Olivier Évrard, Chroniques des cendres. Anthropologie des sociétés khmou et dynamiques interethniques du Nord-Laos
Olivier Évrard, Chroniques des cendres. Anthropologie des sociétés khmou et dynamiques interethniques du Nord-Laos. Paris, IRD Éd., 2006, 430 p., bibl., fig., tabl., gloss., cartes (« À travers champs »).
Texte intégral
1Cet ouvrage intéressera à plus d’un titre les ethnologues, historiens et géographes qui étudient les montagnards de l’Asie du Sud-Est. En effet, il offre une analyse très détaillée des contraintes posées à la pratique de l’agriculture sur brûlis et examine le devenir des systèmes socio-économiques fondés sur cette activité, à travers l’exemple hautement significatif des populations de la haute vallée de la Nam Tha, au Laos. Cet exemple est très instructif car toutes les populations de cette vallée sont tributaires de l’essartage pour leur subsistance, y compris les Taï des basses terres. Par conséquent, toutes ont subi à des degrés variables la politique volontariste et coercitive que le gouvernement de la rdpl a mis en œuvre, entre 1990 et 2005, à l’encontre d’une activité qu’il jugeait archaïque et destructrice du milieu forestier. L’ambition de cette politique conduite avec le soutien d’organismes internationaux (Banque mondiale, Banque asiatique de développement…) était, à l’horizon 2000, la relocalisation dans les plaines et la conversion à la riziculture humide de 60 % des 1,5 millions d’agriculteurs sur brûlis alors recensés (soit un quart de la population totale du pays). Quoique les intentions politiques (contrôle et assimilation des populations des marges), le manque d’accompagnement et les effets pervers de ce genre de mesures étatiques aient déjà été largement commentés dans le contexte sud-est asiatique, l’approche d’Olivier Évrard innove en considérant dans le détail les différentes facettes du problème à l’échelle d’un ensemble pluri-ethnique clairement délimité du point de vue géographique et à l’intégration politique ancienne. Si l’étude privilégie les Khmou, majoritaires à Luang Namtha, notamment ceux du district de Nalae où l’auteur a mené ses recherches dans les années 1990, elle examine aussi l’impact que les mesures gouvernementales ont eu sur les relations que ces Austro-Asiatiques entretiennent avec leurs voisins, et notamment avec les groupes taï établis le long des cours d’eau. Dans ce dernier registre, l’accès au foncier paraît être le principal facteur de tensions, l’allocation des terres aux montagnards déplacés s’étant souvent faite au mépris des droits coutumiers des premiers occupants, ou bien sans prise en compte de la qualité des sols. Le resserrement des zones agricoles dû au gel de vastes zones de forêts et les flottements liés à l’attribution de titres individuels de propriété ont également contribué à exacerber ces tensions. Plus globalement, Olivier Évrard met parfaitement en évidence dans la dernière partie de l’ouvrage les contradictions dont sont porteuses les dispositions du gouvernement laotien à l’encontre de l’agriculture sur brûlis. Censées « sédentariser » les montagnards, elles ont à l’inverse accru leur mobilité ; ayant pour objectif avoué d’accélérer le développement rural, elles ont au contraire été un facteur d’appauvrissement ; au lieu de garantir les droits fonciers, elles ont entraîné une insécurité en la matière et à défaut de mieux intégrer les montagnards, elles ont sérieusement perturbé la dynamique de leurs relations interethniques.
2On aborde avec l’analyse de ces dynamiques le deuxième grand intérêt de l’ouvrage. En reconstituant méticuleusement, par le recueil de témoignages et la consultation des chroniques, l’économie politique de la haute vallée de la Nam Tha sur plusieurs siècles, Olivier Évrard nuance le tableau qui est généralement brossé des rapports que les populations taï entretiennent avec les montagnards. À la suite de bien d’autres, l’auteur remet non seulement en cause la validité épistémologique du modèle gumsa/gumlao dépeint par Edmund Leach, mais montre aussi de manière plus originale que, dans certaines circonstances, les essarteurs montagnards peuvent s’imposer comme les principaux pourvoyeurs de paddy à l’échelle d’un pan de vallée et ainsi rééquilibrer en leur faveur les rapports de domination politique qui en font d’ordinaire les assujettis des Taï. Quoique l’effet observable des processus d’acculturation induits par des siècles de contact, notamment sur le plan lexical (les Khmou se sont appropriés de multiples concepts taï dans les registres politique et religieux), ne soit pas vraiment traité par l’auteur, et c’est l’une des principales critiques que l’on peut lui adresser, il n’en ressort pas moins de son analyse que les Tmoï, ces groupes territorialisés khmou correspondant aux lignes majeures du réseau hydrographique, et qui se signalaient par une identité politique forte à l’époque prémoderne, ont préservé une part de cette identité dans le contexte contemporain, en dépit des redécoupages territoriaux successifs imposés par l’État.
3L’analyse des Tmoï est un aspect parmi d’autres de l’excellent rendu ethnographique des institutions khmou d’hier et d’aujourd’hui auquel procède l’auteur. Au fil des première et seconde parties de l’ouvrage celui-ci décrit en effet parfaitement l’inscription de cette population dans son milieu naturel et humain, la structuration de son habitat, l’organisation de ses activités de production, ses structures de parenté et notamment la pratique de l’échange généralisé comme mode préférentiel d’alliance, ainsi que ses croyances et pratiques religieuses. À cet égard, son étude s’impose comme une précieuse contribution à la connaissance des groupes austro-asiatiques du nord de la péninsule indochinoise.
- 1 Lamet. Hill Peasants in French Indochina, Göteborg, Ethnografiska Museet, 1951.
4Cette étude, abondamment illustrée, fera date concernant l’ethnologie des montagnards austro-asiatiques de l’Asie du Sud- Est. Par sa rigueur, son souci de resituer la position particulière du groupe étudié dans un processus historique et un contexte ethnique plus général et par son recours circonstancié à l’outil statistique, elle s’inscrit directement dans la lignée des travaux relatifs aux Lamet que Karl Gustav Izikowitz avait publiés au sortir de la Seconde Guerre mondiale1.
Pour citer ce document
Référence papier
Bernard Formoso, « Olivier Évrard, Chroniques des cendres. Anthropologie des sociétés khmou et dynamiques interethniques du Nord-Laos », L’Homme, 187-188 | 2008, 522-523.
Référence électronique
Bernard Formoso, « Olivier Évrard, Chroniques des cendres. Anthropologie des sociétés khmou et dynamiques interethniques du Nord-Laos », L’Homme [En ligne], 187-188 | 2008, mis en ligne le 16 décembre 2008, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lhomme/20952 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lhomme.20952
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