Gisèle Krauskopff & Marie Lecomte-Tilouine, s. dir., Célébrer le pouvoir. Dasaĩ, une fête royale au Népal
Texte intégral
1Grande fête populaire célébrée dans l’ensemble du monde indien en relation avec les (anciennes) royautés hindoues, le Dasaĩ (en Inde, daśami, « 10e jour lunaire », abrégé de vijayadaśami, « victoire du 10e jour lunaire ») comprend un ensemble complexe de cérémonies s’étalant sur dix jours et commémorant la victoire de la Déesse sur les ennemis des dieux (parfois c’est celle de Rama, incarnation du dieu Vishnu, qui est mise en avant). Une multiplicité de rites rejoue, année après année, le grand cycle cosmique de la destruction et du renouveau. Ces rites peuvent concerner tant la fertilité agricole, et l’abondance en général, que l’inauguration ou le renouvellement faste des apprentissages traditionnels ou la réaffirmation des liens familiaux et villageois, reconduisant ainsi les hiérarchies qui structurent la société depuis l’ensemble du royaume jusqu’au foyer. En ce sens, sans s’y réduire, la fête possède une dimension politique essentielle. C’est précisément celle-ci que se propose d’analyser l’ouvrage collectif dirigé par Gisèle Krauskopff et Marie Lecomte-Tilouine pour ce qui est du royaume hindou du Népal.
2Au Népal, le Dasaĩ possède une ampleur et une systématisation inconnues en Inde, au point qu’il est devenu la fête nationale de l’État népalais. Patronnée par différentes dynasties, elle a fait l’objet d’élaborations successives qui découlent directement du processus d’unification du pays. Fête du pouvoir royal et de la conquête guerrière, manifestée symboliquement par des cultes rendus à des sabres et par des sacrifices animaux à grande échelle, elle incorpore depuis le xixe siècle une cérémonie de renouvellement annuel des nominations aux postes administratifs selon un modèle pyramidal coiffé par la cour. Ce fait, avec d’autres, suggère que la dimension politique de la fête a été ici délibérément amplifiée et systématisée dans un passé comparativement récent – phénomène qui n’a sans doute pas été aussi poussé dans les anciens royaumes de l’Inde, à l’exception (elle aussi plutôt tardive) de celui du Mysore.
3Les données présentées ici sont d’une extrême richesse et font l’objet d’analyses fines et rigoureuses. Les études couvrent plusieurs anciens royaumes de différentes régions du Népal et associent, de façon variable selon les auteurs, enquête ethnographique et recours à des documents historiques. Cette dernière démarche, développée depuis plusieurs années dans les travaux népalais, s’avère bien maîtrisée malgré, parfois, des ambiguïtés dans la formulation et l’absence d’exposition de la méthode suivie. Les positions des divers auteurs ne semblent d’ailleurs pas uniformes sur cette question. La plupart d’entre eux montrent comment les hommes, à travers les cultes, mettent en scène la représentation qu’ils se donnent de leur passé ; l’analyse des rites s’appuie sur une vaste documentation d’archives qui permet de préciser en quel sens le rituel peut être vu comme une « mémoire » du passé. Mémoire construite, car l’histoire apparaît clairement intégrée dans le présent pour en servir les enjeux, ce que certaines contributions font bien voir en mettant en évidence la façon dont les dynamiques sociales et rituelles locales rendent compte des variations observées par rapport à une structure mythique, cérémonielle et symbolique commune.
4Ce livre apporte également une contribution importante aux débats concernant les relations entre pratiques religieuses et exercice du pouvoir en Asie du Sud. Le Népal offre à cet égard des possibilités de réflexion particulières du fait de la diversité des contextes politiques dans lesquels le Dasaĩ est actuellement célébré. Bien souvent, les cérémonies se déroulent dans des capitales royales aujourd’hui dépourvues de souverain : la symbolique royale, avec les rites qui la manifestent, est ainsi maintenue sans le roi et s’accompagne d’une mainmise croissante de la prêtrise. C’est le cas, entre autres, des Néwar de la vallée de Kathmandou pour qui la fête est l’occasion d’exprimer leur spécificité et leur identité en les rattachant à une période brillante de leur histoire, il y a deux cents ans : « Chez les Néwar […] la mémoire est rituelle et l’idéologie de la royauté […] joue un rôle capital : c’est le meilleur conservatoire du patrimoine religieux et de la tradition culturelle ancienne » (Gérard Toffin, p. 96).
5En outre, par ses mythes fondateurs et les activités sacrificielles qui leurs sont liées, la fête s’ancre dans des représentations et des pratiques hindoues, mais est également célébrée par des groupes se réclamant d’identités confessionnelles différentes. Une importante fraction des Néwar est bouddhiste et l’observe. C’est également le cas de plusieurs groupes bouddhistes non néwar pour lesquels le rite semble garant d’une identité népalaise (revendiquée même à Lhasa par les émigrés népalais). D’autres bouddhistes, au contraire, la récusent et prient pour effacer la violence impliquée par les sacrifices animaux effectués par ceux de leurs voisins hindous qui célèbrent la fête. De son côté, la minorité musulmane a adopté certaines pratiques mais refuse tout signe pouvant suggérer la reconnaissance d’une sacralisation du pouvoir royal. Plusieurs contributions précisent la manière dont se déroule le Dasaĩ et quelle valeur la fête possède pour ceux qui sont en marge de l’ordre dominant : renonçants hindous retirés dans des monastères ou groupes tribaux. Les responsables du recueil le soulignent : dans le cadre d’une telle diversité sociale, religieuse et politique, « la réunion de toute la société autour d’un centre exemplaire ne s’instaure pas sans remous » (p. 37). Le Dasaĩ, outil de la centralisation royale et gouvernementale, est aussi un révélateur puissant des multiples tensions politiques et identitaires de la société népalaise.
6Pour finir, un seul regret. Alors que les textes ici présents se fondent sur une ethnographie très soignée du Népal et apportent souvent des connaissances décisives sur les rituels fondateurs du pouvoir dans cette région, la réflexion plus générale sur l’articulation entre rituel et politique paraît bridée par la timidité des comparaisons avec l’Inde. Celles-ci, à deux ou trois exceptions près, recourent à des textes mythologiques ou normatifs, à des recueils déjà anciens de folkloristes ou à des descriptions plus récentes mais qui, quels que soient leurs mérites, ne sont pas dues à des ethnologues. Certes, ce volume est consacré au Népal. Toutefois la réflexion n’aurait pu que s’enrichir de comparaisons avec des matériaux moins dissemblables des ethnographies népalaises. Par ailleurs, sur le plan éditorial, on regrettera l’absence d’index, d’autant que certains chapitres sont quelque peu techniques pour des lecteurs non indianistes. Cela dit, l’ouvrage est excellent, et abondamment illustré. Il s’impose comme référence pour ce qui est de la compréhension des rituels royaux et des cultes à la Déesse en Asie du Sud, et montre tout l’intérêt qu’il peut y avoir à combiner l’observation ethnographique avec l’étude des documents historiques.
Pour citer ce document
Référence papier
Gilles Tarabout, « Gisèle Krauskopff & Marie Lecomte-Tilouine, s. dir., Célébrer le pouvoir. Dasaĩ, une fête royale au Népal », L’Homme, 161 | 2002, 270-271.
Référence électronique
Gilles Tarabout, « Gisèle Krauskopff & Marie Lecomte-Tilouine, s. dir., Célébrer le pouvoir. Dasaĩ, une fête royale au Népal », L’Homme [En ligne], 161 | janvier-mars 2002, mis en ligne le 06 juin 2007, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lhomme/8094 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lhomme.8094
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