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Corps et concept du pouvoir

La fin de la biopolitique chez Michel Foucault :

le troisième déplacement
Bernard Andrieu

Résumés

Si le terme de biopolitique apparaît explicitement en octobre 1974, Michel Foucault a toujours développé sa réflexion sur le corps et la biologie par rapport à l’institution et la classification de la subjectivité. Nous montrerons comment a pu s’effectuer le passage dans le parcours foucaldien, de l’histoire naturelle à la biologie ; de la biologie à la bio-politique ; et enfin de la biopolitique à la bio-subjectivité.

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Texte intégral

1Pourquoi Michel Foucault a-t-il abandonné la biopolitique pour décrire la sexualité en terme de subjectivité dans les deux derniers tomes de l’Histoire de la sexualité ? La biologie, le corps vivant a toujours été présent dans l’œuvre, de 1954 à 1978, à partir de l’interprétation de l’aliénation du corps par le pouvoir psychologique, l’expertise médicale, le regard de la clinique, l’ordre du discours, la surveillance panoptique et le biopouvoir. Mais plutôt que d’étudier la manière dont le sujet est constitué par le pouvoir et par les autres, Michel Foucault veut étudier, à partir de 1979 et le cours sur le « Gouvernement des vivants » portant sur le christianisme primitif notamment, la manière dont le sujet se constitue lui-même.

Le corps vivant de l’anatomo-politique

2Le corps vivant échappe par sa nature aux sciences de l’homme qui doivent, dès le rêve, reconnaître au sommeil : Binswanger, avait su, contre Freud, retrouver ce lien entre psychologie et physiologie dans une « anthropologie de l’imaginaire » 1. L’opposition de la médecine mentale et de la médecine organique produit une description évolutive de la maladie tant chez H. J. Jackson, P. Janet et S. Freud. En 1962 les Presses Universitaires de France 2 rééditent sous un nouveau titre Maladie mentale et psychologie, une version considérablement remaniée d’un ouvrage publié en 1954 dans la collection « Initiation philosophique » dirigée par Jean Lacroix sous le titre Maladie mentale et personnalité. Pierre Macherey 3 a consacré une étude fondamentale à l’explication de ce passage de la personnalité à la psychologie.

3Dans la version de 1954, Michel Foucault affirme, dans le droit fil du travail sur Binswanger, combien « la pathologie mentale doit s’affranchir de tous les postulat abstraits d’une métapathologie » afin de découvrir la vérité effective et concrète de l’homme. En ramenant la maladie à ses « conditions réelles » 4, Michel Foucault exige la nécessité de dépasser les diverses psychologies dans le sens de la reconstitution de la réalité humaine. L’existence personnelle du malade personnalise la maladie et on peut situer le pathologique à l’intérieur de la personnalité dans une sorte de rapport réel de détermination. La personnalité serait la structure intime de la pathologie. La maladie a des conditions qui ouvrent la possibilité d’une explication objective de la maladie individuelle. L’aliénation mentale a une cause. En 1954, l’expérience classique de l’internement n’apparaît pas encore comme la cause de l’exclusion mais du conflit entre la représentation idéale d’une humanité abstraite et les pratiques réelles de la société concrète. L’aliénation serait due aux contradictions de l’idéologie bourgeoise : « Ce n’est donc pas parce qu’on est malade qu’on est aliéné, mais dans la mesure où on est aliéné qu’on est malade » 5.

4Dans la version de 1962, Michel Foucault critique directement la psychologie 6. La psychopathologie apparaît désormais comme un fait de civilisation dont on peut analyser les discours et les pratiques. La relation historique et discursive de la maladie avec une « psychologie » vise à délimiter le champ épistémologique. Désormais l’homo psychologicus, comme « le rapport de l’homme à lui-même » 7 est à étudier par la structure asilaire à l’intérieur de laquelle la folie est devenue maladie mentale : « Jamais la psychologie ne pourra dire sur la folie la vérité, puisque c’est la folie qui détient la vérité de la psychologie… Poussée jusqu’à sa racine, la psychologie de la folie, ce serait non pas la maîtrise de la maladie mentale et par là la possibilité de sa disparition, mais la destruction de la psychologie elle-même, et la remise à jour de ce rapport essentiel, non psychologique parce que non moralisable, qui est le rapport de la raison à la déraison » 8. La psychologie apparaît comme un processus de légitimation a posteriori des pratiques et non plus comme une description de la maladie mentale avant son apparition. L’Histoire de la folie précède la naissance de la psychologie : « Il y a une bonne raison pour que la psychologie jamais ne puisse maîtriser la folie, c’est que la psychologie n’a été possible dans notre monde qu’une fois la folie maîtrisée et exclue déjà du drame » 9.

5Dès 1961, dans sa thèse, Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault décrit l’intouchable comme une figure de l’exclusion. La transformation des léproseries en hôpital témoigne moins de la disparition de la lèpre que de l’effacement des lépreux. Les intouchables sont remplacés par les malades vénériens non exclus mais eux soignables. Avec la folie, ces nouveaux malades au xviie siècle constituent un espace moral d’exclusion plutôt qu’une purification physique des lépreux. L’exclusion du fou « doit l’enclore » 10 dans la nef par l’eau et la navigation, le fou, à la différence du lépreux intouchable, nous touche moralement comme une part de nous-mêmes. Si « l’internement fait suite à l’embarquement » 11, le rapport au fou vise moins la guérison que la condamnation de son oisiveté. La correction impose le travail aux pauvres par le « labeur châtiment » 12. La contrainte physique impose l’ordre moral à l’ordre physique. La purification des corps en 1780 touche la chair par le châtiment : « S’il faut soigner le corps pour effacer la contagion, il convient de châtier la chair puisque c’est elle qui nous attache au péché ; et non seulement la châtier, mais l’exercer et la meurtrir, ne pas craindre de laisser en elle des traces douloureuses » 13. Cette distinction entre corps et chair, santé et maladie identifie le geste qui punit et qui guérit.

6Dès la Naissance de la clinique en 1963, Michel Foucault étudie le corps à travers un dispositif optique. De la Naissance de la clinique à Surveiller et Punir, le corps est regardé, constitué ainsi dans sa nature par cette objectivation. La structure interne du corps doit entrer dans la nosologie de la pensée classificatrice. Les espaces et classes de la médecine dressent le portrait d’un corps à travers une herméneutique qualitative du fait pathologique. La transplantation de la maladie à l’hôpital la spatialise dans l’institution. La bipolarité médicale du normal et du pathologique instaure un jugement et une mesure du corps. Le remplacement de la clinique d’expérience par la nosologie des maladies privilégie dans le corps moins l’exemple que le cas. Le décryptement remplace l’examen. Le savoir sur le corps est privilégié. Le symptôme, derrière la pathologie corporelle, indique le signe au médecin qui l’interprète : « Le regard clinique a cette paradoxale propriété d’entendre un langage au moment où il perçoit un spectacle » 14 le passage est accompli « de la totalité du visible à la structure d’ensemble de l’énonçable » 15. Le corps devient visuel et visible 16. La décomposition idéologique de l’anatomie pathologique vise à analyser la configuration profonde des corps au-delà des surfaces membranaires.

De la biopolitique au bio-pouvoir

7Le terme de biopolitique 17, apparaît en octobre 1974 dans la conférence donnée par Michel Foucault à l’Institut de Médecine sociale de l’Université de Rio à travers le thème du contrôle capitaliste du corps : « Le contrôle de la société sur les individus ne s’effectue pas seulement par la conscience ou par l’idéologie, mais aussi dans le corps et avec le corps. Pour la société capitaliste, c’est la bio-politique qui importait avant tout, le biologique, le somatique, le corporel. Le corps est une réalité bio-politique ; la médecine est une stratégie bio-politique » 18. Le passage de la médecine d’État, à la médecine urbaine et à la médecine de la force de travail place le corps au centre du processus de production dont il convient de connaître le rendement, le devenir et l’entretien introduisant ainsi la régulation sanitaire du prolétariat comme une prémisse de la régulation des populations comme espèces.

8La bio-politique est une prise de pouvoir sur le corps individuel et sur l’homme espèce. La bio-politique est liée conceptuellement de manière interne avec le biopouvoir : « il s’agit d’un ensemble de processus comme la proportion des naissances et des décès, le taux de reproduction, la fécondité d’une population » 19. Ce passage de l’individu-corps au corps multiple de la population comprend la biopolitique comme une technologie du pouvoir. C’est la médecine qui assure ce passage épistémologique de l’anatomo-politique du corps humain, mise en place au cours du xviiie siècle à une biopolitique de l’espèce humaine : natalité, mortalité, longévité, fécondité deviennent des objets d’une étatisation du biologique et sont exprimées en termes de proportion et de taux statistiques.

9La biopolitique ne s’appuie plus seulement sur la biologie mais sur une médecine à la fois savoir technique des processus bioprocréatiques et un savoir-pouvoir de contrôle des corps : « La médecine, c’est un savoir-pouvoir qui porte à la fois sur le corps et sur la population, sur l’organisme et sur les processus biologiques, et qui va donc avoir des effets disciplinaires et des effets régularisateurs » 20. La biopolitique est un moyen de poursuivre l’étude de la biologie sur l’homme non plus du côté de l’histoire naturelle mais du côté de l’histoire humaine. Les découvertes de l’individu, de la population et du corps dressable transforment le rapport au pouvoir : l’anatomo-politique exerçait sa sujétion extérieure par des techniques de prélèvements économiques (biens, sang, corps) alors que la bio-politique considère les individus comme « une espèce d’entité biologique » 21, par leur corps et leur vie, [Michel Foucault dit la vie et le corps], si bien qu’intervenir par le pouvoir sur la matière corporelle va s’effectuer par le sexe, la naissance, la mort, la contraception, la sexualité.

10Pourquoi Michel Foucault va-t-il privilégier le sexe ? « Car, au fond, le sexe est très exactement placé au point d’articulation entre les disciplines individuelles du corps et les régulations de la population » 22. On trouve là la double contrainte qui va diviser peu à peu le travail de Michel Foucault en distinguant les disciplines individuelles du corps (Tome II/III de l’Histoire de la sexualité), des chapitres des régulations de la population (Tome I de l’Histoire de la sexualité, Cours 1975-1976, Il faut défendre la société, 1977-1978, Sécurité, Territoire et Population, 1978-1979, Naissance de la biopolitique, 1979-1980, Du gouvernement des vivants). Michel Foucault précise seulement combien « le sexe est à la charnière entre l’anatomo-politique et la bio-politique » 23 dans le droit fil des analyses de la Volonté de savoir : les disciplines (dressage, contrôles, exercices, majoration des aptitudes, extorsion des forces…) relèvent de l’anatomo-politique du corps humain, ce qui correspondrait aux œuvres de 1954 à 1976 à travers l’étude de la psychologie, de l’enfermement, du regard médical, de la surveillance carcérale, et de la volonté de savoir : « Les séries d’intervention et de contrôles régulateurs : une bio-politique de la population » 24 seront particulièrement étudiés entre 1976 et 1980 à travers les Cours au Collège de France. Cette « grande technologie à double face – anatomique et politique » 25.

11La biopolitique conserve encore aujourd’hui une utilité épistémologique 26 pour souligner un gouvernement de la vie par le bio-pouvoir. L’accent est mis sur l’instrumentalisation par une réflexion sur le gouvernement des corps plutôt que le gouvernement de soi-même et de son propre corps comme esthétique de l’existence.

Du gouvernement des corps au gouvernement de soi-même

12Dans leur commentaire qui assimile « le problème du gouvernement du corps et de ses avatars de l’Histoire de la folie jusqu’au Souci de soi en passant par Surveiller et Punir » 27, Didier Fassin et Dominique Memmi démontrent combien le remplacement de la notion de bio-pouvoir par la notion de gouvernement participe bien de la bascule vers une herméneutique du sujet. C’est toutefois oublier que le thème de la bio-politique reste constant : s’il est vrai que le terme de gouvernement apparaît bien dans le résumé du cours de 1977-1978 Sécurité, territoire et population, c’est bien au sein d’une bio-politique qui « tend à traiter la “population” comme un ensemble d’êtres vivants et coexistants, qui présentent des traits biologiques et pathologiques particuliers et qui par conséquent relèvent de savoirs et de techniques spécifiques. Et cette “biopolitique” elle-même doit être comprise à partir d’un thème développé dès le xviie siècle : la gestion des forces étatiques » 28. L’année suivante confirme, à travers les questions de santé, d’hygiène, de natalité, de longévité et de races, combien la naissance de la bio-politique dans une économie politique : la rationalisation de la pratique gouvernementale exige l’unité de la population comme un ensemble de vivants sur lequel des technologies peuvent s’appliquer.

13Un point essentiel pourrait être ici indiqué pour préciser le passage de la gouvernementalité des corps au gouvernement de soi-même. C’est la différence entre technologie disciplinaire sur le corps et technologie non disciplinaire. Le cours du 17 mars 1976, Il faut défendre la société, fait la synthèse de l’année autour de l’étatisation du biologique. La biopolitique de l’espèce humaine repose sur la distinction entre technologie disciplinaire du corps et une technologie régularisatrice de la vie : « Donc une technologie de dressage opposée, ou distincte d’une technologie de sécurité ; une technologie disciplinaire qui se distingue d’une technologie assurancielle ou régularisatrice ; une technologie qui est bien, dans les deux cas, technologie du corps, mais dans un cas, il s’agit d’une technologie où le corps est individualisé comme organisme doué de capacités, et dans l’autre d’une technologie où les corps sont replacés dans les processus biologiques d’ensemble » 29. La sexualité illustre cette opposition entre les effets disciplinaires et les effets régulateurs au carrefour du corps et de la population, corps individualisé et processus biologique. Le passage du corps organique à la population biologique crée des techniques non disciplinaires par la régulation comme processus collectif : le bio-pouvoir prend en compte la vie, mais de deux côtés différents du corps et de la population 30. Le lien entre bio-histoire et bio-politique, que Michel Foucault retrouve dans un commentaire du livre de J. Ruffié, De la biologie à la culture, confirme que les faits biologiques ne s’imposent pas à l’histoire mais que « c’est l’histoire qui dessine ces ensembles avant de les effacer » 31.


Des technologies non disciplinaires aux techniques de soi-même

14Ces technologies non disciplinaires, même si elles relèvent du biopouvoir et de la biopolitique, ont permis à Michel Foucault de basculer du gouvernement des corps dans le gouvernement de soi-même. La technologie de soi est une technologie non disciplinaire qui s’applique non plus à une population mais au sujet, soit par le sujet lui-même, soit par la régulation collective des comportements. L’opposition entre scientia sexualis et ars erotica 32 repose sur la différence entre technologie du corps et technologie de soi : Michel Foucault réinterprète son travail à partir d’une histoire de la subjectivité plutôt qu’à partir d’une histoire de la désubjectivation. Le gouvernement de soi par soi dans son articulation avec les rapports d’« autrui » renverse le sens de la gouvernementalité en définissant la technologie non disciplinaire comme une technique du gouvernement de soi. La régulation n’est plus ici le principe du gouvernement car le sujet remplace la question que lui pose la volonté de savoir « se connaître soi-même » par celles « que faire de soi-même ? quel travail opérer sur soi ? Comme “se gouverner” en exerçant des actions où on est soi-même l’objectif de ces actions, le domaine où elles s’appliquent, l’instrument auquel elles ont recours et le sujet qui agit ? » 33

15Pour comprendre ce renversement de la gouvernementalité, il faut rappeler combien l’étude du christianisme primitif, dont on trouve un écho dans le résumé de cours de 1979-1980 sur le Gouvernement des vivants 34, trouve dans l’histoire des pratiques pénitentielles moins une logique de l’aveu qu’une problématisation du soi par soi-même. Michel Foucault le précise dans l’introduction du tome II de l’Histoire de la sexualité. L’usage des plaisirs, en définissant les arts de l’existence : « Par là il faut entendre des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de styles. Ces « arts d’existence », ces « techniques de soi » ont sans doute perdu une certaine part de leur importance et de leur autonomie, lorsqu’ils ont été intégrés, avec le christianisme, dans l’exercice d’un pouvoir pastoral puis plus tard dans les pratiques de type éducatif, médical ou psychologique. Il n’en demeure pas moins qu’il y aurait sans doute à reprendre la longue histoire de ces esthétiques de l’existence et de ces technologies de soi » 35. Ce que nous avons commencé à faire avec la figure du médecin de soi-même 36 et du médecin de son corps.

16L’Herméneutique du sujet, le cours 1981-1982, utilisent les termes de technologie de soi, techniques de soi et tekhnê tou biou (« l’art, la procédure réfléchie d’existence, la technique de vie » 37) afin de qualifier ces techniques non disciplinaires car décidées par le sujet pour lui-même. L’exercice sur soi comme travail spirituel 38 et exercice corporel : à l’inverse de la toupie, qui serait plutôt le modèle de la bio-politique qui « tourne sur soi à la sollicitation et sous l’impulsion d’un mouvement extérieur », la sagesse refuse l’impulsion par le mouvement involontaire car « il faudra chercher au centre de soi-même le point auquel on se fixera et par rapport auquel on restera immobile » 39. Les techniques de soi, comme l’ascèse, les régimes des abstinences-exploits, des abstinences-épreuves, méditations de la mort [...], sont des moyens pour la teknê tou biou plutôt que des finalités propres. Là où la biopolitique vise un contrôle en protégeant et en se protégeant du corps vivant, la technique de soi exige sa mise en œuvre par le sujet lui-même plutôt que par, comme pour la toupie, le mouvement imposé par une extériorité sociale. Le teknê tou biou est une intériorité externalisée plutôt qu’une externalité internalisée.

Vers une biosubjectivité

17Ainsi la constitution subjective du corps est devenue consciente depuis les années 1950 par les mouvements revendicatifs du corps à soi. La nouvelle forme de subjectivité corporelle veut se réaliser dans la matière biologique même du corps car les mouvements de droit du corps ont rendu conscients au sujet les modes bio-subjectifs de constitution du corps humain. Nous sommes biosubjectifs depuis notre constitution, mais désormais nous voulons consciemment réaliser cette biosubjectivité dans la matière de notre corps et du corps de l’autre. Dès lors que le corps naturel ne devra plus exister, il convient de bio-subjectiver tous les déterminants naturels du corps en intervenant sur leur qualité, leur développement et leur fonctionnalité. Ainsi, alors que l’opposition entre la constitution biosubjective de notre corps et l’hérédité corporelle a pu maintenir le débat sur l’inné et l’acquis, le nouveau modèle de subjectivité corporelle voudrait éradiquer tout déterminisme transcendant à l’homme afin de décider et d’inventer un corps entièrement biosubjectif. Ainsi le médecin de son corps, à la différence du médecin de soi-même, ne soigne plus la maladie naturelle, il invente des somatechnies et des biotechnologies pour une santé parfaite.

18Le sujet corporel se définit par la matière et la forme de son corps volontairement assumé comme son identité. Être sujet de son corps ne se réfugie plus sur l’alibi d’une transcendance de la Nature ou sur le destin fatal pour consentir à devenir ce que le corps a fait de nous. Le sujet corporel s’approprie toutes les biotechnologies pour modifier l’état et la nature du corps afin de le faire correspondre à l’ordre de ses désirs. Le corps est la matière première sur laquelle le sujet va lui donner une matière et une forme seconde. Si cette amélioration du corps reçu par l’entretien de son capital santé n’est pas nouvelle, dans la tradition de la gymnastique 40 ; mais l’entretien de l’état, qui maintenant transcendant la nature originelle du corps reçu, est devenu une inscription du dessin subjectif à même la matière corporelle. L’entretien maintient un combat, ce que Michel Foucault appelait le combat de la chasteté en enfermant le sujet dans des techniques biopolitiques de l’individu plutôt qu’en développant des techniques de soi.

19Ce que nous appelons aujourd’hui des technologies du bio-soi ou une biosubjectivité se distingue des techniques de soi. Par technique de soi, Michel Foucault étudie l’herméneutique dans la pratique païenne et dans la pratique du premier christianisme : « Les techniques de soi, qui permettent aux individus d’effectuer, seuls ou avec l’aide d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur mode d’être ; de se transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité » 41. Ces techniques de domination individuelle visaient déjà une subjectivité corporelle à travers une esthétique de l’existence. La biosubjectivité utilise la domination du vivant moins pour une herméneutique du sujet que pour une invention corporelle du sujet, son incarnation.

20La bio-identité peut utiliser la bio-ascèse pour poursuivre le projet de soumission du corps à l’esprit. La bio-identité, comme poursuite actuelle de la bio-ascèse 42, maintient un modèle dualiste par lequel l’esprit doit contrôler le corps. Se gouverner est un projet réflexif dans lequel le pouvoir s’exerce sur son propre corps plutôt que sur les autres. Cette bio-politique de soi-même n’est elle pas la conséquence d’une appropriation par le Moi du bio-pouvoir, une sorte de prolongement dans l’individu de la norme ? En réalité, la bio-socialité utilise la bio-ascèse pour créer un lien social à partir de la conformation des corps à la norme de la santé parfaite. La gouvernementalité est l’illusion produite en l’individu d’un pouvoir réel sur son corps. L’aveuglement dans les cultes du corps trouve dans la bio-ascèse son versant spirituel là où le corporéisme en est le versant matériel.

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Annexe

 Compte rendu des discussions

Liane Mozère souligne l’idée que lorsque Foucault parle de diététique, de gymnastique à propos du souci chez les grecs, on ne doit pas les séparer des exercices d’examen de conscience. Bernard Andrieu rappelle que la force de Foucault est d’avoir introduit la question de la subjectivation qui est une thèse en accord avec l’idée que se fait par exemple Simondon sur la question de l’individuation. À savoir que l’esprit serait extérieur au corps mais au contraire que c’est bien le sujet qui doit pouvoir avoir une pratique et des techniques. Cette subjectivation touche l’ensemble de l’existence.

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Notes

1. Michel Foucault, Le Rêve et l’Existence, dans L. Binswanger, Paris, Desclée de Brouwer, 1954, p. 127.
2. Michel Foucault, Maladie mentale et personnalité, Paris, PUF, 1954. Republié sous le titre Maladie mentale et psychologie en 1962.
3. Pierre Macherey., « Aux sources de L’Histoire de la folie. Une rectification et ses limites », Critique, Michel Foucault du monde entier, n° 471-472, 1986, p. 753-772.
4. Op. cit., 1954, p. 16 et 17.
5. Ibid., p. 103.
6. À ce moment-là, Michel Foucault a publié des textes directement contre la psychologie : Michel Foucault, La Psychologie de 1850 à 1950, 1957, in D. Huisman, A. Weber, Histoire de la philosophie européenne, t. II : Tableau de la philosophie contemporaine, Paris, Lib. Fischbacher, p. 591-606 ; Dits et écrits, 1954-1988, T. I, 1954-1969, p. 120-136. Michel Foucault, « La recherche scientifique et la psychologie », 1957, in E. Morère éd., Des chercheurs français s’interrogent. Orientation et organisation du travail scientifique en France, Toulouse, Privat, n° 13, p. 173-201 ; Dits et écrits, 1954-1988, T. I, 1954-1969, p. 137-158 ; Michel Foucault, Préface, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, p. I-XI ; Dits et écrits, 1954-1988, T. I, 1954-1969, p. 159-167 ; Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, repris en 1972 sous le titre Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard.
7. M. Foucault, Maladie mentale et personnalité, op. cit., p. 88.
8. Ibid., p. 89.
9. Ibid., p. 103.
10. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1972, p. 22.
11. Ibid., p. 75.
12. Ibid., p. 83.
13. Ibid., p. 99.
14. Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1966, p. 108.
15. Ibid., p. 114.
16. Bernard Andrieu, article « Corps », ABCdaire Michel Foucault, Liège, Éd. Sils Maria, 2004.
17. F. Ortéga, article « Biopolitique, Biopouvoir », dans Bernard Andrieu (dir.). Le Dictionnaire du corps, Paris, Éd. CNRS, 2005.
18. Michel Foucault, « La naissance de la médecine sociale », Dits et écrits, T. III, 1974, Paris, Gallimard, p. 210.
19. Michel Foucault, Il faut défendre la société. Cours au collège de France de 1976, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 216.
20. Ibid., p. 225.
21. Michel Foucault, 1976, « Les mailles du pouvoir », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 193.
22. Ibid., p. 194.
23. Ibid.
24. Michel Foucault, « Droit de mort et pouvoir sur la vie », La Volonté de savoir, T. I, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976, p. 183.
25. Ibid.
26. Frédéric Keck, « Des biotechnologies au biopouvoir, de la bioéthique aux biopolitiques, » Multitudes n° 12, 2003, p. 179-187 ; Giorgo Agamben, « Non au tatouage biopolitique », Le Monde, 11 et 12 janvier 2004, p. 10. Didier Fassin, Dominique Memmi, « Le gouvernement de la vie, mode d’emploi », Le Gouvernement des corps, Paris, EHESS, 2004, p. 9-33.
27. Didier Fassin, Dominique Memmi, op. cit., p. 20-22.
28. Michel Foucault, Sécurité, territoire et population, cours au collège de France de 1977-1978, Résumés des cours, 1970-1982, Paris, Julliard, p. 105-106.
29. Michel Foucault, Il faut défendre la société, Cours du 17 mars 1976, Paris, Gallimard/Seuil, p. 222.
30. Ibid., p. 226.
31. Michel Foucault [1976], « Bio-histoire et biopolitique », Dits et écrits, T. III, Paris, Gallimard, p. 97.
32. Bernard Andrieu, « Michel Foucault. Une éthique de l’acte », Actes. Psychanalyse et société n° 3, p. 15-27. Repris dans Bernard Andrieu, Les Cultes du corps. Éthique et sciences, Paris, L’Harmattan, Chap. 7.
33. Michel Foucault, [1981], « Subjectivité et vérité », Résumé des cours 1970-1982, Paris, Julliard, p. 134.
34. « Mais il faut souligner que cette manifestation n’a pas pour fin d’établir la maîtrise souveraine de soi sur soi ; ce qu’on en attend au contraire c’est l’humilité et la mortification, le détachement à l’égard de soi et la constitution d’un rapport à soi qui tend à la destruction de la forme du soi », Michel Foucault, « Le gouvernement des vivants », Résumé des cours 1970-1982, Paris, Julliard, 1980, p. 129.
35. Michel Foucault, 1984, L’Usage des plaisirs, T. II ; L’Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, p. 16-17.
36. Bernard Andrieu, Médecin de son corps, Paris, PUF, coll. « Médecine et Société », Préf. François Dagognet, 1999 ; « Le médecin de soi-même », Actes du Congrès International Michel Foucault et la médecine. Lectures et Usages, Philippe Artières et Emmanuel Da Silva (dir.), Paris, Kimé, 2001, p. 84-100 ; « Illusions et pouvoirs du corps médecin », dans Bernard Andrieu, Le Somaphore. Naissance du sujet biotechnologique, Liège, Sils Maria, 2003, p. 170-190.
37. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Seuil, [1981-1982] 2001, p. 171.
38. Thomas Benatouil, « Foucault stoïcien ? », dans Frédéric Gros et Carlos Lévy, Foucault et la philosophie antique, Paris, Kimé, 2003, p. 29.
39. Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard/Seuil, [1981-1982] 2001, p. 199.
40. Pierre Arnaud, Le Corps a sa raison. De la finalité de l’éducation physique, Thèse de 3e cycle, Université de Lyon II, 28 nov. 1978, 552 p. ; Jacques Defrance, La Fortification des corps. Essai d’histoire sociale des pratiques d’exercice corporel, EHESS, Thèse de 3e cycle, Paris, 1978, 320 p. ; Pierre Arnaud (dir.), Le Corps en mouvement. Précurseurs et pionniers de l’éducation physique, Toulouse, Privat, 1981, 315 p. ; Jacques Defrance, L’Excellence corporelle. La formation des activités physiques et sportives modernes (1770-1994), Paris, P. U. de Rennes, 1987, 208 p.
41. Michel Foucault, « Les techniques de soi » [5 oct. 1982], Dits et écrits, T. IV, Paris, Gallimard, p. 785.
42. Francisco Ortega, « De la ascesis a la bio-ascesis, o del cuerpo sometido a la sumisión al cuerpo », Er n° 31, Revista de Filosofia, Madrid, 2002, p. 29-67.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Bernard Andrieu, « La fin de la biopolitique chez Michel Foucault : »Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/627 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.627

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Bernard Andrieu

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