Sur la route de la guerre totale sur le front ouest : l’armement et ses utilisations entre 1914 et 1918
between 1914 and 1918
Resumos
A Grande Guerra inova na produção em massa de instrumentos de guerra, nunca igualado até então. O bloqueio tático da frente ocidental influenciou muito. As trincheiras, constituindo um sistema totalmente fechado, só podem ser vencidas pela surpresa (gás, tanques) ou pela desarticulação (artilharia cada vez mais potente). Todos estes instrumentos obrigam à mobilização industrial das frentes internas e a produções racionalizadas e administradas, conduzindo à crescente totalização da Grande Guerra. Os efeitos sobre os combatentes são impressionantes, nomeadamente pela amplitude das destruições que estes meios tornaram possíveis. Porém, se a ideia da totalização, embora variando na sua cronologia, pode ser admitida como tal para a Grande Guerra, é necessário evitar qualquer esquema teleológico. Além disso, convém distinguir cuidadosamente os debates sobre a totalização da guerra, dos da “brutalização” das sociedades durante e depois da Grande Guerra.
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Mots-clés :
totalisation, armes, production, artillerie, chars de combat, gaz, aviation, expérience combattantePalavras-chave:
totalização, armas, produção, artilharia, tanques, gás, aviação, experiência de combateMapa
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1Le concept de “ totalisation » de la guerre doit être soigneusement discuté. Si Karl von Clausewitz l’a pensé dans les années 1830, en tant que l’Absolut Kriege, il n’a été véritablement théorisé qu’après la Grande Guerre, par Erich von Ludendorff dans son ouvrage Der Totale Krieg, paru à Munich en 1935. Par ailleurs, si l’on observe de près un certain nombre de conflits qui précèdent celui de la Grande Guerre, il n’est pas évident que le trend de la totalisation commence seulement avec ce conflit. L’étude précise de la guerre de Sécession américaine est tout à fait riche de sens en ce domaine. Elle est incontestablement la première vraie guerre industrielle. Elle utilise les chemins de fer très largement en lien avec la stratégie, elle invente des procédés de financement de la guerre, elle mobilise le Home Front aussi bien que les combattants eux-mêmes. Mais plus encore, elle redécouvre la totalisation des objectifs. Lorsque les généraux Yankees Sherman ou Sheridan pénètrent dans le Sud, ils s’y livrent à des exactions nombreuses contre les civils sudistes, détruisent toutes les récoltes de coton ou de maïs. Les troupes de Sheridan inventent un procédé qui est nommé les « cravates de Sheridan », consistant à dévisser les rails de leurs traverses, puis à les chauffer à blancs et à les entourer autour des arbres ensuite. La guerre totale n’attend donc pas la Grande Guerre pour s’exprimer. Pour Karl von Clausewitz, la “ guerre absolue » indique surtout qu’il est impossible de fixer des limites à la guerre. Chaque camp doit mobiliser non seulement ses forces militaires, mais aussi ses forces civiles et ses ressources. L’adversaire se doit d’essayer de détruire ces ressources, quitte à provoquer des destructions autant civiles que militaires. Erich von Ludendorff remet en cause la primauté du politique sur le militaire. Pour autant, la Grande Guerre ne constitue qu’un des jalons vers la guerre totale. Car, pour employer cette expression dans toute l’étendue de son sens, il faut une combinaison organisée par le politique de tous les moyens de guerre, propagande y compris. C’est seulement au cours de la Seconde Guerre Mondiale que l’on identifie clairement ces dimensions. Pour autant, la Grande Guerre constitue une étape importante, notamment du registre de l’emploi d’armements nouveaux et considérablement massifiés.
2Notre tentative de démonstration va répondre à une interrogation ternaire. Dans quelle mesure, ces armements participent-ils à la totalisation ? Par ailleurs, puisqu’il faut produire ces armes nouvelles, quelle est la place des industries de guerre dans la totalisation du conflit ? En dernier lieu, comment les soldats de terrain ont-ils perçu ces évolutions ?
De 1914 à 1918 : la mesure de la totalisation dans les armements
- 1 Georges Guionic, Réflexions sur la guerre de Manchourie, Paris, Charles Lavauzelle, juillet 1906, p (...)
3La pensée militaire n’a jamais été figée et se trouve constamment en phase avec les évolutions mentales et matérielles de l’ensemble des sociétés qui l’entourent. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, les progrès des armements ont été considérables et les stratèges et tacticiens en tiennent compte pour élaborer leurs systèmes de pensée à propos d’une éventuelle guerre à venir. Le lieutenant-colonel Georges Guionic, constate, après la guerre de Mandchourie, l’usage qui a été fait de la mitrailleuse : « L’emploi de la mitrailleuse a pris, dans cette guerre, et vraiment pour la première fois, un développement considérable. Les deux partis ont attribué à ces engins un rôle capital aussi bien dans l’attaque que dans la défense1. »
4Avec la réduction des calibres et les armes à répétition, la puissance de feu de l’infanterie est multipliée par 5 entre 1777 et 1870 et encore multipliée par 3 entre 1870 et 1914. Un bataillon français de 1100 hommes équipé du fusil Lebel, peut en 1914, envoyer un “ mur de feu » de 22 000 balles à la minute contre les troupes ennemies. Derrière toutes ces évolutions armurières, se situe une évidence industrielle. Les nations qui se ruent l’une contre l’autre en 1914, sont les enfants chéris de la révolution industrielle, à peu d’exception près, comme la Serbie. Leurs capacités productives s’expriment à plein durant la Grande Guerre, faisant changer assez radicalement la conception de la guerre elle-même.
- 2 François Cochet, Survivre au front, 1914-1918, les poilus entre contrainte et consentement, Saint-C (...)
5Ceci d’autant qu’une évolution tactique s’impose dès la fin de l’année 1914. La guerre de mouvement prend fin à partir de novembre 1914 lorsque le front occidental se trouve figé des Vosges à la Mer du Nord. Désormais aucun des deux adversaires ne peut espérer surprendre l’autre par une manœuvre d’enveloppement. Le « système-tranchées », que j’ai essayé de décrire dans d’autres travaux2, s’applique dans toute sa rigueur. Les pertes baissent certes par rapport au temps de la guerre de mouvement. Mais désormais, le seul espoir de percée repose sur la puissance de l’artillerie, seule capable d’entamer les lignes adverses en les inondant de projectiles. Une part de la totalisation de la guerre, certes très balbutiante par rapport à ce que la Seconde Guerre mondiale devait inventer par la suite, découle de cette impasse tactique des tranchées, dont les belligérants n’allaient sortir qu’en mars 1918.
- 3 Cité para Georges Guionic, op. cit., p. 48.
6Avec un regard anthropologique, le rapport aux corps des soldats démantelés par les obus de l’adversaire participe notamment de ces évolutions. Mais il faut aussi s’intéresser aux dimensions économiques et productivistes de ce début de totalisation. Dès la guerre russo-japonaise, le général japonais Oku avance que « pour être efficace, il faut au feu de la soudaineté et de la masse. On doit donc absolument proscrire des feux lents qui ne riment à rien et qui, par conséquent, exposent les hommes sans profit3 ». C’est ériger là en dogme la puissance de feu.
7Dans les deux camps, la massification des artilleries est considérable. L’artillerie de campagne allemande possède 5600 pièces à la fin de l’année 1915. Depuis Août 1914, l’augmentation du nombre de batteries a été de 688, soit 51 par mois de guerre. Entre l’automne 1915 et janvier 1917, l’augmentation est de 640 batteries, soit 43 par mois et le total des pièces de campagne est de 9486 pièces. De janvier 1917 au 1er octobre 1917, l’augmentation de la seule artillerie de campagne est de 656 batteries, soit 75 par mois. Sont alors en service 12 000 pièces. Du 1er octobre 1917 au printemps de 1918 l’augmentation n’est plus que de 217 batteries. A partir du 15 juillet 1918, l’état de l’armée allemande se dégrade nettement et à la veille de l’armistice, il ne reste plus que 9000 pièces armant 2600 batteries.
8Les effets sur le terrain sont bien connus et on les retrouve dans toutes les zones du front qui ont eu à subir un feu intense. De Souchez à Vimy, de Somme au Chemin des dames, de la Ferme de Navarin à l’Argonne et de Verdun aux Vosges, dans les lieux emblématiques de la Grande Guerre sur le front de l’Ouest, les mêmes effets destructeurs de l’artillerie a engendré les mêmes paysages de guerre. Ils sont caractérisés par plusieurs dimensions. D’une part, la densité de projectiles est telle qu’elle crée un paysage lunaire très caractéristique. Les lèvres des trous d’obus se rejoignent, créant ainsi un paysage totalement bouleversé. La pédologie est modifiée par remontée des couches profondes, affouillées par la puissance des obus qui explosent jusqu’à plusieurs mètres sous terre. Aujourd’hui, à un siècle de distance, les paysages reliquaires de la guerre sont encore bien visibles dans certains secteurs du front, comme à Verdun, bien entendu, ou sur les monts de Champagne ou encore auprès du monument de Navarin. La puissance destructrice a également changé considérablement la réalité des paysages de guerre par rapport à la toponymie. Ainsi du « bois des Caures », ne subsiste-t-il plus le moindre arbre au lendemain de l’offensive allemande sur Verdun, le 21 février 1916.
- 4 Voir Williamson Murray, Les guerres aériennes, 1914-1945, Paris, Autrement, 1999, préface de Patric (...)
9Mais l’artillerie ne constitue pas la seule des nouvelles armes mises en œuvre dans la Grande Guerre. L’aviation constitue aussi une des dimensions les plus visibles de la totalisation de la guerre4. Alors qu’en 1914, l’armée française dispose de quelques dizaines d’aéroplanes, tous dévolus à l’observation, en 1918, les avions se comptent par milliers et sont désormais spécialisés dans leur action : chasse, bombardement, observation. Le premier combat aérien a lieu au dessus de Jonchery sur Vesle, à l’Ouest de Reims, le 5 octobre 1914. Les aviateurs français Frantz et Quenault parviennent à abattre un appareil allemand à l’aide d’un montage tout à fait artisanal de mitrailleuse. C’est la découverte du principe de tir à travers l’hélice par le Français Rolland Garros, repris par les allemands après sa capture et celle de son appareil, en avril 1915, qui permet le développement de véritables combats aériens et l’invention de tactiques de chasse, comme la manœuvre Immelmann, permettant de foncer sur l’adversaire par l’arrière et de s’esquiver par une chandelle montante. Les Français répliquent durant la bataille de Verdun avec les escadrilles mises en place par le commandant de Rose, le véritable créateur de l’aviation de chasse française, et avec un nouveau type d’appareil, le Nieuport 11, rapide et facile à manœuvrer. Alors qu’au début de la guerre, les Allemands se trouvent en position de supériorité face aux aviations alliées, cette posture est totalement retournée à partir du printemps de 1916.
- 5 Idem, p. 51.
10Désormais la guerre se fait aussi dans la dimension verticale. Non seulement on se combat d’un avion à l’autre, mais il s’agit aussi de mener un combat inter-arme. Les liens entre aviation et troupes au sol sont de plus en plus importants. Il s’agit pour la première de vider le ciel de tout avion adverse, afin que l’ennemi ne puisse être renseigné. Il s’agit aussi de gêner les mouvements de l’adversaire au sol, en mitraillant ses troupes. Le straffing – mitraillage à basse altitude – est ainsi inventé dans la deuxième moitié de la Grande Guerre. La tactique de l’action en vastes escadrilles l’emporte afin de donner une puissance de frappe considérable. Pour cela, les Allemands développent un nouveau type d’appareil, le Junkers J I, de conception entièrement métallique, pour la première fois, et blindé sur les dessous de sa carlingue. Loin de l’image de preux chevaliers du ciel, qui n’a existé qu’alimentée par le discours hyper-patriotique conformiste de l’arrière, les aviateurs deviennent des tueurs froids essayant de surprendre leur adversaire en plaçant le soleil dans leur dos, afin que l’ennemi ne les voient pas arriver. Comme l’a déclaré l’aviateur français Alfred Heurtaux, abattre un avion revenait à « tirer une vache dans un corridor5 ».
11Allemands comme Alliés développent par ailleurs des appareils destinés au bombardement, de plus en plus lourds, dotés de plusieurs moteurs. Si les Gothas allemands mènent quelques raids aériens entre le 25 mai et le 12 août 1917 sur le Sud-Est des îles britanniques, ce sont les Alliés qui ont désormais les moyens industriels de se constituer une véritable aviation de bombardement. Désormais une dimension importante de la guerre vient de changer. Il est possible d’élargir la notion de front bien au delà de la portée des pièces d’artillerie. Les Gothas allemands partent ainsi d’Ostende ou de Ghistelles, en Belgique occupée, pour aller bombarder les bouches de la Tamise et des populations civiles. Commence alors à émerger la notion de bombardement stratégique. Devant l’efficacité grandissante de l’artillerie anti-aérienne anglaise, lors de leurs raids contre l’Est End, les Allemands commencent à bombarder de nuit, puis ajoutent à leur panoplie les bombes incendiaires à la fin de l’année 1917. Le dernier raid allemand a lieu dans la nuit du 19 au 20 mai 1918. Une flottille de 31 bombardiers allemands attaque plusieurs points de la côte anglaise. Malheureusement pour eux, outre les canons anti-aériens, les Anglais ont déjà mis au point les chasseurs de nuit, une catégorie qui devait s’épanouir durant la Seconde Guerre mondiale, et abattent 6 avions allemands.
- 6 Voir Giorgio Rochat, Giulio Douhet, Stato Maggiore Aeronautica. Roma, 1993.
12Ainsi, en 1914, l’avion constitue une forme de promesse inspirant parfois de la méfiance, mais le blocage des fronts par le « système-tranchées » amène chacun des adversaires à s’intéresser à la deuxième dimension et à essayer de contrôler l’espace aérien au dessus du champ de bataille. Petit à petit naît l’idée qu’une guerre à venir pourrait se gagner non pas sur le front, mais en bombardant systématiquement les arrières de l’ennemi et son infrastructure industrielle. L’idée de bombardement stratégique fait son chemin. Les Allemands ont commencé à penser cette dimension dès 1914-1918, mais ce sont les Italiens qui allaient la théoriser dans l’entre-deux-guerres et les Alliés qui allaient la mettre en œuvre en 1943-1945 sur l’Allemagne. Giulio Douhet synthétise plus qu’il n’invente totalement un certain nombre de tendances en germe en Allemagne, aux Etats-Unis ou en Angleterre à la fin de la Grande Guerre6. Douhet prétend qu’il est possible de frapper l’ennemi sur son territoire en le bombardant massivement avec un mélange de bombes explosives, mais aussi incendiaires et asphyxiantes, de manière à briser sa détermination dès le début d’un conflit. Au début des années trente, c’est un homme politique anglais, Stanley Baldwin, qui reprend les idées de Douhet en affirmant que rien ne peut arrêter le bombardier. A ceci près que les bombardements stratégiques massifs des anglo-américains sur l’Allemagne, à partir de 1943, n’amènent pas la défaite nazie.
- 7 Cité par Henri Ortholan, La guerre des chars, 1916-1918, Bernard Giovanangeli Editeur, 2007, p. 24.
13L’apparition des chars constitue également un cran supplémentaire dans la totalisation de la guerre. Mais, c’est toujours le même argument du blocage du front occidental par les tranchées qui amène sa création. L’idée de la puissance du choc d’une arme bien protégée existe depuis que la guerre existe aussi. A certains égards, les chars égyptiens montés par un cocher et un tireur à l’arc, tirés par quatre chevaux de guerre sont les lointains ancêtres du tank. Il s’agit de concilier la puissance de pénétration et la puissance de feu. En 1916, le tank est une solution parmi d’autres au franchissement des tranchées de l’adversaire. Le 15 septembre 1916, durant l’offensive de la Somme, entre Courcelette et Flers, 49 tanks tentent de percer le front ennemi, là où de nombreux assauts d’infanterie précédents n’avaient rien donné. Malgré quelques succès locaux, le baptême du feu pour la nouvelle arme se révèle assez décevant. Il en va de même, le 16 avril 1917 lorsque les Français, lors de l’offensive du Chemin des Dames, lancent 80 chars de « l’artillerie spéciale » contre les lignes allemandes à Berry-au-Bac. Les chars du commandant Bossut parviennent certes à réduire quelques positions allemandes, mais sont rapidement bloqués, au prix de la moitié des chars détruits, dont celui de Bossut. Les premières expériences d’usage au combat des chars se révèlent donc pour le moins mitigées. En revanche, en quelques mois, la doctrine d’emploi se précise et l’efficacité augmente. Le 20 novembre 1917, sur le front de Cambrai, ce ne sont pas moins de 400 chars que les Anglais lancent sur les lignes allemandes. Cette fois, ils percent véritablement le front et il faut aux Allemands plusieurs jours pour rétablir la situation. Lorsque Foch commande la contre-attaque après l’échec des dernières offensives allemandes, le 18 juillet 1918, plus de 700 chars y participent, tandis que 600 autres sont lancés par les Britanniques contre les Allemands en Picardie, le 8 août. Dès le 25 août 1914, le colonel Estienne, véritable « père » des chars français lancent aux officiers de son régiment : « Messieurs, la victoire appartiendra dans cette guerre à celui des deux belligérants qui parviendra à placer un canon de 75 sur une voiture capable de se mouvoir en tout-terrain7 ». Parfois, les décideurs militaires sont assez réticents. Ainsi après les premiers essais en Angleterre d’un Land Destroyer, qui s’est révélé incapable de franchir les tranchées, les personnalités du War Office présentes sont, semble-t-il tout à fait satisfaites car elles ne souhaitent pas voir se poursuivre l’expérience, et il faut la ténacité de Churchill, pour que les essais continuent. Il est intéressant qu’un des noms retenus pour le projet, en Grande-Bretagne, s’appelle « destructeurs blindés de mitrailleuses », identifiant ainsi clairement l’ennemi principal à détruire. Quand on sait que le « système-tranchées » constitue un savant équilibre, avec peu d’hommes en première ligne, mais proportionnellement de nombreuses mitrailleuses, c’est bien la preuve que le tank est d’abord est avant tout une tentative, parmi de nombreuses autres, de sortir du blocage du Trench Warfare. Lorsque les premiers tanks anglais sont devenus opérationnels, la dotation que chacun des Mk I emmène dans ses flancs est tout à fait impressionnante de la totalisation des moyens de guerre que ces monstres représentent. Ils emportent 530 litres d’essence, 50 litres d’huile, 100 litres d’eau, 3234 obus de 57 mm et 6272 cartouches pour la version Male, équipée d’un canon en casemate sur les côtés, et 31 232 cartouches pour les versions Female, équipées seulement de mitrailleuses. Cette débauche de munitions en dit long sur les conditions de guerre. Le char devient véritablement efficace avec le modèle français Renault FT-17. Servi par deux hommes seulement, un conducteur et un tireur, il possède déjà toutes les caractéristiques du char moderne, notamment avec sa tourelle orientable sur 360°. Il peut être équipé d’une mitrailleuse Hotchkiss contre les personnels ou d’un canon de 37mm contre les nids de mitrailleuses. Lors de la bataille du Matz, à l’été de 1918, lancés en grand nombre contre les lignes allemandes, les petits FT-17 déploient une tactique qui n’est pas sans rappeler celle des chars Allemands en 1940. A bien des égards, les doctrines d’emploi – Blitzkrieg y compris – sont alors spontanément inventées par les Français.
14Les Allemands ne croient pas aux chars. Pour eux, l’arme qui doit mettre fin à la guerre en asphyxiant les Anglais est plutôt le sous-marin. En revanche, ils innovent considérablement dans les moyens de défenses anti-char : élargissement des tranchées rendues ainsi infranchissables, mines, barres d’acier plantées dans le sol, constituent autant de moyens entravant la marche des sauriens blindés. L’adaptation du lance-flamme, autre invention allemande de 1915, souvent aussi dangereuse pour le porteur de l’arme que pour l’adversaire, constitue aussi une étape dans la lutte anti-char, en pointant leurs armes sur les fentes de visée des tankistes.
15Les Allemands mettent aussi au point la balle K en acier qui, tirée par une mitrailleuse à raison d’un balle K pour 4 cartouches normales, permet de percer les premiers blindages peu épais, obligeant les Français et les Anglais à augmenter cette épaisseur, donc à alourdir le char et à travailler sur de nouveaux moteurs et de nouveaux trains de roulement. Les Allemands mettent au point un unique modèle de char, élaboré en quelques semaines à la fin de 1916. L’Abteilung 7 Verkehrswesen (ou A7V) conçoit un char lourd de 32 tonnes. Il dispose d’un canon de proue et pas moins de 6 mitrailleuses MG 08. Il est utilisé pour la première fois le 21 mars 1918. Mais c’est surtout avec des tanks anglais MK IV, pris à l’ennemi, que les Allemands allaient lancer les quelques attaques blindées mises au point au cours de la Grande Guerre, notamment, en juin 1918, vers le village de Sillery, au pied du fort de la Pompelle, près de Reims. L’un de ces chars de prise, détruit lors de l’attaque devait demeurer jusqu’au début des années 1930 sur la route reliant Reims à Châlons-sur-Marne. A la fin de la guerre, les chars ont incontestablement été une des éléments de la victoire des Alliés. Eux-mêmes surpris de n’avoir pas su ou pas voulu voir les effets de cette arme nouvelle, les stratèges allemands allaient réfléchir, davantage qu’ailleurs peut-être, à la constitution d’une arme blindée autonome.
- 8 Voir Olivier Lepick, La Grande Guerre chimique, Paris, Presses universitaires de France, 1998.
16Les gaz de combat constituent sans doute la marque la plus complète de la totalisation du conflit, encore une fois et comme toujours, en raison du blocage du front jusqu’à mars 1918. Les Allemands utilisent des premières nappes dérivantes le 22 avril 19158, violant en cela les accords de la Haye de juillet 1899 sur certains armements. La nappe, qui frappe des soldats canadiens et des tirailleurs algériens dans le secteur d’Ypres, fait 5 000 morts en une heure, mais ne permet pas aux Allemands d’enfoncer le front allié. Après quelques hésitations, sur les dimensions immorales de l’arme, les Anglais se lancent aussi dans la fabrication de gaz de combat. Sur la durée de la guerre et sur tous les fronts, c’est un total de 110 000 tonnes de gaz qui sont utilisées, occasionnant 90 000 morts. Si l’on rapporte ces chiffres aux 1300 morts quotidiens allemands ou aux 900 morts français par jour, ce « résultat » montre que les gaz de combat ont été à l’origine d’une infime minorité de morts de la Grande Guerre.
17Pour comprendre ces effets, il convient de remonter en amont. Un obus tiré doit être fabriqué. La massification des armements signifie, bien entendu, massification de la production. Ainsi, la production industrielle doit être bel et bien considérée comme un des éléments essentiels de la totalisation de la guerre.
La production industrielle des armements : élément-clef de la totalisation du conflit
18Dès 1878, en France, l’accroissement des fabrications d’artillerie avait donné naissance à des « Directions d’armes », chargées de planifier les productions. Sous différents noms (« comités consultatifs », « comités techniques ») ces instances ont seules en charge la production d’armements dans des domaines précis : artillerie, poudres, génie. La Direction de l’artillerie est particulièrement importante puisqu’elle coordonne les différentes fabrications aussi bien de matériels de tirs que d’obus.
19Outre la capacité à réparer les matériels endommagés sur le champ de bataille, c’est surtout la possibilité de produire des matériels neufs qui caractérise la production industrielle des pays en guerre. D’août 1914 à septembre 1915, les capacités de production des Français progressent dans des proportions impressionnantes.
- 9 Chiffres cités par le colonel Frédéric Guelton, L’Armée française en 1918. Collection “ les armées (...)
20C’est bien sur le front industriel que les Alliés l’ont emporté. Pour cela, c’est bien la mobilisation du Home Front qui s’impose. Les chiffres de production de la fin de la guerre sont édifiants et permettent de mieux comprendre les opérations sur le terrain. Les consommations d’obus de 75, sont comprises entre 30 000 coups et 65 000 coups par jour en 1914. Elles sont passées à plus de 200 000 coups par jour en 19189. Lors des combats de juillet 1918, sur le seul front de Champagne, l’artillerie française consomme quatre millions d’obus de 75 et un million d’obus de 155. Le total des obus à transporter, pour ces trois semaines de combats, représente 60 trains par jour, qu’il convient d’acheminer vers les lieux de combats. Cette remarque permet de mesurer, au passage quelque chose de très important qui a été maintenant bien identifié. L’évolution vers la totalisation du conflit durant la Grande Guerre doit être, bien évidemment, reliée au défi de l’industrialisation de l’arrière. La totalisation n’est rendue possible que parce que l’industrialisation la permet. Une dimension complémentaire doit être prise en compte, qui est celle des coûts de fabrication et d’entretien des matériels divers et variés que mettent en œuvre les différents belligérants.
21Un exemple suffira pour comprendre cet argument. En France, le coût initial d’un seul canon de 300 mm, pièce certes tout à fait rare, est de l’ordre de 400 000 francs. Rapporté en revenu annuel d’un ouvrier français de l’époque, cette somme correspond à environ 200 ans de salaire. Mais il faut ajouter l’usure du tube qui oblige le canon à être changé après 200 tirs environ. Selon l’historien Remy Porte, en tenant compte de ces différents paramètres, chaque tir d’un canon de ce calibre revient à 4700 francs, soit plus de deux ans de revenu ouvrier de l’époque. Outre l’extrême tension sur les prix, la totalisation oblige aussi à la rationalisation des industries d’armement et à des recompositions de facteurs économiques.
22En termes d’organisation de la production industrielle, les comportements nationaux varient assez considérablement d’un Etat à l’autre. Dans l’exemple français, c’est, bien entendu, la création du sous-secrétariat d’Etat à l’artillerie, en 1915, qui se trouve confié au socialiste Albert Thomas qui permet un essor considérable des productions industrielles liées à la guerre.
- 10 Voir Alain Hennebicque “ Albert Thomas et le régime des usines de guerre, 1915-1917 » dans Patrick (...)
- 11 Abel Ferry, Carnets Secrets, Paris, Grasset, 1957, comité secret du 17 juin 1916, p. 147.
- 12 Cité par Remy Porte, op. cit. p. 110.
- 13 SHD-DAT, Paris, le 31 décembre 1916, “ Décret fixant les attributions du ministère de l’Armement et (...)
23L’arrivée d’Albert Thomas change effectivement la donne. Le député socialiste considère que l’effort de guerre à l’arrière est indissociable des sacrifices consentis par les Poilus à l’avant et engage un effort majeur d’organisation et de rationalisation10. On sait le jugement flatteur d’Abel Ferry sur Albert Thomas : « Il est le seul de tous, militaires ou civils, que la guerre ait révélé11. » Le ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, accompagne cet effort de son sous-secrétaire d’Etat à l’Artillerie et aux Munitions en lui donnant, les moyens d’agir. Le sous-secrétariat d’Etat est initialement constitué autour du noyau de la 3e direction (Artillerie) du ministère de la Guerre et le télégramme du 10 juin 1915, qui ouvre la voie à de nombreux heurts avec le GQG au moment de la mobilisation de l’industrie française, est sans ambiguïté : « Vous avez le droit de réclamer nominativement des ouvriers spécialistes, quelle que soit leur classe, même les classes 1914, 1915 et 1916, quel que soit leur grade, où qu’ils se trouvent dans la zone de l’Intérieur et dans la zone des armées12. » La coordination de la production de guerre se trouve dès ce moment, dérivée du ministère de la guerre par le biais des sous-secrétariats qu’il a lui-même contribué à créer et à faire vivre. Le 31 décembre 1916, le décret fixant les attributions du nouveau ministre de l’Armement et des fabrications de guerre, désormais ministère de plein exercice, rappelle les raisons de cette création. « En raison du développement considérable des services chargés de la fabrication du matériel de guerre, et aussi de l’importance toujours croissante des besoins de l’armée, il a paru nécessaire de constituer un ministère de l’Armement et des Fabrications de guerre, dont les attributions doivent être définies. Ce ministère recevra la plupart des attributions antérieurement conférées au sous-secrétariat d’Etat de l’Artillerie ; son action s’étendra sur la fabrication de tous les matériels de guerre de l’armée. Il réalisera la coordination de tous les efforts de l’industrie nationale en ce qui concerne les matières premières, les moyens de fabrications et la main d’œuvre13 ».
- 14 SHD-DAT, “ Conduite de la guerre et coordination des opérations économiques », 5 N 273.
24Le 12 janvier 1917, encore, est créée une « section d’études économiques de l’état-major de l’armée », chargée de tenir au courant le Chef d’état major général de la guerre économique et financières ». « Les services dépendant du ministère de la guerre communiquent directement à la section économique de l’état-major de l’Armée les documents et informations d’ordre économique, financier et politique qu’ils reçoivent des autres départements ministériels ou qui sont élaborés par leurs soins14 ».
- 15 Marc Olivier Baruch, “ L’Etat et les sociétés en guerre en Europe, le cas français », dans Histoire (...)
- 16 Pierre Renouvin, Les formes du gouvernement de guerre, Paris et New Heaven, Presses universitaires (...)
25La créativité française dans le registre des instances administrativo-politiques est donc considérable. Comme le souligne Marc Olivier Baruch, « en 1918, reprenant les indications figurant dans le “ Tableau général de la composition des Ministères », Pierre Renouvin recensait 291 offices, comités ou commissions chargés de questions relatives à l’état de guerre, dont 80 au sein du seul Ministère de la Guerre15 ». Renouvin lui-même parlait de « végétation administrative16 ».
- 17 Remy Porte, op. cit. note 39, p. 341.
- 18 Rémy Porte, Le Service automobile des armées et la motorisation des armées françaises vues à traver (...)
- 19 Patrick Facon, La Grande guerre et ses lendemains, Paris, Larousse, 2001 et La Grande histoire de l (...)
26L’efficacité productive est-elle totalement au rendez-vous de cette prolifération, et pourrait-on dire, de ces métastases ministérielles ? Huit programmes de production de poudres explosives se succèdent, entre le 2 janvier 1915 et le 27 décembre 1917, permettant de passer de 40 tonnes par jour à 65017. Le premier programme d’ensemble de fabrications d’armements et d’équipements est présenté en juillet 1915, puis remplacé en novembre de la même année. Deux nouveaux programmes sont présentés en janvier 1916 et en septembre 1916. Rémy Porte pour les matériels automobiles18, ou Patrick Facon pour l’aéronautique19, ont bien montré que l’on retrouve dans tous les secteurs de la production de guerre cette évolution erratique, saccadée, soumise aussi bien aux aléas opérationnels que politiques et industriels.
27Paradoxalement pourtant, longtemps l’inefficacité perdure. Sur ce registre, il est difficile de parler de totalisation de la guerre. Avec l’arrivée à la tête du gouvernement de Clemenceau et le retour du ministère de la Guerre à un rôle plus actif, les dysfonctionnements ont tendance à diminuer, sans toutefois disparaître totalement.
Les effets sur les combattants du front occidental
- 20 Marc Delfaud, Carnets de guerre d’un hussard noir de la République, Préface d’Antoine Prost, publié (...)
28Les combattants constatent facilement les effets de cette totalisation des moyens de feu à travers les cadences de tir, très fortement consommatrices de munitions en tout genre. Le combattant subit la quotidienneté de la puissance de l’artillerie adverse. Le simple soldat français Marc Delfaud, décrit avec beaucoup d’émotion les effets d’un bombardement par Minenwerfer – l’artillerie de tranchée tellement crainte des Français – pas forcément extraordinaire, mais qui arrive avec une précision et une régularité de métronome, développant chez les hommes un sentiment anxiogène intense. “ Les obus arrivaient à intervalles réguliers. Un coup sourd au loin. Quatre ou cinq secondes s’écoulent, chargées d’angoisse, longues comme des siècles, la marmite se fait annoncer par un sifflement sinistre et de plus en plus puissant. Les pensées se succèdent, rapides, l’estomac se serre douloureusement, l’être tout entier se recroqueville, le cœur cesse de battre. Le sifflement diminue pendant un quart de seconde peut-être, pendant lequel on sent que l’obus n’est plus sollicité que par son propre poids. Le sinistre oiseau va s’abattre. Quelle proie a-t-il choisie ? Tout à coup, une détonation formidable ébranle la maison jusqu’aux fondations, aussitôt suivie du fracas des murs qui s’éboulent et des tuiles qui se brisent en retombant sur le sol. On respire aussitôt plus largement, on recommence à causer jusqu’à ce qu’une nouvelle détonation annonce le départ d’une nouvelle marmite20. »
- 21 Bill Rawling Survivre aux tranchées. L’armée canadienne et la technologie (1914-1918), préface de P (...)
29Sur le front canadien de l’Artois, entre Lens et Arras, en avril 1917, les préparatifs de l’attaque sur Vimy sont tout à fait impressionnants de la part de l’artillerie canadienne. « A 5h30, au matin du 9 avril, 983 canons et mortiers entreprirent au rythme de trois tirs par minute, de bombarder les défenses allemandes. Les obusiers ciblèrent systématiquement les tranchées de communication, pendant que chaque tranchée active, chaque route placée en contrebas et chaque zone suspecte demeurait sous le feu jusqu’à ce qu’y parviennent les tirs de barrage rampants, auquel cas les canons du barrage fixe allongeraient le tir sur l’objectif suivant21. »
- 22 Ernst Jünger, Orages d’acier, cité par Jean-Jacques Becker, L’Europe dans la Grande Guerre, Paris, (...)
30Parfois même, le soldat est admiratif les effets de la totalisation de la guerre, notamment chez des soldats assez atypiques, comme Ernst Jünger, qui relève de l’espèce finalement assez rare dans les tranchées des véritables guerriers. Décrivant les préparatifs de l’attaque allemande de mars 1918 sur les Anglais, il écrit alors « L’aiguille avançait toujours ; nous comptâmes les dernières minutes. Enfin elle atteignit cinq heures cinq. L’ouragan éclata. Un rideau flamboyant monta en l’air, suivi d’un rugissement soudain, tel que nous n’en avions jamais entendu. Un tonnerre à rendre fou, qui engloutissait dans son roulement jusqu’aux coups de départ des plus grosses pièces, fit trembler le sol. Le grondement mortel des innombrables canons, derrière nous, était si terrible que même les pires batailles que nous avions subies nous semblaient en comparaison un jeu d’enfant. Ce que nous n’avions osé espérer se produisit : l’artillerie ennemie se tut ; elle avait été annihilée d’un seul coup gigantesque. Nous ne tînmes plus dans nos abris : debout sur les défenses, nous contemplâmes, éberlués, le mur de feu ahut comme une tour, dressé sur les tranchées anglaises, et qui se voilait de nuéesondoyantes, rouges comme du sang22. »
31La Grande Guerre connaît donc, en restant sur le terrain précis des évolution des armements, une bonne dose de totalisation, qui prend essentiellement une dimension déterminante, celle de la massification d’armes a priori de plus en plus meurtrières. Plusieurs questions s’imposent pourtant pour conclure. La courbe des pertes suit-elle la massification des armements ?
- 23 Olivier Lepick, La Grande Guerre chimique, 1914-1918, Paris, Presses universitaires de France, 1998
- 24 Cité par Henri Ortholan, op. cit. p. 53.
32Les choses sont plus complexes en fait. Plus les armes de l’adversaire progressent en puissance destructrice, plus les soldats d’en face apprennent à s’en protéger et plus il faut des armes de plus en plus sophistiquées pour les déloger de leurs abris. Quelques exemples peuvent être choisis. Les raids de gothas sur l’East End, en juillet 1917 s’ils provoquent des dégâts sérieux, ne font que 12 morts parmi la population anglaise. Richard Holmes, a avancé un calcul, assez cynique certes, montrant que malgré le déploiement énorme de l’artillerie dont nous avons parlé, il a fallu, durant la Grande Guerre 1400 obus pour tuer un homme. En France, les travaux d’Olivier Lepick23 sur l’usage des gaz de combats, montrent que l’arme a été davantage crainte que réellement meurtrière. Dans tous les cas de figures, le ratio investissement-efficacité est assez bas, si l’on admet que le principe de la guerre consiste à mettre hors de combat par la mort ou la blessure, le plus grand nombre possible de soldats de l’adversaire. Les tanks, objets de terreur de la part des fantassins allemands, lors de leur première utilisation par les Anglais en 1916, ont vite fait l’objet d’adaptations. Les Allemands mettent au point un fusil anti-char, le Tankgewehr, tandis que les artilleurs concentrent leurs tirs sur ces masses lentes. Dès le 2 février 1916, le colonel Swinton, le père des chars d’assaut anglais, écrit une Note on the Employment of Tanks, dans lequel il exprime très bien l’inévitable accoutumance des soldats ennemis face à l’emploi de cette nouvelle arme : « Puisque les chances de succès d’une attaque par les chars repose presque entièrement sur leur nouveauté et la surprise, il est évident que tout engagement ultérieur n’offrira pas le même caractère inattendu de réussite que le premier24 ». Les raids de l’aviation allemande sur l’Angleterre sont plutôt contre-productifs, puisqu’ils donnent davantage envie de résister aux populations civiles en augmentant le sens de l’indignation des populations bombardées. Il en va de même lorsque les Anglais bombardent à leur tour certaines villes allemandes à l’automne de 1918, engendrant les mêmes réactions de la part des populations civiles. Au niveau des combattants de l’armée française, il y a 2200 morts par Division d’infanterie engagée, alors qu’il y en avait 4000 en 1915.
- 25 George Mosse, Fallen Soldiers, Reshaping the Memory of World Wars. 1990.
33Par ailleurs, il convient de nuancer les analyse de George Mosse25, parlant d’une « brutalisation » des sociétés en guerre et de franchissements de seuils de violence au front. S’appliquant essentiellement à la société allemande des années d’après-guerre, ses analyses ne doivent être généralisées à l’extrême. Si certaines sociétés connaissent effectivement des dérives de « brutalisation », cette dernière n’est pas toujours due à la Grande Guerre, comme en Espagne, demeurée neutre et qui traîne alors bien des problèmes sociaux et économiques depuis des décennies. Les sociétés britanniques et françaises sont plutôt tentées par le pacifisme que par la « brutalisation » de leurs mœurs politiques. Au niveau des combattants, il n’y a pas davantage de franchissements de seuils de violence que dans d’autres combats plus anciens. La massification des armements conduit, certes, à une débauche de feu, mais les comportements humains demeurent identiques à des comportements plus anciens, le même soldat étant capable de tuer ou de blesser l’adversaire dans la fureur du combat et de tenter de le soigner quelques minutes après.
34Il faudrait aussi, in fine, s’interroger également sur les procédés de médiatisation et sur leurs rapports avec un langage de totalisation de la guerre. Ainsi, c’est parce que l’aumônier G. Murray Wilson transmet à la presse, lors du premier emploi des chars anglais à Flers, un témoignage dithyrambique, qu’un discours héroïsant de cette première attaque va faire, durant quelques temps, les beaux jours de la presse anglaise, avant que l’on ne s’aperçoive, qu’il restait alors quatre chars sur 18. En d’autres termes, les notions de « totalisation » et plus encore de “ brutalisation » des sociétés en guerre, relèvent tout autant des discours que des pratiques. C’est aussi avec les outils des analyses discursives qu’ils doivent ainsi être pris en considération.
Notas
1 Georges Guionic, Réflexions sur la guerre de Manchourie, Paris, Charles Lavauzelle, juillet 1906, p. 14.
2 François Cochet, Survivre au front, 1914-1918, les poilus entre contrainte et consentement, Saint-Cloud, Soteca/14-18 éditions, 2005.
3 Cité para Georges Guionic, op. cit., p. 48.
4 Voir Williamson Murray, Les guerres aériennes, 1914-1945, Paris, Autrement, 1999, préface de Patrick Facon.
5 Idem, p. 51.
6 Voir Giorgio Rochat, Giulio Douhet, Stato Maggiore Aeronautica. Roma, 1993.
7 Cité par Henri Ortholan, La guerre des chars, 1916-1918, Bernard Giovanangeli Editeur, 2007, p. 24.
8 Voir Olivier Lepick, La Grande Guerre chimique, Paris, Presses universitaires de France, 1998.
9 Chiffres cités par le colonel Frédéric Guelton, L’Armée française en 1918. Collection “ les armées belligérantes », Saint-Cloud, Soteca/14-18 éditions, 2010, p. 95.
10 Voir Alain Hennebicque “ Albert Thomas et le régime des usines de guerre, 1915-1917 » dans Patrick Fridenson (dir.) L’Autre front, Paris, éditons ouvrières, 1977, pp. 111-144.
11 Abel Ferry, Carnets Secrets, Paris, Grasset, 1957, comité secret du 17 juin 1916, p. 147.
12 Cité par Remy Porte, op. cit. p. 110.
13 SHD-DAT, Paris, le 31 décembre 1916, “ Décret fixant les attributions du ministère de l’Armement et des fabrications de guerre. rapport au président de la République française », 10 N 1, “ organisation du Ministère de l’Armement ».
14 SHD-DAT, “ Conduite de la guerre et coordination des opérations économiques », 5 N 273.
15 Marc Olivier Baruch, “ L’Etat et les sociétés en guerre en Europe, le cas français », dans Histoire, économie et société, volume 23, N° 23-2, 2004, p. 244.
16 Pierre Renouvin, Les formes du gouvernement de guerre, Paris et New Heaven, Presses universitaires de France et Yale University Press, Publication de la dotation Carnegie pour la paix, 1925. p. 64.
17 Remy Porte, op. cit. note 39, p. 341.
18 Rémy Porte, Le Service automobile des armées et la motorisation des armées françaises vues à travers l’action du commandant Doumenc, Panazol, Lavauzelle, 2004.
19 Patrick Facon, La Grande guerre et ses lendemains, Paris, Larousse, 2001 et La Grande histoire de l’Armée de l’Air, Paris, éditions Larivière, 2004.
20 Marc Delfaud, Carnets de guerre d’un hussard noir de la République, Préface d’Antoine Prost, publié sous la direction du général André Bach. Triel sur Seine, éditions Italiques, 2009, p. 126.
21 Bill Rawling Survivre aux tranchées. L’armée canadienne et la technologie (1914-1918), préface de Peter Simkins, Athena Editions, Outremont, 2004, p. 145.
22 Ernst Jünger, Orages d’acier, cité par Jean-Jacques Becker, L’Europe dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 1996,
p. 205.
23 Olivier Lepick, La Grande Guerre chimique, 1914-1918, Paris, Presses universitaires de France, 1998.
24 Cité par Henri Ortholan, op. cit. p. 53.
25 George Mosse, Fallen Soldiers, Reshaping the Memory of World Wars. 1990.
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François Cochet, «Sur la route de la guerre totale sur le front ouest : l’armement et ses utilisations entre 1914 et 1918», Ler História, 66 | 2014, 29-42.
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François Cochet, «Sur la route de la guerre totale sur le front ouest : l’armement et ses utilisations entre 1914 et 1918», Ler História [Online], 66 | 2014, posto online no dia 11 abril 2015, consultado no dia 16 janeiro 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lerhistoria/705; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lerhistoria.705
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