Louis-Jean Calvet, Tant mieux si la route est longue : souvenirs de souvenirs, 1942‑2022
Louis-Jean Calvet, Tant mieux si la route est longue : souvenirs de souvenirs, 1942‑2022, Éd. Lambert-Lucas, 2022, 372 p.
Texte intégral
1On pourrait retourner à Calvet sa question p. 209 : « Qu’est‑ce que les biographies nous apprennent des biographes ? », surtout quand il s’agit d’une autobiographie. Bizarrement sous-titré Souvenirs de souvenirs, 1942‑2022, et annoncé dans la presse comme « les Mémoires de Louis-Jean Calvet », Tant mieux si la route est longue n’est pas le récit clos d’une carrière, voire d’une vie, mais un arrêt momentané sur images accumulées, une sorte de miroir promené le long du chemin d’un parcours déjà chatoyant et dont on attend avec impatience la suite. En effet, l’auteur célébrissime de Linguistique et colonialisme, l’ouvrage qui l’a propulsé en 1974 (il y a bientôt 50 ans !) au premier rang de la sociolinguistique internationale, ou de Méditerranée, mer de nos langues (2016, plusieurs fois primé), nous promène au cours de 18 chapitres écrits d’une plume alerte, de son enfance bizertine (cf. sa référence à Lavilliers p. 93 : « On n’est pas d’un pays, mais on est d’une ville ») à ses récents voyages en Afrique ou en Chine.
2Loin de s’en tenir à un déroulement chronologique de ses recherches et de ses publications, il mêle ce faisant plusieurs fils à ce récit de base, celui de ses rencontres dans le monde de la linguistique ou de la chanson (une de ses terres premières, vers laquelle il revient sans cesse), celui de sa carrière depuis son arrivée à Nice à 18 ans, celui d’un monde politique décrit entre combats, recherche de pouvoirs et mises en scène, celui de ses amours ou amitiés au passage, celui de son évolution vers et dans la sociolinguistique… développée dans un prochain livre annoncé. Chaque page étonne, chaque nouveau chapitre surprend, on en sort un peu étourdi. Évoquant l’origine étymologique du mot carrière où il lit les « deux lignes parallèles » du « chemin des chars », il continue élégamment p. 89 : « J’allais toute ma vie tenter de m’échapper épisodiquement de cet enfermement parallèle et rectiligne. » Le tout s’enracine dans des anecdotes (« souvenirs ») dont l’auteur connait la relativité, « souvenirs de souvenirs, enchâssement d’approximations » comme il nous en avertit dès la page 12.
3Bien sûr, le lecteur curieux pourra assouvir sa soif de faits divers dans les mini-histoires souvent pleines d’humour (cf. p. 235, à Cuba : « J’ai vu une très jolie policière, en uniforme, bas résille et talons aiguilles, dont je me suis demandé comment elle pourrait poursuivre le moindre malfaiteur »), toujours significatives, ancrées dans une gourmandise de vivre savourée page à page, dont l’auteur émaille son ouvrage. On pourrait résumer le propos et l’écriture par l’explicitation suivante : Comment un sociolinguiste vit au jour le jour et se nourrit du quotidien. Mais on peut aussi suivre dans le texte le fil souterrain d’une pensée toujours en construction, jamais définitivement posée, qui nous donne à voir l’émergence d’une discipline, ses questionnements, ses errances parfois (cf. une des pages fondamentales, p. 178 où est évoqué, dans les années 1980, « le jour où nous parviendrons à imposer l’idée que la sociolinguistique était la linguistique, toute la linguistique »).
4Par exemple, le chapitre iv relate que les premiers linguistes des États‑Unis n’étaient pas « linguistes de formation », mais « de rencontre », puis nous transporte dans la « tribu Martinet » (p. 100) autour de qui s’affrontent le fonctionnalisme d’une « gauche modérée » et l’essai d’une linguistique marxisante qui s’embourbera elle‑même dans son aspect mécaniste. Après un survol des « années-charnières » (1968 et sq.) marquées par des considérations pédagogiques éclairantes pour la sociolinguistique et ses composantes (p. 121 : « j’apprenais mon métier d’enseignant dans le supérieur »), on assiste dans le chapitre vi à une remontée sans illusion dans l’histoire de notre « mythique roman national » assortie de « quelques considérations linguistiques », pour revenir au chapitre viii sur les avancées de la linguistique pour se désengluer de l’ornière phonologique, avec quelques savoureuses passes d’armes entre Jakobson et Martinet et l’inévitable ouverture sur le(s) « plurilinguisme(s) » (p. 179 puis 193), d’abord vécus avant d’être théorisés. On suivra l’auteur jusque dans les derniers chapitres (entre autres le xvi : « Mais que fait donc Louis-Jean Calvet ? ») où il présente ses récentes tentatives, son modèle gravitationnel, le baromètre des langues et son exploration courageuse dans Le jeu du signe de la double question : « Comment se construit le sens ? Comment se constitue un système de signes ? »
5On l’aura compris, impossible de dévoiler, dans le format d’une note de lecture, tous les trésors de cet ouvrage, qui fait le pari de viser à la fois un vaste public soucieux de notre époque et le public spécialisé de celles et ceux qui se passionnent pour les langues. Faut‑il ajouter que le texte est accompagné de lettres inédites, de photos et premières de couvertures choisies, d’un index et d’une étonnante et ultime section intitulée « Olds soldiers never die… Quelques portraits » ? De hasards qui n’en sont pas à des rencontres intimes ou grandioses en passant par quelques pages théoriques sans grandiloquence, soutenu par une mémoire prodigieuse et l’étude minutieuse d’agendas tenus au jour le jour pendant des décennies, Louis-Jean Calvet nous offre à lire l’unité d’une vie apparemment difficile à saisir dans tous ses éclats, mais rassemblée autour de son appétit de comprendre (cf. p. 251 : « Où que j’aille, j’emporte avec moi quelques questions, quelques dossiers qui me paraissent intéressants »), dire, expliquer, ce que vivent le monde et ses sociétés à travers leurs langues, de quels mécanismes les pratiques sociales, et donc entre autres linguistiques, sont à la fois le témoin et le révélateur.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marielle Rispail, « Louis-Jean Calvet, Tant mieux si la route est longue : souvenirs de souvenirs, 1942‑2022 », Lidil [En ligne], 67 | 2023, mis en ligne le 24 avril 2023, consulté le 04 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/11481 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.11481
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