Friederike Moltmann (éd.), Mass and Count in Linguistics, Philosophy, and Cognitive Science
Friederike Moltmann (éd.), Mass and Count in Linguistics, Philosophy, and Cognitive Science, Amsterdam / Philadelphie, John Benjamins, 2020, 224 p.
Texte intégral
1Ce volume collectif revisite la distinction morphosyntaxique entre dénombrables et indénombrables, et les conceptualisations associées. Bien que cette différence soit décrite depuis longtemps par linguistes et philosophes, son fonctionnement dans un certain nombre de langues reste en partie méconnu.
2Le volume s’ouvre sur un solide état de l’art, qui recense, au moyen d’un gros plan sur l’anglais et le chinois, les tests morphosyntaxiques et sémantiques qui permettent de distinguer dénombrables et indénombrables. Par exemple, pour les indénombrables de l’anglais, l’auteur présente les tests de cumulativité et de divisibilité, et rappelle que l’alternance singulier/pluriel est impossible, de même que les prédicats de taille et de forme — hormis pour les noms qui dénotent des agrégats d’entités, tels que furniture (« mobilier »). Chaque test est illustré par un exemple, qui offre aux spécialistes d’autres langues des points de comparaison utiles. En chinois, ce sont les classificateurs qui permettent l’ajout d’un numéral, et donc d’un dénombrement ; ils indiquent un type d’unité ou une quantité. On regrettera un peu la brièveté du passage consacré au chinois, et l’absence d’exemples, qui rendent cette partie du panorama moins utilisable pour les non‑spécialistes.
3Cet état de l’art est suivi par huit chapitres, rédigés par des experts internationaux du domaine, qui proposent des apports nouveaux. Certains apportent des perspectives translinguistiques novatrices : éclairage de langues à classificateurs (chinois, mais aussi arménien occidental, ch’ol et mi’gmaq pour Bale & Gillon), comparaison de l’anglais et du portugais brésilien (Rothstein & Pires de Oliveira), comparaison de l’anglais, du français et de l’hébreu (Cohen), ou encore perspective de la linguistique générale (Ojeda). L’ouvrage est également novateur par le type de problématique abordé : la morphologie des indénombrables qui dénotent des pluralités d’entités (Cohen), les alternances dénombrable/indénombrable pour les noms abstraits (Zamparelli, Hinterwimmer), la définition des catégories de nombre (singulier, pluriel, mais aussi paucal, multal, nombre universel, Ojeda).
4Parmi les nombreuses idées avancées, on notera par exemple que Kulkarni, Treves et Rothstein invitent à repenser l’idée d’une binarité stricte entre dénombrable et indénombrable, apportant de nouveaux arguments en faveur d’un gradient. Ou encore, Bale et Gillon montrent qu’il est crucial de dissocier le marquage morphosyntaxique propre à certaines langues (traits /+dénombrable/ et /-dénombrable/) et les traits sémantiques universels d’atomicité ou non‑atomicité. L’utilité d’une telle dissociation a déjà été montrée pour l’opposition animé/inanimé ou le genre par exemple (traits grammaticaux tels que masculin ou féminin, vs distinction conceptuelle des êtres).
5Ces auteurs remettent également en cause la corrélation parfois évoquée entre l’absence de distinction morphosyntaxique dénombrable/indénombrable et la présence d’un système riche en classificateurs. Ce peut en fait être la nature syntaxique/ sémantique du système du nombre qui a cette conséquence. On retiendra aussi que, comme l’ont montré seulement quelques études à ce jour, les indénombrables qui dénotent des pluralités d’entités (lingerie, carrelage) ne sont pas des exceptions, mais ont une logique sémantique interne, ce que confirme la productivité de certains suffixes tels que –erie ou –age (Cohen). On retiendra encore que, de même que tout nom indénombrable n’est pas homogène (mobilier dénote des entités), tout nom dénombrable n’est pas atomique ; ainsi les noms de mesure, comme mètre ou kilo (Ojeda), ou encore somme ou objet (Moltmann).
6Un autre apport de l’ouvrage est l’exploration du lien entre dénombrable/ indénombrable et concret/abstrait. Hinterwimmer suggère que les indénombrables abstraits dérivés d’adjectifs ou de verbes statiques diffèrent des indénombrables concrets dans l’interprétation de la quantification ; par exemple, beaucoup de générosité peut s’interpréter de manière cumulative (« beaucoup au total ») ou véhiculer une intensité (haut degré), dans des contextes où beaucoup de viande ne peut s’interpréter que de manière cumulative. Zamparelli, lui, rappelle que l’alternance indénombrable/dénombrable pour un même nom va souvent de pair avec un passage de l’abstrait au concret (de l’activité / une activité), et propose un panorama de types productifs de changements de sens, qui pourra servir de point de départ à d’autres études.
7Un autre apport de l’ouvrage est l’importance donnée à la notion de perspective. Kulkarni, Treves et Rothstein, utilisant un réseau neuronal artificiel pour évaluer le lien entre syntaxe et cognition dans l’acquisition de la distinction dénombrable/ indénombrable, confirment que le sens ne peut déterminer seul si un nom va être dénombrable ou non, même au sein d’une langue donnée. Le contraste dénombrable/indénombrable n’a pas pour vocation de distinguer entités atomiques et entités homogènes, ou objets et substances, selon un fondement ontologique, mais correspond à une différence de perspective, pour des entités que la syntaxe, en contexte, présente comme dénombrables ou indénombrables. Les propriétés syntaxiques des noms sont donc fondamentales pour l’apprentissage de leur fonctionnement grammatical : chercher à déduire si un nom est dénombrable ou non à partir de ses seules propriétés sémantiques conduit à des erreurs. Rothstein, dans un autre article co‑écrit avec Pires de Oliveira, s’appuie sur les jugements de quantité dans les structures comparatives pour proposer une distinction dénombrable/ indénombrable fondée sur l’opposition, respectivement, entre « comptable » et « mesurable ». Srinivasan et Barner, dans leur étude en acquisition L1, proposent une autre forme de complexité pour définir sémantiquement dénombrable et indénombrable : ce sens résulterait de l’interaction des racines lexicales (qui encodent certains critères d’individuation), de la syntaxe (qui oriente notamment les jugements de quantité) et des inférences pragmatiques (habitude d’interprétation, entre un nom qui dénote un objet et celui qui dénote une partie de cet objet).
8En somme, cet ouvrage clair et riche en exemples réunit de réelles avancées dans le domaine complexe du rapport entre grammaire et conceptualisation. On ne peut qu’en recommander la lecture, aux spécialistes du domaine comme aux linguistes intéressés par la motivation dans la langue ou aux étudiants que l’opacité de la grammaire intéresse. Il ouvre également des pistes riches pour des études ultérieures. Des recherches futures permettraient par exemple de mieux comprendre le rapport entre syntaxe, lexique et cognition dans l’acquisition du fonctionnement dénombrable/ indénombrable des noms en L2 et L1 (cf. la piste pragmatique novatrice proposée par Srinivasan & Barner dans ce volume), les effets de l’alternance dénombrable/ indénombrable au sein des noms abstraits (cf. les chapitres exploratoires de Hinterwimmer et de Zamparelli), ou encore les différences de productivité au sein des suffixes qui dérivent des indénombrables (Cohen recense utilement des suffixes productifs, ainsi –erie et –age, mais n’étudie pas les causes de cette productivité).
Pour citer cet article
Référence électronique
Laure Gardelle, « Friederike Moltmann (éd.), Mass and Count in Linguistics, Philosophy, and Cognitive Science », Lidil [En ligne], 65 | 2022, mis en ligne le 01 mai 2022, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/10210 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lidil.10210
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