Alice L. Conklin, Exposer l’humanité. Race, ethnologie et empire en France (1850-1950)
Alice L. Conklin, Exposer l’humanité. Race, ethnologie et empire en France (1850-1950). Trad. de l’américain par Agathe Larcher-Goscha. Préf. de Tzvetan Todorov. Paris, Publ. scientifiques du Mnhn, 2015, 541 p., bibl., index, ill. (« Archives »).
Texte intégral
1Si l’histoire de l’anthropologie française suscite depuis une trentaine d’années un intérêt croissant, les études en ce domaine resserraient jusqu’à présent la perspective sur des épisodes charnières, des personnalités marquantes ou des lieux clés de la production du savoir. Par rapport à cette historiographie précieuse mais fragmentaire, Alice Conklin innove en embrassant le premier siècle du développement de la science de l’homme en France. Elle élargit aussi la perspective aux progrès qu’accomplissait la discipline à la même époque dans d’autres pays. La comparaison est à cet égard éclairante. Elle révèle que, sous la IIIe République, l’étude de l’homme, dans ses versants biologiques et socioculturels, fit l’objet d’une reconnaissance politique et universitaire tardive. Les universités américaines et britanniques s’ouvrirent à l’anthropologie dès les années 1890, alors qu’en France, il fallut attendre la création, à la Sorbonne, de l’Institut d’ethnologie (1925), suivie en 1928 d’une chaire d’anthropologie au Muséum national d’histoire naturelle (Mnhn), pour qu’un enseignement combiné de l’ethnologie, de l’anthropologie physique, de la préhistoire et de la linguistique se mette en place. Triste constat, le premier poste universitaire de professeur d’ethnologie fut instauré en 1942 par le régime de Vichy ! Côté dotations budgétaires, la situation n’était guère plus brillante. Alice Conklin montre que, si la structuration institutionnelle du champ disciplinaire s’est progressivement étoffée, notamment dans les années 1920-1930, les instituts, musées et sociétés savantes ne recevaient que de maigres subventions publiques. Leurs responsables devaient donc déployer une énergie considérable pour associer des mécènes privés à leurs collectes d’objets, leurs animations scientifiques et leur offre de formation. Dans ce contexte, souligne l’auteure, la remarquable mutation qu’accomplit le Musée de l’Homme au cours des années 1930 – qui en faisait, de l’avis d’experts étrangers, l’un des outils scientifiques et pédagogiques les plus performants de l’époque – doit beaucoup au dévouement de son directeur, Paul Rivet, ainsi qu’aux talents administratifs et relationnels de son adjoint, Georges Henri Rivière, auxquels il faut associer un noyau d’enseignants, de personnels et d’étudiants passionnés, généreux et solidaires, dont Alice Conklin détaille les contributions respectives au projet commun.
- 1 « Déclaration d’experts sur les questions de race », Unesco, Paris, le 20 juillet 1950 http://unes (...)
2Logiquement, les débats suscités par le concept de race occupent une place importante dans l’ouvrage, tant le spectre des hiérarchies naturalistes de l’homme et leurs dérives eugénistes et racistes ont hanté la période. La reconstitution historique débute en 1859, avec la création de la Société d’anthropologie de Paris par Paul Broca, et se clôt en 1950, avec la condamnation du racisme qu’élaborèrent, sous l’égide de l’Unesco, des scientifiques du monde entier, dont Alfred Métraux, Claude Lévi-Strauss et Michel Leiris ; ce groupe de réflexion concluant que la race y était « moins un phénomène biologique qu’un mythe social »1.
3Sur la base d’un examen approfondi des textes et d’un important travail de recoupement des sources, Alice Conklin montre qu’à partir de 1880 la rivalité de deux foyers institutionnels a polarisé durablement la science de l’homme française. Les artisans néo-lamarckiens d’une version dure de la science raciale firent de l’École d’anthropologie que Broca avait fondée en 1872 leur bastion, tandis qu’au Mnhn, le professeur d’anatomie Armand de Quatrefages et son successeur Ernest Théodore Hamy, premier directeur du musée d’ethnographie du Trocadéro, préféraient au classement évolutionniste des collections l’approche diffusionniste et reconnaissaient l’incidence des facteurs environnementaux, historiques et civilisationnels sur les groupements humains. Au tournant du xxe siècle, Hamy et son assistant, l’américaniste Paul Rivet, s’allièrent aux durkheimiens pour critiquer les thèses de Gobineau et de Vacher de Lapouge, qui imprégnaient l’École d’anthropologie, entraînant une éclipse temporaire de celle-ci. Cependant, le paradigme de la hiérarchie des races, désormais ouvertement couplé à l’idéologie raciste, revint en force dans les années 1920-1930. L’un de ses principaux promoteurs était le sulfureux George Montandon, concepteur de la théorie de l’ologenèse raciale et culturelle. Alice Conklin apporte d’utiles éclairages sur la personnalité, la carrière et l’œuvre de cet ancien communiste qui bénéficia de l’appui du président de l’École d’anthropologie, Louis Marin, mais aussi du manque de vigilance critique de ses collègues, au point d’acquérir une notoriété scientifique qu’il exploita avec une redoutable cohérence et un grand pouvoir de nuisance lors de l’occupation allemande.
4De leur côté, Marcel Mauss et les éléments les plus progressistes du Mnhn collaborèrent de plus en plus étroitement, dès le milieu des années 1920, dans le cadre du musée d’ethnographie du Trocadéro et de l’Institut d’ethnologie nouvellement créé. Alice Conklin explique que l’alliance Rivet-Mauss relevait du mariage de raison, tant les deux hommes avaient reçu des formations différentes et cultivaient des réseaux séparés. Ils partageaient néanmoins le même idéal socialiste et nourrissaient une ambition commune : forger une anthropologie générale offrant une synthèse humaniste des langues, des civilisations et des morphotypes humains. Sans remettre totalement en cause la pertinence des catégorisations raciales, ils renvoyaient leur effectivité à un lointain passé, tant le principe du métissage biologique leur paraissait s’être généralisé depuis. L’auteure montre comment ils parvinrent à fédérer autour de leur projet des personnalités aussi différentes que Lucien Lévy-Bruhl, Arnold van Gennep, Maurice Delafosse et Maurice Leenhardt.
5À partir d’un impressionnant travail de dépouillement d’archives publiques et de correspondances privées, Alice Conklin décrit les modes de fonctionnement de l’Institut d’ethnologie, mais aussi la manière dont le musée d’ethnographie du Trocadéro, devenu Musée de l’Homme en 1937, enrichit progressivement ses collections et développa ses départements de recherche à partir d’une synthèse originale de divers modèles muséaux étrangers (allemands, américains, mais aussi soviétiques). L’énergie déployée dans ces différents registres servait, explique-t-elle, une double ambition : devenir la référence incontournable dans l’Hexagone et les colonies en matière de science de l’homme, mais aussi un grand établissement d’enseignement populaire, susceptible de contrecarrer la xénophobie ambiante par une mise en valeur didactique de la variété humaine et de ses hauts faits de civilisation. Concernant l’aspect scientifique, le Musée de l’Homme devint rapidement un important instrument de formation aux diverses facettes du métier d’ethnologue et, grâce aux missions qu’il organisait ou facilitait, le principal relais logistique pour la mise en œuvre, par les étudiants, de la méthode ethnographique que Marcel Mauss enseignait dans ses cours à l’Ephe et au Collège de France.
6L’ouvrage rend d’ailleurs justice à l’auteur de l’Essai sur le don. Certains lui ont reproché d’avoir produit une œuvre puissamment suggestive mais fragmentaire, dénuée de contribution théorique majeure. Pourtant, il laissa en héritage une méthode d’observation rigoureuse, ainsi que de précieux outils herméneutiques permettant d’appréhender la complexité des sociétés. Passant en revue le contenu des thèses les plus brillantes soutenues sous sa direction (celles de Bernard Maupoil, de Denise Paulme et de Charles Le Cœur notamment), l’auteure révèle qu’il fit véritablement école, ses étudiants orientant leurs ethnographies en direction des axes de recherche qu’il avait tracés (structure des échanges, fait social total, notion de personne). Malheureusement, cette école en devenir paya un lourd tribut à la guerre. Relatant en fin d’ouvrage l’activité du Musée de l’Homme sous l’Occupation, Alice Conklin évoque le destin tronqué de plusieurs jeunes talents, qu’ils aient été tués pour actes de résistance (Boris Vildé, Anatole Lewitsky, Bernard Maupoil), qu’ils aient été victimes de l’holocauste (Deborah Lifchitz), ou qu’ils aient payé de leur vie leur engagement dans les forces de la France libre (Charles Le Cœur).
7Traitant de cette période de l’histoire de la discipline, l’auteure ne pouvait faire l’impasse sur le positionnement de l’ethnologie française par rapport à la colonisation et ses effets. Elle y consacre un chapitre entier mû, comme le reste de l’ouvrage, par le souci de restituer le jeu de contraintes spécifiques qui dictaient les stratégies et attitudes des principaux acteurs de la discipline. Elle montre que, face aux carences budgétaires et à l’absence de débouchés universitaires, Mauss et Rivet n’eurent d’autre choix que de se tourner vers le ministère des Colonies pour financer leurs institutions, subventionner leurs étudiants, leur offrir des perspectives de carrière et enrichir les collections du Musée (grâce, notamment, à l’exposition coloniale de 1931). L’Institut d’ethnologie forma aussi des administrateurs dans le sens d’une plus grande empathie transculturelle. Cependant, leur projet ambitieux qui voulait faire du Musée de l’Homme le centre de gravité d’une nébuleuse d’instituts basés en divers points de l’empire rencontra un succès mitigé. Et puis, loin de déboucher sur une quelconque subordination politique, l’expérience de terrain des étudiants de Mauss les rendit pour la plupart très réceptifs aux rapports de domination brutaux qu’imposait la colonisation.
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8Ce livre, publié dans sa version originale en 20132, est une excellente histoire sociale et politique de l’anthropologie française. Il propose une analyse très fine du premier siècle de son essor sur la base d’une solide documentation, dont beaucoup d’archives inédites. L’édition française est augmentée d’une préface de Tzvetan Todorov, de plus de 130 illustrations et d’une postface de l’auteure, consacrée aux ruptures et continuités épistémologiques que l’on peut discerner entre l’ancien musée du Trocadéro, le musée du quai Branly et le Musée de l’Homme rénové.
Notes
1 « Déclaration d’experts sur les questions de race », Unesco, Paris, le 20 juillet 1950 http://unesdoc.unesco.org/images/0012/001269/126969fb.pdf.
2 Alice L. Conklin, In the Museum of Man. Race, Anthropology, and Empire in France, 1850-1950, Ithaca-New York, Cornell University Press, 2013.
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Référence papier
Bernard Formoso, « Alice L. Conklin, Exposer l’humanité. Race, ethnologie et empire en France (1850-1950) », L’Homme, 223-224 | 2017, 270-272.
Référence électronique
Bernard Formoso, « Alice L. Conklin, Exposer l’humanité. Race, ethnologie et empire en France (1850-1950) », L’Homme [En ligne], 223-224 | 2017, mis en ligne le 01 novembre 2017, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lhomme/30707 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lhomme.30707
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