Marlène Albert Llorca & Pierre Rouillard, La Dame d’Elche, un destin singulier. Essai sur les réceptions d’une statue ibérique
Marlène Albert Llorca & Pierre Rouillard, La Dame d’Elche, un destin singulier. Essai sur les réceptions d’une statue ibérique. Madrid, Casa de Velázquez, 2020, 179 p., ill. (« Essais de la Casa de Velázquez » 14).
Texte intégral
1Fruit de la collaboration féconde entre une anthropologue et un archéologue, cet ouvrage analyse la sculpture la plus emblématique de l’art ibérique, la Dame d’Elche. Celle-ci fait partie de ces objets « dotés d’une certaine étrangeté » que les scientifiques ne parviennent pas à dissiper (p. 142). Le livre nous aide à comprendre, d’une part, que les objets ne sont pas étranges de manière intrinsèque et, d’autre part, que la « fabrique de l’étrangeté », qui correspond rarement à une intention, n’est le plus souvent qu’une conséquence : c’est soit la démarche scientifique qui doit faire face, avec plus ou moins de succès, à des incertitudes, soit les personnes entrant en relation avec l’artefact (physiquement, émotionnellement ou à travers d’autres formes de manipulation et d’appropriation) qui contribuent à lui donner une épaisseur.
2Penchons-nous, tout d’abord, sur la terminologie scientifique et ses hésitations. Au moment de la découverte de la statue, le 4 août 1897, les archéologues commencent à peine à se questionner sur l’existence d’un art ibérique. Pedro Ibarra, l’historien d’Elche qui mit le buste au jour, l’identifie à Apollon, ce qui montre « l’ambiance hellénocentrique » (p. 51) qui régnait alors dans ce milieu ; de même, l’archéologue français Pierre Paris, qui organisa son achat pour le musée du Louvre quelques jours plus tard, parle de « notre Gréco-Espagnole » et de ce « Buste espagnol de style gréco-asiatique » (pp. 23-25 et 161) – l’Asie étant évoquée pour souligner des influences phéniciennes. Une fois la Dame exposée au Louvre à partir de l’automne 1897, un cartel définira son style de « gréco-phénicien de l’Espagne » et signalera la divergence entre ce visage noble, suggérant une origine grecque, et le caractère oriental des parures (p. 46). À ces incohérences qui interpellent, s’ajoute l’impossibilité de savoir, d’une part, ce qu’elle représente (une divinité, une prêtresse, une reine ou une simple femme) et, d’autre part, s’il s’agissait à l’origine d’un buste, d’une statue en pied ou d’une statue assise – même si Marlène Albert Llorca et Pierre Rouillard sont tentés de penser que cette sculpture a toujours été un buste (p. 61).
3En référence à des schémas évolutionnistes (l’art grec représentant le progrès face à un âge primitif), les archéologues de l’époque classaient et ordonnaient. Si telle fut leur réaction vis-à-vis des incertitudes que la sculpture suscitait, les auteurs de cet ouvrage optent pour un positionnement différent, en montrant comment elle participe « de la complexité d’une Méditerranée où tout est en mouvement » (p. 60). Prudente et inclusive, cette affirmation fait de la Dame d’Elche « une pièce majeure de l’archéologie des sociétés de la Méditerranée antique » (p. 6). Marlène Albert Llorca et Pierre Rouillard posent non seulement la question des origines et des influences, mais aussi celle de la fonctionnalité, la statue ayant probablement joué à son époque un rôle funéraire, puisque des traces de cendres furent retrouvées à l’intérieur de la niche, dans son dos. Adoptant une approche réflexive, l’analyse nous permet ainsi de passer de la découverte d’un objet du ve ou ive siècle avant J.-C. aux tâtonnements d’une discipline qui se professionnalise, alors qu’elle était en grande partie pratiquée par des érudits locaux jusqu’au début du xxe siècle.
4La Dame d’Elche ayant été exposée au Louvre jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, des moulages furent fabriqués et envoyés en Espagne et dans d’autres villes européennes et américaines. À travers ses répliques, la Dame voyage et commence, dès les années 1920, à imprégner l’imaginaire espagnol. Dans ce deuxième volet du processus de la « fabrique de l’étrangeté », les érudits locaux, encore présents et influents, associent la statue à un courant identitaire qui véhicule de la nostalgie pour un passé rural en voie de disparition. Leur démarche ne vise donc pas à rendre la Dame étrange mais, au contraire, familière : il faut l’inscrire dans des lignées de parenté (tout comme avec les références grecques en archéologie).
5Dans un contexte qui crée des passerelles entre une culture nationale « éternelle » et différentes traditions régionales, les supposées tresses de cheveux enroulées de la Dame sont rapprochées de la coiffure traditionnelle des femmes du Pays valencien. Pour souligner la continuité de la « race » (terme auquel les textes de l’Entre-deux-guerres ont souvent recours), les statues antiques sont mises à contribution. S’ouvre ici une parenthèse dans le livre afin de mettre la Dame et sa carrière patrimoniale en relation avec un autre objet archéologique, la Vénus d’Arles retrouvée en 1651. En 1891, Frédéric Mistral réclame que cette statue, exposée au Louvre depuis 1798, soit rendue à Arles, puisque les Arlésiennes, par leur beauté, sont ses « répliques vivantes » et ses « filles » en chair et en os. Tant la Vénus d’Arles que la Dame d’Elche montrent ainsi comment certaines sculptures antiques peuvent être sollicitées pour valoriser l’idée d’une filiation. De ce point de vue, l’archéologue qui fouille le « sous-sol » est censé en sortir les preuves d’une permanence – les « racines » étant la métaphore courante pour illustrer l’autochtonie (pp. 94-95).
6Régionalisée mais aussi promue au rang d’icône pour la nation tout entière, la Dame est soumise à différentes interprétations : visuelles (imprégnées tantôt de sensualité, tantôt de pudeur – surtout pendant le franquisme qui prônait la défense des valeurs morales catholiques), ou festives, comme avec l’élection annuelle d’une jeune femme à Elche, devant représenter la « Dame vivante » et présider la cérémonie commémorant la découverte archéologique.
7Le livre laisse entrevoir comment la vente et les transferts d’un objet archéologique se négocient et se préparent, comme celui qui marqua son retour en Espagne, en février 1941. Une fois installée au musée du Prado à Madrid, la Dame se trouve associée à un nouvel imaginaire, étudié dans le dernier chapitre. Une fonction religieuse lui est progressivement attribuée grâce à un récit devenu officiel : représentant une divinité, la statue aurait été mise à l’abri pour éviter sa profanation par les Carthaginois – schéma explicatif inspiré par les violences anticléricales des républicains espagnols, ainsi que par les légendes d’invention des statues catholiques.
8L’ouvrage ouvre de nouvelles pistes pour les réflexions qui ont émergé au cours des dernières décennies en anthropologie autour des relations entre les humains et les non-humains, le fabriquant et le fabriqué, l’agissant et l’agi. Il n’examine pas seulement les débats engagés à propos d’une découverte archéologique ayant bouleversé les grilles de lecture de son époque, mais aussi la circulation de faux objets et de données « pseudo-historiques » qui rajoutent de l’incertitude. Au vu de la multiplication des courants irrationnels durant la période de pandémie, ce beau livre parvient surtout à mettre en lumière la relation entre science et discours ésotériques, la Dame étant l’une de ces « énigmes de l’archéologie » qui, de l’Atlantide jusqu’aux extraterrestres, ne cessent de susciter des tentatives d’explication et des supputations.
Pour citer ce document
Référence papier
Katerina Seraïdari, « Marlène Albert Llorca & Pierre Rouillard, La Dame d’Elche, un destin singulier. Essai sur les réceptions d’une statue ibérique », L’Homme, 239-240 | 2021, 337-338.
Référence électronique
Katerina Seraïdari, « Marlène Albert Llorca & Pierre Rouillard, La Dame d’Elche, un destin singulier. Essai sur les réceptions d’une statue ibérique », L’Homme [En ligne], 239-240 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lhomme/41329 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lhomme.41329
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