Foucault et le CERFI : instantanés et actualité
Résumés
L’analyse généalogique de Michel Foucault a inspiré de nombreux chercheur-e-s au cours des années 1970 en apportant à celles et ceux qui ont eu le privilège de la découvrir une inspiration féconde et enrichissante. Dans un collectif de recherche auto-géré créé par Félix Guattari en 1966, le Centre d’Étude, de Recherche et de Formation Institutionnelles (CERFI), Michel Foucault a assuré la direction scientifique d’une des premières recherches intitulée Généalogie des équipements collectifs. Si cette rencontre, fruit d’une proximité intellectuelle entre Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari, est datée, appartient-elle pour autant à une époque révolue ou n’indique-t-elle pas l’urgence et l’actualité des thèmes travaillés alors ? Les témoignages donnés ici semblent l’indiquer.
Texte intégral
1En 1965, une bande de jeunes opposant-e-s de gauche au stalinisme, frais émoulu-e-s d’une exclusion en bonne et due forme de l’Union des Étudiants communistes, organisation atypique et jusque-là largement « anti-Parti » 1, rencontre un personnage étrange qui leur fait découvrir des horizons inattendus où le politique et l’inconscient ont partie liée, Félix Guattari. Ce militant trotskyste 2, à la recherche de formes autres d’organisation politique avait visité la Yougoslavie de l’autogestion et la Chine de Mao, et travaillait à la Clinique psychiatrique de La Borde où, à la suite des expériences inaugurales initiées au moment de la Guerre d’Espagne par François Tosquelles à Saint-Alban, étaient mis en pratique les principes proprement subversifs de l’expérience lozérienne dans l’accueil de la folie. Ce fut pour les singularités qui composent cette bande liée autant par des convictions que par des affects, une rencontre décisive tant intellectuelle qu’humaine. Et leurs vies allaient, sans qu’elles/ils le sachent véritablement, être détournées de leur parcours prévisible et attendu. Être ainsi brusquement exposé-e-s à la folie, à la fois quotidienne et radicalement étrangère, confronté-e-s à des bouleversements intellectuels et personnels par l’irruption inattendue de l’analyse de l’inconscient ainsi pratiquée conduisait à emprunter des chemins non balisés et risqués qui pouvaient prendre successivement la forme d’une garde de nuit à l’infirmerie du Parc et l’assistance aux séminaires de Lacan le mardi à la rue d’Ulm. Ainsi, évoquer la figure de Michel Foucault qui a assuré la direction scientifique des premiers travaux du Centre d’Étude, de Recherche et de Formation Institutionnelles (CERFI), groupe de recherche créé à l’initiative de Guattari en 1967, qui associe ces anciens militants, impose d’adopter une posture susceptible d’articuler apports théoriques – la démarche généalogique – et enjeux (micro)politiques. Le CERFI ne constitue ni une école, ni un groupe théoriquement unifié, c’est bien davantage un lieu d’expérimentation, d’hybridation de sensibilités et de pratiques. La personnalité rhizomatique de Félix Guattari lui permet de les agréger et de les connecter dans un mouvement qui ouvre des pistes et des lignes de fuite. Quitter pour nombre d’entre nous des positions professionnelles et choisir de créer un collectif de travail autogéré répondait au désir de donner vie à un projet où il serait tenté d’invalider les partages habituels entre professionnel et indigène, privé et public, conscient et inconscient. Le travail de tou-te-s étant dans la pratique mis en réseau devait permettre, à travers ce que l’on appelait à l’époque, la recherche contractuelle 3, à la fois de salarier (sous des modalités variées et toujours renégociées) les membres du groupe 4 et de financer des objets collectifs (la revue Recherches, un projet de colonie de vacances pour tout-petits, un atelier couture, un atelier vidéo entre autres). C’est dans un tel contexte que Michel Foucault, sollicité par Gilles Deleuze et Félix Guattari, accepte de se porter garant du troisième contrat de recherche d’importance sur la Généalogie des équipements collectifs pour le compte du Ministère de l’Équipement 5 et en général des activités du CERFI.
2Dans ce rôle Foucault a toujours été, selon les souvenirs des anciens membres du « Groupe généalogie », à la fois attentif, chaleureux et bienveillant. Il a participé à des réunions de discussion au local du CERFI 6 et s’est toujours montré accueillant aux questions qui pouvaient être soulevées par tel-le ou tel-le dans le cours du travail de recherche. Ce groupe, qui a été le lieu de nombreuses discussions et à des conflits « homériques » qui sont relatés dans des « textes libres » du n° 13 de la revue Recherches (1973) 7 rédigés par plusieurs de ses membres, a constitué un pôle théorique important pour le CERFI dont les travaux ont été, quelle que soit la position des un-e-s et des autres, marqués par le cadre conceptuel qu’offrait le travail de Foucault. À cela, il nous semble qu’il y a au moins deux raisons que nous aimerions développer brièvement. À un premier niveau l’approche foucaldienne entrait en résonance de manière particulièrement éclairante avec le travail de conceptualisation de Félix Guattari sur l’analyse du capitalisme qu’il développait depuis de longues années. Et à un second niveau les rapports au politique élaborés par Guattari et Foucault s’attachent tous deux à l’élaboration de formes renouvelées d’engagement appelées à s’opposer aux nouvelles formes d’exercice du pouvoir. Les formes inédites de militantisme imaginées par Guattari dès le milieu des années 1960 8 susceptibles d’échapper à l’assujettissement massif aux institutions, aux identités statutaires et aux rôles assignés ne peuvent-elles pas être rapprochées des pratiques initiées au GIP par Michel Foucault 9 ? Loin des avant-gardes et des principes universels, les formes militantes émergentes après mai 1968 ne permettent-elles pas en effet de visibiliser des révoltes et de donner « voix » à des aspirations et des désirs 10 jusque-là contenus et occultés ? Reprenons ces deux entrées successivement.
3La démarche généalogique que Foucault emprunte à Nietzsche permet d’opérer une rupture décisive par rapport à Hegel en n’attribuant pas la naissance d’une chose, d’un corps ou d’une institution à son utilité. C’est au contraire par une succession de processus de subjugation que cette chose, cette institution ou ce corps prennent forme et apparaissent. Et Foucault montre que ce qu’il convient d’éclairer c’est le coup de force qui les a engendrés, coup de force qui casse tous les systèmes d’usage prévalant jusque-là. La naissance d’une institution est donc irréductible à sa fonction. Une prison ne naît pas d’un « besoin » de répression, une école d’un « besoin » d’éducation. S’attachant à analyser dès lors les équipements collectifs, le « Groupe généalogie » du CERFI, réunissant autour de Michel Foucault, François Fourquet, Lion Murard, Françoise Paul-Lévy, Anne Querrien, Marie-Thérèse Vernet Stragiotti entre autres, va chercher à montrer comment un équipement particulier n’est d’aucune utilité en dehors de sa fonction d’instrument de codage, de confinement, de limitation et d’éradication de l’énergie sociale libre. Il n’y a pas de sujet du besoin, puisque le besoin détermine l’utilité et conditionne la production de l’objet destiné à le satisfaire. Autrement dit, l’on ne rendra jamais compte d’un équipement collectif par son usage dans un système de besoins. En d’autres termes, se demander par quelle décision administrative ou par quel régime discursif est engendré ou a été créé tel équipement collectif, suppose d’identifier, comment ont été définis et prélevés un flux de population, une catégorie de « rebuts sociaux » (les « outsiders » de H. Becker 11), une masse humaine, et de les séparer afin de les fixer, de les territorialiser, de les subjuguer en produisant, dans le même mouvement une fonction, une utilité sociale « répondant » aux « besoins » spécifiques ainsi produits.
4En ce sens l’apport théorique de Michel Foucault marquera de son empreinte le travail de ce collectif dont les recherches vont, parfois de manière, à ses yeux, inaboutie 12, tenter d’explorer les effets de tels coups de force dans des domaines variés et dont les numéros de la revue Recherches vont rendre compte : les « disciplines à domicile » 13, les écoles 14, la vie des cités minières 15, l’asile 16, la psychiatrie de secteur 17, la ville 18, les crèches 19, l’idéal militant 20, les politiques de la nature 21, le sport 22, la comptabilité nationale 23, la justice des mineurs 24. Mais l’aspect sur lequel nous aimerions mettre l’accent ici, c’est comment cet apport de Michel Foucault s’articulait avec l’élaboration conceptuelle que Félix Guattari avait menée à partir de sa pratique et de ses analyses tant dans le domaine de la « psychothérapie intitutionnelle » conduite à la Clinique de La Borde que de ses expériences militantes dans l’extrême gauche non stalinienne. De ce double parcours Félix Guattari devait tirer une réflexion singulière, liant les deux « domaines » en proposant une analyse des possibles échappées par rapport aux enfermements identitaires, statutaires et d’appartenance de tous ordres. Le projet désaliénant auquel cherchait à se consacrer la psychothérapie institutionnelle n’était pas, en définitive, tellement éloigné, semble-t-il, du projet de penser une issue politique située hors des cadres convenus des partis en place et des organisations estampillées. Parlant dans ce cas de « groupes assujettis » à leur logique organisationnelle et surtout à leur survie 25, Félix Guattari leur opposait des « groupes-sujets » labiles, temporaires et ouverts sur un ailleurs où d’autres « groupes-sujets » tout aussi improbables et indécidables feraient proliférer le mouvement permettant d’échapper à la sérialité 26 (1962-1963 27). Le « groupe-sujet » crée les médiations nécessaires à l’accès au désir et cela par l’intermédiaire de ce que les psychiatres du courant de la psychothérapie institutionnelle appellent l’institutionnalisation. Que ce soit par le Club des pensionnaires (c’est-à-dire les patients de la Clinique de La Borde), par la participation de ces dernier-e-s à travers des activités ou par l’ouverture qui leur est offerte sur les événements du monde sont mises en place des instances de médiation susceptibles d’attraper le désir par la queue ou par le cœur. Bref, d’y avoir accès. Dans les organisations politiques où prévalent aussi les statuts, les rôles genrés et les impasses moïques, comment penser un processus de libération global permettant qu’ils soient surmontés ?
5La rencontre de Félix Guattari et de Gilles Deleuze constituera une étape décisive dans cette élaboration. Il faut à cet égard rappeler l’existence, à l’époque, d’une atmosphère intellectuelle qui, loin des strictes et stériles oppositions qui prévalent bien souvent aujourd’hui dans les sciences sociales, favorisait les porosités, les hybridations, les passages, les traductions. En ce sens, ce sont bien davantage des proximités sensibles qui trouvent à entrer en résonance et à se nourrir réciproquement que des systèmes clos d’appartenance et des accords dûment estampillés. On pourrait, par exemple, dire qu’au CERFI l’apport de Foucault a été nourri et fécondé par les concepts créés par Deleuze et Guattari qui ont permis de ménager un passage de témoin. D’où une proximité qui ne doit rien à la familiarité, mais peut s’actualiser selon les circonstances. Lorsque Fernand Braudel invite, dans les années 1970, M. Foucault, G. Deleuze, F. Guattari, P. Bourdieu, M. Godelier et quelques « jeunes » du CERFI, Godelier est laissé seul par Bourdieu pour défendre la position structuraliste face à un trio de voix, à la fois proches et distinctes. On peut retrouver la trace de ces proximités dans l’introduction de Gilles Deleuze à l’ouvrage de Félix Guattari Psychanalyse et transversalité : « Une telle transformation de la psychanalyse en schizo-analyse implique une évaluation de la spécificité de la folie. Et c’est un des points sur lesquels Guattari insiste, rejoignant Foucault quand celui-ci annonce que ce n’est pas la folie qui disparaîtra au profit de maladies mentales positivement déterminées, traitées, aseptisées, mais au contraire les maladies mentales, au profit de quelque chose que nous n’avons pas su comprendre encore dans la folie 28. Car les vrais problèmes sont du côté de la psychose (pas du tout du tout des névroses d’application). C’est toujours une joie de susciter les moqueries du positivisme : Guattari ne cesse de réclamer les droits d’un point de vue métaphysique ou transcendental, qui consiste à purger la folie de la maladie mentale et non l’inverse : « viendra-t-il un temps où l’on étudiera avec le même sérieux, la même rigueur, les définitions de Dieu du président Schreber ou d’Antonin Artaud, que celles de Descartes ou de Malebranche [...] Les militants révolutionnaires ne peuvent pas ne pas être étroitement concernés par la délinquance, la déviance et la folie, non pas comme des éducateurs ou des réformateurs, mais comme ceux qui ne peuvent lire que dans ces miroirs-là le visage de leur propre différence » 29.
6On peut à présent mieux comprendre pourquoi la rencontre du CERFI avec Michel Foucault s’inscrivait dans une forme de contiguïté avec la démarche politique qui fut la sienne en créant le GIP. On peut reprendre à cet égard la manière dont est élaborée la « (micro)politique » labordienne par rapport à la folie pour illustrer les convergences à venir entre Foucault et les membres du CERFI qui tou-te-s auront plus ou moins travaillé comme stagiaires à La Borde. En 1955, dans un dialogue Félix Guattari et Jean Oury, le fondateur de La Borde, s’expliquent sur leur conception du politique.
« Félix : S’il y a des divergences apparentes entre le médecin et l’administration 30, il me semble qu’elles sont du type rapports entre la police et la justice, entre les bonnes œuvres et les prisons ; mais en fait, ce doit bien être un même support, un même type de rapports, une même définition, une même image du problème. Va-t-on parler de couillonnades psychologiques ou de couillonnades de bienfaisance, ou alors poser le problème dans son plein sens, qui me paraît bien renvoyer d’une part à une singulière division du travail, et d’autre part à une “anormalité” de la normalité…
Oury : Il faut se limiter à ce qui se passe actuellement : des gens sont délégués par la société pour vivre avec les fous, cela crée une sorte de muraille de gens, un mur de têtes, de bras et de jambes pour se protéger des fous. Qu’ils se démerdent comme ils peuvent pourvu que la société soit tranquille. Et forcément dans cette espèce de mur qui fait partie de la société, toutes les luttes de la société sont impliquées… Dans cet encadrement des fous on peut dire qu’il y a une « vue de l’extérieur » et une « vue de l’intérieur » et puis une « vue par les fous ». L’exemple de la vue de l’extérieur traditionnelle est que plus on a d’instruction, plus on a été à l’école, mieux on comprend le fou ; il faut donc être médecin. Tandis qu’au bas de l’échelle l’infirmier, l’inéduqué par principe ne peut rien comprendre. Il y a un rationalisme de la société qui est plutôt une rationalisation de la mauvaise foi, de la saloperie. La vue de l’intérieur, ce sont les rapports avec les fous dans les contacts quotidiens, à condition d’avoir rompu un certain “contrat” avec le traditionnel. On peut donc dire en un sens que savoir ce que c’est qu’être en contact avec les fous, c’est en même temps être progressiste.
Félix : On pourrait même considérer que la prise de conscience de ce “contrat avec le traditionnel” et la décision de le rompre constituent la condition d’un accès phénoménologique à la folie » 31.
7Dans ce passage s’élabore une définition du politique, mieux du « micropolitique » comme possibilité d’échapper à ce qu’Oury appelle le « traditionnel », ce que Guattari appelle le « sérialisé » et que Foucault décèlera comme « intolérable » dans la prison.
8« Foucault avait une intuition politique qui était pour moi quelque chose de très important. J’appelle une intuition politique, avoir le sentiment que quelque chose va se passer et que ça va se passer par là, pas ailleurs. C’est très rare une intuition politique. Foucault a senti qu’il y avait des petits mouvements, des petits troubles dans les prisons. Il ne cherchait pas à en profiter, ni à les précipiter. Il a vu quelque chose. Pour lui la pensée n’a pas cessé d’être un processus d’expérimentation, allant jusqu’à la mort. D’une certaine manière il était un peu voyant. Ce qu’il voyait lui était proprement intolérable… Finalement penser pour lui, c’était réagir à l’intolérable » 32. Lorsque Jean Oury fonde La Borde en 1953 et que Félix Guattari s’y associe, c’est également pour réagir à l’intolérable qui prévaut dans les asiles traditionnels 33. De la même façon lorsque Foucault indique le passage de l’intellectuel « universel » au profit d’un autre qui « va d’un lieu spécifique à un autre, d’un point singulier à un autre, “atomicien, généticien, informaticien, pharmacologiste” produisant ainsi des effets de transversalité et non d’universalité, fonctionnant comme échangeur ou croisement privilégié » 34, se dévoile, de manière saisissante, une autre convergence. En effet, lorsqu’en 1966 Guattari créé la Fédération des Groupes Étude et de Recherche Institutionnelles (FGERI) avec celles et ceux qui allaient ensuite former ensemble le CERFI, il souhaitait également favoriser la transversalisation des pratiques et des conceptualisations, seule à même, à ses yeux, d’être « contraire aux structures de hiérarchisation pyramidale et des modes de transmission stérilisateurs des messages » (1964, in Guattari, 1972, p. 84). La « micropolitique » chez Guattari, en 1965, comme dans Mille Plateaux 35, advient à travers des agencements transversaux aux rôles, aux statuts, de manière « spécifique », pour reprendre la terminologie foucaldienne, tant sur le plan professionnel, social, que personnel. Une micropolitique qui s’élabore pragmatiquement au cœur même du désir. Dans les devenirs ainsi frayés se bricolent des résistances et des lignes de fuite qui ébranlent les codes, les institutions et les pouvoirs et qui permettent d’accroître la puissance d’agir de chacun-e. Par ce mouvement s’estompent également les oppositions frontales et biunivoques entre privé et public, entre individuel et collectif, entre conscient et inconscient et se découpe une ligne de crête où, comme l’ont affirmé avec force les féministes, le privé est politique. Sur ce dernier point aussi, le bref passage de Foucault au CERFI a créé des aimantations et des scintillements qui, tout en ne lui étant pas directement imputables, restent au cœur de nombre d’entre nous, trente ans après.
9À l’initiative de quelques militants du mouvement « Vive la Révolution », comme Guy Hocquenghem, le Front Homosexuel d’Action révolutionnaire (FHAR) créé à peu près en même temps que le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), allait ébranler quelques-unes des certitudes militantes du mouvement de Mai 1968. Cette double dissidence va profondément le marquer et le singulariser. Avant que le terme ne devienne courant, l’outing des homosexuel-le-s va surprendre et tétaniser des groupes jusque-là peu enclins à entendre ces voix ignorées ou muettes. Le FHAR, dont nous ne retracerons pas ici l’histoire qu’il revient à d’autres d’écrire, connaîtra, comme tout mouvement, des fulgurances et des mortes saisons et certains viendront s’échouer sur les grèves du CERFI qui leur semblaient hospitalières. Il s’ensuivra une épopée où homos et lesbiennes établiront leur campement pour tisser leur grand œuvre, « Trois Milliards de pervers. La grande Encyclopédie des Homosexualités », un numéro de la revue Recherches aux textes et aux illustrations tonitruants et énergumènes, qui n’allait pas tarder à être poursuivi par la justice et saisi. Aucun texte n’était signé, mais le numéro était publié sous la signature « d’auteurs », les un-e-s célèbres, les autres non. Citons-en quelques-uns, pour certains in memoriam, Catherine Bernheim, Gilles Châtelet, Michel Cressole, Fanny Deleuze, Gilles Deleuze, Laurent Dispot, Michel Foucault, Jean Genet, Félix Guattari, Daniel Guérin, Christian Hennion, Guy Hocquenghem, Georges Lapassade, Marie-France, Anne Querrien, Christian Revon, Jean-Paul Sartre. Dès lors allait se dérouler au CERFI un perpétuel ballet à la fois onirique et étincelant où se mêlent des univers, des chatoiements et des fragrances, comme autant de vacillements, de métamorphoses et de devenirs. Michel Foucault ne participe pas à ces fêtes et maintient à leur encontre une réserve qui n’empêche pas, en certaines circonstances, des aimantations et des répulsions de se produire. Il accepte de signer le recueil dont l’élaboration se veut en rupture avec l’épistémologie scientifique dominante (« le pseudo objectivisme des sciences sociales », il revient à des non homosexuel-le-s de parler de l’homosexualité), avec les « préjugés psychanalytiques qui renvoient l’homosexualité à une perversion » tout comme avec une forme « d’homosexualité militante traditionnelle qui …s’efforce de masquer que la racine même de [son] élan créateur s’origin[ait]e dans [sa] rupture sexuelle avec l’ordre établi » 36. La question de la sexualité et de l’homosexualité ouverte par les femmes et les homosexuel-le-s devient, on le voit, la pierre angulaire d’un rapport à soi et à autrui. Trois ans avant la Volonté de savoir 37 et neuf ans avant l’Usage des plaisirs 38 et le Souci de soi 39, le fait que Michel Foucault signe « Trois milliards de pervers », ne peut-il suggérer l’existence d’une proximité et d’une contiguïté qui dépassent le strict accord de circonstance ?
10Au terme de ces quelques notations subjectives tirées des souvenirs des un-e-s et des autres 40, près de trente ans après, on peut, semble-t-il, indiquer que s’il a été peu souvent physiquement présent dans les locaux du CERFI, Michel Foucault n’en était pas moins proche, mais sur le mode d’une sorte de distance bienveillante. Acceptant volontiers l’échange lorsqu’il était sollicité, et sans jamais jouer de son statut, Foucault offrait une présence qui contribuait, d’une certaine manière, à créer une atmosphère, une façon d’être. Tou-te-s celles/ceux qui ont, de la même façon, eu le privilège de partager, fugacement, quelques instants avec Gilles Deleuze se souviennent de la légèreté aérienne et lumineuse qui soudain s’emparait des âmes et des cœurs sans avoir besoin de passer par l’insistance ou la pesanteur des mots. C’était là encore un univers de fluidité qui se déployait dans l’émerveillement d’un devenir possible. Rappelons comment Gilles Deleuze évoque ses rapports avec Foucault : « Hélas, les dernières années de sa vie, je ne l’ai pas vu ; j’en ai maintenant évidemment un regret très dur, très fort, parce que c’est un des hommes que j’aime et que j’admire le plus profondément. [...] J’ai toujours eu une admiration énorme pour Foucault. Non seulement je l’admirais, mais en plus il me faisait rire. Il était très drôle. Je n’ai avec lui qu’une ressemblance : ou bien je travaille ou bien je dis des choses insignifiantes. Il y a très peu de gens au monde avec qui on peut dire des choses insignifiantes. Passer deux heures avec quelqu’un en ne disant rien, c’est le sommet de l’amitié » 41. Si avec Félix nous avons été dans une amitié sans fin, nous avons aussi eu le bonheur, parfois, d’être témoins de moments privilégiés où Gilles Deleuze ou Michel Foucault ne disaient rien, où ils ne nous disaient rien.
11Parvenus à ce point, on peut également se demander si et en quoi cette expérience appartient irrémédiablement au passé ou si elle garde une quelconque actualité. Ne pourrait-on, en effet, la considérer comme révolue et sans portée dans une époque où les sciences sociales semblent s’agripper à des certitudes bien éloignées des analyses en termes de forces, de résistances et de désir. Or les créations conceptuelles, les inventions pratiques et les proliférations rhizomatiques de cette époque – période « riche » par excellence 42 – ne constituent-ils pas au contraire aujourd’hui des outils particulièrement utiles pour penser et agir sur les « sociétés de contrôle » 43 qui sont les nôtres et où la préoccupation du « Souci de soi comme résistance » peut être mobilisée pour échapper, encore et toujours aux codes et aux assignations identitaires, statutaires et de genre ? Car la société de contrôle fonctionne à partir de modulations et non de masses, elle fonctionne « comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre ». À cet égard Deleuze évoque les salaires modulés selon chaque cas, « dans des états de perpétuelle métastabilité », dans un processus de « miniaturisation » incessante des enjeux de pouvoir et de contrôle 44. « On peut prévoir que l’éducation sera de moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au profit d’une terrible formation permanente, d’un contrôle continu s’exerçant sur l’ouvrier-lycéen ou le cadre-universitaire. Dans un régime de contrôle on n’en a jamais fini avec rien » 45. Dans les crèches aujourd’hui sont énoncées un nombre considérable d’injonctions, éventuellement contradictoires d’un établissement à l’autre, qui cherchent à prévenir et à prévoir toutes les situations auxquelles un enfant aura à faire face et à proposer une réponse « adaptée », « sur mesure ». Ne pas embrasser un enfant de moins de trois ans de crainte qu’il ne se méprenne sur vos intentions, ne pas le prendre dans les bras afin de prévenir « le double arrachement », ne jamais laisser un enfant nu, ne pas le laisser se nicher dans votre giron, ne jamais le laisser seul avec un pédiatre ou un psychologue homme, toujours lui signifier ce qui est de son corps et ce qui est du vôtre : autant d’indicateurs de l’assujettissement recherché. La société de contrôle ne suppose nullement une uniformisation des injonctions mais plutôt leur caractère infinitésimal et démultiplié. La norme à l’infini pour traquer l’anomalie méticuleusement et insidieusement afin de débusquer ce que vous cherche à préserver dans les méandres de votre intimité singulière 46. Autres temps donc, mais qui éclairent d’autant plus l’actualité des analyses de Foucault, comme celles de Deleuze et Guattari, tout comme l’urgence et la nécessité qui s’imposent d’y recourir pour rendre ces phénomènes de contrôle résistibles.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Liane Mozère, « Foucault et le CERFI : instantanés et actualité », Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/642 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.642
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