Les Mots et les Choses et Surveiller et punir :
Résumés
Ce texte se propose de confronter deux analyses foucaldiennes de l’objectivation de l’homme. La première, dans les Mots et les Choses, cherche dans les transformations de l’épistémè les conditions de possibilité de la constitution de l’objet « homme ». La seconde, dans Surveiller et punir, montre à partir de quelles techniques de pouvoir et de savoir modernes l’individu est devenu un objet de « sciences ». Ces deux analyses sont donc inscrites dans des projets très différents, mais leur comparaison permet d’esquisser une hypothèse sur un rapport possible entre ces deux figures de l’objectivation : dans les deux cas, l’homme/l’individu est constitué comme objet dans la mesure où il est par ailleurs posé comme sujet.
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1Le projet d’une histoire des conditions de possibilité de l’apparition des sciences humaines au xixe siècle peut être considéré, me semble-t-il, comme le fil conducteur du parcours de Foucault – de son élaboration tâtonnante dans la transformation qui s’opère entre Maladie mentale et personnalité et Histoire de la folie à sa présence sous-jacente dans les derniers travaux de Foucault sur l’éthique gréco-romaine.
2Cependant, si ce projet est bien présent tout au long de ses travaux, la permanence de cette interrogation ne donne pas lieu à la continuité d’une œuvre. Bien au contraire, la question de la formation des sciences humaines est reprise à travers des déplacements fondamentaux qui dessinent plutôt l’image d’un parcours traversé de discontinuités. Transformation tout d’abord de la méthode : passage d’une archéologie du savoir à une généalogie des modes de subjectivation en passant par une généalogie des technologies de pouvoir. Modification ensuite des concepts : du savoir et de l’épistémè aux formes de problématisation, en passant par les dispositifs de pouvoir-savoir. Changements enfin dans les résultats des diverses enquêtes : d’une annonce de « la mort de l’homme » à l’analyse de l’assujettissement moderne par l’épinglage de l’individu à une subjectivité qui lui confère le statut d’homme ; puis à la mise au jour des diverses manières de se constituer soi-même comme sujet de sa conduite, reléguant l’homme dans son mode d’être moderne à n’être qu’une des formes possibles de cette constitution.
3En somme, l’objectif d’une histoire critique des sciences humaines donne lieu à des réalisations concrètes très différentes, ce qui pose dès lors la question de leurs rapports : ces diverses enquêtes se contestent-elles l’une l’autre, chacune faisant apparaître un problème qui, ignoré par les précédentes, remettrait en cause leurs résultats ? Ou alors, se complètent-elles, chacune mettant l’accent sur un aspect de la question (le savoir, le pouvoir, le sujet) que les autres avaient laissé dans l’ombre ? La réponse, sans doute, n’est pas aussi simple qu’elle puisse se ramener à l’une des deux branches de cette alternative et elle nécessite une analyse distincte pour chaque cas.
4C’est une telle analyse que je me propose d’esquisser ici en confrontant les Mots et les Choses et Surveiller et punir sur le thème précis des conditions de possibilité de la constitution de l’homme comme objet du savoir qui a permis la formation des sciences humaines. L’objectif étant, d’une part, d’examiner s’il s’agit, d’un côté et de l’autre, du même homme. Et, d’autre part, de comprendre comment Foucault a pu passer du diagnostic d’une mort prochaine de l’homme à celui, opposé, du rôle fondamental de la référence à l’homme dans les dispositifs de pouvoir-savoir modernes et contemporains.
5Enfin, ce faisant j’esquisserai une hypothèse sur un rapport qu’il serait possible de voir entre les deux figures de l’homme présentes dans ces deux ouvrages – s’il ne s’agit pas exactement du même objet, il me semble néanmoins être construit selon une même structure : un redoublement ou un « pli » par lequel l’homme est constitué comme objet en tant qu’il est par ailleurs posé comme sujet (de sa connaissance ou de ses actes). C’est cette structure dont Foucault a cherché la formation dans ses dernières enquêtes sur l’Antiquité et les premiers temps du christianisme afin de trouver par là même une alternative possible.
1. Les Mots et les Choses : une archéologie des sciences humaines
6Les Mots et les Choses se proposent de reconstituer la formation des sciences humaines d’une manière très différente d’une histoire des connaissances traditionnelle – d’où le terme d’« archéologie » qui se substitue à celui d’histoire. En effet, au lieu de suivre le développement des connaissances, Foucault cherche à mettre au jour – au moyen d’une pratique de la lecture spécifique – les conditions de possibilité des diverses théories et des débats dans lesquels elles se sont formées. Ces conditions de possibilité ou « a priori historique » des connaissances, forment ce qu’il appelle leur « champ épistémologique » ou « épistémè » 1.
7Selon Foucault, une enquête archéologique sur la culture occidentale révèle deux grandes discontinuités dans l’épistémè : l’une vers le milieu du xviiie siècle qui sépare la Renaissance de l’âge classique, et l’autre au début du xixe siècle qui ouvre l’âge moderne. Alors que le savoir de la Renaissance est organisé selon le principe de la ressemblance, celui de l’âge classique s’articule autour du schème de la représentation. Or, la représentation dans son mode d’être classique – comme l’illustre l’analyse que Foucault fait des Ménines de Velázquez – exclut l’apparition dans le champ du savoir de la question de ce qui la fonde. Comme dans le tableau, la place du roi, c’est-à-dire de celui pour qui et de qui il y a représentation, bien qu’indiquée de toutes parts, est vide.
8Mais, à la fin du xviiie siècle, en conséquence d’un ensemble de transformations qui peuvent se résumer au fait que l’historicité se substitue à l’ordre comme mode d’être fondamental des empiricités 2, la représentation perd « le pouvoir de fonder, à partir d’elle-même, dans son déploiement propre et par le jeu qui la redouble sur soi, les liens qui peuvent unir ses divers éléments » 3.
9Dès lors apparaissent deux nouvelles formes de pensées : l’une, inaugurée par la critique kantienne, qui cherche à dégager par une analyse du sujet transcendantal le fondement d’une synthèse possible entre les représentations ; l’autre qui interroge les conditions d’un rapport entre les représentations du côté de l’être même qui s’y trouve représenté : le travail, la vie et le langage. Mais la séparation entre ces deux analyses va très vite être dépassée, donnant lieu ainsi à un domaine mixte de recherches qui s’efforceront de dévoiler les conditions de possibilité de l’expérience du côté du sujet, mais à partir des domaines empiriques où le sujet est donné à la connaissance comme objet.
10Autrement dit se constitue un mode de réflexion qui reprend la question kantienne des conditions de possibilité de l’expérience, mais pour lui donner une réponse qui, franchissant la limite tracée par Kant entre l’empirique et le transcendantal, cherche dans la positivité du savoir les principes de la finitude humaine qui vaudront désormais comme principes et fondements de la connaissance. Ainsi apparaît l’être qui va occuper la place du roi restée vide dans la pensée classique : « l’homme, comme réalité épaisse et première, comme objet difficile et sujet souverain de toute connaissance possible », que Foucault définit comme « un étrange doublet empirico-transcendantal, puisque c’est un être tel qu’on prendra connaissance en lui de ce qui rend possible toute connaissance » 4.
11C’est cet être spécifique qu’est l’« homme », apparu au début du xixe siècle, qui a donné naissance à un ensemble de savoirs nouveaux : les sciences humaines. Dans le champ de l’épistémè moderne, celles-ci se distinguent par le projet de penser l’homme vivant, travaillant et parlant en tant qu’il peut, au sein de la vie, des échanges et du langage, se former des représentations et se représenter ses propres conditions elles-mêmes. En d’autres termes, selon la définition qu’en donne Foucault, les sciences humaines sont l’analyse « dans la dimension propre de l’inconscient, des normes, des règles, des ensembles signifiants qui dévoilent à la conscience les conditions de ses formes et de ses contenus » 5.
12Or, selon Foucault, par leur projet même les sciences humaines sont condamnées à ne pouvoir se constituer comme sciences. En effet, voulant ramener la conscience de l’homme à ses conditions réelles, « elles cherchent à se démystifier sans arrêt ». L’inconscient et l’histoire sont les deux formes de cette perpétuelle remise en question : tout savoir positif de ce qui donne sa forme et son contenu à la conscience humaine peut être contesté soit comme une nouvelle représentation dont il faut chercher les conditions inconscientes, soit comme le résultat d’une situation historique spécifique.
13Mais avec l’inconscient et l’histoire on retrouve en fait « les deux faces de cette finitude qui, en découvrant qu’elle était à elle-même son propre fondement, a fait apparaître au xixe siècle la figure de l’homme » 6. Dès lors, lorsque la psychanalyse et l’ethnologie se donnent pour objet l’inconscient et l’historicité eux-mêmes, elles jouent le rôle, au regard des sciences humaines, de « contre-sciences » en ce que, plutôt que de former un savoir sur l’homme, elles le « dissolvent » en remontant vers ce qui a rendu possible sa constitution comme objet d’un savoir 7.
14En effet, en dévoilant les structures inconscientes et les systèmes culturels conçus – sur le modèle d’une théorie pure du langage empruntée à la linguistique – comme des systèmes signifiants, ces « contre-sciences » rendent le concept d’homme « inutile », « car elles s’adressent toujours à ce qui en constitue les limites extérieures » 8. Alors la finitude redevient ce qu’elle était pour Kant : pure limite, défaisant ainsi ce pli par lequel s’était constitué le mode d’être de l’homme comme redoublement, fondation et dévoilement de la finitude à partir d’elle-même.
2. Surveiller et punir : une « généalogie des sciences humaines »
15Les Mots et les Choses s’achèvent sur l’annonce d’une fin de l’homme prochaine. Qu’en est-il dans Surveiller et punir publié neuf ans plus tard ?
16Tout d’abord, bien que cette enquête propose aussi, comme nous le verrons, une reconstitution des conditions de possibilité de la formation des sciences humaines, ce n’est pas son objectif direct. En effet, celui-ci est de rendre compte des transformations qui ont permis au xviiie siècle la substitution de la prison aux supplices, et corrélativement le passage d’une punition de l’acte à celle d’une nature criminelle, faisant apparaître, au cœur du système judiciaire, une « âme » à juger et à corriger.
17Pour faire apparaître ces modifications, la méthode utilisée n’est plus archéologique, mais généalogique : il s’agit de mettre au jour à partir des pratiques et des discours qui les définissent, les règlent et les problématisent, non plus l’épistémè, mais « la technologie de pouvoir » qui les soutient et les rend possibles.
18Voyons donc comment Foucault explique la constitution de la prison comme mode de punition exclusif, et ce faisant la formation corrélative des sciences humaines. Au xviiie siècle, un ensemble complexe de processus parmi lesquels une forte croissance démographique, une augmentation des richesses, une valorisation des rapports de propriété, un déplacement des illégalismes vers une criminalité de fraudes corrélatif au développement du capitalisme, etc. – ont provoqué une remise en cause des supplices et plus globalement du « surpouvoir » monarchique. L’argument n’en était pas leur inhumanité ou leur illégitimité, mais plutôt leur inadéquation face aux transformations citées. Il devenait nécessaire d’établir une nouvelle « économie du pouvoir de châtier », c’est-à-dire de réaménager le pouvoir de punir afin qu’il soit mieux distribué, capable de « s’exercer partout, de façon continue et jusqu’au grain le plus fin du corps social » 9.
19Dans le cadre de cet objectif, les Réformateurs (philosophes et juristes) ont proposé une nouvelle théorie du droit permettant de fonder une autre conception de la punition à partir des concepts de contrat social et de défense de la société. La punition est alors pensée, sur le modèle des théories des idéologues, comme une « technologie de la représentation » qui pour chaque délit doit associer une peine fonctionnant comme un « signe-obstacle » à sa réalisation. La prison n’est alors que l’une des peines proposées.
20Mais, comme le souligne Foucault, loin que ce projet ait été appliqué, un autre système punitif lui a été très vite substitué, à savoir la prison comme forme générale de punition. Il s’agit donc de comprendre d’où vient et comment a pu s’imposer cette technologie punitive qui ne peut se déduire des conceptions des Réformateurs.
21Pour expliquer ce phénomène, Foucault fait référence à ce qu’il appelle un « nouvel investissement politique du corps » qui s’est imposé peu à peu aux xviie et xviiie siècles. Jusqu’alors, dans le pouvoir souverain propre aux monarchies, le rapport du pouvoir et du corps était discontinu. Le sujet du pouvoir (au sens politique de ce qui est soumis au pouvoir) correspondait rarement au corps individuel. Il s’identifiait plutôt, soit à des multiplicités supra-individuelles : des familles, des communautés, etc., soit à des propriétés infra-individuelles : le fait d’être bourgeois ou paysans, d’habiter telle ville, etc. 10
22Or, aux xviie et xviiie siècles se constitue une autre forme de pouvoir qui prend directement et exclusivement pour objet le corps dans son individualité : la « fonction sujet » est désormais épinglée à la « singularité somatique », donnant ainsi lieu à un pouvoir qui exerce une fonction « individualisante » 11. Cette nouvelle forme de pouvoir – le « pouvoir disciplinaire » – est constituée par une multiplicité de techniques (les disciplines) qui, bien que formées indépendamment les unes des autres dans des institutions aussi diverses que l’école, les casernes, l’hôpital, l’atelier, etc., se caractérisent toutes comme « des méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité 12. »
23Or, ce dressage des corps s’opère grâce à un redoublement de la relation de pouvoir par une relation de savoir. Aux techniques de pouvoir qui assurent l’assujettissement, le contrôle et la correction des corps et des conduites se joignent des techniques de savoir – la mise en écriture, la constitution de dossiers et l’examen – qui ont pour objectif de consigner les comportements et de contrôler leur évolution au regard de normes définies par les techniques disciplinaires elles-mêmes. Ainsi se constitue, à travers cette mise en écriture des conduites, le profil d’une individualité spécifique, une identité singulière caractérisée par ses écarts à ces normes de comportements et d’évolution.
24Cette individualité produite comme le corrélat de techniques de pouvoir et de savoir renforce en retour la prise du pouvoir disciplinaire sur les corps. En effet, en cherchant à intervenir avant même que l’acte prohibé soit accompli, ou à corriger une conduite « anormale », c’est cette identité elle-même comme porteuse des virtualités de comportement que les techniques de pouvoir vont se donner comme cible. Ainsi « prend corps » en s’implantant toujours plus profondément dans celui-ci cet « effet-instrument » des techniques disciplinaires qu’est l’« âme ». Cette « réalité produite autour, à l’intérieur du corps par le fonctionnement du pouvoir qui s’exerce sur ceux qu’on punit, surveille, dresse et corrige » va devenir – dans un « engrenage par lequel les relations de pouvoir donnent lieu à un savoir possible, et le savoir reconduit et renforce les effets de pouvoir » – la « réalité-référence » à partir de laquelle vont se découper tout un ensemble de « domaines d’analyse : psyché, subjectivité, personnalité, conscience, etc. » 13, donnant ainsi naissance aux sciences humaines.
25Ainsi donc, l’homme dont parlent les sciences humaines n’est autre que cette individualité, cette « âme » que le pouvoir disciplinaire produit comme un double des corps et des comportements par des techniques de pouvoir et de savoir. Autrement dit, les conditions de possibilité des sciences humaines et notamment de l’objectivation de l’individu, résident désormais dans la formation d’une nouvelle technologie politique du corps : « Si les [sciences de l’homme] ont pu se former et produire dans l’épistémè tous les bouleversements qu’on connaît, c’est qu’elles ont été portées par une modalité spécifique et nouvelle de pouvoir : une certaine politique du corps, une certaine manière de rendre docile et utile l’accumulation des hommes. Celle-ci exigeait l’implication de relations définies de savoir dans les rapports de pouvoir ; elle appelait une technique pour entrecroiser l’assujettissement et l’objectivation ; elle comportait des procédures nouvelles d’individualisation. […] L’homme connaissable (âme, individualité, conscience, conduite, peu importe ici) est l’effet-objet de cet investissement analytique, de cette domination-observation » 14.
3. Comparaison de ces deux analyses des conditions de possibilités de la formation de l’homme comme objet de sciences
26À partir de cette présentation succincte, quels rapports peut-on faire entre ces deux analyses de la production de l’homme comme objet des sciences humaines ?
27Tout d’abord, on peut remarquer que cet « homme » est dans les deux cas un objet récemment constitué. En outre, ces deux ouvrages, par des biais différents, lui attribuent la même date de naissance : entre la fin du xviiie et le début du xixe siècles. Foucault renouvelle donc dans Surveiller et punir la thèse « provocatrice » des Mots et les Choses : l’« homme » en tant que référence constante de notre savoir, de notre morale et de notre politique modernes ne résulte pas d’une découverte et d’une reconnaissance de notre nature spécifique d’être humain – il est le produit de processus historiques et contingents. D’un côté, reconfiguration de l’épistémè faisant apparaître un être qui, en cherchant à se connaître comme objet, prétend dévoiler ce qui rend possible la connaissance qu’il produit comme sujet ; de l’autre, formation d’une technologie de pouvoir doublant l’assujettissement du corps d’un rapport d’objectivation qui projette derrière le comportement une « âme » ou subjectivité qui en serait la source.
28Cependant, si ces deux analyses partagent la même thèse d’une production récente de l’« homme », elles y parviennent d’une manière très différente.
29Les Mots et les Choses arrivent à cette conclusion par une transformation de la méthode en histoire des sciences. En déplaçant son attention du débat entre les différentes théories, de leurs confrontations ou influences réciproques, aux conditions de possibilité de ces débats eux-mêmes – Foucault fait surgir « le champ épistémologique » dans lequel ces diverses théories s’enracinent, et qui définit pour elles le mode d’être des objets dont on peut parler, les questions qui sont pertinentes, et les conditions que le discours doit remplir pour être reconnu pour vrai. Or, en faisant apparaître l’épistémè comme le sol sur lequel se constituent les connaissances – un « champ de savoir possible » découpé dans l’expérience 15 – Foucault brise le rapport supposé continu entre la réalité et le processus de connaissance cherchant à l’appréhender. Autrement dit, dans des épistémès distinctes on ne parle pas de la même chose : ce n’est pas le même être qui est constitué comme objet du savoir.
30C’est en ce sens que Foucault peut parler de naissance récente et de mort prochaine de l’homme : l’homme dont il est question, ce n’est pas une réalité constante que le savoir chercherait à atteindre dans son objectivité, mais ce mode d’être singulier qu’est le « doublet empirico-transcendantal ». Être spécifique produit dans le sillage de la problématisation du fondement de la représentation, qui, selon Foucault, est appelé à disparaître avec « le retour du langage » sous sa double forme d’une analyse des systèmes signifiants qui rend l’homme inutile et d’une littérature moderne où se sont les mots qui parlent, et non plus des auteurs qui s’expriment.
31Surveiller et punir retrace la production récente de l’homme moderne, non plus dans le champ de l’histoire des sciences, mais dans celui des transformations de l’exercice du pouvoir, et ceci en modifiant également les méthodes d’analyses classiques. À une étude du pouvoir en termes de propriété naturelle qui se cède par contrat, ou en termes de domination qui se perpétue par les appareils d’État et par l’idéologie – Foucault substitue une investigation portant, non plus sur la nature du pouvoir, mais sur ses conditions d’exercice. Analysant dès lors les « relations de pouvoirs », il s’intéresse à leur « technologie » et à leur productivité. D’une part, ces relations s’exercent en mettant en œuvre un ensemble de techniques, parmi lesquelles on trouve des techniques de savoir. D’autre part, elles ne se déduisent pas des instances entre lesquelles elles s’exercent (exemples : relations de représentation entre les citoyens et le gouvernement, d’obéissance entre le souverain et ses sujets, etc.), mais au contraire elles « déterminent les éléments sur lesquels elles portent » 16.
32C’est à partir d’un tel schéma d’analyse que Foucault fait apparaître la production de l’« homme » comme objet du savoir et du pouvoir aux xviiie et xixe siècles. Les relations de pouvoir moderne s’exercent notamment par des techniques disciplinaires ayant pour objectif un dressage du corps qui s’opère par un redoublement et un renforcement réciproque de l’assujettissement et de l’objectivation des conduites et qui produit comme son « effet-instrument » une « âme ». C’est cette « réalité-référence » que se donnent pour objet les sciences humaines quand elles prétendent connaître l’« homme ».
33Mais, puisque cet homme n’est plus seulement un « pli dans notre savoir », mais une réalité produite à partir des corps et des comportements, Foucault ne peut plus conclure à sa disparition prochaine corrélative à un effacement de l’homme comme objet central des sciences humaines avec l’émergence du structuralisme. Si l’homme – comme âme, subjectivité, psyché, etc. – est le produit de relations de pouvoir, il ne peut disparaître qu’avec la transformation de ces mêmes relations de pouvoir.
34C’est pourquoi, me semble-t-il, après Surveiller et punir et la Volonté de savoir, Foucault a ressenti la nécessité de penser de véritables possibilités de résistance dans une lutte qui, d’une part, prenne pour cible les formes de subjectivité produites et imposées par les relations de pouvoir-savoir 17, et qui, d’autre part, s’efforce de créer d’autres formes de ce qu’il nommera « subjectivation », c’est-à-dire d’autres modalités de constitution de soi-même comme sujet de sa conduite. Ce dernier aspect sera développé dans ses dernières enquêtes sur l’éthique sexuelle des Grecs, des Romains, puis des premiers chrétiens.
35Avant de revenir sur l’objectif poursuivi dans ces derniers travaux, reprenons la confrontation entre les deux analyses de la constitution de l’homme comme objet de sciences. Au regard de leurs différences dans l’objectif, la méthode et le résultat (compris comme diagnostic porté sur le devenir de cet « homme »), il semble légitime de se demander quels sont les rapports entre ces deux figures de l’homme puisqu’elles sont définies toutes deux comme l’objet que se donnent les sciences humaines quand elles s’efforcent de connaître l’« homme ». S’agit-il de deux explications concurrentes ou complémentaires de la formation des sciences humaines ?
36Un premier élément de réponse pourrait se trouver dans la substitution du concept de « savoir-pouvoir » à celui d’épistémè. Alors que dans les Mots et les Choses Foucault peut expliquer la formation d’un nouvel objet pour le savoir à partir d’une analyse des seuls discours théoriques – retraçant ainsi la constitution de l’homme comme doublet empirico-transcendantal à partir des reconfigurations du champ épistémologique – dans Surveiller et punir, il n’est selon lui plus possible de rendre compte de l’élaboration du sujet et de l’objet de la connaissance sans se référer aux techniques de pouvoir qui l’ont permise.
37Désormais le pouvoir et le savoir ne sont plus séparables 18 : « Il faut admettre […] que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. […] Il faut considérer que le sujet qui connaît, les objets à connaître et les modalités de connaissance sont autant d’effets de ces implications fondamentales du pouvoir-savoir et de leurs transformations historiques » 19.
38Dans ces conditions, pour expliquer en quoi consiste et comment est apparu l’objet qu’est l’« homme » étudié par les sciences humaines, les analyses des Mots et les Choses ne suffisent plus, il est nécessaire de les compléter par une enquête, comme celle réalisée dans Surveiller et punir, sur les techniques de « savoir-pouvoir » par lesquelles s’est constitué et a été analysé ce nouveau domaine de savoir. Les techniques de mise en écriture des conduites, de constitution de dossiers, d’examen et d’évaluation des individus sont désormais déterminantes pour comprendre de quoi parlent les sciences humaines.
39Dès lors, faut-il en conclure que l’« homme » analysé par les sciences humaines ne peut plus être caractérisé comme redoublement empirico-transcendantal, mais seulement comme « âme » – identité à l’origine du comportement de l’individu – que les techniques de pouvoir et de savoir disciplinaires produisent comme un double du corps ? Je ne donnerai pas de réponse définitive à cette question, mais je proposerai seulement une hypothèse. Il me semble que, même si ces deux figures de l’homme sont rigoureusement parlant distinctes, elles présentent néanmoins une analogie de structure qui permet de trouver dans ces deux ouvrages une commune caractérisation de l’« homme » moderne.
40En effet, dans ces deux analyses, l’« homme » est apparu dans une même conjoncture théorique ou politique : celle par laquelle l’être humain a été constitué en même temps comme un sujet et comme un objet – et comme objet en tant qu’il était par ailleurs posé comme sujet. Dans les Mots et les Choses, problématisation du sujet de la représentation et peu après constitution de savoirs sur l’être par qui et pour qui il y a représentation : l’homme vivant, travaillant, parlant – l’« homme » est dès lors cet être qui est en même temps le sujet et l’objet de la connaissance, l’être « en qui on va prendre connaissance de ce qui rend possible toute connaissance ».
41Dans Surveiller et punir, proclamation de l’individu comme sujet souverain du pouvoir moderne – à partir de la Révolution française, l’individu n’est plus sujet au sens d’assujetti au pouvoir du souverain, mais il devient le sujet du pouvoir au sens où il en est la seule source légitime : c’est l’émergence du citoyen comme producteur de la loi à laquelle il se soumet – et en même temps constitution de l’individu comme objet de ce même pouvoir. La discipline, l’objectivation et la normalisation des comportements sont « l’envers du processus démocratique » : « Pour qu’un certain libéralisme bourgeois ait été possible au niveau des institutions, il a fallu, au niveau de ce que j’appelle les micro-pouvoirs, un investissement beaucoup plus serré des individus, il a fallu organiser le quadrillage des corps et des comportements. La discipline, c’est l’envers de la démocratie » 20.
42L’« homme » comme « âme », principe d’identification des individus que les sciences humaines se proposent de caractériser, est donc le corrélat de l’accession de ces mêmes individus au statut de sujet souverain du pouvoir. La liberté et la responsabilité politiques acquises sont doublées d’une objectivation et d’un assujettissement, au sens d’une soumission par la production et l’épinglage de l’individu à une subjectivité, une identité fixes.
43On retrouve donc dans les deux analyses une même structure que l’on pourrait dire constitutive de la modernité : l’être humain y est constitué comme sujet de la connaissance ou du pouvoir et corrélativement comme l’objet de sa connaissance et de son pouvoir. L’objectif de cette objectivation n’est certes pas le même, mais ces deux processus ont un résultat commun : une production proliférante de discours de vérité sur l’homme.
44Or, c’est ce lien caractéristique de notre culture moderne entre l’homme et sa vérité, et plus précisément, entre l’individu, le sujet et sa vérité – vérité soit que d’autres produisent sur lui en l’objectivant, soit qu’on lui demande, ou qu’on l’oblige à produire sur lui-même (rôle considérable de l’aveu, de la confession) – que Foucault va chercher à dénouer en en retraçant la généalogie depuis l’Antiquité grecque. L’objectif est alors de comprendre comment le pouvoir exercé sur les hommes et la production de la subjectivité se sont trouvés liés à l’objectivation de l’individu par les autres et pour lui-même. Dans les termes alors employés par Foucault : comment le gouvernement de soi et des autres a-t-il nécessité à un moment donné la production d’une vérité du sujet ?
45C’est cette question qui le conduira à mener une enquête sur l’éthique grecque et romaine et sur les transformations par lesquelles les premiers chrétiens se sont réapproprié les techniques de soi inventées dans l’Antiquité. Cette recherche lui permettra de faire apparaître, d’une part, la possibilité historiquement attestée d’une subjectivation, c’est-à-dire d’une constitution de soi comme sujet de sa conduite, qui ne passe pas par la connaissance de soi, mais plutôt par le travail sur soi et la stylisation de sa conduite. Et, de mettre en évidence, d’autre part, l’émergence d’une objectivation du sujet dans la pratique chrétienne de la confession qui exige du pénitent, pour le conduire vers le salut, « une manifestation verbale de la vérité qui se cache au fond de [lui]-même » 21.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Carine Mercier, « Les Mots et les Choses et Surveiller et punir : », Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/640 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.640
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