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Notes de lecture

Amir Biglari et Dominique Ducard (dir.), La sémantique au pluriel : théories et méthodes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021, 474 p.

Francis Grossmann
Référence(s) :

Amir Biglari et Dominique Ducard (dir.), La sémantique au pluriel : théories et méthodes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021, 474 p.

Texte intégral

1L’ouvrage présente un panorama des principales théories et méthodes en sémantique, plus particulièrement dans l’espace francophone. Il fournit donc une ressource très utile au lecteur non spécialiste du domaine — ou encore à celui qui aurait besoin de revoir les principaux concepts liés aux différentes écoles sémantiques qui se sont déployées au fil du temps dans la sémantique contemporaine. Une large part est accordée aux sémantiques argumentatives issues de Ducrot et Anscombre. En ouverture, une contribution de Jean-Claude Anscombre offre une synthèse claire du parcours qui a conduit de la Théorie de l’argumentation dans la langue (TAL) à la théorie des topoï, puis à la théorie des stéréotypes, qui veut intégrer les savoirs partagés au cœur même du dispositif sémantique. La théorie des blocs sémantiques de Marion Carel expose une autre version de l’argumentation dans la langue, accordant une importance plus grande à des schémas d’enchainement s’ouvrant à la dimension textuelle. Deux autres contributions s’inscrivent également dans la filiation d’Anscombre et Ducrot. La sémantique des points de vue de Pierre-Yves Raccah veut unifier les approches argumentatives et les approches polyphoniques (dans le sens bakhtinien du terme) dans le cadre d’une sémantique instructionnelle permettant un « calcul » des idéologies portées par le discours. Défendue par Olga Galatanu depuis une vingtaine d’années, la sémantique des possibles argumentatifs s’ouvre de son côté davantage aux problématiques de l’interaction verbale, le langage observé étant appréhendé « comme outil cognitif de conceptualisation du monde », mais aussi « outil d’expressivité de l’intersubjectivité des locuteurs d’une langue ».

2C’est dans un tout autre paradigme que se situe le regretté Bert Peeters (décédé en 2021), celui de la métalangue sémantique naturelle (MSN en anglais), issue des travaux d’Anna Wierzbicka et de Cliff Goddard. Le paradoxe de cette approche est qu’elle recourt, pour décrire les spécificités des langues-cultures telles qu’elles s’inscrivent dans les mots et les discours, à des primitifs sémantiques universaux, renouant à sa façon avec l’ambitieux et utopique projet leibnizien d’une langue universelle « surplombante ». Dans sa contribution, Peeters développe deux manières de mobiliser ces universaux, les scénarios culturels et les scénarios pédagogiques. Deux contributions s’inscrivent dans une perspective cognitive. Le chapitre sur la sémantique instructionnelle (Gilles Coll) présente le modèle issu de la théorie de la construction dynamique du sens développé par Bernard Victorri et Catherine Fuchs. Le principe cognitif est que « les informations fournies par les unités linguistiques […] sont traitées au fur et à mesure du déroulement de l’énoncé », chaque unité jouant un rôle d’évocation sur la scène verbale au fur et à mesure de la production de l’énoncé, une « mise en attente » étant effectuée jusqu’à ce que soient réunis les éléments nécessaires à la construction du sens. Le chapitre sur la sémantique cognitive (Jean-Michel Fortis) résume quelques‑uns des apports de ce courant tel qu’il s’est développé, essentiellement aux États‑Unis autour de Lakoff, Langacker et Talmy, en l’envisageant comme une « entreprise de refondation conceptualiste de la linguistique ».

3Vincent Nyckees, dans le chapitre suivant, conteste vigoureusement l’opérativité de cette approche, en regrettant son oubli de la dimension fondamentalement historique du langage, acteur à part entière du développement de la cognition humaine. L’approche « médiationniste » qu’il propose voit dans le processus de sémiotisation le moyen qu’ont les langues de médier l’expérience. Georges Kleiber, quant à lui, rappelle ses arguments en faveur d’une sémantique référentielle en écartant les malentendus que pourrait susciter cette dénomination : une sémantique référentielle n’est pas une approche « nomenclaturiste », qui poserait des étiquettes sur les choses. Quant à la trop grande « rigidité », souvent reprochée aux approches référentialistes, elle est liée au fait qu’on prétend les asseoir exclusivement sur des traits perceptuels ou de substance : or elles peuvent parfaitement intégrer des éléments fonctionnels, attachés à l’expérience humaine. La contribution de David Piotrowski, prenant appui sur la philosophie du langage (la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty) vise à reprendre la problématique du signe saussurien en la fondant sur une « morphodynamique » issue des travaux de R. Thom et J. Petitot : « Les valeurs de signification procèdent de l’émergence contrôlée de normes différenciatrices dans des substances de contenu toujours à recomposer. » Laurent Roussarie, en quelques pages, réussit l’exploit de synthétiser clairement les apports de la sémantique formelle, dont l’objectif consiste à appliquer les principes, les concepts et les méthodes de la logique à l’analyse des langues naturelles. Jean-Pierre Desclès de son côté, dans son chapitre consacré à la sémantique logico-énonciative, revendique une triple filiation, très éclectique : celle d’Antoine Culioli (Théorie des opérations énonciatives), celle des outils formels de la grammaire applicative de S. Shaumyan et enfin celle des réductions paraphrastiques de la grammaire d’opérateurs de Z. Harris. Son modèle vise à décrire les opérations de prise en charge énonciative, mais aussi l’ancrage de l’activité de langage dans la cognition, tout en présentant les types de formalisme à utiliser. Dans ce cadre, la construction de la signification d’un énoncé est guidée par un processus d’exploration contextuelle à partir des indices pertinents. Le chapitre de Dominique Ducard et de Sarah de Vogüe, consacré à la sémantique de l’énonciation, est plus directement consacré aux apports de la TOE d’Antoine Culioli : Sarah de Vogüe illustre la méthode de cette école à travers l’étude du fonctionnement de la locution vouloir dire tandis que Dominique Ducard, à partir des concepts culioliens de glose et de forme schématique, analyse la séquence sans doute.

4Enfin, les dernières contributions de l’ouvrage s’intéressent aux interactions de la sémantique avec des disciplines connexes, liées au discours. La sémantique interactionnelle proposée par Catherine Kerbrat-Orecchioni analyse la manière dont s’effectue la négociation du sens dans les genres oraux, et en particulier la conversation. La sémantique discursive présentée par Marie Veniard et Michelle Lecolle s’ancre dans l’analyse du discours, héritée de Michel Pêcheux mais aussi, plus récemment, de Pierre Fiala, Josyane Boutet, Sophie Moirand, tout en assumant des proximités avec une lexicologie basée sur les usages (Sonia Brancoff), la linguistique de corpus de John Sinclair, et bien d’autres. L’objectif d’une linguistique du discours est double : celui d’une « sémantique attachée aux usages », mais aussi celui d’une « sémantique attentive aux différents niveaux de l’analyse » (morphologique, syntagmatique, textuel, énonciatif, discursif). Sous la dénomination de sémantique textuelle (Carine Duteil-Mougel), sont présentées les évolutions de la sémantique interprétative ou « différentielle » de François Rastier, aujourd’hui intégrée dans un programme pluridisciplinaire plus général autour des « sciences de la culture ». Selon l’autrice, le programme d’une sémantique des textes retrouve toute sa vigueur avec le développement de la linguistique de corpus et peut contribuer à renouveler l’étude des textes littéraires, scientifiques et philosophiques. C’est également l’exploration systématique de corpus de textes que permet la textométrie, dont la méthodologie et les outils sont présentés, dans le chapitre suivant, par Béatrice Pincemin. Même si on a affaire d’abord à une méthodologie, c’est bien aussi une théorie du sens qui se définit ici : le sens n’est pas dans les mots, mais circule entre les mots. Enfin, Jacques Moeschler présente l’interface sémantique/pragmatique, entérinant un partage des tâches qui serait sans aucun doute récusé par d’autres auteurs du volume : d’un côté, la signification linguistique qui relève de la sémantique vériconditionnelle (et qui prend en compte le résultat compositionnel des mots d’une phrase). De l’autre, le sens du locuteur, ou de l’énoncé, tel qu’il a été théorisé par Paul Grice, qui relève d’informations contextuelles. Mais l’interface entre les deux niveaux dessine une carte complexe, et « non pas une division du travail rectiligne ». Un court « épilogue » d’Aage Brandt clôt le volume et propose d’intégrer le « sens des sémantiques » dans une « sémiotique du langage ».

5Au total, l’ouvrage mérite parfaitement son nom de sémantique au pluriel, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur, parce qu’il montre la diversité et la richesse de la sémantique telle qu’elle s’est construite dans l’espace francophone, avec des influences plus récentes venues d’ailleurs, comme la sémantique cognitive. Au prix cependant de quelques oublis : en particulier, le renouveau récent de la sémantique lexicale (et de la phraséologie), appuyé sur la linguistique de corpus, est à peine évoqué. Le pire, parce que le lecteur ne peut s’empêcher de regretter le peu de dialogue entre les différentes traditions qui la constituent, faisant de chacune d’entre elles une sorte d’isolat. Dans certains cas, c’est bien sûr parfaitement justifié : la sémantique formelle — qui n’est d’ailleurs pas principalement francophone — a construit des outils très spécifiques pour des buts très précis, hérités de la logique et de la philosophie analytique. Dans d’autres, cela l’est moins : la sémantique argumentative, par exemple, préfère se scinder en sous-écoles plutôt que de s’inscrire dans un projet collectif cohérent, qui permettrait des résultats cumulatifs. La sémantique plurielle revendiquée dans la présentation peut alors conduire, si l’on n’y prend garde, à une perte de sens pour la discipline elle‑même.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Francis Grossmann, « Amir Biglari et Dominique Ducard (dir.), La sémantique au pluriel : théories et méthodes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021, 474 p. »Lidil [En ligne], 66 | 2022, mis en ligne le 31 octobre 2022, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/10888 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.10888

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Auteur

Francis Grossmann

Univ. Grenoble Alpes, LIDILEM, 38000 Grenoble, France

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