1Une recherche qui a bénéficié du concours de la prime d'installation octroyée par l'Université de Metz, de la Mission du Patrimoine ethnologique et du FAS a permis de conduire une analyse permettant d'appréhender un phénomène à la fois en termes de genre, de migrations et de « niches » d'emploi. Les domestiques philippines rencontrées durant plus de quatre ans à Paris sont en effet emblématiques de carrières migratoires et de genre très spécifiques et sans doute appelées à se développer, sous des formes certes diverses mais répondant à des évolutions comparables. Les Philippines, un archipel de plus de 7000 îles, ont connu, avant la
2conquista, une société relativement égalitaire en termes de genre, laissant aux femmes des responsabilités tant politiques, commerciales et sur la conduite de leur vie y compris sexuelle. Cette société cependant configurée par la tradition repose néanmoins, et de manière non contradictoire sur des relations de réciprocité qui maintiennent les jeunes, mais aussi, sous certaines conditions , les femmes dans une subordination certaine. La « dette de gratitude » oblige davantage les filles que les garçons. Après la christianisation de l'archipel (aujourd'hui encore les philippins sont chrétiens à 98 %), les rôles des femmes restent marqués par cette double origine : autonomie et notamment esprit entrepreneurial et commercial, et soumission au patriarcat dominant, qui se fonde sur la double contrainte de la tradition et du christianisme. La donne va être modifiée, en perpétuant ces tendances non contradictoires (Simondon parle non de contradiction, mais de disparation), lors de la conquête en 1898 des Philippines par les américains. Ceux-ci en amplifiant la christianisation vont, à travers les missionnaires également, développer l'enseignement, notamment des filles, et la diffusion parmi les personnes inscrites dans ce mouvement de scolarisation de l'anglais. Pourquoi pour autant les philippines migrent-elles si loin?
3Une première raison tient au fait que depuis la dictature de Marcos, face à la dégradation dramatique des conditions socio-économiques, les pouvoirs publics ont favorisé l'émigration de leurs compatriotes les plus formés. Ainsi migrent vers les pays de la péninsule arabique, mais aussi au Canada ou aux Pays Bas, des techniciens et ingénieurs, ainsi que des infirmières. Cette migration volontaire est encadrée par des contrats de pays à pays. Ce sont les Overseas Workers, nouveaux héros de l'archipel. Cependant la main d’œuvre philippine présente des atouts tout à fait distinctifs du fait de l'évolution dans l'archipel. En ce qui concerne les femmes par exemple, leurs qualités professionnelles se doublant de leur maîtrise de l'anglais, tout en se combinant avec des formes de déférence et de soumission du fait de la socialisation primaire encore influencée parla tradition, en fait des employé-e-s recherché-e-s sur le marché du travail. Bientôt se développe à côté des filières officielles, des migrations « informelles » passant par des officines qui procurent faux visas, faux passeports et passeurs permettant de fuir la pauvreté de l'archipel. Il se créé un véritable marché du travail parallèle qui s'inscrit dans l'économie informelle et aujourd'hui, dans toutes les parties du monde, sauf peut-être en Amérique du Sud, on trouve des philippines employées dans la domesticité « haut de gamme », dans une niche économique qui leur est propre. Elles disent, non sans humour, qu'elles sont les « Mercedes-Benz » des domestiques. Quelle en est la raison ? Ces femmes urbaines, anglophones, chrétiennes, éduquées, ayant pour la quasi totalité d'entre elles occupé des postes de responsabilité dans le monde professionnel, mais en même temps « déférentes » (Goffman), disposant de compétences subjectives et affectives puisque pour la plupart déjà mères, apportent en effet aux employeurs une « plus-value » bien supérieure à leur statut ancillaire. Elles savent gérer une maison, donner un coup de main pour l'apprentissage de l'anglais, on peut leur faire toute confiance. Laissant la plupart du temps, leurs enfants et le mari dans l'archipel, certaines auteures (Hochschild, 2004, Rotkirch, 2002, Tronto, 2001) parlent de « transplantation des affects », « dechaînes d'amour » ou de « soin multiculturel » aux enfants du Nord.
4Notre travail empirique de longue durée, en immersion, nous permet d'avancer une image plus complexe. Certes, elles évoquent la douleur de la séparation et de l'exil, mais lorsque le mari reste aux Philippines, elles les appellent aussi, non sans humour, leurs « housebands ». Mais surtout, cette migration n'est pas une migration de la misère, c'est une migration projet, une migration « aventure construite » comme l'évoque Ph. Aguilar (2002). C'est en effet parce qu'elles savent qu'il existe une niche sur ce marché spécifique des emplois domestiques pour les familles aisées (diplomates, étrangers, managers internationaux, mais aussi avocats, professeurs d'Université français, médecins) qu'elles savent trouver à s'employer en migrant. Une diaspora structurée par les allers et retours, les informations à travers un journal comme Tinig Filipina, animé par une ancienne domestique qui diffuse des lettres, des tuyaux, des adresses et sert de lien dans ce monde saturé de relations virtuelles (mails, téléphone, cassettes). Et elles migrent parce qu'un travail domestique à Paris, toutes choses égales par ailleurs, leur rapportera beaucoup plus que le travail qui est le leur dans l'archipel. Beaucoup finissent pas obtenir des papiers, d'autres font venir leurs conjoints, voire leurs enfants. Mais ce qui configure et spécifie leur migration est un projet, un plan de vie (construire une maison dans l'archipel, payer des études, voire une domestique aux enfants restés aux Philippines, apporter une contribution à une petite entreprise familiale ou communautaire). Car la migration n'est pas façonnée, comme pour les maghrébins par un ou bien/ou bien, mais par un et/et.
5En effet, le statut dans l'archipel de ces femmes se transforme lorsqu'elles reviennent pour des visites : elles apportent le parfum et la distinction de la vie parisienne. A travers leurs cadeaux, leur prestance métropolitaine, elles font montre d'une inversion des rôles en termes de genre, ce sont elles les « breadwinners », ce sont elles qui sont admirées et respectées, le paiement de leur « dette de gratitude » à l'égard de la famille ou de la communauté leur permettant d'occuper une position moralement gratifiante. Et lorsque après de longues promenades, de visites aux Préfectures pour les aider à obtenir des papiers, on finit par poser la question du retour, c'est le plus souvent, sans hésitation qu'elles lâchent qu'elles ne pourraient plus « s'habituer » à la vie aux Philippines. Et qu'elles donnent sens à ce projet transnational qui les anime où les allers et retours maintiennent les liens mais où leur position,
6notamment en termes de genre est améliorée. C'est en ce sens que je propose, en recourant au concept d'entrepreneur « politique » développé par Toni Negri pour les économies actuelles qui doit savoir concilier compétences techniques et subjectives, que je les qualifierais d'entrepreneures d'elles-mêmes, au sens d'une maîtrise de leur vie qui ne peut se construire que dans ce va et vient qui stabilise par là même les libertés qu'elles ont acquises et dont elles mesurent la portée. D'autres travaux montrent l'émergence de tels patterns de migration qui concernent des travailleurs qualifiés (Bouly de Lesdain, Bredeloup, Laacher,
7Tarrius).
8Deux questions méthodologiques dans la recherche ont été évoquées lors de cet exposé. Cette recherche devait mettre l'accent sur les femmes en situation irrégulière. Elles n'ont pas été difficiles à trouver, se réunissant au vu et au su de tout le monde à l'Eglise américaine du quai d'Orsay à Paris, ou dans les locaux de la Banque nationale des Philippines en compagnie du Vice consul des Philippines. Mais un aveuglement méthodologique nous est apparu au cours de la recherche : j'étais si soucieuse de rencontrer les sans papières que je ne voyais qu'elles. Et ce n'est qu'ensuite que j'ai pu analyser comment celles qui avaient des papiers formaient un filet de protection, une ressource dans l'installation et la diffusion des codes, mais aussi les coups de mains. L'informalité du travail de ces femmes n'existait que grâce et à travers les familles de l'économie formelle qui les supporte et les porte à proprement parler. On commence toujours avec des œillères donc à d'abord discerner pour les balayer.
9Le second point qui m'a semblé important dans cette recherche et qui peut informer d'autres travaux, c'est la tentation du ou bien/ou bien. Nous sommes toujours et d'abord façonnés par la contradiction, les idées généreuses d'une pensée des processus qui victimisent et l'on oublie alors d'aller écouter, voir. On ne chausse pas les bonnes bésicles, on est aveugle et aveuglé par les bons sentiments. Car ce que les philippines m'ont appris, c'est qu'elles étaient à la fois tristes, et à la fois libres de l'atmosphère, pourtant confinée de leurs chambres de bonnes, parce que leur projet les excédait largement. Microscopiser, pour reprendre une expression de Witold Gombrowicz, creuser au niveau des singularités, dé-faire les grands ensembles molaires pour tenter d'appréhender et de rendre compte des lacis, des voies de traverses et des espaces de liberté qu'elles savent se construise.