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Présentation. — Les langues de spécialité comme objet d’enseignement : ressources, méthodes et transposition didactique

Catherine Carras et Sara Álvarez Martínez

Texte intégral

1. Introduction

1Le concept de langue de spécialité (Galisson & Coste, 1976) a considérablement évolué depuis les premières définitions données par les didacticiens, les linguistes (Lerat, 1995) ou les terminologues (Rondeau, 1983). Cabré (1998) proposait un regroupement des différentes définitions des langues de spécialité selon que le point de vue adopté est linguistique ou pragmatique. Encore très vivace chez les traducteurs, le concept de langue de spécialité est également présent aujourd’hui dans la linguistique descriptive, notamment dans la linguistique de corpus (recherches portant sur la description des caractéristiques lexicales, syntaxiques et discursives des discours scientifiques).

2Les langues de spécialité (emploi au pluriel car le singulier ne permet pas de rendre compte de la diversité des domaines) sont également au cœur des préoccupations didactiques, que ce soit dans les filières spécialisées où l’enseignement des langues étrangères est en lien direct avec les disciplines, ou dans le secteur LANSAD (Langues pour spécialistes d’autres disciplines). La professionnalisation des cursus universitaires ainsi que la centration sur l’apprenant et ses besoins conduisent de fait à un enseignement des langues tourné vers un usage spécialisé.

3La construction d’une didactique des langues et des cultures de spécialité comprend le déroulement d’une série d’étapes parmi lesquelles on peut citer la définition des langues, des domaines et des communautés de spécialité, la caractérisation des langues de spécialité (LSP), la description méthodique des différents aspects des LSP et, enfin, la transposition didactique (Van der Yeught, 2016b). Les trois premières étapes du cheminement descriptif étudient les LSP telles que les membres d’une communauté spécialisée en usent dans leur communication, leurs discours et leur culture. Or, l’objectif ultime étant l’enseignement de la LSP à des apprenants, elle doit également être décrite en tant que compétence.

4Plusieurs colloques et journées d’études ont été organisés sur cette thématique au cours des dernières années. Citons notamment le colloque RADELAS (Ressources linguistiques, méthodes et applications didactiques en langues de spécialité), qui s’est tenu à l’université Grenoble Alpes (UGA) en février 20201. Ce colloque s’inscrivait dans la continuité d’autres événements scientifiques à l’UGA, comme le colloque LOSP (Langues sur objectifs spécifiques : perspectives croisées entre linguistique et didactique) en 2016. Citons également la journée d’études, certes plus ancienne, « Analyse des données et élaboration des contenus de formation en FOS : des corpus aux ressources », co‑organisée par les universités d’Artois et Sorbonne Nouvelle – Paris 3 en 20152. Les thématiques de ces différentes rencontres tournent autour du même questionnement : comment rendre disponibles les langues de spécialité et leurs différentes spécificités (linguistiques, socio-culturelles, interactionnelles, etc.) pour les apprenants ? Du point de vue de l’enseignant, comment transformer ces discours issus de sphères spécialisées en objet d’enseignement ? On ne peut que constater que ces questions sont toujours d’actualité dans ce champ de la didactique des langues. Nombreux et divers sont les contextes d’enseignement/apprentissage dans lesquels des publics (étudiants, professionnels, migrants) visant une intégration sur le marché du travail sont confrontés à des expressions spécialisées de la langue. Les enseignants de langue se sentent parfois démunis lorsqu’ils doivent entreprendre ce travail de transposition didactique qui nécessite la maitrise de méthodologies d’analyse de discours, voire d’outils de sélection, de repérage et de détection d’unités lexicales ou syntaxiques récurrentes, remarquables ou spécifiques à un domaine spécialisé donné.

5Ce numéro aborde ainsi la question des langues de spécialité du point de vue de la constitution des ressources, de la modélisation des données pour l’analyse en vue de la didactisation, et de la transposition didactique. La transposition didactique peut être considérée comme un parcours au cours duquel un objet de savoir est transformé en objet à enseigner (à la suite d’une acclimatation institutionnelle) pour finalement devenir objet d’enseignement lorsque les savoirs ont été préparés à être enseignés. Ainsi, tout parcours transpositif implique un changement de domaine par le passage d’un « savoir-savant » à un « savoir à enseigner » (Chevallard, 1985, p. 20). Ces thématiques constituent les axes de ce numéro, qui vise à proposer un portrait des recherches actuelles contribuant à développer une didactique des langues et des cultures de spécialité, et à faciliter les échanges entre enseignants-chercheurs de différentes aires linguistiques et culturelles (anglais, espagnol, français, chinois).

2. Constitution de ressources et méthodes d’analyse en langues de spécialité

6La constitution de ressources en langues de spécialité est un préalable souvent indispensable à une analyse et à une modélisation linguistique ainsi qu’à une exploitation didactique. Nous considérons ici une ressource pédagogique comme une entité, numérique ou non, utilisée dans un processus d’enseignement, de formation ou d’apprentissage. Linguistes et didacticiens se heurtent en effet bien souvent à un manque de ressources déjà construites, et quand bien même ces ressources existent, elles ne sont pas nécessairement adaptées aux objectifs linguistiques et didactiques visés. Dans ce contexte, les ressources à construire impliquent la collecte de données (écrites, orales et multimodales) via la mise en œuvre de méthodes issues du Traitement automatique des langues (TAL) et/ou d’instruments de recueil — enquête de terrain, questionnaire, entretien (Divoux, 2017 ; Bert et coll., 2010).

7La collecte de données discursives, linguistiques et socio-culturelles en milieu professionnel a été amplement traitée dans le champ du français sur objectifs spécifiques (FOS). Les spécificités et difficultés liées à cette collecte, préalable à la constitution de ressources, peuvent être de différents ordres : techniques, déontologiques ou institutionnels, entre autres. Ces aspects sont étudiés notamment dans Parpette et coll. (2015).

8Le passage de ces données (au sens large) aux ressources a été questionné par les didacticiens (voir notamment Mangiante & Cavalla, 2016). Parmi les questionnements figurent le recours à la linguistique de corpus et à des outils numériques d’analyse.

9Les approches dans le cadre des méthodes d’analyse en langue de spécialité sont multiples. Elles peuvent porter sur l’analyse du discours interactionnel (Cicurel & Doury, 2001 ; Mercelot, 2006 ; Álvarez Martínez, 2018), sur l’analyse du discours spécialisé dans une tradition énonciative (Fløttum et coll., 2006) ou bien sur la mise en lumière des logiques professionnelles (Mourlhon-Dallies, 2008).

10Les méthodes peuvent aussi porter sur la syntaxe, le lexique ou la phraséologie, comme l’illustrent les études sur le lexique scientifique transdisciplinaire, un lexique de genre propre au discours scientifique (Jacques & Tutin, 2018). Enfin, la terminologie est elle aussi concernée par ces questions, que ce soit dans une approche fondée sur l’exploration textuelle (Condamines, 2018 ; Cabré & Vidal, 2004) ou dans une perspective plus cognitive (Faber, 2009, 2012).

11Dans le domaine de la didactique du FLE, en français sur objectif spécifique (FOS) et en français sur objectif universitaire (FOU), l’analyse des données collectées porte à la fois sur les aspects linguistiques et discursifs, dans une optique de définition des contenus à enseigner (Mangiante & Parpette, 2004, 2011).

12Les recherches en anglais de spécialité illustrent la diversité et la complémentarité des approches (Van der Yeught, 2016a ; Gledhill & Kübler, 2016) et dans le monde hispanophone, la forte demande de formations en langues de spécialité a donné lieu à l’apparition de travaux dans les domaines de la linguistique de corpus, la terminologie, la lexicographie et la linguistique contrastive (Díaz Rodríguez, 2010 ; Pujol, 2018).

13Les études présentes dans ce numéro font écho à cette variété méthodologique, mais aussi à la nécessité d’adopter des méthodes mixtes pour aborder la complexité de différentes thématiques dans le domaine de la didactique des langues de spécialité. Ainsi, les articles du premier bloc abordent la transposition didactique en faisant référence à des cadres théoriques très divers comme la littératie critique et l’apprentissage basé sur les genres discursifs (Escartín Arilla), l’axiologisation et la didactisation (Sowa), le développement de la compétence interactionnelle (Royer) ou le métadiscours multimodal (Carrió Pastor). Quant aux articles composant le deuxième bloc, ils reprennent les outils fournis par des disciplines comme la terminologie cognitive (Molina-Plaza & Allani) et sociocognitive (Zhiwei), la lexicologie explicative et combinatoire ainsi que la statistique lexicale (Frassi & Bonadonna) ou encore la « linguistique du goût » (Masseron & Liu).

3. La transposition didactique en langue de spécialité

14Le manque de matériels pédagogiques dans certains domaines de spécialité est une réalité à laquelle un grand nombre d’enseignants de langue se voient confrontés. Deyrick (2001) affirme, par ailleurs, que l’enseignant d’une LSP doit, dans la plupart des cas, « tout » inventer : depuis la définition des objectifs jusqu’à la mise en pratique dans la classe en prenant comme point de départ tous les documents propres de la spécialité, qui constituent la matérialisation d’un domaine partagé. En effet, on pourrait dire que l’enseignant d’une LSP est obligé de transposer le savoir savant, car son travail consiste, entre autres choses, à transformer, adapter et simplifier les éléments théoriques dont il dispose pour que l’objet à enseigner ne soit pas seulement un objet de transmission mais aussi un objet de conceptualisation.

15Dans ce cadre, nous faisons référence au concept de transposition didactique (TD) en tant que processus complexe de transformations adaptatives par lequel les connaissances érudites deviennent un objet à enseigner, lequel se transforme plus tard en objet d’enseignement (Chevallard, 1985, p. 20 ; Chevallard, 1997). Suivant Díaz-Corralejo (2004), nous considérons la TD comme un instrument qui permet d’observer, d’analyser, de formuler des hypothèses, de les corriger et d’évaluer le parcours entre la théorie et la pratique, entre une explicitation et une compréhension des intentions de l’acte d’enseignement-apprentissage.

16En prenant en compte ces considérations, il est évident que les ressources linguistiques en LSP ainsi que leurs analyses ne peuvent pas intervenir en l’état dans la salle de classe ou dans l’environnement pédagogique numérique. En effet, dans une approche constructiviste de l’enseignement-apprentissage d’une LSP, la transposition didactique de l’objet de savoir (ici, les variétés spécialisées des différentes langues décrites par les linguistes) en objet à enseigner a pour but de permettre à l’apprenant de construire ses connaissances par l’intermédiaire de ses interactions avec l’objet d’enseignement en présence pour se l’approprier (Van der Yeught, 2016a, p. 10). En outre, les langues de spécialité doivent être décrites en tant que compétence si l’on veut en faciliter la transmission aux apprenants.

17Les études sur la transposition didactique font référence à la nécessité de préciser préalablement la chaine transpositive dans le domaine de spécialité concerné. Cela implique de spécifier les trois sphères de savoirs : le savoir savant, le savoir à enseigner et le savoir enseigné. Dans le cas d’une langue de spécialité, le processus par lequel cette langue devient un objet enseigné exige le passage par trois phases (Schlemminger, 1995) : d’abord, l’identification et la délimitation des objets savants (les langues et les cultures de spécialité) ; ensuite, la transformation des savoirs savants en objets à enseigner (curriculum formel, objectifs et programmes) ; enfin, la transformation des savoirs à enseigner en objets d’enseignement (curriculum réel, contenus de l’enseignement). Perrenoud (1998) ajoute à cette chaine transpositive un quatrième élément qui est celui des apprentissages effectifs et durables des apprenants. Cet aspect est des plus intéressants, car il adopte le point de vue de l’apprenant, ses réflexions possibles, ses réactions ainsi que ses apprentissages. En effet, l’une des préoccupations de Perrenoud est l’établissement d’une relation entre les savoirs et leur pratique, en montrant que la relation entre les deux établit un apprentissage plus efficace pour l’apprenant, bien qu’ils soient souvent perçus comme des éléments sans rapport.

18La mise en texte du savoir est placée sous le contrôle de règles déterminées qui ont comme objectif la structuration d’une forme didactique. Parmi ces règles, Verret (1975), repris par Chevallard (1991), en mentionne cinq qui constituent les dimensions de la TD :

  1. La désyncrétisation (ou exigence de faire une division de la théorie en plusieurs domaines et spécialités bien délimités) ;

  2. La dépersonnalisation (ou exigence de séparation du savoir de tout contexte personnel) ;

  3. Une programmation de l’acquisition, c’est-à-dire un établissement d’une programmation de l’apprentissage selon une séquence progressive et rationnelle ;

  4. Une publicité (ou définition explicite du savoir qui devra être enseigné) ;

  5. Un contrôle social des apprentissages.

19Dans ce cadre, il importe de fournir des pistes de réflexion pour transposer une LSP en objet d’enseignement en prenant en compte les caractéristiques linguistiques, discursives et culturelles de la LSP ainsi que le cadre institutionnel (LANSAD, LEA, LCE, Centres universitaires de FLE, etc.) dans lequel la LSP est enseignée. Transposer une LSP en objet d’enseignement nous conduit forcément à nous interroger sur les priorités à établir, les adaptations à envisager, les contraintes à prendre en compte, les besoins et les attentes du public visé, les médiations nécessaires, etc. Bien que les didacticiens des LSP s’appuient sur les connaissances en didactique des langues (non spécialisées), l’une des particularités de la didactique des LSP est de caractériser le rapport entre enseignement-apprentissage de la langue non spécialisée et de la LSP considérée.

20La construction d’une didactique des langues de spécialité nous conduit aussi à mettre l’accent sur les médiations nécessaires pour une gestion efficace de la transposition didactique en LSP. Nous comprenons par médiation l’ensemble d’interventions didactiques des savoirs dont l’enseignant dispose pour enseigner la langue de spécialité (Deyrich, 2001). Le processus de TD des langues de spécialité met en relief un ensemble de médiations où il est possible d’identifier les niveaux définis par Bronckard et Schneuwly (1996) : un premier niveau où l’on identifie le processus de sélection et de désignation de certains aspects du savoir scientifique comme contenus susceptibles de faire partie du curriculum formel ; un deuxième niveau où l’on traduit l’ensemble des transformations qui s’opèrent dans le savoir considéré comme contenu à enseigner quand il s’agit d’un objet de transmission dans les processus d’enseignement-apprentissage, qui devient un objet d’enseignement. L’étude des médiations, en tant qu’interventions dans la chaine transpositive, devrait permettre de déterminer les critères pour faire les choix adéquats lors de la didactisation des ressources en LSP.

21Les apports de ce numéro à la construction d’une didactique des LSP se font à partir de l’adaptation des chaines transpositives de Chevallard et, plus précisément, de Perrenoud, en s’attachant aux dimensions suivantes : les savoirs et pratiques ayant cours dans la société ; les curriculums formels, les objectifs et les programmes ; les curriculums réels et les contenus d’enseignement et, enfin, les apprentissages effectifs et durables des apprenants. Cette réflexion est menée en rassemblant les considérations des chercheurs et des experts, des auteurs des manuels, des enseignants et, bien sûr, des apprenants.

4. Présentation des articles

22Les articles de ce numéro ont été rédigés, dans leur majorité, par des didacticiens, confrontés concrètement à la transposition didactique des langues de spécialité. Leurs profils illustrent la diversité des contextes et des publics concernés par ces questionnements. Diversité des langues tout d’abord : enseignement du FLE en France ou à l’étranger, enseignement de l’espagnol, de l’anglais ou du chinois. Diversité des publics d’apprenants et des contextes ensuite : étudiants de filières universitaires professionnalisantes en France, Espagne ou Chine, lycéens en filière professionnelle en Pologne, adultes migrants visant une intégration sur le marché du travail en France. Diversité des domaines d’expérience enfin : ingénierie maritime, commerce international, œnologie, Internet, anglais académique.

23Quelles thématiques transversales se dégagent de cette diversité ? La transposition didactique et ses difficultés, lorsque l’objet à enseigner est une variante spécialisée de la langue, traverse toutes les contributions, selon différents axes. Une première orientation porte sur différents aspects de la transposition didactique, en fonction des contextes, des compétences visées, des publics d’apprenants. Les quatre premiers articles permettent ainsi de dérouler le processus de la transposition dans différents cadres. Une deuxième orientation s’attache à la place de la terminologie dans les langues de spécialité. Les quatre articles s’interrogent sur les outils de détection (notamment des unités phraséologiques) en vue d’une didactisation, et sur les spécificités sémantiques de certains termes, et les éventuelles difficultés de transposition que ces particularités posent.

4.1. La transposition didactique : cadres institutionnels et méthodologiques

24En premier lieu, Ana Escartín Arilla se penche sur la transposition didactique d’un type de langue de spécialité où l’on constate un véritable manque de matériels pédagogiques destinés à des étudiants d’espagnol langue étrangère dans l’enseignement supérieur : l’espagnol pour la coopération. L’auteure part de trois principes théoriques et méthodologiques — l’acquisition de la compétence dite de « littératie critique », l’apprentissage basé sur les genres discursifs et le rapport entre la pratique didactique et les débats internes au métier — pour ensuite présenter une proposition didactique. Cette proposition a comme objectif l’incorporation du débat professionnel propre au style communicatif des ONG à la formation en langue espagnole de spécialité afin de comprendre les questions centrales du débat, mais aussi d’acquérir les stratégies de lecture critique du discours des ONG espagnoles. L’auteure effectue, dans un premier moment, une analyse du mémoire annuel et, plus particulièrement, de la lettre de présentation en tant que genre discursif, pour plus tard s’arrêter sur les objectifs communicatifs et les images présentes dans ce type de texte. La proposition didactique en question s’organise autour de trois blocs d’analyse : l’organisation rhétorique, les formes expressives et la déixis. Cette séquence didactique contribue à établir un lien direct entre les trois communautés d’un même domaine : l’académique, la régulatrice et la professionnelle, lesquelles suivent dans la plupart du temps des chemins très différents alors que le scénario souhaité serait celui de la convergence des pratiques professionnelles consensuelles basées sur la réflexion et l’évidence scientifique.

25Magdalena Sowa analyse la transposition didactique des langues de spécialité, en tant que compétence professionnelle, par le prisme institutionnel. En effet, dans le contexte polonais, la formation professionnelle assurée par les écoles secondaires professionnelles et techniques doit obligatoirement s’accompagner de cours de langue étrangère de spécialité. Un cadre institutionnel (une loi émanant du ministère de l’Éducation) prescrit donc les curriculums en langue étrangère. L’article de Sowa analyse de façon éclairante le déroulement de la transposition didactique, depuis la définition d’objectifs très généraux (tels que « accomplir des tâches professionnelles grâce à des ressources linguistiques (lexicales, grammaticales, orthographiques et phonétiques) »), qui sont par la suite précisées, jusqu’à l’élaboration des programmes et des manuels destinés aux enseignants et apprenants, le tout dans un cadre institutionnel contraint.

26Les deux articles suivants mettent en lumière les difficultés de transformer en objet d’enseignement des compétences spécifiques dans le cadre d’une langue de spécialité. Pour Sabrina Royer, il s’agit de la compétence interactionnelle en contexte professionnel. Dans le cadre d’un enseignement de français langue professionnelle, auprès de publics adultes migrants, l’auteure s’interroge, à partir d’un corpus recueilli en lycée professionnel, sur la conception d’un outil d’analyse pour que les enseignants de langue puissent repérer les ressources interactionnelles mises en place par les participants pour construire leur apprentissage professionnel. La question traitée ensuite est celle du transfert de ces ressources dans un enseignement du français langue professionnelle, en proposant non seulement une grille d’analyse facilitant le repérage de ces ressources, mais aussi un cadre didactique facilitant le développement de la compétence interactionnelle, à savoir la formation sur site.

27Quant à Maria Luisa Carrió-Pastor, sa réflexion porte sur la multimodalité en anglais académique, dans le domaine de l’ingénierie. L’objectif de cet article est, tout d’abord, d’identifier les éléments métadiscursifs textuels et visuels que les apprenants d’anglais à des fins académiques (AFA) et que les chercheurs du même domaine de spécialité utilisent dans des textes d’ingénierie (pour les premiers) et dans des articles de recherche (pour les seconds). L’auteure présente une analyse contrastive de l’utilisation que les apprenants et les chercheurs font de ces marqueurs multimodaux du métadiscours dans le but de faire des propositions didactiques de l’objet à enseigner (éléments métadiscursifs et visuels) dans des textes académiques. La réflexion didactique porte principalement sur l’importance d’inclure des indices visuels, auditifs, de lecture et d’écriture dans les activités de métadiscours multimodaux afin que les élèves apprennent en participant au processus de combinaison des métadiscours textuels et visuels.

4.2. La place de la terminologie

28La place de la terminologie dans les langues de spécialité est de longue date étudiée et débattue. S’il est admis que la spécificité des discours spécialisés ne se limite pas à un lexique spécifique, il ne fait également aucun doute que la terminologie participe à la constitution et à l’identité d’un domaine d’expérience. La constitution de ressources didactiques en langue de spécialité passe donc par l’identification de la terminologie du domaine, et sa mise à disposition des apprenants. Ont été élaborés de nombreux outils didactiques visant l’appropriation de la terminologie en langue étrangère, notamment pour les apprentis traducteurs, mais aussi pour les chercheurs, pour les étudiants en filière type LEA, pour les professionnels allophones, etc.

29Les quatre articles suivants s’attachent à des aspects divers de la transposition didactique de la terminologie. Les deux premiers visent la détection des termes, en se focalisant sur deux difficultés de ce processus : la détection des termes complexes de type locution et l’identification du profil collocatif des termes, deux aspects essentiels dans la compétence en langue étrangère de spécialité.

30Silvia Molina-Plaza et Samira Allani présentent une étude qui porte sur l’utilisation d’une approche systématique pour l’analyse de corpus de textes académiques et professionnels dans le domaine de l’ingénierie marine, à des fins didactiques. Elles utilisent le logiciel ConcGram 1.0 (Greaves, 2009) pour identifier les mots‑clés les plus fréquents et déterminer les clusters ainsi que les collocations distinctes afin de caractériser le discours de l’ingénierie marine, pour ensuite concevoir des supports pédagogiques pertinents. D’une part, elles partent des listes de fréquence pour étudier et didactiser le vocabulaire afin de connaitre le degré de familiarisation des élèves avec les mots‑clés et leurs collocations. D’autre part, elles créent un ensemble de matériels pédagogiques à partir de 20 mots‑clés, où l’on trouve une section consacrée à la présentation de l’input ainsi que des exercices de vocabulaire spécifique. Cette étude montre bien comment les outils de la linguistique de corpus peuvent être au service de la didactique des langues de spécialité.

31Paolo Frassi et Maria Francesca Bonadonna proposent une méthode de détection des termes fondamentaux du commerce, spécifiquement des locutions faibles, dans le cadre d’un l’enseignement du français L2 de spécialité. On sait que le repérage des termes complexes au degré de figement moindre présente une difficulté marquée pour les apprenants de L2. Si le domaine traité et la question des termes complexes ont déjà fait l’objet d’outils à visée didactique, l’originalité de leur approche consiste en l’articulation entre réseaux lexicaux et niveaux du CECR. Les fiches terminologiques conçues dans le projet dont les auteurs rendent compte incluent explicitement un niveau d’apprentissage, visant à faciliter leur usage par les enseignants et les apprenants.

32Les deux derniers articles de ce numéro illustrent deux caractéristiques remarquables de la terminologie en langue de spécialité : l’usage de la métaphore dans la dénomination, et la circulation des termes entre sphère spécialisée et non spécialisée. Ces caractéristiques des termes ont notamment fait l’objet de recherches en traduction ; l’éclairage est ici spécifiquement didactique, dans le cadre de l’enseignement d’une langue étrangère.

33Zhiwei Han se penche sur l’usage de la métaphore dans la dénomination en langue de spécialité. Si cet aspect est étudié depuis longtemps, l’originalité de cette recherche se situe dans la langue sur laquelle porte l’étude (le chinois) et dans la perspective contrastive et didactique (enseignement du chinois langue étrangère pour des apprenants francophones). L’auteure a pour objectif d’analyser les termes métaphoriques d’Internet à partir d’un corpus en chinois, afin d’appréhender les modes de conceptualisation métaphorique dans ce domaine, en se concentrant sur trois thèmes spécifiques : les réseaux informatiques, la transmission de données via Internet et la cybersécurité. Basée sur une sélection automatique de termes, l’analyse vise à mettre en évidence les différences de conceptualisation métaphorique entre le chinois et le français, dans une optique didactique.

34Finalement, Caroline Masseron et Jinyang Liu étudient un domaine dont l’une des caractéristiques est d’appartenir à la fois à la sphère spécialisée/professionnelle et à la sphère commune/non spécialisée, celui des discours sur le vin. La terminologie de l’œnologie fait appel à des termes issus du langage commun et assumant dans les discours spécialisés une signification spécifique. La polysémie de ces unités lexicales pose ainsi des problèmes d’accès au sens, en particulier pour les locuteurs non francophones. Les auteurs, à partir d’un corpus de textes écrits de la spécialité, s’attachent à décrire à la fois les aspects morphologiques de dérivation, les tropes tels que la métaphore et la métonymie, pour plaider en faveur de l’acquisition d’une compétence métalexicale chez les apprenants. En effet, transformer en objet d’enseignement les discours du/sur le vin nécessite une approche multimodale, par le biais de supports divers.

5. Conclusion

35Nous espérons que ce numéro, par la diversité des contextes évoqués, fournira aux chercheurs du domaine, mais aussi aux praticiens que sont les enseignants de LSP, des outils leur permettant de concevoir des ressources utilisables en formation. Les articles de ce numéro montrent que, par‑delà la diversité des publics, des domaines de spécialité et des langues enseignées, certaines interrogations traversent le processus de la transposition didactique. Ces interrogations sont liées aux spécificités linguistiques des LSP, à leur repérage et à leur traitement, mais aussi aux contraintes institutionnelles, notamment dans la construction de curriculums en LSP. Ces questionnements transversaux, s’étendant des aspects microlinguistiques telles que les collocations, jusqu’aux cadres réglementaires de conception de programmes et de manuels, montrent que la transformation d’un savoir ou d’un discours spécialisé en objet d’enseignement ne se fait pas sans une méthodologie appropriée.

36Il reste de nombreuses pistes à creuser, en tant que chercheurs et en tant que didacticiens. Ce numéro montre que les contextes, les publics et les domaines de spécialité présentent une grande diversité. Si les chercheurs et les praticiens ont aujourd’hui des méthodes et des outils pour collecter, analyser et transposer pour la classe de langue les discours spécialisés et professionnels, il reste selon nous un terrain à explorer : celui de l’intervention en classe. Si la question a déjà été posée, notamment dans le domaine du FOS (voir Carras et coll., 2019), et si certaines des contributions de ce numéro se situent au niveau de l’ingénierie pédagogique, la question des pratiques de classe en didactique des LSP constitue un champ à explorer.

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Notes

1 <https://radelas.sciencesconf.org>.

2 Les actes de cette journée sont publiés dans le numéro 3/45 de la revue Points communs : <https://www.lefrancaisdesaffaires.fr/wp-content/uploads/2016/12/Points-Communs_Novembre_2016_n3.pdf>.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Catherine Carras et Sara Álvarez Martínez, « Présentation. — Les langues de spécialité comme objet d’enseignement : ressources, méthodes et transposition didactique »Lidil [En ligne], 65 | 2022, mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/10240 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.10240

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Auteurs

Catherine Carras

Univ. Grenoble Alpes, LIDILEM, 38000 Grenoble, France
catherine.carras@univ-grenoble-alpes.fr

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Sara Álvarez Martínez

Univ. Grenoble Alpes, ILCEA4, 38000 Grenoble, France
sara.alvarez@univ-grenoble-alpes.fr

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