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Réception dans les sciences sociales

La sociologie historique face à l’archéologie du savoir

Jean-Louis Fabiani

Résumés

L’article s’efforce de montrer qu’une sociologie d’inspiration foucaldienne n’a pas de sens, en dépit des très nombreux usages de l’œuvre en sciences sociales. En analysant les propos de Foucault à propos de la sociologie classique, il n’est pas difficile de montrer à quel point son programme de recherche se situe dans un autre plan que celui des sciences sociales. On peut même penser qu’il disqualifie la pratique de la sociologie. Pourtant, l’œuvre de Foucault peut stimuler l’imagination sociologique, particulièrement dès lors qu’elle traite d’objets historiques, pour autant que l’on ne se situe pas dans une perspective de simple traduction de la méthodologie philosophique de Foucault.

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Texte intégral

« After Foucault, no longer must sociological knowledge ground itself in truth »,
Mitchell Dean 1.

« Je ne suis pas un chercheur en sciences sociales »

1Foucault et la sociologie ? En dépit des innombrables usages sauvages que les sociologues ont pu faire de la pensée foucaldienne (ou des pensées successives attachées à son nom), usages que je laisserai de côté ici 2, la cause semble entendue. Il n’existe pas de véritable point de contact entre l’entreprise de l’auteur de l’Archéologie du savoir et l’activité sociologique. Il a toujours pris soin de se dissocier des entreprises sociologiques qui auraient pu sembler offrir des proximités. Considérez ainsi l’exemple d’Erving Goffman : « On a dit que j’essayais de faire la même chose qu’Erving Goffman dans son ouvrage sur les asiles, la même chose, mais en moins bien. Je ne suis pas un chercheur en sciences sociales. Je ne cherche pas à faire la même chose que Goffman. Lui s’intéresse surtout au fonctionnement d’un certain type d’institution : l’institution totale, l’asile, l’école, la prison. Pour ma part, j’essaie de montrer et d’analyser le rapport qui existe entre un ensemble de techniques de pouvoir et des formes : des formes politiques comme l’État et des formes sociales. Le problème auquel s’attache Goffman est celui de l’institution elle-même. Le mien est la rationalisation de la gestion de l’individu. Mon travail n’a pas pour but une histoire des institutions ou des idées, mais l’histoire de la rationalité telle qu’elle opère dans les institutions et dans la conduite des gens » 3. Histoire, donc, mais d’un tout autre ordre que celle que la sociologie a pratiquée depuis que Durkheim l’a programmée comme une « science des institutions ». Michel Foucault ne fait pas de sciences sociales, et il n’est absolument pas convaincu de leur intérêt, sinon comme objet archéologique. Il n’y a pas d’espace commun entre son entreprise et celle que poursuivent les sociologues, même si certains lecteurs y trouvent, à tort, des airs de famille. Pour ce qui est d’Asiles, d’Erving Goffman, la confusion est peut-être due à la position particulière de Robert Castel, introducteur de l’ouvrage en France, et par ailleurs soucieux d’inscrire sa propre démarche d’enquête historique sur l’ordre psychiatrique en France dans le prolongement de la problématique foucaldienne. Le fait qu’elle existe aussi aux États-Unis, où Foucault publie l’entretien cité en référence, témoigne de la difficulté qu’il y a à saisir la position spécifique de son travail dans l’espace disciplinaire, de l’assigner à résidence, si l’on peut dire. Lui-même joue de cette incertitude pour esquiver les contraintes de l’inscription dans une tradition ou dans un lignage conceptuel. « Ne me demandez pas qui je suis », dit-il, en passant une partie de son temps à donner des précisions sur ce qu’il n’est pas.

Pouvoir et rationalité

2L’un des plus puissants moteurs du travail de Foucault, la notion de pouvoir, entendue en ses diverses composantes, pourrait cependant nourrir des rapprochements avec l’espace ouvert par Max Weber et multiplement réinvesti par les sociologues au cours du dernier siècle, surtout quand l’auteur de Surveiller et punir l’associe à la notion de rationalité. C’est bien d’un processus historique de rationalisation qu’il est question, mais il n’est jamais pensé dans la postérité de Weber, comme si les objets sur lesquels il travaillait le situaient définitivement dans une époque révolue. C’est ainsi que Foucault évoque l’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme dans un débat avec G. Preti sur les problèmes de la culture : « Aujourd’hui, à notre époque (et je vous parle toujours en qualité d’historien, même si j’essaie d’être un historien du présent), les problèmes moraux concernent exclusivement la sexualité et la politique. Je vous donne un exemple. Pendant une très longue période, au xviie et xviiie siècles, le problème du travail, ou du manque de travail, était (ou mieux, semblait) un problème de nature morale. Ceux qui ne travaillaient pas n’étaient pas considérés comme des malheureux qui ne trouvaient pas de travail, mais comme des paresseux qui ne voulaient pas travailler. Il existait, en somme, une éthique du travail ; il est inutile que j’insiste puisque Max Weber a dit tout cela bien mieux que moi je ne pourrais le faire. Aujourd’hui nous savons très bien que celui qui ne travaille pas est un homme qui ne trouve pas de travail, qui est chômeur. Le travail est sorti du règne de la morale et est entré dans celui de la politique ». On laisse de côté le paradoxe que constitue le fait que le travail a cessé d’être une question morale pour entrer dans une des deux modalités contemporaines de l’expression des problèmes moraux (sexualité et politique) pour insister sur le fait que l’analyse de Max Weber est pleinement associée à un objet du passé, alors que l’auteur d’Économie et société en avait fait un ressort permanent de la dynamique du capitalisme.

3On peut faire une remarque complémentaire à propos de la notion méthodologique centrale de l’entreprise historique de Weber, celle, d’ailleurs fort controversée et obscure quant à son mode de production, l’idéaltype. Dans la célèbre table ronde du 20 mai 1978 4 publiée dans l’Impossible prison, où Foucault va sans doute le plus loin dans l’explicitation de sa relation aux sciences sociales ; il affirme qu’il n’est pas weberien dans la mesure où son travail ne peut pas s’expliciter par l’usage de la notion d’idéaltype, qu’il définit comme un instrument capable de ressaisir une essence à partir de principes généraux qui ne sont pas présents à la pensée des individus dont le comportement se comprend pourtant « à partir d’eux ». Or Foucault récuse les principes généraux au profit de la notion de programme, comme ensemble de prescriptions calculées et raisonnées qui n’est pas porteur d’une signification générale. « Programmes, technologies, dispositifs – rien de tout cela n’est “l’idéal type”. J’essaie de voir le jeu et le développement de réalités diverses qui s’articulent les unes sur les autres : un programme, le lien qui l’explique, la loi qui lui donne une valeur contraignante, etc., sont tout autant des réalités (quoique sur un autre mode) que les institutions qui lui donnent corps ou les comportements qui s’y ajustent plus ou moins fidèlement » 5. Foucault justifie son éloignement par rapport à Weber à travers un mode différent de sélection des objets pertinents pour l’analyse : jusqu’à un certain point, on pourrait dire que Foucault relocalise les objets historiques et qu’il fait jouer différents niveaux entre eux en ne présupposant pas leur ajustement automatique. Il évoque ainsi des « objets locaux » pour décrire des apprentissages. Foucault déconceptualise l’histoire selon Max Weber pour la « programmer » si l’on peut dire, en la recentrant du côté des pratiques (ici, des pratiques prescriptives dans leur matérialité même). On fera deux remarques à ce sujet. La première porte sur la surcharge interprétative qu’assigne Foucault à la notion d’idéaltype, entendu comme principe agissant sur les comportements, alors qu’il s’agit principalement d’un outil méthodologique, à la définition d’ailleurs peu claire. S’inscrivant dans le prolongement de l’épistémologie weberienne, J.-C. Passeron a eu l’immense mérite de se fonder sur une enquête sémantique pour caractériser les concepts à l’œuvre dans les sciences sociales comme des « abstractions incomplètes » 6. L’efficacité de leur fonctionnement lorsqu’il s’agit d’opérer des généralisations ou des comparaisons est garantie par le fait qu’ils continuent de référer à des coordonnées spatio-temporelles. C’est la présence tacite de déictiques qui permet de stabiliser le sens de ces abstractions incomplètes. On retrouve ici, dans un autre lexique, le type idéal, qui regroupe selon Weber toutes les abstractions et les généralisations à l’œuvre dans les sciences sociales, lesquelles ne peuvent guère se dire, si l’on est rigoureusement weberien, en termes de principes généraux. En affirmant le caractère idéal typique de tous les concepts historiques et sociologiques, Weber disqualifiait du même coup l’objectivisme et le naturalisme épistémologique. J.-C. Passeron se situe explicitement dans le prolongement de cette démarche, tout en clarifiant le statut logique de ces concepts : il s’agit de semi-noms propres, caractérisés par un statut mixte, entre le nom commun et le nom propre. Aucune définition dans les sciences sociales n’est jamais complètement générique : les individualités historiques restent présentes, à titre d’index, dans le concept. Mais la clarification logique ne suffit pas à lever toutes les difficultés opératoires qui affectaient déjà le type idéal weberien. En effet, il est impossible d’isoler un point sur un axe qui irait du nom propre (individualité historique) au nom commun (description définie) et qu’on pourrait identifier comme locus du type idéal. La principale opération cognitive des sciences historiques est donc prise dans un cercle. Si l’efficacité de cette opération est incontestable, puisqu’elle est à l’œuvre en permanence, il n’en reste pas moins que l’épistémologie ne peut fournir de critères de construction ou de validation de ces concepts mixtes, dont l’hétérogénéité et la diversité des usages demeurent, comme dans le cas des types idéaux, les caractéristiques principales. La clarification logique opérée par J.-C. Passeron ne lève pas les difficultés inhérentes à la conceptualisation dans les sciences sociales, dans la mesure où il est toujours excessif de parler de construction des types idéaux, tant leur mode de constitution effectif se laisse malaisément décomposer. Weber n’a d’ailleurs jamais fourni de règles de composition de l’idéaltype. L’historien Paul Veyne a construit, dans son épistémologie de l’histoire, une association entre Max Weber et Michel Foucault 7. Il y proclame son hostilité à la sociologie en tant qu’elle est constituée par une superposition de discours et de pratiques très déconnectés et qui ressortissent à des genres différents et anciennement établis. La sociologie ne compte pas non plus de succès explicatifs (« d’un siècle de sociologie de la culture, il ne reste à peu près rien », écrit-il dans son commentaire, fort sociologique au demeurant, des Lettres à Lucilius de Sénèque). Il est ainsi possible de faire un usage de Max Weber en dehors de toute préoccupation sociologique et de l’apparenter à l’opération de « révolution » de l’histoire dont Paul Veyne crédite son ami Foucault.

Vers une relocalisation de l’objet

4La deuxième remarque porte sur la localisation de ses objets par l’auteur de Surveiller et punir. Il n’est pas exagéré de dire que cette préoccupation a trouvé des échos dans la manière dont les sociologues ont reconfiguré leurs objets au cours du dernier quart de siècle. Deux exemples. Le premier est emprunté à l’ethnométhodologie, mais il a incontestablement une portée plus générale. En sociologie, c’est principalement la conception « normative » de l’ordre social qui a été contestée alors même que l’efficacité de l’action des structures sur les comportements individuels ne présente plus de caractère d’évidence : l’intérêt de l’observation se déplace vers l’usage des règles, à travers des processus langagiers et cognitifs, et vers les formes de savoir tacites que les agents mettent en œuvre implicitement. Le privilège accordé aux micro situations, ou à la constitution locale de l’ordre social, est le plus souvent lié à une contrainte observationnelle : le seul objet dont puisse traiter le sociologue avec pertinence, c’est l’interaction concrète, puisqu’elle seule est observable. Il est incontestable que les travaux sociologiques généralement considérés comme les plus novateurs en France depuis la fin des années 1970 aient sans exception concentré leur attention sur les moyens d’échapper aux contraintes que fait peser sur l’analyse l’instabilité d’un objet localement produit et perpétuellement renégocié sans pour autant avoir recours aux ressources qu’offre l’explication par les structures.

5Le second exemple porte sur l’histoire intellectuelle. J’ai évoqué il y a quelques années la nécessaire relocalisation du débat pour reconstruire une histoire « sociologique » de la philosophie. Comment faire droit à une analyse socio-historique des controverses philosophiques ? Il convient de commencer par suspendre notre croyance en l’existence d’un cadre abstrait et universel du débat, produit d’une longue tradition scolaire. La « relocalisation » des formes de discussion philosophique apparaît ici un impératif. Une des conséquences importantes de la constitution d’un panthéon philosophique décontextualisé est de séparer les textes philosophiques de leurs usages et de leurs fonctions, qu’il s’agisse de ceux qui caractérisent le moment de leur production ou des réappropriations postérieures dont ils sont l’objet et qui entrent progressivement dans sa composition même. Pierre Hadot remarque que l’enseignement moderne de la philosophie, en privilégiant l’étude de constructions conceptuelles, évacue la question centrale de la philosophie antique : celle du choix d’un mode de vie. Ce type de préoccupation n’appelle pas nécessairement le développement d’un point de vue argumentatif, alors que les propositions qu’il implique entrent généralement en concurrence avec celles de groupes rivaux : les rivalités dans l’offre philosophique ne conduisent pas obligatoirement à la constitution d’un espace commun de débat ; la compétition engagée pour le recrutement de disciples prend souvent d’autres formes.

6L’accumulation des lectures scolaires occulte la différence essentielle entre la philosophie antique et la philosophie contemporaine, puisque les étudiants, comme le remarque Pierre Hadot, « ont l’impression que tous les philosophes qu’ils étudient se sont tour à tour évertués à inventer, chacun d’une manière originale, une nouvelle construction systématique et abstraite ». Ce n’est pas seulement la réalité historique qui est malmenée dans ce processus d’abstraction et de déshistoricisation des œuvres, c’est la question de leur sens et de leur destination qui se trouve occultée. « Au moins depuis Socrate, l’option pour un mode de vie ne se situe pas à la fin du processus de l’activité philosophique, mais comme une sorte d’appendice accessoire, mais bien au contraire, à l’origine dans une complexe interaction entre la réaction critique à d’autres attitudes existentielles, la vision globale d’une certaine manière de vivre et de voir le monde, et la décision volontaire elle-même... Le discours philosophique prend donc son origine dans un choix de vie et une option existentielle et non l’inverse » 8. Dans sa présentation récente de la philosophie de Sénèque, Paul Veyne fait des remarques du même ordre : « Qu’était-ce qu’un philosophe ? Un homme qui vivait philosophiquement dans sa vie intérieure et son comportement, même s’il n’écrivait rien et n’enseignait pas. Encore moins devait-il avoir une pensée personnelle : il avait celle de sa secte » 9. La constitution d’un espace homogène de la philosophie neutralise les différences qui existent entre les modes d’articulation de la vie et de l’œuvre, de l’individu et du groupe, de la pédagogie et de l’écriture. Tous les philosophes que l’histoire scolaire a retenus (c’est-à-dire une petite minorité) deviennent des auteurs définis par la dimension proprement technique de l’activité de production conceptuelle.

7L’activité philosophique telle que l’histoire scolaire l’a constituée appelle presque naturellement des assertions à caractère général. Les sociologues peuvent être tentés de prendre comme allant de soi le caractère unitaire et éternitaire de la philosophie. C’est ainsi que Randall Collins définit son énorme entreprise comparatiste d’analyse sociologique des philosophies comme une « théorie globale du changement intellectuel » 10. Il est ainsi conduit à identifier des « séquences historiques » (par exemple le cheminement progressif vers l’abstraction et la réflexivité) présentes dans toutes les conjonctures « philosophiques » (même lorsque celles-ci ne renvoient pas à un ensemble de doctrines ou de techniques qu’on peut désigner par ce qualificatif). On peut ainsi rapprocher les sophistes grecs et les sectes bouddhistes dans la mesure où s’expriment dans le fonctionnement de leurs activités intellectuelles des caractéristiques semblables, que Collins nomme des « tendances intellectuelles de long terme ». L’accentuation progressive de l’abstraction philosophique est le produit de l’autonomisation tendancielle des cadres et des techniques de la dispute intellectuelle : on pourrait dire que la condition principale de la réflexivité philosophique considérée en général réside dans la réflexivité même de la dispute, qui se prend elle-même pour objet et qui investit ses propres mécanismes.

Durkheim et l’ordre normatif

8Nous avons assez largement évoqué Weber. Quant à l’autre père fondateur de la sociologie universitaire, Émile Durkheim, il est renvoyé du côté de l’impensable par Foucault : « Et le vieux réalisme à la Durkheim, pensant la société comme une substance qui s’oppose à l’individu qui, lui aussi, est aussi une sorte de substance intégrée à l’intérieur de la société, ce vieux réalisme me paraît impensable », répond-il à Alain Badiou dans un entretien réalisé en 1965 par la télévision scolaire 11. Durkheim se trouve à plusieurs reprises violemment disqualifié, et quelquefois caricaturé. Il faut remarquer qu’une telle caricature est très fréquente dans l’enseignement philosophique de l’époque. Dans une conférence faite à Tokyo, en octobre 1970, Foucault se distingue encore très fortement de Durkheim lorsqu’il oppose sa propre méthode qui consiste à chercher l’intéressant du côté de « ce qui, dans une société, ce qui, dans un système de pensée, est rejeté et exclu », alors que le sociologue, traitant une interdiction comme l’inceste, « se demandait quel était le système de valeurs affirmé par la société au moment où elle refusait l’inceste » 12. Durkheim présupposait en effet l’homogénéité et le caractère sacré du corps social, affirmation étrangère aux préoccupations de Foucault. L’œuvre de Durkheim n’a plus de potentialités : Foucault se situe ici explicitement dans une tradition philosophique française qui fait de l’auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse une vieillerie à mettre définitivement au placard, et dont la survie est uniquement liée au fait qu’il incarne tout ce qu’il ne faut pas penser. On est loin de l’intérêt renouvelé que certains philosophes américains contemporains prennent à la lecture de Durkheim (Ann Rawls et Warren Schmaus en particulier 13). D’une manière générale, bien qu’il se démarque soigneusement de Weber lorsqu’on évoque de possibles proximités avec son travail, il le crédite à tel ou tel moment, surtout lorsqu’il évoque la dimension d’une histoire de la raison qui se déploierait dans la philosophie allemande de Max Weber jusqu’à la théorie critique. Durkheim est tout entier dans le discrédit. On pourrait objecter à cette remarque le fait que Durkheim est cité positivement dans Surveiller et punir et est constitué comme une exception 14 pour son intérêt pour la question de la punition. Il semble pourtant que cette référence isolée ne remet pas en cause un jugement d’ensemble défavorable, bien qu’on en ait tiré une série de rapprochements, quelquefois hasardeux, entre les deux auteurs 15.

9Il est remarquable que Foucault soit d’une discrétion remarquable à l’égard de ses contemporains sociologues (ni Bourdieu, ni Passeron, ni Boudon, ni Touraine, ni Crozier ne sont évoqués, à l’exception des deux premiers dans son dernier texte, hommage à Canguilhem dans lequel il esquisse une généalogie de la philosophie du concept). Avec Goffman, Robert Castel fait exception. Foucault salue l’Ordre psychiatrique 16 dans le Nouvel observateur d’un article élogieux, qui n’évoque pas la dimension sociologique de l’ouvrage, mais plutôt l’arme qu’il constitue contre les idées reçues qui courent encore sur la psychiatrie 17. Il avait fait, dans le même esprit, un éloge du Psychanalysme alors qu’il séjournait au Brésil en 1974 : « Robert Castel est un ami. Nous avons travaillé ensemble. Il essaie de reprendre cette idée que, en dernière analyse, la psychanalyse cherche seulement à déplacer, à modifier, enfin à reprendre les relations de pouvoir qui sont celles de la psychiatrie traditionnelle. J’avais exprimé cela, maladroitement, à la fin de l’Histoire de la folie. Mais Castel traite le sujet très sérieusement, avec une documentation, notamment sur la pratique psychiatrique, psychanalytique, psychothérapeutique, dans une analyse en termes de relations de pouvoir » 18. Robert Castel évoquait, dans l’Ordre psychiatrique, tout ce « que ce travail devait à l’œuvre de Michel Foucault » à travers « l’emprunt de certaines catégories qui commandent désormais l’accès à une théorie matérialiste du pouvoir » 19.

Bourdieu et Foucault : l’impossible lecture

10Il n’est guère difficile de constater qu’en dépit de l’extraordinaire présence de Foucault dans le débat intellectuel, les sociologues ne l’aient guère compris, surtout lorsqu’ils parvenaient à voir que l’intervention de Foucault se réduisait pour eux à une épreuve de disqualification. C’est ainsi que j’ai pu faire une lecture de l’impossibilité qu’a eue Pierre Bourdieu 20 de comprendre la position de Foucault à propos des formes discursives.

11Dans les Règles de l’art, Bourdieu range Foucault tout entier du côté de la critique internaliste. Si l’auteur de l’Archéologie du savoir est crédité pour avoir introduit la pensée relationnelle dans l’analyse des œuvres, dans la mesure où aucune œuvre culturelle n’existe par elle-même, en dehors des analyses d’interdépendance qui l’unissent à d’autres œuvres, il n’a fait selon Bourdieu que déplacer le territoire de l’absolutisation du texte singulier vers des systèmes de relations intertextuels. Le « champ de possibilités stratégiques » n’est en aucun cas un champ de forces sociologiques, puisqu’il est entièrement défini par le déploiement de jeux conceptuels. Pour instruire le procès de l’analyse structurale qu’il prête à Foucault, Bourdieu se limite à une seule référence, la réponse au cercle d’épistémologie de l’École normale supérieure 21, sans prendre en compte les remaniements successifs de la position de Foucault par rapport à l’histoire des textes. Il paraît simpliste de faire de l’épistémè, d’ailleurs abandonnée en cours de route, d’en faire un analogue de l’esprit du temps ou du vouloir artistique, et d’ouvrir la voie à une interprétation platement culturaliste de Foucault. Bourdieu manque ainsi l’intérêt principal de l’Archéologie du savoir, produit du rapprochement paradoxal de deux traditions intellectuelles, l’histoire des Annales, particulièrement celle de Braudel, et l’épistémologie à la française qui s’est constituée sous la forme d’une histoire des sciences. Foucault s’est efforcé de penser conjointement la longue durée et les discontinuités. Ceci rend impossible la constitution d’une chronologie continue de la raison et ouvre la voie à une théorie générale de la discontinuité, des séries, des limites des unités, des ordres spécifiques des autonomies et des dépendances différenciées. L’idée qu’il existe un monde autonome où se déploieraient des stratégies conceptuelles semble d’ailleurs étrangère à Foucault. S’il est vrai que l’espace défini par Foucault est plus un espace logique qu’un espace historique, et que la distinction entre pratiques discursives et pratiques non discursives reste largement en dehors de l’investigation, il n’en reste pas moins que, ce qui différencie Foucault de Bourdieu, c’est plutôt le mode de construction de l’objet. Si le premier s’intéresse principalement aux documents, le second s’intéresse uniquement aux stratégies des auteurs et aux relations qui s’instaurent entre eux 22.

Les propositions de la sociologie historique

12Que peut faire la sociologie du programme de l’Archéologie du savoir 23? On peut faire le choix de le considérer comme un livre purement tactique dans la carrière de Foucault : c’est le droit d’entrée au Collège de France, le prix à payer pour faire autre chose. On peut considérer aussi qu’il s’agit du plus bel exemple d’impasse théorique que la philosophie du xxe siècle ait connue. Mais on peut également y repérer quelque chose comme un ensemble de propositions disponibles pour la sociologie historique, bien qu’il ne s’agisse pas d’annexer les travaux qui se réclament de ce label et encore moins de penser d’hypothétiques filiations. Dans un livre passionnant, Mitchell Dean a tenté de « rendre compréhensible » les propositions de Foucault pour la sociologie, en portant son attention sur leur dimension méthodologique, sans jamais tomber dans l’illusion de la possibilité d’une sociologie foucaldienne. L’exercice n’est peut-être pas entièrement concluant, tant le problème que pose la relation de la philosophie et de l’histoire dans l’œuvre de Foucault est insoluble, mais il est indispensable pour qui veut avoir une idée plus précise de la bonne manière de mettre en rapport le travail de la sociologie historique et l’entreprise archéologique de Foucault.

13On peut considérer trois pistes pour organiser ce rapport. Il s’agit ici d’une proposition personnelle, provisoire, et qui n’ambitionne pas d’être une proposition de « traduction » sociologique de Foucault :

141. L’archéologie permet de rendre compte de l’importance des « réseaux anonymes du savoir » à travers des « dispositions », des dispositifs, des configurations et des systèmes : les sociologues peuvent aisément revendiquer ce mode de construction de l’objet, car ils ont aussi rompu avec le rêve d’une chronologie continue de la raison, au profit de régularités discursives réticulées. La sociologie et l’Archéologie du savoir ont en commun la disqualification d’une problématique du sujet connaissant et la centralité de la notion de configuration.

152. La définition du discours comme pratique, même si elle n’est pas entièrement claire, peut être rapprochée d’un ensemble d’analyses de sociologie pragmatique (celles qui par exemple ont été le ressort analytique dans les science studies). Le discours devient une pratique réglée, comme d’autres pratiques. La conceptualisation permet de poser à nouveaux frais les lancinantes questions de la détermination, des instances, de l’autonomie relative, sans doute au prix de leur disqualification comme topiques de l’histoire des savoirs.

163. Foucault restaure une dynamique de l’événement et offre un nouveau statut à l’événementialité. Ce retour à l’événement, proprement impensable dans la sociologie fonctionnaliste est devenu central dans la sociologie historique, comme en témoignent les travaux de William Sewell Jr 24 ou d’Andrew Abbott 25. Il est incontestablement l’une des dimensions les plus fécondes de la sociologie contemporaine.

17À la fin de ce parcours rapide, on pourrait se demander si le parti qui consiste à mettre au jour tout ce qui sépare le travail de Foucault de l’activité ordinaire des sociologues ne méconnaît pas les emprunts innombrables, fussent-ils sauvages, que les chercheurs en sciences sociales ont fait d’une œuvre qui semblait offrir de si belles prises à l’imagination sociologique, en lui ouvrant sans doute une échappée belle par rapport aux contraintes disciplinaires et professionnelles. Jacques Revel, puis Gérard Noiriel 26 ont fait un relevé précis des malentendus qui ont accompagné la discussion entre les historiens et Michel Foucault, largement fondée sur la méconnaissance du caractère essentiellement philosophique du projet. Il n’existe pas d’analyse comparable dans le domaine des sciences sociales, à l’exception sans doute d’un petit texte très stimulant de Dominic Boyer, dans lequel il contribue à éclairer les conditions par lesquelles « l’œuvre de Foucault a atteint le statut de lingua franca en anthropologie » 27. Si l’on peut rester sceptique devant les appropriations de Foucault qui méconnaissent les préoccupations constantes de l’auteur à travers les remaniements successifs de l’œuvre, il faut évoquer l’effet proprement libérateur, que Jacqueline Carroy a très justement rappelé dans ce colloque, de la lecture de Foucault par une génération de chercheurs en sciences sociales, entrée en activité dans les années soixante-dix : Foucault nous a permis de nous libérer des fausses rigidités disciplinaires et de l’humeur scientiste qui prévalait avec le structuralisme. Il a contribué, plus que tout autre, à rendre à nos activités la dimension excitante que l’institution tend à faire perdre de vue.

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Annexe

Compte rendu des discussions

Une intervention propose de faire un rapprochement entre le fonctionnement des concepts chez Michel Foucault et l’utilisation de l’idéaltype en sociologie. Partant d’une abstraction incomplète, les deux se spécifieraient dans des situations historiques concrètes donnant corps à ces abstractions.

Jean-Louis Fabiani rappelle ne pas avoir voulu traiter des rapprochements, mais travailler de manière plus contrastive en posant la question de l’espace d’une sociologie foucaldienne. La vraie question est de savoir à quoi cela sert pour un sociologue de continuer à lire Foucault. Jean-Louis Fabiani note par exemple l’intérêt du travail de Castel dans la mesure ou Castel s’approprie le travail de Michel Foucault d’une certaine manière. D’ailleurs Foucault y aurait vu comme une extension et une exemplification de choses qu’il a dites. En cela, il assignerait à Robert Castel une position de documentaliste.

Philip Milburn souligne que l’époque où Michel Foucault connaît un certain succès en sociologie avec Castel correspond à l’époque où le mode structuraliste était un mode d’analyse dominant. L’idée même du structuralisme était de faire tomber les frontières disciplinaires – ce qui expliquerait pourquoi Robert Castel pouvait mobiliser à la fois Pierre Bourdieu, Erving Goffman et Michel Foucault dans son travail.

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Notes

1. Mitchell Dean, Critical and Effective Histories. Foucault’s Method and Historical Sociology, London, Routledge, 1994, p. 215.
2. Ces questions ont été approchées dans un article déjà ancien concernant la sociologie de l’environnement et des formes urbaines : Jean-Louis Fabiani, « La nature, l’action publique et la régulation sociale », Du rural à l’environnement, sous la direction de Nicole Mathieu et Marcel Jollivet, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 195-208.
3. « Foucault Examines Reason in Service of State Power », entretien avec M. Dillon, Campus Report, 12e année, n° 6, 1979, p. 5-6, traduit dans Dits et écrits, T. II, Paris, Gallimard, Quarto, 2001 [1994], p. 802. Philippe Artières a justement fait remarquer, dans la conclusion qu’il a donnée à ce colloque, le caractère central des Dits et écrits au sein des références utilisées par les différents intervenants. Cette contribution n’échappe pas à ce constat, encore qu’il n’y soit pas fait un usage exclusif des Dits et écrits. La démarche est justifiée par le fait que la relation à la sociologie ne fait jamais l’objet d’une explicitation dans des livres de Foucault et qu’elle ne constitue pas non plus un objet pour ses cours. Il va de soi que les limites de ce bref article n’épuisent pas le sujet et qu’une recherche plus développée devrait être fondée sur une analyse de l’œuvre plutôt que de sa périphérie.
4. L’Impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au xixe siècle, réunies par Michelle Perrot, Paris, Seuil, 1980 (également in Dits et écrits, T. IV, Paris, Gallimard).
5. Ibid., p. 49.
6. Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991.
7. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, suivi de « Michel Foucault révolutionne l’histoire », Paris, Seuil, 1980.
8. Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, p. 17- 18.
9. Paul Veyne, Préface à l’édition de Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris, Laffont, 1993, p. XII.
10. Randall Collins, The Sociology of Philosophies, Cambridge, Harvard University Press, 1997, en particulier le chapitre 13.
11. Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, Quarto, 2001 [1994] T. 1, p. 469.
12. Ibid., T. 2, p. 489.
13. Voir particulièrement, Ann Rawls, « Durkheim’s Epistemology. The Neglected Argument », American Journal of Sociology, vol. 102, n° 2, 1996, p. 430-482 et Warren Schmaus, Durkheim’s Philosophy of Science and the Sociology of Knowledge. Creating an Intellectual Niche, Chicago, The University of Chicago Press, 1994.
14. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 28.
15. Voir particulièrement l’intéressant ouvrage dirigé par Mark S. Cladis, Durkheim and Foucault. Perspectives on Education and Punishment, Oxford, Durkheim Press, 1999.
16. Robert Castel, L’Ordre psychiatrique, Paris, Éditions de Minuit, 1986.
17. Michel Foucault, Dits et écrits, op. cit. T. II, p. 272-275.
18. Ibid., T. I, p. 1509.
19. Robert Castel, op. cit. p. 19.
20. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992 et Jean-Louis Fabiani, « Les règles du champ », Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu (sous la direction de Bernard Lahire), Paris, La Découverte, 1999, p. 75-91.
21. Michel Foucault, « Sur l’archéologie des sciences. Réponses au cercle d’épistémologie », Cahiers pour l’analyse n° 9, « Généalogie des savoirs », été 1968, p. 9-40. (Également in Dits et écrits, T. I, Gallimard, texte n° 59.)
22. Pour un point de vue opposé basé sur le même corpus de textes, voir la stimulante intervention de Luc Tournon, malheureusement non publiée : Foucault et l’explication sociologique. Les mots et les choses. L’archéologie du savoir, séminaire Foucault, École normale supérieure, 1er mars 1993, multigraphié, 19 pages.
23. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
24. William Junior Sewell, « Three Temporalities: Toward an Eventful Sociology », The Historic Turn in the Human Sciences, Terrence J. McDonald ed., Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, p. 245-80.
25. Andrew Abbott, Time Matters, Chicago, The University of Chicago Press, 2001.
26. Jacques Revel, « Michel Foucault, 1926-1984 », in André Burguière (dir.), Dictionnaire des sciences historiques, Paris, PUF, 1986, p. 290-292. Gérard Noiriel, « Foucault and History. The Lessons of a Disillusion », Journal of Modern History n° 66, 1994, p. 547-568.
27. Dominic Boyer, « The Medium of Foucault in Anthropology », The Minnesota Review, p. 265-272.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Louis Fabiani, « La sociologie historique face à l’archéologie du savoir »Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/611 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.611

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