Christiane Marchello-Nizia, Bernard Combettes, Sophie Prévost et Tobias Scheer, Grande grammaire historique du français
Christiane Marchello-Nizia, Bernard Combettes, Sophie Prévost et Tobias Scheer, Grande grammaire historique du français, De Gruyter Mouton, 2020, 2185 p.
Texte intégral
1Cette monumentale entreprise s’inscrit dans la lignée des grands ouvrages qui, dans une démarche alors novatrice, offraient depuis le début du xxe siècle « une histoire globale de l’évolution du français » (p. 3). Une trentaine de spécialistes internationaux ont été réunis pour documenter les cinquante chapitres et plus de 2000 pages de ces deux tomes. L’ensemble est dédié à la mémoire de Peter Koch, décédé brutalement en 2014, durant la rédaction.
2La grande nouveauté de l’ouvrage est de s’appuyer sur les techniques modernes de la linguistique de corpus outillée, qui ont permis la constitution et l’interrogation de très vastes corpus. De nouveaux observables ont ainsi pu émerger et enrichir les descriptions linguistiques tout en permettant « d’affiner et de préciser la chronologie traditionnellement retenue » (p. 4). Les analyses des données débutent dès le très ancien français (ixe siècle) et couvrent une période de douze siècles jusqu’au stade du français contemporain (xxe siècle).
3Pour ce faire, les auteurs ont mobilisé un corpus numérique de 13,5 millions de mots, présenté dans son intégralité par S. Prévost qui en détaille les principes de constitution. Tout d’abord, le choix a été fait de s’appuyer directement sur les textes et non sur ce qu’en disent les grammaires, celles‑ci ayant une valeur plus prescriptive que descriptive, en particulier aux époques anciennes. Ensuite, l’approche des textes a fait l’objet d’une double réflexion portant (i) sur le caractère systématique du dépouillement des textes et leur utilisation autrement que comme réservoir d’exemples et (ii) sur la nécessité d’une approche quantitative des données extraites. C’est à ces conditions que la Grande grammaire historique du français (GGHF) met en œuvre « une démarche décisive pour pleinement rendre compte de l’émergence et de la propagation, ou au contraire du recul, d’une construction, ainsi que des faits de concurrence entre constructions, c’est-à-dire, d’une manière générale, de la variation et des changements qui en résultent » (p. 38).
4D’un point de vue théorique, la GGHF prend en compte l’évolution récente du périmètre des observables en linguistique diachronique : aux domaines traditionnels de la phonétique, de la morphologie, de la syntaxe et du lexique, elle adjoint désormais la graphématique, la sémantique grammaticale, l’énonciation et la pragmatique. Néanmoins, la GGHF ne prétend pas à l’exhaustivité et reconnait sa description lacunaire des variétés régionales et non hexagonales du français par exemple.
5L’originalité de cet ouvrage est de proposer « une grammaire du changement » qui, de ce fait, met l’accent sur les facteurs d’évolution et prend en compte la variation et l’usage. Dans cette optique, la GGHF se fixe comme objectif non pas de fournir une théorie du changement linguistique, mais de permettre de « décrire et analyser les changements du français au cours de ses douze siècles d’existence (écrite) et [de] mettre au jour les processus d’évolution qui les sous-tendent » (p. 19).
6Le chapitre consacré aux genres textuels (G. Siouffi) témoigne de cette originalité à la fois dans l’objectif visé et dans le positionnement parmi les autres ouvrages du même type. En effet, la GGHF choisit de traiter ici un fait considéré traditionnellement comme relevant moins de la langue que du discours. Or, c’est bien tout l’apport de la recherche récente que de montrer que le genre textuel est bien à l’articulation des contraintes linguistiques et situationnelles. Il a ainsi toute sa place comme phénomène linguistique dans une grammaire puisque « la combinaison des paramètres de supports et de genres est essentielle pour comprendre l’évolution de la langue » (p. 122). La section consacrée à l’oral recense tous les genres qui peuvent renseigner sur « l’oral représenté » (C. Marchello Nizia) et bat en brèche quelques idées reçues comme celle sur les genres du théâtre renaissant au xive siècle qui sont finalement davantage marqués par les codes de l’écrit que représentatifs de l’oral spontané.
7Du côté de la langue écrite, plusieurs phénomènes liant le développement d’un genre à celui de phénomènes linguistiques particuliers sont observés : avec le développement du genre historique au xve siècle, « le français se dote de phraséologies et de terminologies » (p. 128) ; avec la généralisation de la correspondance privée dans la seconde moitié du xviie siècle, on assiste à une modification de la syntaxe (multiplication des modalisateurs, diminution de la subordination, etc.) ; au xviiie siècle, « la vulgarisation scientifique infiltre les genres autrefois exclusivement littéraires » (p. 129) ; au xixe siècle, les dialogues envahissent le genre romanesque qui devient alors le témoin de la diversité des paroles sociales.
8Le chercheur pourra explorer à loisir les autres parties de cet ouvrage dont le caractère innovant réside dans le rôle décisif attribué au corpus et qui nous livre ainsi une magistrale leçon de méthode en linguistique diachronique.
Pour citer cet article
Référence électronique
Julie Sorba, « Christiane Marchello-Nizia, Bernard Combettes, Sophie Prévost et Tobias Scheer, Grande grammaire historique du français », Lidil [En ligne], 65 | 2022, mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/10213 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.10213
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