Navigation – Plan du site

AccueilNuméros13-14Réception dans les sciences socialesLire, relire et citer Michel Fouc...

Réception dans les sciences sociales

Lire, relire et citer Michel Foucault

Psychiatrie, volonté de savoir et « culture de soi »
Jacqueline Carroy

Résumés

À partir d’une lecture ou d’une relecture des travaux sur l’histoire de la folie (1961 et 1973-1974) et sur celle de la sexualité (1976 et 1984), cet essai évoque des critiques qui ont pu être faites à Foucault, mais aussi une heuristique de ses textes. Il s’interroge, à l’aide notamment d’exemples de recherches historiques personnelles, sur le bénéfice et l’utilité de citer Foucault. Peut-on encore puiser réellement dans sa « boîte à outil », comme il le proposait lui-même, dès lors qu’il a acquis de fait un statut de grand auteur ?

Haut de page

Texte intégral

1Michel Foucault entendait rendre problématiques les notions d’œuvre et d’auteur. Or il a été depuis longtemps rattrapé par ce qu’il avait entendu critiquer. Signe de son accession au statut de grand auteur, son « œuvre » s’est accrue de façon posthume avec la publication de ses Dits et écrits et de plusieurs de ses cours au Collège de France. On peut ainsi se demander si cette panthéonisation n’est pas incompatible avec l’usage de « boîte à outils » que Foucault voulait donner à ses écrits. Pouvons-nous encore le citer sans le figer, même implicitement, dans un statut de grand auteur ? Nous référons-nous désormais aux outils foucaldiens parce qu’ils nous sont vraiment utiles ou parce qu’ils sont décoratifs ? Autant de questions qui parcourront cet essai. Celui-ci n’aura d’autre prétention que de réfléchir de façon pragmatique sur un usage personnel du corpus foucaldien.

2Je me référerai au domaine de recherche qui est devenu le mien, à savoir l’histoire des savoirs « psy », pour regrouper de façon commode et actuelle la psychiatrie, la psychologie et la psychanalyse. L’un des bénéfices du colloque de Metz aura été de me faire relire Foucault, après en avoir été une lectrice assidue et passionnée. Comment et pourquoi le relire et le citer ? Je soutiendrai que c’est moins, tout compte fait, l’Histoire de la folie à l’âge classique (1961), ouvrage republié et remanié en 1972, ou le cours au Collège de France de 1973-1974 publié récemment, le Pouvoir psychiatrique, que les trois tomes de l’Histoire de la sexualité (1976 et 1984), soit, pour dire vite, les livres du « dernier Foucault » qui me semblent actuellement heuristiques.

L’histoire de la psychiatrie après Foucault

3C’est bien pourtant la lecture du Foucault des années 1960-1970 – je n’ai pas suivi ses enseignements – qui a éveillé ma vocation de recherche. Cette lecture, au cours des années 1970, me donnait l’envie et le goût de me plonger dans de vieux textes inconnus ou anonymes, ce qui n’était pas forcément évident, et ne l’est toujours pas sans doute, pour qui a eu une formation philosophique. L’exemple foucaldien m’autorisait d’autre part à ne pas trop me soucier de l’opposition entre science et idéologie comme à entretenir un rapport critique à la psychologie en même temps que flottant à la psychanalyse, en une époque où les références et les révérences à Canguilhem souvent revu par Althusser, et à Freud souvent revu par Lacan apparaissaient comme incontournables et indépassables, comme on disait alors. Mais surtout, dans l’Histoire de la folie à l’âge classique, Foucault ouvrait des problématiques nouvelles, éblouissantes, en axant ses analyses sur le thème central d’une incompatibilité structurelle entre le discours de l’aliénisme fondé par Pinel et les voix de la folie.

4Revenons sur le destin posthume de ce livre par rapport à une histoire de la folie et de la psychiatrie. Republié et refondu en 1972, l’ouvrage de 1961, initialement un travail académique issu d’une thèse, acquiert un public plus large et une actualité militante dans les années 1970, en pleine période de remise en cause de la psychiatrie par un courant de contestation hétérogène qui se reconnaît plus ou moins dans le sigle d’antipsychiatrie.

5C’est dans le dessein archéologique de comprendre ce présent que, dans son cours de 1973-1974, Foucault réactive, prolonge, remanie les attendus de son livre de 1961 1. Le discours se déporte du côté de la question du pouvoir, mais il a toujours la caractéristique de s’édifier contre celui de la plupart des psychiatres, en le retournant, « la libération des fous » par l’asile n’étant jamais qu’une aliénation, plus terrible encore que celle de la déraison antérieure. Si Foucault s’appuie sur des textes aliénistes, c’est sur des textes eux-mêmes terribles, censés révéler crûment la vérité du pouvoir asilaire. C’est ainsi par exemple qu’il met en exergue sa trouvaille de l’asile de Clermont sur Oise : « […] j’ai trouvé une merveilleuse institution dont je connaissais vaguement l’existence, mais dont je ne savais pas qu’elle me convenait si bien 2 ».

6On pourrait dire actuellement que la trouvaille était pipée et que ce n’est que dans la langue de bois de Gustave Labitte, le directeur de cet asile, que cette institution illustre une articulation de la discipline asilaire et du modèle familial, pour résumer les analyses de Foucault. Il se trouve en effet que Clermont fut le théâtre d’un crime particulièrement affreux : un surveillant tua un aliéné dans des conditions atroces, il enterra son corps et ce meurtre fut plus ou moins couvert par les autorités de l’asile. L’affaire, une fois découverte à la suite d’une dénonciation, déclencha en 1880 une campagne très violente contre l’aliénisme et les asiles. Le procès, largement évoqué par la presse, révéla que Clermont ne fonctionnait absolument pas comme la « merveilleuse institution » décrite par Labitte et par Foucault, mais plutôt comme un monde opaque et violent. La revue qui regroupait les aliénistes, les Annales médico-psychologiques, ne parla jamais de cette affaire qui avait pourtant défrayé la chronique, et elle continua de vanter la colonie familiale de Clermont, comme si de rien n’avait été. Si je me suis attardée sur cette histoire, analysée récemment par un article d’Aude Fauvel auquel je renvoie 3, ce n’est pas pour blâmer Foucault d’avoir ignoré l’affaire que je viens d’évoquer, mais plutôt pour mettre l’accent sur l’usage paradoxal des sources que révèle rétrospectivement cet épisode. Foucault critique ses sources aliénistes, mais il en demeure aussi tributaire et, à certains égards, captif, faute de les confronter avec des sources extérieures au monde médical.

7Lu en 2004, le cours de 1973-1974 au Collège de France propose un étrange scénario historique. Consacré pourtant nommément au pouvoir psychiatrique, il donne à des médecins qui ne furent jamais aliénistes Charcot, Bernheim et Babinski, une posture paradoxale de quasi anti-psychiatres avant la lettre. Non moins paradoxalement, les célèbres hystériques de Charcot, qui n’étaient pourtant pas diagnostiquées comme folles puisqu’elles étaient dans un service consacré aux maladies nerveuses et non dans un service d’aliénées de la Salpêtrière, sont présentées comme celles qui subvertissent la logique du mensonge et de la soumission asilaire en la poussant à l’extrême : « Hypothèse : la crise a été ouverte et l’âge à peine dessiné encore de l’antipsychiatrie commence lorsqu’on eut le soupçon, bientôt la certitude, que Charcot produisait effectivement la crise d’hystérie qu’il décrivait 4. » On a l’impression que Foucault cherche sans vraiment les trouver des précurseurs ou des annonciateurs à David Cooper, Franco Basaglia ou Thomas Szasz auxquels il donne la vedette dans le « Résumé du cours » plus encore que dans le cours lui-même, consacré pour l’essentiel au xixe siècle. En définitive, seuls les « antipsychiatres » contemporains (conservons ce vocable commode) seraient allés jusqu’au bout d’une démédicalisation et d’une dépsychiatrisation. Réponse en définitive peu satisfaisante qui explique peut-être que ce cours n’ait pas eu de suite et que Foucault ait investi d’autres chantiers, qui donneront lieu à la publication de Surveiller et punir en 1975.

8L’Histoire de la folie continue cependant à cette même époque de servir de « boîte à outils » à de multiples travaux historiques et critiques, souvent en prise, comme le cours de 1973-1974, avec le mouvement antipsychiatrique. L’un des plus marquants me semble avoir été l’Ordre psychiatrique du sociologue Robert Castel, publié en 1976. Celui-ci tient pour fondamentale la rupture introduite par Foucault par rapport à « l’ethnocentrisme médical », et « acquises nombre des analyses du livre » en même temps qu’il rend hommage au réseau « Alternative à la psychiatrie » lié à « l’antipsychiatre » italien Franco Basaglia 5. Contrairement à Foucault, cependant, Castel est attentif à montrer que l’ordre psychiatrique ne s’est pas imposé sans ce qu’il appelle des « accrocs ». Il décrit brièvement les oppositions à la loi de 1838 régissant l’internement des aliénés et les multiples tentatives de réformes qui la visèrent, dont la plus extrême fut celle de Gambetta. Il évoque d’autre part au détour d’une note la figure et l’œuvre de Garsonnet, qui critiqua radicalement l’asile et l’aliénisme sous Napoléon III et qui « est bien sans aucun anachronisme un antipsychiatre » 6. Mais ces critiques lui semblent être demeurées marginales.

9Découvrant à la même époque des pans de l’antialiénisme du Second Empire, j’eus au contraire le sentiment d’avoir affaire à tout un continent de sources importantes qui avaient été ignorées ou minimisées par Foucault et Castel, et qui remettaient plus ou moins en cause la thèse d’un pouvoir ou d’un ordre psychiatriques unilatéralement dominants : « Une histoire reste à reconstruire, au travers des observations de malades revendiquants, de la gêne et du repli corporatiste des aliénistes, des journaux, des brochures, des pétitions, des témoignages, celle des oppositions à la science aliéniste et au système asilaire au xixe siècle » 7. J’aurais tendance à dire en 2004 que Foucault n’a pas vu, ou qu’il a seulement entrevu de façon quelque peu biaisée, que sa critique de l’aliénisme pouvait avoir elle-même une généalogie et une longue histoire, coextensive à la naissance même de l’asile. Ce « point aveugle » était du reste commun aux travaux d’inspiration foucaldienne des années 1970. Il renvoyait à une focalisation – parfois poussée à la caricature chez certains – sur l’omniprésence et l’omnipotence des dispositifs de pouvoir. En réalité, dès la première moitié du xixe siècle, s’est développée une littérature foisonnante et souvent populaire de récits, de témoignages et de critiques concernant l’asile et l’aliénisme 8. Ceux-ci sont apparus à beaucoup de personnages influents ou connus – et même à des aliénés ou anciens aliénés qui en ont témoigné parfois publiquement – comme un savoir et un pouvoir arbitraires créant de nouvelles bastilles et de nouvelles lettres de cachet. Le pouvoir psychiatrique, à la fois tenace et contesté, se serait la plupart du temps arc-bouté sur ses forteresses asilaires plus qu’il n’aurait véritablement triomphé au xixe siècle 9.

10Pour revenir à 1977, la thèse de Foucault est alors battue en brèche par la psychiatre Gladys Swain, qui montre que la psychiatrie s’est constituée sur le postulat et le pari que le fou, tout en étant aliéné, garde un reste de raison qui le rend audible et soignable 10. Le philosophe Marcel Gauchet et elle proposent un renversement de la perspective initiale de Foucault puisqu’en lieu et place d’une exclusion, la psychiatrie apparaît comme un élément du dispositif démocratique en cours après la Révolution française 11. D’autres récits deviennent ainsi possibles dans ce sillage. Sans forcément, loin s’en faut, reprendre les perspectives de Gauchet et de Swain, d’autres travaux français, menés souvent par des psychiatres, adoptent un point de vue différent ou plus nuancé sur l’histoire de la psychiatrie, sans pourtant revenir aux hagiographies d’avant Foucault 12.

11Une décennie après l’ère française des réceptions engagées ou militantes, la lecture de l’Histoire de la folie a des échos hors de France. On peut citer par exemple les ouvrages de Mario Galzigna en Italie 13. Dans les pays anglo-saxons, on peut évoquer des travaux d’histoire professionnelle, tels que ceux de Jan Ellen Goldstein, dont l’ouvrage consacré à la professionnalisation de l’aliénisme est devenu classique 14 : la référence à Foucault suscite et autorise une histoire sociale ou sociologique de la psychiatrie qui devient un genre académique prospère. Après qu’un colloque se fut tenu à Paris en 1988 sur Foucault philosophe, Goldstein a organisé à Chicago en 1991 une manifestation symétrique portant sur Foucault et l’histoire 15.

12Que retenir de l’inventaire à très grand traits que je viens de faire de l’historiographie postérieure à l’Histoire de la folie ?

13Il faut en premier lieu regretter que le lecteur actuel du Pouvoir psychiatrique n’en soit pas informé et que le cours de 1973-1974 ait été publié trente ans après avec une présentation qui n’évoque pas, même brièvement, le développement ultérieur de la recherche dans le domaine abordé par Foucault. Ce choix contribue à donner au corpus ainsi reconstitué le statut de texte clos sur une œuvre beaucoup plus que d’outil ouvert et ouvrant à une réception, à des réutilisations et à des critiques.

14Il faut en second lieu, à mon avis, reconnaître franchement que bien des pans, et non des moindres, des récits et des analyses foucaldiens de 1961 ou de 1973-1974 sont sujets à critique, comme je l’ai brièvement montré. Cependant, pour reprendre une histoire intellectuelle narrée en 1994 par Marcel Gauchet en introduction à la republication de travaux de Gladys Swain et de lui-même : « Sans l’impulsion de ce maître-livre [l’Histoire de la folie] rien n’eût été possible. Il importe d’autant plus de le souligner que c’est contre lui, au rebours de la thèse qu’il soutient, que se sont déployées finalement les réflexions de Gladys Swain et le travail que nous avons mené ensemble. Ni la vivacité des critiques ni la radicalité des objections ne nous ont fait oublier un instant ce que nous lui devions. Si nous pensions contre lui, nous savions que c’était grâce à lui. Il y a un avant et un après Foucault » 16. L’historiographie de la psychiatrie ne s’est donc pas arrêtée avec Foucault, mais, qu’elle se soit développée dans son sillage, en dehors de lui ou contre lui, elle n’a pu le faire qu’après lui.

Volonté de savoir

15À partir de 1976, avec la Volonté de savoir, s’amorce un tournant. Dans ce texte programmatique, Foucault, comme on sait, annonce le plan d’une histoire qu’il ne tiendra finalement pas. Le texte lui-même est axé sur le xixe siècle, considéré comme le moment crucial où se serait « mis en place un appareillage à produire sur le sexe des discours, toujours davantage de discours, susceptibles de fonctionner et de prendre effet dans son économie même » 17. Le sexe n’est donc pas le corrélat toujours déjà là et toujours caché d’un refoulement ou d’une répression, comme le voulait le freudo-marxisme de l’époque, mais il se construit à partir d’injonctions à se manifester et à se dire, à travers « les spirales perpétuelles du pouvoir et du plaisir » 18. L’histoire de la sexualité en Occident serait liée à une injonction à l’aveu qui nourrit une scientia sexualis, ou encore à des « stratégies de pouvoir qui sont immanentes à cette volonté de savoir » 19.

16Le livre de 1976 se réfère aux dispositifs de pouvoir et il esquisse l’histoire d’un « bio-pouvoir », mais il insiste aussi sur deux éléments quelque peu différents. L’aveu est indissociablement producteur d’un savoir sur le sexe et sur le sujet, conçu non pas comme libre et autonome mais comme assujetti et produit par l’aveu lui-même. Faire une histoire de la sexualité implique d’autre part que l’on s’intéresse à une économie des plaisirs singulière qui lierait scientia sexualis et ars erotica : « Nous avons au moins inventé un plaisir autre : plaisir à la vérité du plaisir, plaisir à la savoir, à l’exposer, à la découvrir, à se fasciner de la voir, à la dire, à captiver et capturer les autres par elle, à la confier dans le secret, à la débusquer par la ruse ; plaisir spécifique au discours vrai sur le plaisir » 20.

17Moins que des détails d’une histoire qu’il esquisse forcément à grands traits, le texte de 1976 invite à se saisir de formules intrigantes ou provocantes, multipliant les pistes et invitant à lire différemment la sexologie du xixe et du xxe siècle, pour reprendre un terme qui s’accrédita entre les deux guerres. Il me semble être heuristique justement parce qu’il ne fournit pas de récits bouclés. Il est significatif qu’il continue de servir d’outil aux historiens de la sexualité, parce qu’il propose une conception originale du bio-pouvoir, mais aussi des manières de penser alternatives à celle du refoulement-répression, comme à celle du tout-pouvoir.

18Beaucoup de travaux actuels reprennent des problématiques de la Volonté de savoir ou cherchent à en relever les défis, comme le montre une récente revue critique de David Muheim 21. J’en donnerai un exemple central : Psychopathia sexualis, ouvrage du psychiatre austro-hongrois d’origine allemande Richard Von Krafft-Ebing, constamment réédité et augmenté de 1886 à l’entre-deux-guerres 22 qui servit pendant très longtemps de référence classique aussi bien à Freud qu’aux sexologues, et dont on peut se demander d’ailleurs s’il n’a pas servi de modèle à Foucault pour proposer des outils d’analyse. Le livre de Krafft-Ebing se présente comme une collection de cas médico-légaux mais aussi d’auto-observations, considérablement augmentée au fil des éditions successives par des lettres de lecteurs qui envoient leurs confessions, aussitôt publiées et recyclées en cas anonymes. Le livre a été utilisé à la fois comme un objet érotique et comme une injonction à l’aveu. Il serait exagéré cependant de voir dans les perversions sexuelles une pure et simple création des pervers eux-mêmes, en minimisant le fait qu’elles sont liées à une appropriation médicale 23. Il me semble que les hypothèses foucaldiennes permettent en tous les cas de comprendre la complexité du dispositif qui entraîne Krafft-Ebing puis Moll ainsi que leurs lecteurs dans des spirales perpétuelles de pouvoir et de plaisir. Elles donnent des outils d’analyses importants pour comprendre une grande part de la scientia sexualis du xixe siècle. On pourrait ajouter enfin que ces hypothèses permettent de faire une généalogie non psychanalytique (ce qui ne veut pas dire nécessairement anti-psychanalytique) de la psychanalyse.

19Importants, ces outils ne sont cependant pas exclusifs. Prenons un exemple. Soit un médecin, Félix Roubaud, qui pratique une auto-expérimentation en mangeant du haschich, comme cela se faisait à l’époque, qui se demande ce qu’il en est de la puissance sexuelle dans cet état, et qui publie en 1855, sur le modèle d’une observation médicale détaillée, son expérience d’impuissance avec une femme dont il suggère qu’elle est une prostituée 24. Par le fait même qu’un tel récit ait été publié dans un traité médical classique, on saisit l’importance de l’hypothèse d’une volonté de savoir qui trouve un équivalent dans l’expression « volonté de fer », utilisée par Félix Roubaud dans la narration de ce qu’il nomme ses « tristes exploits ». Mais l’outil foucaldien ne permet pas vraiment de rendre compte d’un élément central du texte, bien qu’il en demeure à l’arrière-plan, la relation entre l’homme « expérimentateur » et la femme qui lui sert d’instrument d’expérimentation.

20À certains égards, la Volonté de savoir laisse dans l’ombre, ou plutôt dans la pénombre, la question de la différence des sexes, ou celle du genre, pour reprendre un vocabulaire actuel. Et sans doute faut-il rappeler que la mort prématurée de Michel Foucault a laissé son histoire de la sexualité inachevée. Nous ne savons donc pas s’il aurait pris en compte cette dimension s’il avait pu poursuivre ses recherches après l’Antiquité, période durant laquelle l’usage des plaisirs se déclinait au masculin selon un mode actif.

« Culture de soi »

21Nous ne savons pas non plus s’il aurait continué de travailler sur la sexualité, ou s’il n’aurait pas bifurqué sur une histoire du sujet et de son auto-constitution qu’il désigne sous le terme de « subjectivation » 25. Quoiqu’il en soit, le choix de s’intéresser à l’Antiquité dans l’Usage des plaisirs et le Souci de soi impose, de par la rareté des sources, d’en revenir à des auteurs plus ou moins consacrés comme Platon, Sénèque, ou Musonius Rufus, et à une méthode de commentaire de texte. Ces auteurs sont revisités en fonction d’une notion transversale de longue durée, le souci de soi, qui traduit les termes grecs et latins épiméleia éautou ou cura sui. C’est à partir du discours des « indigènes » que Foucault met l’accent sur des « techniques de soi », des « pratiques de soi » et une « culture de soi ». La relation aux sources change, de même que le style des écrits foucaldiens. Il s’agit d’accompagner des textes plutôt que de les retourner ou de s’en captiver. Et sans doute faut-il souligner le rôle dans cette évolution de la publication de documents d’archives, Herculine Barbin dite Alexina B., paru en 1978, et le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de La Bastille au xviiie siècle, publié en 1982 en collaboration avec Arlette Farge.

22Il y a ainsi continuité entre la notion grecque et latine de souci de soi et les outils forgés par Foucault de pratique, de technique ou de culture de soi. Cette dernière notion, plus générale, serait un outil utilisable à partir de l’époque hellénistique. Dans son cours de 1981-1982, Foucault l’avance avec circonspection « avec beaucoup de guillemets, de guillemets ironiques » 26. Dans le Souci de soi, il conserve les guillemets et donne de la « culture de soi » cette définition complexe : « Par ce mot, il faut entendre que le principe du souci de soi a acquis une portée assez générale : le précepte qu’il faut s’occuper de soi-même est en tous les cas un impératif qui circule parmi nombre de doctrines différentes ; il a pris aussi la forme d’une attitude, d’une manière de se comporter, il a imprégné des façons de vivre ; il s’est développé en procédures, en pratiques et en recettes qu’on réfléchissait, développait, perfectionnait et enseignait ; il a constitué ainsi une pratique sociale, donnant lieu à des relations interindividuelles, à des échanges et communications et parfois même à des institutions ; il a donné lieu enfin à un certain mode de connaissance et à l’élaboration d’un savoir » 27. « Culture » désigne le fait de cultiver. Foucault ne se réfère pas à l’usage anthropologique ou ethnographique que le mot a acquis actuellement, comme s’il voulait rester au plus près du souci de soi antique et contourner le sens que le terme de culture a pu prendre dans les sciences humaines et sociales.

23Au vu des critiques qui lui ont été adressées, il n’est pas sûr cependant que Foucault ait mené à bien ce nouveau projet d’approche des textes. Pierre Hadot, son collègue et inspirateur, fait ainsi une critique sévère de la « culture de soi » en montrant, notamment à propos des Stoïciens, que Foucault a hypostasié ce qui ne constituait qu’une étape visant à « dépasser le soi, à penser et à agir en union avec la raison universelle. » Foucault, selon Hadot, n’aurait ainsi proposé qu’une « culture de soi trop purement esthétique, c’est à dire, je le crains, une nouvelle forme de dandysme version fin du xxe siècle » 28. Autre critique, non moins importante, évoquée par Frédéric Gros dans sa « Situation du cours » sur l’herméneutique du sujet 29, puis développée par Carlos Lévy, Foucault aurait entretenu un silence assourdissant autour de l’entreprise de destruction de soi menée par les Sceptiques. Selon Lévy, « la prétention totalisante qui exclut une partie de la totalité constitue, à mon sens, l’erreur de Foucault. » Risquons une analogie : un peu comme ce qu’il avait soutenu autrefois pour l’asile, dont les seules contradictions ne pouvaient venir au xixe siècle que des hystériques de Charcot et donc de l’extérieur de la médecine aliéniste, Foucault, de manière analogue, « ne pouvait admettre que ce processus historique de la construction du sujet qu’il a voulu mettre en évidence, ait été si profondément contredit de l’intérieur même » 30. Le silence est évidemment plus assourdissant dans ce cas, car si l’antialiénisme du xixe siècle pouvait être ignorée dans les années 1960-1970, les Sceptiques faisaient partie d’une tradition philosophique certes peu étudiée en 1984, mais tout de même connue.

24Paradoxalement, détachées de leur contexte et des critiques légitimes des spécialistes de l’Antiquité, les notions de pratique de soi et de culture de soi peuvent s’avérer cependant heuristiques pour des historiens d’époques ultérieures. C’est ainsi que Jan Goldstein montre que l’introspection du moi dans la pédagogie philosophique française instaurée par Cousin a pu constituer une véritable pratique de soi touchant des générations de jeunes gens fréquentant les lycées français du xixe siècle 31.

25Que l’on me permette d’en évoquer un autre exemple, lié à mes recherches personnelles actuelles. Un rappel tout d’abord. En ouverture au Souci de soi, Foucault propose, comme il en a l’habitude, un prologue dans lequel il reprend un article de 1983 sur Artémidore, auteur d’une célèbre clef des songes de l’Antiquité 32. Son onirocritique, qui n’est pas destinée à une élite contrairement à la littérature des écoles philosophiques, atteste d’une pratique de soi destinée à l’homme ordinaire, entendu comme un homme libre de sexe masculin. Foucault s’intéresse spécialement aux rêves à caractère sexuel et à leur interprétation. Il n’y a pas chez Artémidore de proscription vis-à-vis de la sexualité ou de certains actes sexuels : rêver d’inceste peut par exemple dans certains cas être vu comme un signe bénéfique. L’interprétation se fait en effet en fonction du style d’activité du sujet et elle va de l’activité sexuelle « manifeste » à sa signification sociale, familiale, économique « latente ». Quoique Foucault ne cite pas Freud, il sous-entend probablement que ce type d’interprétation est une sorte de contrepoint ironique à notre herméneutique contemporaine des rêves qui voit dans le sexuel le latent par excellence 33.

26J’aurais tendance à penser que c’est moins Artémidore que les onirologues contemporains que Freud a lus. En effet se développent au xixe siècle des pratiques multiples et diversifiées d’introspection dont la psychologie du moi cousinienne constitue l’un des exemples. Depuis le début du siècle, le rêve est l’objet d’auto-observations de médecins, de philosophes, de psychologues et plus généralement de savants amateurs de physiologie et de psychologie. Ces onirologues se font surprendre dans leur sommeil, récapitulent leurs visions nocturnes au réveil, s’exercent à s’en souvenir, les notent, les collectionnent, en échangent les récits avec leurs proches ou avec des collègues, en publient des anthologie tout en s’excusant du ridicule ou de l’audace qu’il y a à se montrer en dormeur plutôt qu’en homme éveillé.

27À propos de ces « savants rêveurs » du xixe siècle, je suis donc confrontée à ce que j’ai pour le moment envie d’appeler une « culture de soi », avec des guillemets, pas forcément pour les mêmes raisons que Foucault. Car je demeure perplexe sur le statut de cette référence. La définition foucaldienne est séduisante mais forcément décalée par rapport au domaine qui m’intéresse. Il n’est pas sûr que l’on puisse la détacher de la période et du contexte particuliers de l’Antiquité hellénistique et romaine, même si Foucault dit qu’il est possible de donner une portée plus générale aux notions qu’il avance. Désinvolture et force des généalogies foucaldiennes, elles sont souvent historiquement contestables et elles demeurent cependant suggestives.

En guise de conclusion

28Je tenterai de conclure ce parcours en disant que ma lecture ou ma relecture ne m’ont pas vraiment éclairée sur les usages que je pouvais et devais faire des textes foucaldiens, à partir du moment où mon dessein n’était pas de les prendre comme des objet de recherche sui generis mais plutôt comme des outils pour des recherches historiques. S’il me semble stimulant de citer certains passages de Foucault, je demeure indécise sur la façon de le faire. De façon précise et circonstanciée, ou plutôt de façon libre et métaphorique ?

29Mais, dans ce dernier cas, pourquoi citer Foucault ? Est-ce seulement pour l’intérêt propre de ses écrits ? Est-ce par fidélité à une recherche qui a beaucoup compté pour moi à une certaine époque ? Est-ce parce que Foucault est devenu un auteur canonique que l’on se doit d’évoquer ? Est-ce parce ses textes sont suffisamment connus et que l’on peut supposer qu’ils font lien plus que d’autres entre un orateur et ses auditeurs ou encore entre un auteur et ses lecteurs ?

30Lorsque je travaille sur le xixe siècle, ne devrais-je pas aussi, ou plutôt, me mettre en quête, à l’exemple du Foucault de 1984, de mots autochtones d’époque ? Mettre par exemple en exergue ce qu’un auteur beaucoup moins prestigieux actuellement mais d’avant-garde à la fin du xixe siècle, Maurice Barrès, dans ses trois premiers romans, appelait culte ou culture du moi et qui reposait sur des exercices spirituels inspirés notamment de Sénèque ?

31Autant de questions que je me contenterai de laisser ouvertes.

Haut de page

Annexe

Compte rendu des discussions

Jacqueline Carroy souligne sa perplexité par rapport au terme de « culture de soi ». En effet, Foucault évite de lui donner un sens anthropologique ou sociologique actuel trop anachronique (d’où son usage de guillemets ironiques pour l’avancer), et il le présente bien cependant comme une construction personnelle qui ne traduit aucun vocable grec ou latin, à l’inverse du souci de soi, mais qui permet de rendre compte d’une configuration historiquement datée. Quel usage faire de la « culture de soi » ? Selon Jacqueline Carroy, au lieu d’ériger ce terme en notion applicable et transposable telle quelle à d’autres époques, il serait sans doute plus pertinent et plus heuristique de reprendre les questions qui ont inspiré à Foucault cette invention ironique pour faire après lui d’autres inventions ironiques. Jean-Louis Fabiani rappelle que Foucault a permis de se déprendre de ce qu’on a appelé avec Canguilhem l’épistémologie à la française ou l’histoire des sciences à la française. Foucault a aidé dans les années 1960 et 1970 à sortir finalement de cette configuration de l’histoire des sciences. Jacqueline Carroy souligne qu’il y avait effectivement quelque chose de très libérateur chez Foucault puisqu’il a permis entre autre de sortir de l’ancienne opposition entre science et idéologie, mais aussi de ne pas lire que Marx et Freud.

Haut de page

Notes

1. Pour une analyse des enjeux de ce cours par rapport à « l’antipsychiatrie » de l’époque, voir Jaques Lagrange, « Situation du cours », in M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974, Paris, Hautes Études, Gallimard/Seuil, 2003, p. 356 s. Sur L’Histoire de la folie à l’âge classique, voir É. Roudinesco (dir.), Penser la folie, Paris, Galilée, 1991.
2. Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 123.
3. A. Fauvel, « Le crime de Clermont et la remise en cause des asiles en 1880 », Revue d’histoire moderne et contemporaine 49-1, janvier-mars 2002, p. 195-216.
4. Ibid., p. 347.
5. L’Ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, Paris, Minuit, 1976, p. 17.
6. Ibid., p. 270.
7. J. Thirard (Carroy), « Les aliénistes et leur opposition sous le Second Empire », Psychanalyse à l’université, mars 1977, 2/6, p. 322.
8. Je renvoie à ce sujet au livre de Juan Rigoli, Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au xixe siècle, Paris, Fayard, 2001.
9. A. Fauvel, op. cit ; « Punition, dégénérescence  ou malheur ? La folie d’André Gill (1840-1885) », Revue d’histoire du xixe siècle 26-27, 2003, p. 277-304 ; « Vivre et mourir à l’asile. L’historien face aux témoignages d’aliénés (1838-1914) », communication, Journée d’études « Peut-on faire l’histoire de la psychiatrie ? », Société française pour l’Histoire des Sciences de l’Homme, J.-C. Coffin dir., 28 mai 2004, Paris, E.N.S.
10. Le Sujet de la folie. Naissance de la psychiatrie, Toulouse, Privat, 1977.
11. M. Gauchet et G. Swain, La Pratique de l’esprit humain : l’institution asilaire et la révolution démocratique, Paris Gallimard, 1980.
12. J. Postel, Genèse de la psychiatrie : les premiers écrits de Philippe Pinel, Paris, Le Sycomore, 1981 ; J. Postel et C. Quétel, Nouvelle histoire de la psychiatrie, Toulouse, Privat, 1983 ; G. Lantéri-Laura, Essai sur les paradigmes de la psychiatrie contemporaine, Paris, Le Temps, 1998.
13. M. Galzigna, La Malatta morale. Alle origini della psichiatria moderna, Venezia, Saggi Marsilio, 1988.
14. J. Goldstein, Console and Classify. The French Psychiatric Profession in the Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1987. Cet ouvrage a été traduit sous le titre Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française, Paris, Synthélabo, 1997.
15. Michel Foucault philosophe, Paris, Seuil, Des travaux, 1989 ; J. Golstein ed., Foucault and Writing of History, Oxford, Cambridge, Blackwell, 1994.
16. M. Gauchet, « À la recherche d’une autre histoire de la folie », in G. Swain, Dialogue avec l’insensé, Paris, Gallimard, 1994, p. XXVI.
17. M. Foucault, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 33.
18. Ibid., p. 62.
19. Ibid., p. 98.
20. Ibid., p. 95.
21. D. Muheim, « Sexe confessé et sexe camouflé : de quelques ouvrages récents en histoire de la sexualité », Gesnerus 59, 163, 2000, p. 242-255.
22. R. Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis. Étude médico-légale à l’usage des médecins et des juristes, Paris, Climats et Thierry Garnier, 1990, rééd de l’éd. Refondue par Moll en 1931.
23. H. Oosterhuis, Stepchildren of Nature. Krafft-Ebing, Psychiatry and the Making of Sexual Identity, Chicago, London, The University of Chicago Press, 2000. Pour une critique du livre de H. Oosterhuis, on peut se référer à un compte rendu d’Andreas Mayer, Revue d’histoire des sciences humaines 8, 2003, p. 173-175.
24. Pour une réédition et un commentaire de ce texte, je me permets de renvoyer à mon article, « Les “visions tout idéales dues au haschich” de Félix Roubaud », Le Portique 10, 2e sem. 2002, p. 81-95.
25. Voir sur ce thème F. Gros, « situation du cours », in M. Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris, Hautes Études, Gallimard/Seuil, 1990, p. 495 s.
26. L’Herméneutique du sujet, op. cit., p. 172.
27. Histoire de la sexualité III. Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 59.
28. P. Hadot, « Réflexions sur la notion de “culture de soi” », in Michel Foucault philosophe, op. cit., p. 263 et 267.
29. L’Herméneutique du sujet, op. cit., p. 502-503.
30. C. Lévy, « Michel Foucault et le scepticisme : réflexions sur un silence », in F. Gros (dir.), Foucault et la philosophie antique, Paris, Kimé, 2003, p. 134.
31. « Foucault and the Post-Revolutionary Self : The uses of Cousinian pedagogy in Nineteeth-Century France », Foucault and the Writing of History, op. cit., p. 99-115.
32. « Rêver de ses plaisirs. Sur l’“onirocritique” d’Artémidore », Dits et écrits, T. II, p. 1281-1307.
33. Freud cite Artémidore comme l’un de ses précurseurs en s’appuyant sur les travaux de l’érudit Theodor Gomperz (1866). Il n’existait à son époque qu’une traduction allemande d’Artémidore expurgée des rêves sexuels (W. Seitter, « Onirocritiques », Michel Foucault philosophe, op. cit., p.171).
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Jacqueline Carroy, « Lire, relire et citer Michel Foucault »Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/610 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.610

Haut de page

Auteur

Jacqueline Carroy

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search