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Dialogues philosophiques

Michel Foucault : discontinuité de la pensée ou pensée du discontinu ?

Judith Revel

Abstracts

This article tries to clarify Foucault’s link to History from the point of view of discontinuity. What does Foucault really mean when dealing with History? What sort of History does he ultimately build? Even though he was complexedly influenced, too little was said about how much he owed to Georges Canguilhem’s work. As was noted by Foucault himself, Canguilhem was the first one to analyse the mutations and transformations in the field of validity and concepts usage.

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Full text

1Le problème de l’affranchissement explicitement recherché par rapport à un type d’enquête traditionnel perçu comme continuiste et linéaire est récurrent chez Foucault dès le milieu des années 1960 : il accompagne la publication des Mots et les Choses et, à bien des égards, il en représente le véritable enjeu. En réalité, les thèmes du changement et de la transformation, quand ils sont poussés à leur extrême, ne peuvent pas ne pas impliquer une redéfinition de ce que l’on entend par « rupture », « saut », « discontinuité » ; et, à l’inverse, c’est parce que les analyses de l’Histoire de la folie ou des Mots et les choses semblent sous-entendre une périodisation entièrement construite à partir d’une lecture discontinuiste de l’histoire que le problème de la transition d’une période à une autre – ou pour le dire en termes plus foucaldiens, d’une épistémè à une autre – devient un objet de débat essentiel.

2La question semble la suivante : au-delà de la pertinence des découpages historiques effectués par Foucault – qui ont effectivement été parfois durement contestés par les historiens eux-mêmes –, c’est-à-dire par exemple de la consistance historiographique d’une notion comme celle d’« âge classique » ou de la définition de ce que l’on entend par « modernité », à partir de quels présupposés théoriques Foucault a-t-il construit la légitimité d’une approche qui implique la critique violente de l’histoire comme continuum et, par là même, l’introduction de scansions qui prennent la forme d’une rupture ?

3Comme toujours, chez Foucault, les influences sont complexes. Le thème de la discontinuité semble en effet apparaître au même moment sous une triple détermination, à la fois littéraire, épistémologique et historique, avant de recevoir une formulation plus explicitement philosophique.

4C’est dans deux textes de critique publiés presque simultanément, l’un consacré à Thibaudeau 1 et l’autre à Jules Verne 2, que nous trouvons la première allusion à ce qui va bientôt se transformer en un motif majeur. À propos de Thibaudeau et de la manière dont la vieille forme du sujet lourdement remise en cause par les expérimentations du Nouveau roman laisse apparaître une nouvelle figure de la subjectivité, Foucault écrit : « À la discontinuité des choses vues par fragments répétés se substitue la continuité d’un sujet que son présent déverse sans cesse hors de lui-même, mais qui circule sans heurt dans sa propre épaisseur dispersée. À travers les changements de chronologie, d’échelle, de personnages, une identité se maintient par où les choses communiquent » 3. De manière assez étrange, il semble donc que dans un premier temps Foucault, loin de prendre le parti de la discontinuité et de la fragmentation, y oppose au contraire une certaine continuité subjective ; mais c’est aussitôt pour faire de cette continuité un lieu de dissolution de l’identité (« hors de lui-même ») et de dispersion (« épaisseur dispersée ») ; un lieu où l’identité et la cohérence ne sont garantis que par le changement ; un lieu où la seule continuité possible est celle d’une discontinuité qui ne serait plus simplement entendue comme la conséquence d’une limitation nécessaire (nous sommes voués au discontinu parce que nous n’avons pas accès à la continuité absolue d’une conscience souveraine) mais vécue en positif comme la possibilité de redéfinir le sujet à partir de son « incessante mobilité », comme processus continu de modification. En somme, l’opposition entre continuité et discontinuité est ici transformée par Foucault en une opposition entre deux modèles de continuité : un premier modèle où la continuité serait garantie par l’absence de changement, c’est-à-dire par la permanence absolue d’une forme partout identique à elle-même, et un second modèle où la seule continuité possible serait au contraire la forme même du changement, la constance de son mouvement inéluctable. Et ce qui intéresse Foucault, c’est précisément que la seule continuité possible soit celle de la métamorphose, ce qui revient à dire que la seule constante imaginable soit celle d’une discontinuité entendue comme changement continu, comme continuité en mouvement.

5L’analyse se poursuit alors en s’attardant davantage sur le texte de Thibaudeau. Foucault y reprend bon nombre d’éléments, éléments qui étaient déjà clairement apparents dans le travail fait quelques années auparavant sur Raymond Roussel et qui forment le cadre général des analyses « littéraires » auxquelles le philosophe se livre avant la publication des Mots et les Choses : « Le texte de Thibaudeau forme une très subtile architecture de paragraphes inachevés, de phrases interrompues, de lignes qui demeurent en suspens sur le blanc du papier, de parenthèses ouvertes et jamais refermées, de seuils qu’on franchit d’un bond, de portes qui claquent, de portails auxquels on revient et qui marquent le départ » 4. La fascination pour une littérature qui fait de la dissolution des ancrages traditionnels de la narration, de l’introduction de l’aléatoire dans la structure du récit ou de la disparition du sujet (qu’il s’agisse de l’auteur, du narrateur, ou de toute idée de « personnage ») le terrain de sa propre expérimentation linguistique est en effet le motif récurrent de nombreux textes foucaldiens de la première moitié des années 1960 5. Mais ce qu’il s’agit de comprendre, c’est qu’au-delà de l’apparente insistance sur l’inachèvement, l’interruption, la suspension, et plus généralement toutes les formes qui semblent miner la possibilité d’une unité traditionnelle, nous avons cependant affaire à quelque chose qui ne se satisfait plus de la simple fascination esthétique : une réelle tentative de refondation de l’unité en tant que processus de différenciation sans fin, une redéfinition de la continuité comme discontinuité continue.

6En un raccourci formidable, Foucault avait affirmé dans un texte de 1964 à propos des procédés d’écriture de Roussel : « C’est le labyrinthe qui fait le Minotaure : non l’inverse » 6. C’est un peu ce qui se passe aussi pour la continuité qu’il s’agit de définir ici : à une conception traditionnelle de la continuité qui assure le continuum par la permanence dans le temps d’un élément non susceptible de changement (le Minotaure rend possible le labyrinthe, tout comme le sujet anhistorique qui traverse l’histoire en assure paradoxalement l’unité), Foucault oppose en effet une conception où c’est la forme même du changement qui devient la seule constante possible (le labyrinthe permet le Minotaure parce que c’est la différenciation qui permet l’émergence de l’identité, non le contraire).

7Le second texte « littéraire » de Foucault auquel nous faisions allusion est consacré à Jules Verne – un auteur en apparence bien moins « ésotérique » que Roussel et beaucoup moins expérimental que la production des collaborateurs de Tel Quel dont Thibaudeau fait partie. Pourtant, encore une fois, Foucault revient sur le problème et semble en donner une formulation plus complexe encore. À partir de la distinction établie entre la « fable » et la « fiction » (la fable est ce qui est raconté ; la fiction est le régime selon lequel la fable est « récitée », « la trame des rapports établis, à travers le discours lui-même, entre celui qui parle et ce dont il parle » 7), Foucault déplace encore une fois le terrain d’expérimentation des pouvoirs du langage de ce qui est dit à la manière dont on le dit : c’est la forme qui est porteuse d’invention et de rupture, non le contenu. Or ce que nous offre l’œuvre de Jules Verne, c’est – comme chez Roussel, comme chez Thibaudeau, et plus généralement comme chez tous les écrivains auxquels Foucault s’intéresse et qu’il commente en ce début d’années 1960 – la tentative de faire de la discontinuité la constante même du procédé narratif : « Les récits de Jules Verne sont merveilleusement pleins de ces discontinuités dans le mode de la fiction. Sans cesse, le rapport établi entre narrateur, discours et fable se dénoue et se reconstitue selon un nouveau dessin. Le texte qui raconte à chaque instant se rompt ; il change de signe, s’inverse, prend distance, vient d’ailleurs et comme d’une autre voix » 8.

8Certes, dira-t-on, mais cela reste de la littérature : on demeure dans la fiction ; et Foucault, auquel a été souvent reproché de ne pas avoir su construire une pensée cohérente et unitaire, n’est ni Raymond Roussel, ni Jules Verne. En revanche, qu’advient-il si l’on cherche à appliquer à une construction théorique le même type d’hypothèse ? En bref, une philosophie ou une histoire peuvent-elles être discontinuistes au sens où l’entend Foucault ? C’est là qu’interviennent deux autres modèles. Le premier est fourni à Foucault par l’histoire des sciences, le second par une certaine historiographie française, et ce sont eux qui vont faire passer le thème de la discontinuité du statut d’« objet étrange » et fascinant à celui de véritable discours de méthode.

9Il a probablement été trop peu dit à quel point les analyses de Foucault étaient redevables aux travaux de Georges Canguilhem. On a en effet l’habitude de limiter l’importance de l’influence de Canguilhem sur Foucault à quelques lignes biographiques – Canguilhem fut effectivement l’examinateur de Foucault aussi bien au concours de la rue d’Ulm qu’à l’oral de l’agrégation, et c’est à lui qu’Hyppolite envoya Foucault au moment de sa thèse ; à l’hommage explicitement rendu dans la préface de la première édition de l’Histoire de la folie ou dans le texte de L’Ordre du discours 9 ; à certaines des analyses de l’Histoire de la folie et parfois à celles de Naissance de la clinique ; et plus généralement à un intérêt pour le discours médical qui, il est vrai, restera toujours très vif chez Foucault. Il existe cependant deux textes à la lumière desquels on ne peut pas ne pas considérer cette influence à sa juste mesure. Deux textes que séparent presque dix ans : le premier est écrit en 1968 en réponse à un certain nombre de questions posées par le Cercle d’épistémologie 10 ; le second est la préface que Foucault rédige en 1978 pour l’édition américaine du Normal et le Pathologique 11.

10Dans l’un comme dans l’autre, c’est encore une fois le thème de la discontinuité qui affleure. Écoutons Foucault : « Sous les grandes continuités de la pensée, sous les manifestations massives et homogènes de l’esprit, sous le devenir têtu d’une science s’acharnant à exister et à s’achever dès son commencement, on cherche maintenant à détecter l’incidence des interruptions. G. Bachelard a repéré des seuils épistémologiques qui rompent le cumul indéfini des connaissances ; M. Guéroult a décrit des systèmes clos, des architectures conceptuelles fermées qui scandent l’espace du discours philosophique ; G. Canguilhem a analysé les mutations, les déplacements, les transformations dans le champ de la validité et les règles d’usage des concepts » 12. Et encore, dix ans plus tard : « [G. Canguilhem] a repris d’abord le thème de la « discontinuité ». Vieux thème qui s’est dessiné très tôt, au point d’être contemporain, ou presque, de la naissance d’une histoire des sciences. [...] Reprenant ce même thème élaboré par Koyré et Bachelard, Georges Canguilhem insiste sur le fait que le repérage des discontinuités n’est pour lui ni un postulat ni un résultat : mais plutôt une « manière de faire », une procédure qui fait corps avec l’histoire des sciences parce qu’elle est appelée par l’objet même dont celle-ci doit traiter » 13. Ni un postulat, ni un résultat, mais une « manière de faire » : on a donc affaire à un véritable choix de méthode.

11Or chez Foucault se joue une double partie à l’occasion de ces références à la philosophie des sciences. D’une part, réaffirmer une sorte de « parenté imaginaire » établie dans le temps, puisque l’amitié avec Gaston Bachelard avait accompagné à la fois les premiers travaux de Foucault sur Binswanger 14 et le détachement progressif du discours phénoménologique qui avait eu lieu dans les années suivantes. C’est à travers Jacqueline Verdeaux, la traductrice française du texte de Binswanger, que Foucault avait rencontré Bachelard en 1952 ; et Bachelard est effectivement cité dans la « Préface » que Foucault donne au livre de Binswanger : non pas, cependant, le Bachelard philosophe des sciences, mais de manière plus cohérente avec l’objet du texte, l’auteur de l’Air et les Songes. Quel rapport, dira-t-on, avec le problème des ruptures et de la discontinuité, avec le Bachelard des seuils épistémologiques ?

12Foucault cite l’Air et les Songes, certes, mais ce n’est pas n’importe quelle citation – et le commentaire qu’il en fait immédiatement est à cet égard extrêmement intéressant. « M. Bachelard a mille fois raison quand il montre l’imagination à l’ouvrage dans l’intimité de la perception et le travail secret qui transmue l’objet que l’on perçoit en objet que l’on contemple ; “ on comprend les figures par leur transfiguration” ; et c’est alors que par-delà les normes de la vérité objective “s’impose le réalisme de l’irréalité”. Mieux que personne M. Bachelard a saisi le labeur dynamique de l’imagination, et le caractère toujours vectoriel de son mouvement » 15. Si l’on fait abstraction de ce qui, dans l’analyse de Foucault, est encore clairement lié à un privilège de l’expérience onirique et à une reprise phénoménologique du thème des rapports entre la perception et l’imagination, on trouve trois formidables anticipations du travail que fera Foucault quelques années plus tard, une fois affranchi de sa formation initiale : d’une part, cette allusion au déplacement nécessaire de « l’objet que l’on perçoit » à « l’objet que l’on regarde » – qui n’est pas loin de préfigurer les analyses des Mots et les Choses ; puis celle à quelque chose qui serait « par-delà les normes de la vérité objective » et que Foucault pense encore sur le modèle d’un « réalisme de l’irréalité », mais qui deviendra bientôt une interrogation sur les différentes procédures d’objectivation du discours à une époque donnée ; enfin, celle à la « transfiguration », au caractère « dynamique » et « vectoriel » de l’imagination : pour Foucault, en 1954, c’est en effet l’imagination qui est le lieu du changement et du mouvement ; mais dix ans plus tard, c’est toute la pensée qui deviendra le terrain d’une pluralité de métamorphoses continues et dont il s’agira de dire les modalités, les articulations internes et l’histoire : ce que Foucault appellera précisément une archéologie.

13L’autre « partie » que Foucault joue explicitement à l’occasion de ces références à la philosophie des sciences, c’est, comme il l’expliquera longuement dans le texte de 1978, la construction d’une opposition entre les « philosophies du sujet » et les « philosophies du concept », entre « Sartre et Merleau-Ponty » d’une part, « Cavaillès, Bachelard et Canguilhem » de l’autre. Une opposition qui permet à Foucault de relire l’histoire de la pensée française comme « deux trames qui sont restées profondément hétérogènes » 16, et qui renforce très évidemment son propre travail de sape d’une figure du sujet généralement entendue comme auto-référentielle, solipsiste, anhistorique et psychologisée – ce sujet dont Foucault dit souvent que, de Descartes à Sartre, il a traversé la philosophie tout en la rendant stérile – ; mais une opposition qui, du côté des « philosophies du concept », permet aussi de poser le problème du rapport entre l’histoire des sciences et l’épistémologie, c’est-à-dire à la fois du rapport au temps et du rapport à l’historicité des formes du « dire-vrai ».

14En d’autres termes, « L’histoire des sciences, dit Canguilhem, citant Suzanne Bachelard, ne peut construire son objet que dans un “espace-temps” idéal. Et cet espace-temps, il ne lui est donné ni par le temps “réaliste” accumulé par l’érudition historienne ni par l’espace d’idéalité que découpe autoritairement la science d’aujourd’hui, mais par le point de vue de l’épistémologie. Celle-ci n’est pas la théorie générale de toute science ou de tout énoncé scientifique possible ; elle est la recherche de la normativité interne aux différentes activités scientifiques, telles qu’elles ont effectivement été mises en œuvre. Il s’agit donc d’une réflexion théorique indispensable qui permet à l’histoire des sciences de se constituer sur un autre mode que l’histoire en général ; et inversement, l’histoire des sciences ouvre le domaine d’analyse indispensable pour que l’épistémologie soit autre chose que la simple reproduction des schémas internes d’une science à un moment donné. Dans la méthode mise en œuvre par Georges Canguilhem, l’élaboration des analyses “discontinuistes” et l’élucidation du rapport histoire des sciences /épistémologie vont de pair » 17.

15Quelques remarques sur cette longue citation.
Ce que Foucault reprend à la « méthode » de Canguilhem, c’est-à-dire à « une philosophie de l’erreur, du concept et du vivant » 18 correspond à en réalité à un double enjeu. D’une part, il est nécessaire de distinguer le temps de l’histoire des sciences à la fois du temps abstrait des sciences elles-mêmes et de l’histoire érudite des historiens, parce que l’un comme l’autre – de manière différente, certes – affirment en réalité la nécessité d’un continuum absolu et ne peuvent pas ne pas considérer l’histoire comme un processus linéaire passible d’aucune rupture. Qu’il s’agisse d’un espace temporel « idéalisé » et totalement décroché des conditions matérielles de son déroulement (celui de la science), ou au contraire d’un temps « réaliste » réduit à l’accumulation infinie et continue de ses différents moments, le discours ne change en réalité pas, puisqu’on suppose dans un cas comme dans l’autre une linéarité sans faille de l’histoire – et l’impossibilité pour le regard historien d’en prendre les distances, de faire en quelque sorte l’histoire de cette histoire linéaire, l’épistémologie de la forme continue du temps lui-même. Au rebours de cela, c’est précisément le point de vue de l’épistémologie qui va donc représenter pour l’histoire des sciences la possibilité d’une approche du temps qui permette de remettre en cause le présupposé continuiste. Mais dans l’autre sens, le risque encouru par l’épistémologie est celui d’une reproduction des schémas scientifiques décrits au sein de la description elle-même, c’est-à-dire de l’impossibilité à historiciser le discours scientifique et les grilles épistémiques qu’il met en œuvre à un moment donné. C’est en cela que l’histoire des sciences permet à l’épistémologie d’être autre chose qu’un méta-discours.

16Ce qui frappe ici, c’est la proximité que ce double enjeu repéré dans les analyses « discontinuistes » de Canguilhem présente avec les travaux de Foucault des années 1960. Les Mots et les Choses sont-ils autre chose que la tentative de faire l’histoire de la manière dont le discours scientifique a constitué à un moment donné ses propres champs, ses propres objets, ses propres méthodes, la forme même de son savoir – et bien entendu la forme de son histoire ? Mais aussi : Les Mots et les Choses sont-ils autre chose que la tentative de réintroduire les schémas internes aux sciences à l’intérieur d’une histoire plus générale qui serait celle des différentes formes – des formes successives – du « dire-vrai » ?

17Et c’est au nom de cette double historicisation qu’une critique des « philosophies du sujet » est en réalité possible : parce que si, comme le rappelle justement Foucault, la philosophie cartésienne a représenté cette grande rupture de la modernité qui a posé pour la première fois le problème des rapports entre la vérité et le sujet, la philosophie des sciences oblige à reformuler totalement la question. Non seulement parce que le sujet cartésien n’a pas d’histoire au sens strict – il en fonde bien plutôt la possibilité –, ce qui bien entendu est au cœur des critiques contemporaines qui lui sont adressées ; mais parce qu’il faut également définir les conditions de possibilité d’une histoire de la vérité qui ne prenne pas la forme d’une métaphysique de la vérité mais qui soit l’archéologie de la manière dont le vrai et le faux, la vérité et l’erreur, rentrent en rapport et se définissent mutuellement à partir de normes et de limites qui sont en permanence redéfinies, réarticulées.

18Ce deuxième aspect est essentiel dans la recherche de Foucault : on le retrouve à l’œuvre sous des formulations différentes, depuis les premiers livres jusqu’aux derniers. Qu’on se rappelle seulement ces pages de L’Ordre du discours où Foucault fait allusion à la volonté de vérité 19 ; mais il suffit de penser également au thème de la véridiction et des jeux de vérité, et au beau concept de problématisation qui est au centre des analyses des dernières années pour comprendre à quel point la figure de Canguilhem a été présente par-delà toute référence spécifique à l’histoire du regard médical ou au savoir des médecins.

19Par « problématisation », Foucault n’entend pas la re-présentation d’un objet préexistant ni la création par le discours d’un objet qui n’existe pas, mais « l’ensemble des pratiques discursives ou non-discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc.) » 20. L’histoire de la pensée s’intéresse donc à des objets, à des règles d’action ou à des modes de rapport à soi dans la mesure où elle les problématise : elle s’interroge sur leur forme historiquement singulière et sur la manière dont ils ont représenté à une époque donnée un certain type de réponse à un certain type de problème.

20En réalité, Foucault a recours à la notion de problématisation pour distinguer radicalement l’histoire de la pensée à la fois de l’histoire des idées et de l’histoire des mentalités. Alors que pour Foucault l’histoire des idées s’intéresse à l’analyse des systèmes de représentation qui sous-tendent à la fois les discours et les comportements, et que l’histoire des mentalités s’intéresse à l’analyse des attitudes et des schémas de comportement, l’histoire de la pensée s’intéresse, elle, à la manière dont se constituent des problèmes pour la pensée, et quelles stratégies sont développées pour y répondre : en effet, « à un même ensemble de difficultés plusieurs réponses peuvent être données. Et la plupart du temps, des réponses diverses sont effectivement données. Or ce qu’il faut comprendre, c’est ce qui les rend simultanément possibles : c’est le point où s’enracine leur simultanéité; c’est le sol qui peut les nourrir les unes et les autres dans leur diversité et en dépit parfois de leurs contradictions » 21. Le travail de Foucault est ainsi reformulé dans les termes d’une enquête sur la forme générale de problématisation correspondant à une époque donnée : l’étude des modes de problématisation – c’est-à-dire « ce qui n’est ni constante anthropologique, ni variation chronologique – est donc la façon d’analyser, dans leur forme historiquement singulière, des questions à portée générale » 22.

21Le terme de problématisation implique deux conséquences. D’une part, le véritable exercice critique de la pensée s’oppose à l’idée d’une recherche méthodique de la « solution » : la tâche de la philosophie n’est donc pas de résoudre – y compris en substituant une solution à une autre – mais de « problématiser », non pas de réformer mais d’instaurer une distance critique, de faire jouer la « déprise », de retrouver les problèmes. De l’autre, cet effort de problématisation n’est en aucun cas un anti-réformisme ou un pessimisme relativiste : à la fois parce qu’il révèle un réel attachement au principe que l’homme est un être pensant – de fait, le terme de « problématisation » est particulièrement employé par Foucault dans un formidable commentaire du texte de Kant sur la question des Lumières Was ist Aufklärung ? –, et parce que, comme il le précise lui-même, « ce que j’essaie de faire, c’est l’histoire des rapports que la pensée entretient avec la vérité ; l’histoire de la pensée en tant qu’elle est pensée de vérité. Tous ceux qui disent que pour moi la vérité n’existe pas sont des esprits simplistes » 23.

22Revenons alors à ce que Canguilhem a permis à Foucault de formuler. Revenons surtout à cette affirmation faite dans le texte de 1978 cité plus haut selon laquelle l’épistémologie rend possible « une réflexion théorique indispensable qui permet à l’histoire des sciences de se constituer sur un autre mode que l’histoire en général ». Pour comprendre totalement la manière dont Foucault construit lentement la possibilité d’une méthode discontinuiste, c’est à cette « autre histoire » qui n’est pas l’« histoire en général » qu’il faudrait s’intéresser – car Foucault n’a eu de cesse de travailler le concept d’histoire, tout à la fois en le passant au double crible de l’archéologie et de la généalogie, et en reprenant en partie les analyses d’une certaine historiographie française à laquelle il est de fait extrêmement redevable.

23En mai 1968, la revue Esprit soumet à Foucault une question qui semble directement inspirée par le débat très vif qui a suivi la publication des Mots et les Choses, deux ans auparavant 24. La question porte tout à la fois sur l’apparente affirmation foucaldienne de la nécessité à accepter la clôture du système épistémique correspondant à une époque donnée – c’est-à-dire l’impossibilité de s’en affranchir –, et sur le problème que continue à représenter le thème du passage d’une épistémè à une autre et auquel on finit par associer la fameuse « discontinuité » dont parle de plus en plus Foucault. Foucault finit par éclaircir sa position : « Vous le voyez : absolument pas question de substituer une catégorie, le “ discontinu ”, à celle non moins abstraite et générale du “continu”. Je m’efforce au contraire de montrer que la discontinuité n’est pas entre les événements un vide monotone et impensable, qu’il faudrait se hâter de remplir (deux solutions parfaitement symétriques) par la plénitude morne de la cause ou par l’agile ludion de l’esprit ; mais qu’elle est un jeu de transformations spécifiques, différentes les unes des autres (avec, chacune, ses conditions, ses règles, son niveau) et liées entre elles selon les schémas de dépendance. L’histoire, c’est l’analyse descriptive et la théorie de ces transformations » 25.

24Le danger d’une pensée de la discontinuité, c’est donc qu’elle soit imaginée à partir de ce dont elle sape le règne – la continuité –, qu’elle en représente en quelque sorte l’envers, c’est-à-dire encore malgré tout la figure souveraine. Se représenter la discontinuité comme un « vide », c’est assigner à la continuité la garantie de la plénitude ; c’est faire de la discontinuité un manque, une absence – bref, une figure de la négation. Or c’est d’une toute autre discontinuité que veut parler Foucault : celle qui est introduite par les transformations et les mutations, et qui fait de la continuité l’autre nom d’un processus de métamorphose dont la discontinuité est le moteur. On a déjà eu l’occasion de le remarquer, il ne s’agit pas tant pour Foucault d’opposer la continuité à la discontinuité que de définir une autre conception possible de la continuité qui se donnerait pour tâche « l’analyse descriptive et la théorie de ces transformations ».

25La question devient alors la suivante : qu’est ce que Foucault entend exactement par « histoire » ? Et encore : quel type de continuité historique est ici critiqué au profit d’une continuité de la pluralité des transformations ? Le texte que nous avons à peine cité semble faire allusion de manière assez ironique à une approche causale de l’histoire (la « plénitude morne de la cause »), ou à son pendant hégélien (« l’agile ludion de l’esprit ») : est-ce contre cela qu’il s’agit de définir un « faisceau polymorphe de corrélations » 26 ?

26Le rapport de Foucault à l’histoire est complexe, et il est probablement au cœur du problème de la discontinuité. Il implique que l’on comprenne à la fois la manière dont Foucault a construit ses propres concepts d’archéologie et d’archive, les relations qu’il a tissées avec certains historiens et les collaborations auxquelles elles ont parfois donné lieu, mais aussi les modèles qu’il a refusés. Et effectivement les thèmes de la causalité et de la linéarité sont omniprésents. Quelle histoire Foucault construit-il ? Et, par un jeu de rebonds auquel nous ne pouvons pas être totalement indifférents : dans quelle histoire voulons-nous aujourd’hui introduire le travail de Foucault ? Répondre à ce double questionnement exigerait une autre communication – et celle-ci fut déjà bien trop longue. Limitons-nous donc à insister sur le fait que la position de Foucault dans l’histoire de la pensée française contemporaine dépend probablement beaucoup de la problématisation de cette pensée contemporaine de l’histoire ; et qui si nous hésitons encore à dire, vingt ans après sa mort, que Foucault fut un philosophe – ou un linguiste, ou un historien, ou un critique de la culture – c’est peut-être précisément parce que tout l’enjeu de cette étrange discontinuité qui traverse la recherche foucaldienne est de nous contraindre à repenser nos propres catégories disciplinaires : non seulement l’espace propre à chacune de ces disciplines, mais le temps que celles-ci ont cru longtemps restituer à travers leur discours de savoir, et qu’il s’agit probablement aujourd’hui d’inventer à travers une autre pratique de la pensée : une pratique discontinuiste, c’est-à-dire aussi – dirait sans doute Foucault – un peu inaugurale.

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Appendix

Compte rendu des discussions

Bernard Andrieu, tout en acceptant le fait que la périodisation des textes de Michel Foucault est une question problématique, signale que certains motifs, implicites, sont pourtant récurrents dans l’ensemble de son travail. Judith Revel rappelle qu’il y a des discontinuités qui sont traversées en permanence par certains thèmes comme celui du pouvoir et de la subjectivité qui finalement sont identiques pour Foucault. Si Surveiller et punir propose une critique des mécanismes d’individualisation, en montrant que la production de l’individu est une production disciplinaire qui passe par le corps, à partir de 1976 et jusqu’en 1984, au lieu de faire l’histoire des rapports de pouvoir à un moment donné, Foucault fait cette histoire d’une toute autre manière parce qu’il se rend compte qu’à l’intérieur de tout rapport de pouvoir il y a de la liberté – cette liberté est due au fait que les rapports de pouvoir produisent des effets et de la subjectivité.

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Notes

1. M. Foucault, « À la recherche du présent perdu », L’Express n° 775, 25 avril-1er mai 1966 (sur J. Thibaudeau, Ouverture, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Tel Quel »), repris in M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., T. I, texte n° 35.
2. M. Foucault, « L’arrière-fable », L’Arc, n° 29 : Jules Verne, mai 1966, repris in M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., T. I, texte n° 36.
3. M. Foucault, « À la recherche du présent perdu », in M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., T. I, p. 505.
4. Ibid., p. 505. La lecture « roussellienne » de Thibaudeau – et plus généralement de toute la production littéraire à laquelle s’intéresse Foucault dans les années 1960 – est évidente : qu’on se souvienne par exemple de la manière dont Foucault commente Roussel en insistant sur ce qui « impose une inquiétude informe, divergente, centrifuge, orientée non pas vers le plus réticent des secrets, mais vers le dédoublement et la transmutation des formes les plus visibles : chaque mot est à la fois animé et ruiné, rempli et vidé par la possibilité qu’il y en ait un second – celui-ci ou celui-là, ou ni l’un ni l’autre, mais un troisième, ou rien » (M. Foucault, « Dire et voir chez Raymond Roussel », Lettre ouverte, n° 4, été 1962, repris in Dits et écrits, op. cit., T. I, texte n° 10, p. 210), et l’on comprendra à quel point le thème de la « transmutation », de la bifurcation aléatoire et du dédoublement anticipent déjà ceux du changement et de la dispersion. À une seule réserve près : le thème du hasard, intimement lié à l’idée d’une écriture roussellienne de la métamorphose et du débordement – et omniprésent dans les premiers textes de Foucault sur la littérature –, semble mis entre parenthèses dès qu’il s’agit de produire des analyses historiques consistantes, c’est-à-dire dès que l’on entre dans le projet d’une « archéologie ». La réconciliation entre le « hasard » et l’histoire ne se fera que plus tard (à la toute fin des années 1960), à l’occasion d’un certain nombre de commentaires de Nietzsche, c’est-à-dire au moment du passage de Foucault à la « généalogie ».
5. Je me permets de renvoyer à ce propos à mon « Foucault et la littérature : histoire d’une disparition », Le Débat n° 79, Paris, Gallimard, 1994.
6. M. Foucault, « Pourquoi réédite-t-on l’œuvre de Raymond Roussel ? Un précurseur de notre littérature moderne », Le Monde n° 6097, 22 août 1964, repris in M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., T. I, texte n° 26, p. 424.
7. M. Foucault, « L’arrière-fable », Dits et écrits, op. cit., T. I, p. 506.
8. Ibid., p. 507.
9. « Si j’ai voulu appliquer une pareille méthode à de tout autres discours qu’à des récits légendaires ou mythiques, l’idée m’en est venue sans doute de ce que j’avais devant les yeux les travaux des historiens des sciences, et surtout de G. Canguilhem ; c’est à lui que je dois d’avoir compris que l’histoire de la science n’est pas prise forcément dans l’alternative : chronique des découvertes, ou description des idées et opinions qui bordent la science du côté de sa genèse indécise ou du côté de ses retombées extérieures ; mais qu’on pouvait, qu’on devait, faire l’histoire de la science comme d’un ensemble à la fois cohérent et transformable de modèles théoriques et d’instruments conceptuels » (M. Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 73-74).
10. M. Foucault, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au cercle d’épistémologie », Dits et écrits, op. cit., T. I.
11. M. Foucault, « Préface », in G. Canguilhem, On the Normal and the Pathological, op. cit.
12. M. Foucault, « Sur l’archéologie des sciences… », Dits et écrits, T. I, op. cit., p. 697-698.
13. M. Foucault, « Préface » in G. Canguilhem, The Normal and the Pathological, in Dits et écrits, op. cit., T. III, p. 434-435.
14. M. Foucault, « Introduction » à L. Binswanger, Le Rêve et l’Existence, Paris, Desclée de Brouwer, 1954, repris in Dits et écrits, op. cit., T. I, texte n° 1.
15. M. Foucault, « Introduction » à L. Binswanger, Le Rêve et l’Existence, op. cit., p. 116. Les citations de Bachelard faites par Foucault sont tirées de L’Air et les Songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943, p. 13.
16. M. Foucault, « Préface » à G. Canguilhem, Dits et écrits, op. cit., T. III, p. 430.
17. Ibid., p. 437.
18. Ibid., p. 442.
19. M. Foucault, L’Ordre du discours, op. cit., p. 16 : « Certes, si on se place au niveau d’une proposition, à l’intérieur d’un discours, le partage entre le vrai et le faux n’est ni arbitraire, ni modifiable, ni institutionnel, ni violent. Mais si on se place à une autre échelle, si on se pose la question de savoir quelle a été, quelle est constamment, à travers nos discours, cette volonté de vérité qui a traversé tant de siècles de notre histoire, ou quel est, dans sa forme très générale, le type de partage qui régit notre volonté de savoir, alors c’est peut-être quelque chose comme un système d’exclusion (système historique, modifiable, contraignant) qu’on voit se dessiner ». Et deux pages plus loin (p. 18) : « Ce partage historique a sans doute donné sa forme générale à notre volonté de savoir. Mais il n’a pas cessé pourtant de se déplacer : les grandes mutations scientifiques peuvent peut-être se lire parfois comme les conséquences d’une découverte, mais elles peuvent se lire aussi comme l’apparition de formes nouvelles dans la volonté de vérité. Il y a sans doute une volonté de vérité au xixe siècle qui ne coïncide ni par les formes qu’elle met en jeu, ni par les domaines d’objets auxquels elle s’adresse, ni par les techniques sur lesquelles elle s’appuie, avec la volonté de savoir qui caractérise la culture classique ».
20. M. Foucault, « Le souci de la vérité », Magazine Littéraire, n° 207, mai 1984, repris in M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., T. IV, texte n° 350.
21. “Polemics, politics and problematizations”, in P. Rabinow, The Foucault Reader, New York, Pantheon Books, 1984 ; trad. fr. « Polémique, politique et problématisations », in M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., T. IV, texte n° 342.
22. M. Foucault, “What is Enlightenment?”, in P. Rabinow, The Foucault Reader, op. cit. ; trad. fr. « Qu’est-ce que les Lumières ? », in M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., T. IV, texte n° 339.
23. M. Foucault, « Le souci de la vérité », op. cit.
24. M. Foucault, « Réponse à une question », op. cit. La question de la rédaction d’Esprit est ainsi formulée : « Une pensée qui introduit la contrainte du système et la discontinuité dans l’histoire de l’esprit n’ôte-t-elle pas tout fondement à une intervention politique progressiste ? N’aboutit-elle pas au dilemme suivant : ou bien l’acceptation du système, ou bien l’appel à l’événement sauvage, à l’irruption d’une violence extérieure, seule capable de bousculer le système ? ” (in M. Foucault, Dits et écrits, op. cit., T. I, p. 673).
25. Ibid., p. 680.
26. Id., ibid., p.680.
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References

Electronic reference

Judith Revel, “Michel Foucault : discontinuité de la pensée ou pensée du discontinu ?”Le Portique [Online], 13-14 | 2004, Online since 15 June 2007, connection on 07 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/635; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.635

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