L’équipement politique des passions
Résumés
Comment penser les processus d’équipement politique des individus ? Foucault, on le sait, les a identifiés comme « technologies politiques » et comme « techniques de soi ». On propose ici de considérer que chacune de ces deux manières de stabiliser les passions sociales constitue en fait un continuum et qu’il est possible d’y observer des degrés. On décrit ainsi des dispositifs de politisation, visant à stabiliser les passions en leur permettant de s’exprimer dans un cadre socialement recevable et des dispositifs de cristallisation par lesquels les individus travaillent à se construire eux-mêmes en construisant des cadres de formulation de leurs émotions. Procéder ainsi oblige, comme Foucault lui-même l’avait suggéré, à abandonner la notion classique d’individu considéré comme un acteur et à recourir à une théorie de l’acteur-réseau, prélude à une sociologie de l’attachement.
Plan
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1L‘analyse remarquable de la réception proposée ici même par Jean-Marc Leveratto m’offre l’opportunité de n’avoir pas à insister sur les différentes épreuves de grandeur entre auctores et lectores que l’on rencontre nécessairement en pareille occasion et d’aller directement au cœur de mon propos, qui consiste à explorer quelques chemins reliant ma recherche aux travaux de Michel Foucault. N’ayant donc pas à expliciter les multiples dettes que j’ai, comme tout un chacun, contractées vis-à-vis de lui, je puis préciser que cette exploration ne rend pas compte d’un lien simple. C’est en effet à un certain moment d’une réflexion théorique engagée sans référence à lui que la lecture de Foucault m’a confronté à d’autres formulations de problèmes que je me posais. Ce qui, dans un premier temps, s’offrait à moi comme une simple alternative à ma conceptualisation, a pourtant progressivement fonctionné comme une incitation à l’approfondissement. S’il faut désigner d’un trait les circonstances personnelles 1 de cette progression, je dirai que, lecteur cadré par la précision organisée des trois volumes de l’Histoire de la sexualité, je me suis au contraire laissé emporter par la précision proliférante des Dits et écrits (« D&É » désormais). Non spécialiste des travaux de Foucault, je n’ai évidemment aucune thèse à formuler sur cette réception différentielle et peu concerné par la hiérarchisation des textes, je choisirai dans ce qui suit de me référer presque exclusivement à ces deux volumes posthumes 2.
2Le point d’ancrage de mes retrouvailles est au fond une formule trouvée au hasard d’une de mes relectures de Foucault, une formule qui sonne comme le programme d’une économie politique de la production des individus 3. Une formule qui dit à peu près que l’impératif politique d’une société un minimum étatisée est d’« aller chercher le plus loin possible l’individu » 4. Non pour le barrer, le contraindre, mais au fond pour que ce qui serait dépourvu de cette forme élémentaire d’expression productive n’aille pas se disséminer et affaiblir la société, mais au contraire contribue à produire plus de société et d’État. On ne s’attardera pas ici sur l’originalité de la conception du pouvoir chez Foucault, malgré la persistance des malentendus, entretenus parfois par l’auteur lui-même 5, sinon pour dire d’un trait : s’il faut nier que le pouvoir soit « intriqué dans d’autres types de relations (de production, d’alliance, de famille, de sexualité) », qu’il soit de formes multiples (et non exprimé par le seul interdit ou châtiment), que l’« entrecroisement/des relations de pouvoir/dessine des faits généraux de domination » (au lieu d’en être l’effet), qu’il soit à la fois dispersé, hétéromorphe et réajusté par des stratégies globales (D&É-II, p. 425), alors, vraiment, mieux vaut dire que « le pouvoir ça n’existe pas » (D&É-II, p. 302). On ne s’y attardera pas, parce que ces mises en garde et ces distinctions n’ont de véritable intérêt que si elles orientent l’étude de contextes précis (comme Foucault lui-même l’a fait par l’analyse de figures historiques précises de techniques de gouvernement des individus). C’est pourquoi je suis particulièrement intéressé par la remarque sur la rationalité politique de notre temps qui figure presque à la fin de « La technologie politique des individus » : « La caractéristique majeure de notre rationalité politique tient, à mon sens, à ce fait : cette intégration des individus en une communauté ou une totalité résulte d’une corrélation permanente entre une individualisation toujours plus poussée et la consolidation de cette totalité » (D&É-II, p. 1646). Cette phrase donne une double direction à toute recherche empirique qui viserait à expliciter ce qu’« aller chercher le plus loin possible l’individu » veut dire.
3Pourtant ces formulations invitent à se poser plusieurs questions 6, que l’on peut rassembler en deux séries, l’une visant les degrés d’intégration des individus, l’autre la variété de leurs investissements explicites dans la société.
4L’utilisation par Foucault des concepts de « techniques de soi » (répondant à la question : « comment constituons-nous directement notre identité ? », D&É-II, p. 1633) et de « technologies politiques » (répondant à la question : « comment sommes-nous amenés à nous reconnaître en tant que sociétés ? », D&É-II, p. 1633) vise à rendre compte de ce mouvement d’équipement tendanciel des individus, mais, en première lecture du moins, ne nous dit rien sur ses différents degrés d’accomplissement, pourtant présupposés à juste titre par l’utilisation de la métaphore (« aller chercher le plus loin possible »). Tous les équipements anatomo-politiques ou bio-politiques seraient-ils équivalents ? Jouent-ils sur les mêmes ressorts de stabilité ? Au bout du compte, quelles définitions de la société et de l’État cela produit-il ? J’aimerais tenter de répondre à ces questions en utilisant la notion de « processus de politisation », que j’essaie de caractériser depuis de nombreuses années.
5Pour autant, ce mouvement, orchestré sans doute par des sujets variables et qui ne sont probablement que très partiellement concertants, ne produit pas que de la conformité : on sait bien que Foucault a déployé beaucoup d’énergie et de talent pour saisir toutes les formes de ratages, de décalage, de rébellion, de résistance, déclenchés par ce processus. L’accent mis, soit sur les formes de résistance, soit sur les formes d’étrangeté, n’a-t-il pas conduit à négliger les intermédiaires, c’est-à-dire l’infinité des formes d’hybridation des technologies politiques et des techniques de soi ? Il me semble que, plus neutralisée que la notion de « tactiques » utilisée par de Certeau 7, la notion de « cristallisations » pourrait permettre d’avancer sur cette voie. Et, au-delà, quelle conception de l’actant se trouve ainsi présupposée ? Plus encore qu’une question de vocabulaire, c’est une question d’ontologie : quel est cet « individu », qu’on va « chercher » ?
Technologies et équipements politiques : questions de degré et de stabilité
6Soient donc les « technologies politiques », c’est-à-dire les équipements codifiés qui visent à intervenir de façon positive et non pas seulement de façon négative dans la vie des individus 8. Notons au passage (mais on y reviendra plus loin) : on peut s’attacher à une conception prussienne (où la Politik assume le négatif, c’est-à-dire la lutte légale et militaire contre les ennemis et où la Polizei assume le positif, c’est-à-dire « accroître en permanence la production de quelque chose de nouveau, censé consolider la vie civique et la puissance de l’État », D&É-II, p. 1644) ou on peut s’attacher à une interprétation libérale des fonctions de l’État (où l’État n’assumerait que des tâches négatives) ; en d’autres termes, en transposant, on peut concevoir un État équipementier ou, au contraire, on peut se représenter des procédures d’équipement aléatoires et labiles, la libre rencontre marchande étant un effet de la main invisible ; mais dans tous les cas, il s’agit bien d’équiper pour stabiliser le lien social.
Les dispositifs de politisation des passions
7Par d’autres chemins 9, j’ai cherché à rendre compte de ces moyens de convertir les individus à des modes d’expression préférentiels de leurs passions, en termes de « processus de politisation ». Cette notion a, selon moi, l’avantage de rendre compte aussi bien des macro-stratégies de consolidation du contrôle social, inhérentes aux grands dispositifs de police, que des micro-stratégies disparates mises en œuvre par différents groupements privés au sein de la société. Le processus (asymptotique) de politisation, considéré comme le tissage, non systématisé mais relativement cohérent, d’un ensemble de liens (forts, faibles, absents ou insignifiants, contingents, potentiels 10, etc.) est un processus d’équipement cumulatif, au sens où chaque équipement de politisation peut en quelque sorte s’appuyer sur le précédent, quelle qu’en soit la distance, techniquement qualifiée. Cette cohérence tient moins, selon moi, à une ruse de la raison ou à une stratégie de construction de système, qu’à des parentés de visions du monde. Ainsi, par exemple, les différents dispositifs de maintien à domicile des personnes âgées, qu’ils soient à visée de community care 11 ou de prise en charge à la manière française, reposent-ils sur une composition entre une vision du monde autonomiste et une vision du monde compensatoire 12 (une même composition de visions du monde peut, par ailleurs, soutenir des dispositifs apparemment très éloignés les uns des autres, tant par les moyens qu’ils mettent en œuvre que par les comportements qu’ils visent à codifier).
8Le principal point de convergence avec l’analyse de Foucault porte ici sur l’existence de dispositifs de codification des passions autres que les « disciplines », ce qu’il appelle parfois des « disciplines consensuelles » (à condition de ne pas l’entendre au sens habermassien d’action concertée). Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’« informal justice », autre forme de fonctionnement de la justice pénale, mais qui ne liquide pas la question du pouvoir, sous prétexte que d’autres formes d’autorité s’y établissent. D’où le rappel : « Le pouvoir ce n’est pas la discipline ; la discipline est une procédure possible du pouvoir », (D&É-II, p. 1409). L’autre point de convergence porte sur l’impossibilité de déduire de la forme ou de l’inspiration d’un équipement son effet codificateur précis : « Rien ne prouve, par exemple, que dans la relation pédagogique [...] ce soit l’autogestion qui donne les meilleurs résultats ; rien ne prouve au contraire que ça ne bloque pas les choses », (D&É-II, p. 1408).
Degrés de politisation
9Reste, dans l’ombre pour l’instant, la question des degrés de mise en forme de ces équipements politiques que l’on peut, selon moi, aborder – même si tout ne s’y résume pas – à partir du couple déstabilisation/stabilisation. Équiper, c’est mettre en forme, c’est-à-dire stabiliser. Mais cette stabilité acquise à force d’équipements, à peine assise, est toujours menacée d’être débordée, comme l’a bien montré Michel Callon, lorsqu’il a mis en évidence l’importance de la tension entre le « cadrage » (framing) et le « débordement » (overflowing) que ce soit sur des marchés ou dans de nombreuses situations d’incertitude ou dans les « forums hybrides » 13. Lorsque le cadre est submergé, il s’agit bien d’élargir 14 son formatage, en produisant de nouveaux équipements, plus accessibles, moins explicitement contraignants. Une nouvelle stabilisation est à ce prix, celui d’un « investissement de formes » 15. Dans une telle conception, il s’agit bien de poser l’existence de degrés de politisation, où la passion civilisatrice est toujours la même, mais où les contraintes d’engagement peuvent être ordonnées sur une échelle de difficulté. Rien ne dit que l’échelonnement soit l’effet d’une stratégie a priori, mais rien n’interdit de penser non plus qu’il ne soit réajusté a posteriori, comme le montrent les exemples suivants.
10Si l’on examine la politique française de prise en charge des toxicomanies, il faut bien admettre qu’à côté des disciplines initiales de traitement frontal (criminalisation et injonction thérapeutique d’une part ; sevrage d’autre part), ont été mises en place de manière progressivement cohérente des disciplines fondées sur l’idée de substitution et que je propose de traiter comme des dispositifs de politisation hiérarchisés selon leur degré d’exigence. La métaphore du « seuil », empruntée aux dispositifs britanniques (threshold), sert ici de vecteur. Lorsque l’on soumet la distribution de la méthadone à des conditions d’ancienneté dans la carrière et de gravité des pathologies associées, pour les patients et à des taux d’encadrement pour les professionnels, on fait bien entrer des individus dans un protocole relativement exigeant. L’incapacité de ce dispositif expérimental à faire face aux « débordements » du SIDA et de l’hépatite C a conduit l’État à assouplir les conditions d’entrée (1994), pour mettre en place des « structures à bas seuil » – qui, dès lors, font apparaître, par contraste, les équipements antérieurs comme étant « à haut seuil ». Ces structures à bas seuil (comme les sleep in) abaissent les seuils d’exigence, en direction des usagers et des professionnels. Enfin, la possibilité donnée, à partir de 1995, à des médecins généralistes, de prescrire une molécule de substitution (le Subutex®), abaisse encore le seuil : face à des médecins qui sont le plus souvent dépourvus de compétences en matière de traitements psycho-sociaux des drogues et animés de craintes à leur égard, les demandeurs de prescription peuvent se comporter comme des clients pressés, sans réelle nécessité d’un travail de gestion de la façade, comme il se doit habituellement dans l’État social. Une interprétation hâtive de cet élargissement du cadre pourrait laisser croire que le souci de protéger la société contre les risques infectieux et criminels est le principal objectif de cette politique de substitution (qui s’appelle d’ailleurs en France, la « réduction des risques »). Sans doute peut-on dire que cette stratégie est présente, puisque l’État ne se donne pas les mêmes moyens pour lutter, au sein de la même population, contre la progression de l’hépatite C, qui est moins prompte à franchir les barrières des groupes sociaux. Mais ce serait oublier que le contrôle direct de cette population par le respect de critères n’est pas possible et qu’il faut lui permettre de se stabiliser sans contrepartie, en réduisant non seulement les risques, mais les dommages (ce qui s’appelle « harm reduction » dans le reste de l’Europe).
11Cet exemple montre ce que peut être un dispositif de politisation des passions relativement cohérent, quoiqu’il n’ait été que progressivement ajusté à des transformations des pratiques sociales. Chaque nouveau degré de politisation permet d’atteindre de nouvelles franges de population, sans pour autant rendre caducs les anciens : dans le cas considéré, les institutions de sevrage et de réhabilitation contractuelles restent actives, tout comme les textes de pénalisation. On peut même trouver (par exemple en Suisse ou aux Pays-Bas) des expérimentations de nouvelles formes de haut seuil, comme la prescription d’héroïne sous contrôle. On notera enfin que la justification de ces abaissements des seuils repose sur une vision du monde autonomiste : l’efficacité ne saurait être obtenue par l’accroissement des compétences technicistes des professionnels, mais par les usagers mis en situation (stabilisée) d’éprouver les limites de leur différence.
12D’autres dispositifs de politisation, moins cohérents et moins stratégiques, pourraient être brièvement évoqués. Ainsi pourrait-il en être des dispositifs d’expertise. Face aux limites des expertises classiques d’aide à la décision, commanditées à des techniciens compétents mais animés d’une culture du secret de fabrication, sont progressivement apparues (notamment sur le terrain d’expérimentation qu’a été la Politique de la Ville en France) des expertises participatives, permettant à des non-spécialistes (« amateurs », « usagers »…) de contribuer à la résolution du problème : ces dispositifs s’avèrent capables de stabiliser aussi bien des contre-expertises plus ou moins alternatives référées à l’écologie ou à d’autres politiques de la nature, que des savoir-faire disparates concernant les avalanches, les inondations, etc. 16 Pourtant, il serait abusif de les rapporter à une stratégie d’harmonisation rampante ou tentaculaire, même a posteriori : ces « forums hybrides » coexistent de manière très instable avec des forums plus cadrés, comme les Commissions du Débat Public 17, elles-mêmes issues d’élargissements des cadres de consultation de l’État.
État, société civile et gouvernement
13Finalement, qu’est-ce que tout ça (la biopolitique ou la politisation) produit ? Foucault aurait pu répondre : de l’État et de la société. Ces dispositifs n’émanent pas d’un État prévoyant, soucieux d’étendre ses ramifications partout, mais au contraire contribuent à construire cet État et la société qu’il régule (au moins comme prophétie auto-réalisatrice). Comme on le sait, Foucault n’adhère pas à la distinction classique entre État et société civile, sauf si on la considère comme « une schématisation propre à une technologie particulière de gouvernement » (D&É-II, p. 820). Il a cherché à dépasser l’opposition entre la technologie prussienne (l’État vient digérer la société civile en la gouvernant de plus en plus, selon le schéma de l’universel hégélien) et la technologie libérale (dans l’aspiration néo-corporatiste, la société civile peut se suffire à elle-même) en montrant la succession historique de formes d’États constituées de dosages différents de droit et d’ordre (État de justice, État administratif, État de gouvernement). D’où, selon Foucault, l’intérêt pour le chercheur de mettre l’accent, non sur « l’étatisation de la société », mais sur la « “gouvernementalisation” de l’État » (les guillemets sont de M. Foucault : D&É-II, p. 656). Cette vision des choses macro-sociale ne me paraît pas incompatible avec l’idée de degrés de politisation, seule manière de gouverner « le plus loin possible » sans requérir l’adhésion à des dispositifs étatiques, prussiens ou libéraux.
14L’ordre semble en mesure d’absorber le droit : dans la France contemporaine, l’activité de conseil juridique (référée à la régulation de nouveaux besoins économiques) n’a-t-elle pas en quelque sorte absorbé la profession d’avocat, contrainte à se redéfinir au milieu des années quatre-vingt du xxe siècle ? Mais l’ordre ne fait pas disparaître le droit, comme le montrent les différentes activités de médiation, qui déplacent simplement l’accent juridique et changent ceux qui l’exercent 18. L’ordre est-il, dès lors, une forme d’hégémonie ? Foucault ne cite jamais Gramsci et n’emploie pas son vocabulaire, malgré la parenté évidente entre les couples « droit/ordre » et « coercition/hégémonie ». Il pourrait être d’accord avec la torsion qu’impose Gramsci à la notion classique de société civile (formant, avec la société politique, l’État et non pas opposée à lui), mais ne saurait référer l’hégémonie à une classe dominante.
Résistances, cristallisations et attachements
15On peut imaginer qu’une part des ajustements opérés au sein du processus de politisation soit l’effet des réactions des populations visées, voire l’effet de leur détachement (c’est l’exit au sens d’Hirschmann) par rapport aux dispositifs mis en place. En ce sens, un dispositif de politisation apparaît toujours, à ceux qui sont susceptibles d’y entrer comme à ceux qui ont pour tâche de rendre l’entrée abordable, plus ou moins comme une cote mal taillée. J’ai montré, sur l’exemple cité plus haut de la politique de réduction des risques, que c’est là ce qui le rend efficace : c’est « la force des dispositifs faibles » 19. Dès lors, toute résistance est-elle vaine ? Foucault récuse cette forme de fatalisme de la récupération : « [...] la résistance au pouvoir n’a pas à venir d’ailleurs pour être réelle, mais elle n’est pas piégée parce qu’elle est la compatriote du pouvoir. Elle existe d’autant plus qu’elle est là où est le pouvoir » (D&É-II, p. 425). Mais comment rendre compte des différentes formes et modalités d’usage des dispositifs de politisation des passions ? On ne vise pas ici seulement les usages conformes directement induits ou renforcés par l’« anatomo-politique », mais tout ce qui s’appelle habituellement : résistance, écart, déviance, indifférence, détournement, « toute cette agitation perpétuelle », comme dit Foucault (D&É-II, p. 407), qui est aussi ce par quoi le pouvoir « transite ». Il me semble que la réponse à cette question implique autant une modification de la conception de l’acteur qu’une présentation des techniques de mise en visibilité.
Événementialiser pour observer les cristallisations
16Il faut rappeler que tout l’équipement politique que l’on vient d’analyser dans la partie précédente est lui-même une réponse – colonisatrice, investissante, globalisante – à l’existence des passions (et du pouvoir dont elles transpirent, qui a sa « solidité » propre). C’est pourquoi Foucault appelle à une « analyse ascendante » du pouvoir. La résistance est donc moins une réponse, qu’une réponse à la réponse. Ce qui est en question ici, c’est la formation interne de dispositifs d’orientation et parfois de stabilisation de pratiques sociales exprimant en actes ce qu’on appelle parfois « passions », mais aussi « besoins » ou encore « insatisfactions », etc. Ce processus peut être dit « interne », parce qu’il est saisi à partir de l’individu qui le porte, sans qu’il soit nécessaire à ce stade de se demander si cette orientation vers un objectif et cette stabilisation sont (ou non) et jusqu’à quel point, l’effet de dispositions intériorisées (par exemple un habitus). J’ai proposé d’appeler « processus de cristallisation » ce passage d’un état informulé à un état thématisé et affecté d’une valorisation. La métaphore doit bien sûr quelque chose à la « cristallisation amoureuse » décrite par Stendhal. Ce qu’on en retient ici, c’est la transformation de quelque chose de relativement routinisé et banalisé (que l’on peut appréhender sociologiquement à partir du « régime de familiarité » 20) : en quelque chose d’exceptionnel et d’urgent : si la cristallisation amoureuse fait briller de mille éclats ce qui se présentait comme assez terne, la cristallisation d’un mécontentement, par exemple, lui donne un pouvoir organisateur au sein d’un ensemble de pratiques sociales. La sociologie française a beaucoup de retard à rattraper dans ce domaine, puisqu’elle a largement négligé, sans doute sous l’influence de Durkheim, de constituer une sociologie des émotions 21. Il me semble en tout cas qu’on ne peut laisser dans le flou ce processus de cristallisation émotionnelle. Pour en rester aux terrains qui ont servi de moyen de présentation de la politisation, on pourrait évoquer quelques jalons de ce processus. Le régime de familiarité d’un usager de drogues offre une palette très intéressante pour illustrer ce phénomène : la cristallisation de certaines pratiques peut s’opérer en référence aux dispositifs de politisation existants (ils entrent, par compliance ou par appropriation contractualisée, dans des dispositifs à haut seuil ou à bas seuil), mais elle peut aussi se fixer au moyen de duplicités (identifiées par l’institution comme « tactiques perverses », telles l’invocation de l’urgence et du manque) ou se déployer à la marge sous la forme d’automédications (déplorées comme des détournements dangereux par les professionnels chargés du bas seuil). En d’autres termes, la sortie du régime de familiarité avec la drogue apparaît comme une pluralité de possibilités de processus : leurs destins institutionnels ou plus largement sociaux ne seront pas les mêmes selon la voie de cristallisation adoptée.
17L’une des clés données par Foucault pour saisir ces phénomènes fonctionne comme un impératif méthodologique : « événementialiser », pour faire surgir les singularités, retrouver les connexions, les rencontres, les passages, qui n’étaient pas « si nécessaires que ça », en bref, saisir l’événement, non comme une cause mais comme un « polyèdre d’intelligibilité » (D&É-II, p. 842 s.). Selon la perspective que l’on propose ici, saisir l’événement c’est interroger l’équipement, à la fois pour ce qu’il lui doit et pour ce qu’il dissimule. Ce couple événement/équipement est un outil intéressant pour approcher tant le processus de politisation que le processus de cristallisation : l’équipement ne renvoie pas qu’aux stabilisations politisées ; il peut aussi caractériser des durcissements de cristallisation 22 ; l’événement déborde les deux catégories d’actions.
Individu, actant-réseau et attachement
18Mais comment caractériser l’individu dont les passions se trouvent ainsi circonstanciellement dotées d’extensions généralisantes ? Ce n’est ni une psychologie des raidissements émotionnels, ni même une socio-démographie de la distribution des passions sociales qui est en jeu. Une autre voie de théorisation est disponible, en termes d’« actant-réseau » 23 et d’« attachement » 24. Elle peut même prendre appui sur Foucault : « Il ne faut donc pas, je crois, concevoir l’individu comme une sorte de noyau élémentaire, atome primitif, matière multiple et muette sur laquelle viendrait s’appliquer, contre laquelle viendrait frapper le pouvoir, qui soumettrait les individus ou les briserait. En fait, ce qui fait qu’un corps, des gestes, des discours, des désirs sont identifiés et constitués comme des individus, c’est précisément cela l’un des premiers effets du pouvoir ; c’est-à-dire que l’individu n’est pas le vis-à-vis du pouvoir, il en est, je crois, l’un des effets premiers. L’individu est un effet du pouvoir et il est en même temps, dans la mesure même où il est un effet, un relais : le pouvoir transite par l’individu qu’il a constitué » (D&É-II, p. 180) – c’est moi qui souligne.
19En adoptant ce renversement de perspective, la cristallisation constitue l’individu, ce qui prend à revers les théories contemporaines de l’identité. C’est l’entrée dans un dispositif politisé (un réseau socio-technique, dans le vocabulaire de la sociologie de la traduction) qui spécifie l’existence d’un « sujet », d’une « personne active » ou « passive », d’un « bénéficiaire », d’un « usager », etc. L’individu n’y préexiste pas : c’est au regard de ce qu’il y revendique d’être ou de ce qui lui est assigné comme place, qu’il convient de chercher des éventuels déterminants de son action et les contacts qu’il noue. Comme l’indiquent Antoine Hennion et Émilie Gomart : « Le pouvoir générateur des “dispositifs” dépend de leur capacité à créer et à utiliser de nouvelles capacités chez les personnes qui les traversent » 25. L’unité d’analyse n’est plus alors le sujet, la structure, ni même l’action, mais le passage d’un état à un autre, c’est-à-dire l’événement (il y a ici une proximité avec la notion d’« événement » chez Foucault évoquée ci-dessus). Il y aurait donc des attachements équipés (ici : politisés) et des attachements événementialisés (ou : cristallisés).
20Cette distinction a une portée réflexive : les principaux auteurs des politiques publiques opposent eux aussi équipements et événements, comme étant deux manières d’augmenter l’impact des dispositifs, lorsqu’elles sont complémentaires ou de les affaiblir, lorsqu’elles s’excluent mutuellement. Comme le déclarait un responsable culturel au cours d’une enquête : « Quand vous abusez des événements, vous devez songer à les stabiliser par des équipements et quand vos équipements tendent à se suffire à eux-mêmes, vous devez trouver des événements pour les déstabiliser ».
21Selon la sociologie de l’attachement, on pourrait donc décrire deux passions actives dans les réseaux. D’un côté, les individus émergent des réseaux comme « experts participatifs », qu’ils soient professionnels, amateurs ou usagers ; de l’autre côté, il y a, du point de vue de ces réseaux, des consommateurs que l’on pourrait appeler « évasifs », par jeu de mots, puisqu’ils échappent aux dispositifs pour des raisons que tout le monde comprend mal (ils s’attachent alors à d’autres réseaux en partie parce qu’ils ne s’attachent pas aux précédents). Mais, comme on l’a vu, une partie des premiers attachements peut temporairement être prise par la seconde catégories d’individus (et inversement) : nous ne pouvons donc les séparer les uns des autres comme étant deux catégories d’acteurs. Nous pouvons juste parler de deux catégories d’événements ou de passages (certains parleront de « bons » et de « mauvais » « passages » 26). D’une manière plus générale, les degrés de consolidation de ces passages proliférants peuvent être rapportés à la théorie de la cristallisation proposée ici.
Désubstantialiser…
22Au terme de ce parcours en compagnie de Foucault, où l’on a fait tantôt appel à lui et tantôt cheminé sans lui, se dessine une modalité de réception. Foucault formule des renversements théoriques importants, en référence à des affrontements idéologiques spécifiques à son temps, mais ils ont une portée sur d’autres terrains, qui n’exigent pas qu’on se limite à un contexte agonistique. C’est pourquoi le procès d’équipement technologique des individus a été repris ici en étant pratiquement déconnecté de la question du pouvoir et de la domination. En outre, on aura pu voir l’intérêt d’un redéploiement de ces conceptualisations pour une mise à l’épreuve empirique : c’est ce qui est esquissé grâce à la théorie du double processus de politisation et de cristallisation et c’est ce qui est au bout de la théorie de l’actant-réseau, comprise comme mode d’exploration de ce que peut être une conception de l’individu. Mais, en tout état de cause, recourir à Foucault, c’est se placer du côté d’une démarche de dé-substantialisation des rapports sociaux, prélude à une compréhension de leurs procédures d’équipement.
Annexe
Compte rendu des discussions
Jean-Yves Trépos souligne que son emploi du mot individu ne doit pas renvoyer à la conception lockienne de l’individu libéral. Jean-Louis Fabiani note que la question de l’événement ou de l’événementialisation qui lui semble être le point central de l’intervention devient une préoccupation nouvelle de la sociologie, entre autres avec les travaux de Bruno Latour et Michel Callon et du CSI. Cependant, il rappelle que cette question de l’événement se trouve en partie déjà explicitée chez Weber et reprise aujourd’hui par Andrew Abott, en particulier à propos des phénomènes de politisation contemporains mais aussi pour penser la question du changement.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Yves Trépos, « L’équipement politique des passions », Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004, mis en ligne le 05 octobre 2007, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/954 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.954
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