’introduis ça ou je l’ai présenté comme ça », ben elle me dit « ben ces jeux‑là, je vais les réutiliser ». Puis moi je les … les cartes d’allemand qu’elle a … moi je les utilise … en français, puis j’en reprends quelques‑unes en allemand puis on répète. (PRIMA, entretien avec LIM)
27On parle ici à la fois de complémentarité dans le travail enseignant et de liens interlinguistiques dans le travail de l’élève. La séquence didactique est pensée de manière intégrée ou tout au moins continue, chaque langue jouant son rôle dans le traitement du contenu. Si la L1 semble être réservée à un travail plus approfondi, elle accueille aussi la L2 dans sa boite à outils. Ainsi en va‑t‑il de l’utilisation des cartes en allemand pour le travail en français. On observera ici une occurrence de méso-alternance, qui réalise une des acceptions du translanguaging. Une telle didactisation exige de la coordination et ne peut se contenter d’un travail juxtaposé entre les langues, d’une part, et les disciplines, de l’autre.
28Les pratiques de classe apparaissent toujours dans une complexité qui échappe en partie au discours des enseignants, qui recourent souvent à une terminologie « ancienne » pour parler de phénomènes « nouveaux ». Si ce décalage s’observe moins sur le terrain de Moissac, où les enseignants sont embarqués dans une dynamique de projet partiellement en marge des dispositions curriculaires habituelles, les deux terrains laissent apparaitre un travail bi‑plurilingue spécifique s’écartant d’une dynamique « une langue à la fois ».
- 3 Conventions de transcription : ENS enseignant ; EL1, EL2, S, etc. élèves identifiés ; EL ? élève no (...)
29Les extraits d’interaction en classe que nous présenterons ci‑dessous ont été enregistrés lors du travail sur une séquence intitulée « Quant de temps s’es passat » (« Combien de temps s’est écoulé ? »). Cette séquence, conçue dans le cadre du projet, propose à des élèves de 8‑10 ans de travailler sur la mesure de l’heure et des durées à partir de la comparaison de sa réalisation dans différentes langues d’enseignement (espagnol, français, anglais et occitan). Cette proposition s’inscrit dans une démarche plurilingue et intégrée, qui permet de comparer la méthodologie de calcul de l’heure — qui, sur le plan mathématique, correspond tantôt à une soustraction, tantôt à la recherche d’un complément — adoptée par chaque langue mobilisée. Ce travail est donc basé sur l’hypothèse que le passage par d’autres langues contribuerait à expliciter les rapports entre langue(s) et savoir(s). Le matériel didactique prévoit des modalités de travail différentes selon le cursus concerné (monolingue/bilingue). Les classes bilingues pourront avoir recours à l’alternance codique avec le français, alors que les classes monolingues travailleront notamment en français, l’alternance se faisant davantage en compréhension. Pour ces dernières c’est notamment le mécanisme de contrastivité qui sera activé, comme nous l’observons ci-dessous3 :
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05 EL1
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[…] en français c’est moins et là c’est to
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06 ELS
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to to [to to
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07 ENS
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[et vous savez que TO ça veut pas dire moins\ (.) c’est ça/
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14 EL3
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euh on dit le nombre five ten et euh to on rajoute to après\ à la fin
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15 ENS
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d’accord\ (.) et on commence par QUOI LA/ quel five c’est quoi/
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20 ELS
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heures (.) les heures (.) [l’heure
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21 EL ?
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[non
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22 EL ?
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[les minutes
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24 EL4
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c’est que c’est faux c’est INVER:SÉ
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25 EL ?
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c’est les MINUTES\
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26 ENS
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donc cinq ça représente les minutes DONC par rapport à nous (nom EL4) tu dis que C’EST/
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27 EL ?
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in[versé
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29 ENS
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c’est INVERSÉ hein/ d’accord\ (.) que ce soit en françAIS ou en espagNOL c’était d’abord l’HEURE (.) et enSUITe on enlevait les minutes\ ALORS que LÀ pour l’anglAIS/ on nous dit d’ABORD/ (.) on écrit d’abord les minUTES (.) et ça c’est/ ((montre au tableau))
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30 EL ?
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l’heure
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31 ENS
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ça c’est donc l’heure DONC ce to qu’est‑ce qu’il POURRAIT VOULOIR DIRE\
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46 EL3
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[JUSQU’À trois heures (.) pour ALLER à trois heures
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47 ENS
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OUI (nom EL3) fORt\
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48 EL3
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pour aller à trois heures
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49 ENS
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tout à fait exACtement hein/ (.) cinq minutes POUR aller à trois heures\
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53 ENS
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[hein/ (0.5) on RAJOute hein/ il faudra rajouter CINQ minutes pour aller à trois heures
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54 EL5
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maitresse/ en anglais on inverse plein de choses (.) la DATE on l’inverse (.) on met déjà le [jour
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55 ENS
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[c’est vrai c’est [vrai ben on est différents
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56 EL3
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[mais eux ils disent que NOUS on inverse
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30La séquence s’ouvre sur des commentaires portant sur la comparaison de la lecture de l’heure en anglais avec la structure française, vue juste avant. Dans un premier temps, l’explicitation des différences passe par l’identification des mots utilisés en français (« moins ») et en anglais (« to ») (5). Observons que si l’anglais est bien présent dans les énoncés (5,6,7), il prend davantage la forme d’une citation que d’une utilisation effective. On se réfère à l’anglais pour réfléchir à son fonctionnement, sans pour autant communiquer en anglais. Autrement dit, l’anglais intervient davantage en mention qu’en usage (Coste, 1985 ; Gajo, 2019). La définition du sens de « to » demande au préalable la compréhension de l’ordre dans lequel les éléments impliqués interviennent dans la lecture de l’heure en anglais (tours 14‑15). Alors qu’en espagnol et en français l’heure est énoncée d’abord, en anglais ce sont les minutes.
31Observons, par ailleurs, que dans les interactions, on passe de « c’est faux c’est inversé » (24) à « par rapport à nous c’est […] » « inversé » (26‑27). La modalisation formulée par l’enseignante, en invitant l’élève à se décentrer (« par rapport à nous »), n’est de loin pas un détail.
32Le caractère métalinguistique de la réflexion est très explicite en 29, lorsque l’enseignante cite les différentes langues mobilisées dans la comparaison : « en français », « en espagnol », « l’anglais », ainsi qu’en 31 « donc ce to qu’est‑ce qu’il pourrait vouloir dire ? », où on observe que le mécanisme de contrastivité est proche du pôle « en mention ».
33Après une série de réponses inexactes (situées entre les tours 32‑45) que nous n’avons pas retranscrites ici, un élève réussit à exprimer le sens de la préposition « to » dans l’activité en question « pour aller à trois heures » (46). À partir de là, il est aisé de reformuler l’opération mathématique sous-jacente « on rajoute », ce que fait l’enseignante en 53. La séquence se clôt par des remarques plus générales concernant le fonctionnement de l’anglais par rapport au français. Observons que contrairement au tour de parole 26, ici c’est un élève qui modalise l’affirmation de son camarade en 54 « eux ils disent que NOUS on inverse », ce qui semble indiquer une appropriation des enjeux interculturels travaillés à travers ces séquences.
- 4 « On désignera par marque transcodique tout observable, à la surface d’un discours en une langue ou (...)
- 5 La plupart de ces occurrences ont été recensées par Stéphane Borel, membre de l’équipe de suivi sci (...)
34Comme évoqué plus haut, le projet PRIMA vise avant tout à ménager plus de temps et d’espace pour l’allemand L2, la macro-alternance devant le plus souvent, surtout au secondaire, servir de verrou à la micro-alternance. Dans les pratiques, toutefois, la compétence bi‑plurilingue en construction tend à s’exprimer, comme dans toute situation plurilingue, par des marques transcodiques4 faites, principalement, de formes hybrides et de micro-alternances. Peu didactisées, ces marques trouvent des fonctions relativement limitées dans le cadre de la classe, mais elles indexent cet espace comme bi‑plurilingue et servent parfois à la conceptualisation. Arrêtons‑nous sur quelques occurrences5 :
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« Wir habons trouvé »
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05 S
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wir habons trouvé [wir haben gefunden\
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06 R
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[attends on essaie de faire un trou encore
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07 ENS
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((arrive vers le groupe))
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08 S
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on a fertig
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09 ENS
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richtig ((exclamatif))
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10 S
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ouai:s ((exclamatif))
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35Dans le travail en groupe, il est fréquent que les élèves recourent à la L1, ce qui ne les empêche pas de jouer avec l’allemand, langue légitime et régulière de leur environnement scolaire. L’énoncé hybride « wir habons trouvé » en est une trace, tout comme la micro-alternance « on a fertig » (« on a fini »). Cette dernière semble tolérée par l’enseignante, qui se concentre sur le contenu de l’activité (« richtig », qui veut dire « juste ») et n’interfère pas trop sur les choix de langues opérées lors du travail en groupe.
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« Je suis fini »
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01 EL9
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frau G (.) ich habe fertig
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02 ENS
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nein ich/ ((va vers l’élève))
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03 ELS
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bin ((plusieurs élèves corrigent))
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04 ENS
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ich bin fertig
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05 EL
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ich habe
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06 EL ?
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ich bin
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07 EL ?
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je suis fini voilà ((exclamatif))
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36Cette deuxième occurrence montre une enseignante moins encline à accepter la forme « ich habe fertig » (« j’ai fini »), résultant d’une interférence du français (voir extrait précédent). Elle demande alors la correction de « avoir » à « être » (« bin »), ce qui amène l’élève, par provocation ou amusement, à produire l’interférence correspondante en français (« je suis fini »).
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« Ein trou machen »
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01 S
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on a= on a l’droit de faire un petit trou/
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02 ENS
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wie bitte/
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03 S
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hu::m
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04 A
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können wir ein trou
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05 S
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machen/
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06 ENS
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ein loch machen/ ja ja\
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07 S
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ok
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37Dans cette troisième séquence, l’enseignant, sans doute dans le but de garantir la macro-alternance, proscrit le passage au français de l’élève en L1 et lui demande une reformulation (« wie bitte » signifie « pardon » ou « comment »). L’élève A va alors venir en aide à son camarade S dans un mouvement de coénonciation (4‑5) jouant avec l’allemand et le français. L’enseignant pourra ainsi se contenter de combler un manque lexical (« Loch » pour « trou »).
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« Les girls »
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01 ENS
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ok\ (..) seid ihr bald fertig/ (1 sec) les girls là (.) (x) bald fertig/ (.) ja/ alles klar/
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02 ELl
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das ist allemand (.) not english
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03 ENS
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das ist deutsch (x) englisch ja (.) richtig (…) alors/ (..) les girls ja (.) die girls ((rires))
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04 ELl
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die [girls ((rires))
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05 ENS
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[die (.) comment on dirait les filles/
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06 ELl
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die freundin/
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07 ENS
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die freundin (.) les amies ((rires)) mädchen (.) ja mädchen\
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38Cette dernière séquence montre un jeu intéressant autour des langues du programme car, si le projet PRIMA propose une immersion partielle en allemand, l’anglais intervient aussi comme matière dès la 5e année de l’école primaire. Dans le premier tour de parole, l’enseignante met en place un énoncé perlé d’anglais (« girls ») et de français (« là »). Les élèves reprennent, de façon amusée, l’enseignante en lui rappelant qu’il s’agit d’une leçon en allemand et non en anglais (rappel de la macro-alternance en place). Leur énoncé (2), en tressant les trois langues du programme, se présente toutefois comme fortement translangagier. L’enseignante, tout en leur donnant raison, continue sur la même lancée, en associant notamment et successivement les déterminants français (« les ») et allemand (« die ») au substantif anglais (« girls »). Tout cela se réalise toutefois sur le ton de la plaisanterie, ce qui n’empêche pas l’enseignante de récupérer cet échange pour revenir à un travail lexical en allemand, langue cible.
39Le projet PRIMA, même s’il se réalise par la mise en place d’une forte macro-alternance, laisse s’installer un climat de travail bi‑plurilingue, ce dernier restant peu didactisé et souvent limité à des moments cognitivement peu exigeants ou à des stratégies de sauvetage (résolution de problèmes de communication). Le plurilinguisme apparait en usage davantage qu’en mention. Cela dit, les stratégies développées à l’occasion du travail en L2 produisent des effets dans l’apprentissage de l’anglais L3. Au‑delà du petit jeu observé dans la séquence ci‑dessus, le suivi scientifique a montré que les élèves PRIMA, placés devant des épreuves standardisées sur le plan cantonal, obtenaient de meilleurs résultats que leurs camarades en anglais, et cela avec une année d’avance. Ceci s’explique en partie par des stratégies de transfert d’une langue à l’autre, mais aussi par le transfert de stratégies elles‑mêmes. La compétence plurilingue rend ainsi poreuses les frontières entre les langues, ce qui correspond à l’acception la plus forte du translanguaging. Ce type de translanguaging échappe toutefois largement à l’observation directe.
40La polysémie de la notion de translanguaging la rend vulnérable et l’expose à des débats parfois stériles. Cela dit, elle a l’avantage de pouvoir désigner à la fois des pratiques communicatives — plus ou moins ordinaires — et des procédés didactiques — en général innovants. Dans cet article, nous avons voulu décliner des pratiques langagières en classe en fonction de leur inscription dans un travail en mention ou en usage.
41Les pratiques translangagières en mention sont privilégiées dans des approches encourageant l’éveil à la diversité linguistique et l’intercompréhension en langues parentes. Dans le projet de Moissac, ces deux objectifs se rejoignent d’ailleurs car, par exemple, l’espagnol langue de migration et l’occitan langue régionale entrent dans la même famille de langues. La valorisation de la diversité entraine une forme d’empowerment de l’élève, qui se trouve dans un rapport moins asymétrique avec l’enseignant, mais elle autorise aussi le passage ponctuel vers des pratiques translangagières en usage.
42De telles pratiques s’observent toutefois davantage dans des dispositifs d’enseignement bilingue, même si l’alternance codique, le plus souvent, reste peu didactisée et parfois à peine tolérée. Dans le projet PRIMA, le tressage entre les langues apparait davantage dans les premiers degrés de la scolarisation, où les cloisons disciplinaires existent moins et où le caractère généraliste de l’enseignant permet un travail plus transversal. Dans les deux terrains, on remarque aussi que les pratiques translangagières peuvent profiter à la mise en place des savoirs non linguistiques.
43Il reste encore beaucoup à faire pour passer de la description à la didactisation des pratiques translangagières, car on se heurte à des représentations sociales encore largement façonnées par une tradition monolingue. Si les acteurs pédagogiques tombent de plus en plus d’accord sur l’opportunité de mettre en place des projets plurilingues, le passage du projet au programme, de l’essai à la régularisation reste délicat, car aussi bien la société que l’institution scolaire raisonnent principalement en termes de langues et, plus encore, de certaines langues. L’enseignement bilingue est souvent entendu comme un dispositif mettant en place deux monolinguismes en parallèle (organisation de la macro-alternance) et ne saurait accueillir sans difficulté la notion de translanguaging, appelant encore le débat et, surtout, la vulgarisation. La qualification même de « bilingue » reste un enjeu dans les échanges avec le terrain mais aussi parmi les chercheurs. Ainsi, comme le souligne Lyster (2019) :
My view, however, is that characterizing bilingual programs that maintain separate spaces for instructional languages (to counteract the prevalence of the majority language) as promoting parallel monolingualisms is a kind of doublespeak, because a program cannot be designed to promote bilingualism and monolingualism at the same time. Bilinguals whose use of each language is reserved for specific contexts should be considered no less bilingual that those who mix their languages at will regardless of context. (p. 345)
44La question n’est pas close, mais méritera sans doute une attention plus appuyée à l’insertion contextuelle et historique des propositions didactiques.