Gilles Siouffi (dir.), Le sentiment linguistique chez Saussure
Gilles Siouffi (dir.), Le sentiment linguistique chez Saussure, Lyon, ENS Éditions, coll. « Langages » (dirigée par Bernard Colombat et Cécile Van den Avenne), 2021, 190 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage est consacré à une notion qui n’a pas été retenue par les premiers passeurs des conceptions de Saussure, ses étudiants, et qui ne figure donc pas dans les traditionnelles introductions à la linguistique du xxe siècle (contrairement aux célèbres dichotomies diachronie/synchronie ; langue/parole ; paradigmatique/syntagmatique).
2Les six auteurs qui contribuent à l’ouvrage (Bruno Courbon, Université Laval ; Loïc Depecker, Université Sorbonne Nouvelle ; Emanuele Fadda, Università della Calabria ; Philippe Monneret, Sorbonne Université, laboratoire STIH, EA 4509 ; Vincent Nyckees, Université de Paris, laboratoire HTL (Histoire des théories linguistiques), CNRS ; Gilles Siouffi, Sorbonne Université, laboratoire STIH, EA 4509) sont tous des spécialistes de l’histoire des idées linguistiques, voire de Saussure, et ils présentent tour à tour une réflexion en lien avec la notion de sentiment linguistique, utilisée par‑ci, par‑là par Saussure dans ses écrits comme dans ses cours, sans qu’il ne didactise la notion comme il l’a fait pour les dichotomies que l’on connait.
3C’est dans cette ouverture que se glissent les auteurs en s’appuyant sur les propres écrits de Saussure, écrits non publiés et parfois retrouvés par hasard dans un débarras de la demeure familiale à Genève qui ont largement renouvelé les études saussuriennes, ainsi que sur l’abondante littérature qui leur est consacrée.
4Sentiment de la langue ou sentiment linguistique, les deux expressions semblent en gros synonymes, et paraphrasables par celle de conscience du sujet parlant, mais les textes proposés reviennent longuement sur les nuances qu’il convient d’établir entre elles pour tenter de restituer les vues de Saussure. On peut penser notamment à la différence entre sentiment du sujet parlant ou des sujets parlants, qu’on peut être tenté d’associer à la distinction parole/langue, mais aussi à toute la problématique psychologique de la conscience (le sentiment du sujet parlant n’est pas forcément « conscient »). Une certitude cependant : le sentiment de la langue est une chose concrète pour Saussure : « Réalité = fait présent à la conscience des sujets parlants » (Écrits de linguistique générale, p. 186‑187, cité par Depecker, p. 122). L’étudiant Constantin, qui participe au cours de Saussure en novembre 1908, note : « Dans la langue est concret tout ce qui est présent à la conscience des sujets parlants […]. » (p. 123)
5Dans son introduction, Siouffi mentionne les travaux précurseurs de Marie-José Béguelin sur l’étymologie dite populaire par opposition à l’étymologie savante, qui redonnaient il y a 30 ans déjà une certaine légitimité à la première, dédaignée par les savants diachroniciens… Quand les locuteurs rattachent péage à payer et non à pied, c’est une manifestation concrète de la réalité linguistique ou du sentiment linguistique des sujets parlants à un moment de l’histoire, et c’est cela qui concerne Saussure au premier chef.
6En revanche, il faudrait renoncer à établir un lien entre le sentiment linguistique de Saussure et la compétence langagière de Chomsky. Emanuele Fadda affirme (sans argumenter) que l’innéisme chomskien est incapable de rendre compte du changement linguistique, alors que la notion de sentiment de la langue, qui implique un sujet inséré dans une société à un certain moment de l’histoire, est une notion opératoire permettant de le concevoir (même si le changement linguistique reste en grande partie imprévisible).
7L’intérêt pour la notion de sentiment linguistique chez Saussure augmente depuis une dizaine d’années, lit‑on dans l’introduction, et il permet de combattre l’idée que la langue saussurienne exclut le sujet parlant. Tout au contraire, on voit un Saussure étonnamment moderne qui s’intéresse à ce que disent les gens autour de lui, comme il s’intéresse aux faits de langue en sanscrit ou en grec ancien, avec des élans réformistes pour modifier les idées linguistiques de son temps (une pulsion que Bruno Courbon relie un peu hypothétiquement, dans une note en bas de la page 82, à la culture protestante du Genevois).
8À l’inverse du mantra appris par cœur par des générations d’étudiants en linguistique, la langue n’est pas « un système où tout se tient » (formule inventée et diffusée par Antoine Meillet, élève de Saussure, comme nous l’apprend Courbon, p. 71). Les écrits de Saussure (publiés longtemps après sa mort) donnent une tout autre vision de la langue, dans laquelle la notion de sentiment linguistique fonctionne comme un noyau théorique maintes fois évoqué.
9Ce livre est issu d’un atelier thématique organisé dans le cadre du colloque international « Le Cours de linguistique générale, 1916‑2016 » qui s’est tenu à Genève en 2017. Il est pourvu d’un index des noms et d’un index des notions qui en facilitent une lecture sélective. Il intéressera toutes celles et ceux qui aimeraient (re)découvrir Saussure en chaussant d’autres lunettes que celles fournies par le CLG, même si certains passages un peu touffus et convoquant des savoirs très spécialisés peuvent décourager les lecteurices les plus motivées. Le chapitre de Bruno Courbon (« Le linguiste et son double : autour du sentiment linguistique chez Saussure ») est en revanche très accessible et fort intéressant.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marinette Matthey, « Gilles Siouffi (dir.), Le sentiment linguistique chez Saussure », Lidil [En ligne], 66 | 2022, mis en ligne le 31 octobre 2022, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/11244 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.11244
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