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Texte intégral

1Même si par l’heur d’un miraculeux œcuménisme de la pensée, les sciences humaines parvenaient à défendre de concert le projet d’une anthropologie générale, elles ne pourraient réaliser cette tâche, sans le secours et le concours de la philosophie. Pareillement, si nostalgique fût-elle de son antique position dans le champ du savoir, la philosophie trahirait sa mission, si elle se mettait en retrait des sciences humaines, afin de s’imposer en instance judicative des nouveaux savoirs que celles-ci mettent en œuvre. Que chacune de ces formations rallie son ordre propre et renonce à vouloir absorber ou dominer l’autre et, alors, on pourra assister à l’installation du débat démocratique dans la communauté scientifique des chercheurs et des enseignants. Les sciences humaines condamnent le philosophe à l’ironie de son métier, au paradoxal travail du négatif, si nécessaire au questionnement qu’il mène. Inversement, la philosophie oblige le chercheur en sciences humaines à faire parler les savoirs : à en extraire la parole qui s’y dit à demi-mots et que soufflent les voix plurielles de leurs discours éclatés. Voici le philosophe renvoyé à l’adire de son interrogation et le chercheur au “ c’est-à-dire ” de ses trouvailles. On l’a compris, la philosophie qui se trouve ici conviée n’a rien à voir avec les stéréotypes dont on l’affuble. Elle n’est ni dialectique académique, ni sophistique de convenance, ni rhétorique de classe. Elle est la discipline de la pensée à laquelle toute discipline, philosophie comprise, doit faire allégeance. Tôt ou tard, le philosophe et le chercheur en sciences humaines sont, l’un et l’autre, confrontés à la nécessité de commettre une énonciation abrupte et décisive, tranchante et impardonnable.

2Si rencontre il y a entre ces deux formations, ce ne peut être que dans un lieu oublié : celui d’une culture, tiraillée entre deux extrêmes, qui s’organisent en topiques de référence. Or, ce sont ces topiques qui délimitent le champ de deux regards épistémiques fondamentaux. Les sciences humaines, en effet, légitiment l’objet du point de vue de la position du chercheur. Comme tel, cet objet, quel qu’il soit, n’est jamais contesté, puisqu’il demeure relatif aux représentations qui en dressent le profil. La philosophie, quant à elle, montre que cette position innocente est bel et bien le fruit d’une supposition de taille : celle de représentations qui se présupposent elles-mêmes. Il n’y a, en effet, d’objectivité qu’au prix d’une dénégation : celle du discours à dire le vrai sur le vrai. Mais l’attitude critique de la philosophie n’a point pour but de dénoncer le diallèle caché qui fonde le consensus épistémologique des sciences humaines 1. Elle vise seulement, et c’est essentiel, à montrer le sens ambivalent de la présupposition même. D’une part, en tant qu’elle est déniée ou refoulée, celle-ci institue le régime de l’objectivité. Mais, d’autre part, en tant qu’elle est analysée et déconstruite, elle se métamorphose en impératif de vérité. Il faut cette présupposition, qui circonscrit, en quelque sorte, le surgissement phénoménal de la vérité dans le champ de la représentation. Ainsi, la philosophie récuse-t-elle toute attitude de dénonciation. Car elle se limite à déconstruire le rituel même de la représentation, pour en dégager le sens, en pratiquant la skepis épochale ou l’épokê sceptique qui libère le regard de l’esprit (inspectio mentis).

3La philosophie se meut dans les espaces-limites de l’ordre symbolique de la Loi, que celle-ci se figure dans l’être créé, dans le cogito, dans l’impératif catégorique, dans la volonté, dans l’absolu divin, dans l’éternel retour... En revanche, les sciences humaines explorent les larges champs de l’ordre économique et de l’échange humain. Or, ces deux ordres se recoupent au lieu même de la culture, qui se présente comme leur formation interfaciale. L’ordre symbolique, celui de l’Autre, c’est la dimension humaine, transculturelle, langagière de toute pensée, de tout débat et de toute rencontre qui représente l’impératif fondateur de l’ordre économique. Il s’inscrit précisément dans la présupposition vivante qui constitue le texte de la culture. Freud nous enseigne, en effet, que c’est cette présupposition qui fait notre malheur et notre bonheur. Car, d’un côté, la culture nous impose un renoncement pulsionnel, pour que nous puissions nous livrer à l’échange communicationnel. Et, d’un autre côté, elle s’emploie à nous faire rêver, pour nous faire oublier les souffrances et les limites qu’elle nous a au préalable imposées.

4On le voit, la culture prend corps dans une présupposition qui en masque le jeu mensonger. Elle efface les stigmates dont elle nous marque au coin, en nous ouvrant l’espoir de possibles illimités. À peine saillie, elle se rebiffe contre elle-même. Aussi, n’existe-t-elle qu’à se présupposer, en se déniant. Mais, c’est par cette insolite réduplication, qu’elle nous oblige et nous lie les uns aux autres. Par les interdits qu’elle nous assène, elle fait Loi. Ainsi, l’ordre symbolique est-il immanent à l’ordre économique dont il est le sens, la visée, la finalité. On comprend alors qu’à force de ne voir que l’ordre économique, on efface, peu à peu, de l’horizon, l’ordre symbolique. On le rature, on le brouille, mais sans le rejeter pour autant. Aussi, se met-on dans l’impossibilité de pouvoir le figurer. La modernité ne serait-elle pas cette panne de figuration, provoquée, paradoxalement, par un trop-plein de figures qui feraient l’économie de la Loi, des interdits, des limites, des extrêmes, du pouvoir négatif de la parole ?

5La culture se rattache indissociablement à l’ordre économique et à l’ordre symbolique. Le premier compose la texture de ce que l’on appelle l’objectivité, où le sens se précipite, s’objective dans une présupposition non reconnue et non explicitée. Le second témoigne de la vérité, qui déplie et déploie la présupposition comme telle, pour en extraire la Loi. Aussi, les sciences humaines ont-elles beau s’en tenir à l’ordre économique, où elles évoluent, elles échouent néanmoins, en butant sur un ordre symbolique, à la fois transculturel et éthique, tissé d’archétypes et de symboles universels, et structuré par les interdits fondateurs, que ces derniers attestent. Elles en appellent, de manière différée, à la Loi. Mais, à l’inverse, la philosophie ne saurait opérer la conceptualisation de l’ordre symbolique qu’elle questionne, sans le porter au langage de la logique, de l’éthique ou de l’anthropologie et, par conséquent, sans l’arracher à l’espace tumultueux de l’ordre économique.

6La présente revue entend faire se croiser ces deux trajectoires : celle du discours des sciences humaines cherchant à témoigner, à travers normes et règles, de la Loi, à rallier une transcendance qui stigmatise l’homme au cœur même de son agir communicationnel ; celle du discours philosophique qui vérifie l’efficacité symbolique de l’impératif catégorique au cœur même de la cité. Elle donne rendez-vous au lecteur sous le Portique, espace ouvert et dont les limites sont, à chaque fois, mesurées par les transitionnalités qui s’y négocient. La sagesse du Portique est conforme au modèle stoïcien d’une pensée du seuil, des degrés et des limites, qui, lancée à la recherche de l’impossible “ lekton ”, se risque à penser l’événement.

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Notes

1. Pyrrhon, et Sextus Empiricus, dénoncent le diallèle qui préside à l'institution du vrai : pour trancher le désaccord qui conduit au vrai, il faut un critère, mais, pour avoir ce critère, il faut avoir tranché le désaccord. Reste à présupposer le vrai (Hypotyposes pyrrhoniennes II/4).
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Paul Resweber, « Ouvertures »Le Portique [En ligne], 1 | 1998, mis en ligne le 15 mars 2005, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/701 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.701

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Auteur

Jean-Paul Resweber

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