1Au sein de la pluralité des situations dans lesquelles l’enseignement-apprentissage des disciplines est organisé suivant une perspective bi- ou plurilingue, que ce soit à l’échelle d’un système éducatif ou à celle d’établissements (Babault, 2015), une tendance reste à ce jour prédominante : la répartition des langues entre les différentes disciplines ou entre les niveaux d’enseignement. Ainsi, en Europe ou en Amérique du Nord, dans la plupart des programmes appelés immersifs ou CLIL (Content and Language Integrated Learning), l’usage de la langue dominante de la classe et celui de la langue d’immersion sont clairement délimités : il est prévu dans les textes officiels que certaines matières soient enseignées dans une langue et d’autres matières dans une autre langue. De la même façon, dans des contextes post-coloniaux, notamment sur le continent africain, les approches bilingues prévues par l’institution restent souvent programmées sur la base d’un cloisonnement entre les langues. Cela n’empêche pas les enseignants d’alterner les langues au sein des cours, mais cette alternance clandestine, plus ou moins tolérée par les autorités éducatives, est fortement dépendante des perceptions individuelles de chaque enseignant et peut, par ailleurs, difficilement donner lieu à des développements didactiques importants tant qu’elle n’est ni légitimée ni soutenue par l’institution.
2Précisons que ce cloisonnement institutionnel entre les langues prévues pour l’enseignement des disciplines scolaires dans les programmes bilingues n’est pas sans rappeler les principes qui ont prévalu pendant des décennies en didactique des langues (Castellotti, 2001) et qui restent ancrés dans les représentations de nombreux acteurs éducatifs.
3Face à cette tendance, on assiste depuis quelques années à une multiplication d’initiatives visant la mise en œuvre d’approches didactiques bilingues intégrant les langues de manière complémentaire, non seulement pour une meilleure intégration des savoirs disciplinaires, mais également dans la perspective d’un développement de compétences bi- ou plurilingues solides. Parallèlement, un nombre non négligeable de chercheurs et de praticiens (entre autres : Babault, 2013 ; Causa, 2009 ; Cavalli, 2005 ; Coste, 2003 ; Coyle, 2013 ; Coyle et coll., 2010 ; Gajo, 2006 ; Gajo et coll., 2015 ; García & Wei, 2014 ; Poza, 2018 ; Steffen & Borel, 2011) plaident pour des approches didactiques exploitant et valorisant l’ensemble des répertoires langagiers des élèves.
4Dans cette perspective, la notion de translanguaging, qui est apparue il y a une quinzaine d’années dans la recherche nord-américaine, constitue un outil conceptuel prometteur pour décrire des pratiques de classe bi- ou plurilingues et mettre en avant les bénéfices que les élèves peuvent en retirer. La présence encore réduite de cette notion dans la recherche francophone nous a incitées à proposer ce numéro thématique de la revue Lidil afin de l’exploiter et de la mettre à l’épreuve de terrains et de démarches réflexives spécifiques.
5Nous appuyant sur la définition de García (2009, p. 45), nous entendons par pratiques translangagières dans l’enseignement-apprentissage des disciplines des démarches didactiques s’appuyant sur une exploitation de la totalité des répertoires langagiers des élèves pour la construction de leurs savoirs et compétences disciplinaires dans des disciplines telles que les mathématiques, les sciences, l’histoire, la géographie, etc.
6Quel est l’apport de cette notion dans un domaine où le concept d’alternance de langues en classe a servi de point d’appui à de nombreuses recherches depuis une trentaine d’années ? Parler de pratiques translangagières entraine‑t‑il une véritable valeur ajoutée pour l’étude des situations d’enseignement ?
7Les didacticiens des langues ont travaillé sur la notion d’alternance de langues (ou code-switching) en classe de langue à partir des années 1990. Il s’agissait non seulement de rendre compte d’une pratique largement répandue mais également d’en décrire les fonctionnalités, voire d’en envisager une didactisation permettant de l’intégrer à des modèles méthodologiques (Castellotti, 1997 ; Coste, 1997 ; Duverger, 2007 ; Moore, 1996 ; etc.). En France, le colloque « Alternance des langues et apprentissage », organisé en 1997 à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud et dont les actes ont été publiés par Castellotti et Moore (1999), a constitué un signal manifeste de l’appropriation de la notion d’alternance des langues par les chercheurs en didactique. L’idée de l’alternance entre les langues comme appui à la construction des compétences est au cœur de ces travaux, à l’instar de la manière dont Coste (1997) définit ce qu’il a appelé l’alternance d’apprentissage comme le « recours à deux langues dans la perspective d’une construction de savoir ». Les travaux ultérieurs sur l’alternance de langues en classe ont permis de mettre en évidence différents niveaux d’alternance : micro-, macro- et méso-alternance, cette dernière étant la plus susceptible de donner lieu à une didactisation, non seulement en cours de langue mais également pour d’autres disciplines (Steffen, 2013 ; Steffen & Freytag-Lauer, 2021).
8Certains des travaux récents sur la méso-alternance en classe mettent l’accent sur des approches didactiques élargies dépassant la seule alternance entre deux langues :
Les pratiques discursives bi‑plurilingues en classe illustrent bien que l’intégration des apprentissages en et de L1 et L2 va au‑delà de la simple articulation de deux espaces monolingues et tient à une posture bi‑plurilingue des enseignants privilégiant des approches qui travaillent avec un répertoire plurilingue et qui normalisent et didactisent le plurilinguisme dans l’enseignement/apprentissage des savoirs. (Gajo & Steffen, 2015, p. 26)
9Ce type d’éclairage sur l’alternance de langues en classe se rapproche sensiblement du positionnement des chercheurs ayant développé la notion de translanguaging.
10Le terme translanguaging est apparu dans les travaux de Williams (1994), cité par Lewis et coll. (2012), sous la forme trawsieithu en gallois, pour décrire l’utilisation complémentaire de l’anglais et du gallois dans le contexte de l’enseignement bilingue au pays de Galles, puis traduit en anglais sous la forme translanguaging par Baker (2001). Pour Williams, le trawsieithu permet de développer des compétences langagières dans deux langues en tenant compte du niveau de compétence des élèves dans ces deux langues afin de les engager dans des tâches cognitives variées. Il donne notamment l’exemple d’une leçon d’histoire sur la révolution industrielle, dans laquelle les élèves doivent lire trois textes — deux en anglais et un en gallois —, répondre à cinq questions courtes — en anglais à propos des textes en anglais et en gallois à propos des textes en gallois — puis rédiger un journal s’appuyant sur certaines informations contextuelles données dans les textes. Williams considère que la dernière activité (la rédaction du journal) est particulièrement exigeante sur le plan des compétences bilingues car elle demande de lire des informations dans une langue, d’en intégrer le contenu et de le retransmettre dans une autre langue.
- 1 En italique dans la version originale de Wei (2018).
11Dans ses travaux, Williams (1994, 2000) pose les bases de pratiques translangagières qui mettent l’accent non sur le seul passage d’une langue à l’autre, mais sur une perspective globale de développement cognitif et langagier s’appuyant sur un usage fonctionnel des répertoires langagiers des élèves. Analysant les propositions de Williams et Baker, Wei (2018) parle ainsi d’un « process of knowledge construction1 that goes beyond language(s) » (p. 15).
- 2 En italique dans la version originale de García (2009).
12Dans les années 2000, la notion de translanguaging est transposée par García dans le contexte des États‑Unis, où elle s’intéresse en particulier aux pratiques langagières des enfants n’ayant pas l’anglais comme langue première, qu’elle désigne comme « emergent bilinguals » (García, 2009). Elle définit le translanguaging de la façon suivante : « For us, translanguagings are multiple discursive practices2 in which bilinguals engage in order to make sense of their bilingual worlds. » (Ibid., p. 45)
13Pour García et Wei, adopter un point de vue translangagier consiste à prendre comme norme les pratiques langagières des bilingues et non plus seulement celles des monolingues. Ce point de vue a des implications au niveau de l’école, où les pratiques translangagières peuvent constituer un appui considérable pour le développement de compétences parmi les élèves n’ayant pas l’anglais comme L1, ainsi que le montrent les données recueillies sur le terrain (García & Wei, 2014).
14Comme le pointent Cenoz et Gorter (2021) les pratiques translangagières envisagées dans le contexte des écoles bilingues du pays de Galles et celles des enfants des minorités linguistiques aux États‑Unis impliquent deux processus distincts.
Bilingual schools in Wales aim at the development of both Welsh and English linguistic and academic skills for children who, in most cases, have Welsh or English as their L1. Translanguaging in this context is linked to the promotion and development of Welsh as a school language, along with English.
In the context of bilingualism in the United States and particularly in New York City, translanguaging refers to the spontaneous bilingual practices of emergent bilingual students. These students are often immigrants from low-income households and their communication practices usually include elements from Spanish and English or other languages. […] Translanguaging in this context is linked to social justice and the empowerment of these students. (Cenoz & Gorter, 2021, p. 9)
15Les différents auteurs s’accordent cependant pour différencier les pratiques translangagières du simple code-switching. Pour García et Wei (2014), le translanguaging se distingue du code-switching par ses modalités de construction complexe mobilisant le répertoire complet des locuteurs :
Translanguaging differs from the notion of code-switching in that it refers not simply to a shift or a shuttle between two languages, but to the speakers’ construction and use of original and complex interrelated discursive practices that cannot be easily assigned to one or another traditional definition of a language, but that make up the speakers’ complete language repertory. (p. 22)
16Pour Williams (2002), c’est l’engagement cognitif qui marque la spécificité du translanguaging :
When translanguaging, the pupil:
– internalises the words he hears
– assigns his own labels to the message/concept, and then
– switches the message/concept to the other language
– augments the message/concept and supplements it. (p. 37)
17Pour clôturer ou peut‑être justement ouvrir cette mise en perspective de la notion de pratiques translangagières dans la littérature, ne perdons pas de vue le caractère multiforme et polysémique de la notion, qui amène Cenoz et Gorter (2021) à le considérer comme un mot-parapluie regroupant une large variété de propositions théoriques et pratiques.
18Ce numéro de Lidil offre quelques exemples significatifs de ces propositions en France et dans le monde.
19Tout d’abord, Mariana Fonseca Favre, Laurent Gajo, Vincent Dall’Aglio et Stéphanie Vaissière comparent deux projets dans lesquels les pratiques translangagières occupent des places différentes en classe en fonction de leur inscription dans un travail en usage ou en mention. Le premier projet concerne un dispositif d’enseignement bilingue français-occitan en France tandis que le second est axé sur l’éveil à la diversité linguistique et à l’intercompréhension du français langue maternelle et de l’allemand langue seconde en Suisse.
20Anémone Geiger-Jaillet et Gérald Schlemminger s’interrogent sur la mobilisation des compétences multilingues d’élèves en immersion dans des classes bilingues allemand-alsacien. Ils montrent la diversité et la complexité des répertoires linguistiques de ces élèves et l’importance des gestes pédagogiques mis en œuvre par les enseignants.
21Jérémi Sauvage, Nathalie Auger et Laurine Dalle abordent ce numéro thématique en présentant un projet franco-canadien (BINOGI/ESCAPE) sur l’enseignement des sciences et des mathématiques à des élèves plurilingues en France via une interface proposant des ressources multilingues. Ils montrent comment les pratiques d’enseignement numériques translangagières peuvent se développer si on tient compte de la diversité linguistique des élèves.
22Dans leur article, Noémie Guérif, Mathieu Savoy et Alassane Dango, à partir d’un exemple tiré du terrain burkinabé, proposent une typologie de pratiques bi‑plurilingues pour outiller les concepteurs des supports pédagogiques. Ils s’appuient sur les langues des élèves et de l’école pour contextualiser l’enseignement-apprentissage, mais aussi pour développer les compétences langagières et disciplinaires des élèves.
23Nathalie Pepiot Gandeel et Nathalie Auger, à partir d’un projet Erasmus+ (LISTIAC), soulignent la nécessité de la formation des enseignants aux pratiques translangagières pour valoriser les langues des élèves. Elles montrent la transversalité de l’usage de ces langues dans les apprentissages et font bouger ainsi les représentations des enseignants.
24L’épilogue de ce numéro de revue revient à Ofelia García. Cette spécialiste des pratiques translangagières fait un retour sur les différents articles et sur les efforts engagés par l’Europe pour développer le plurilinguisme. Elle conclut sur la nécessité de développer des sociétés multilingues et insiste sur le caractère indispensable d’un décloisonnement, notamment par l’intermédiaire des pratiques translangagières. Nous saluons d’ailleurs sa mise en œuvre concrète du décloisonnement dans la forme translangagière qu’elle a choisi de donner à sa contribution.