L’œuvre de Michel Foucault et la sociologie de la réception :
Résumés
La sociologie française s’est peu préoccupée de la réception des sciences humaines et sociales par le grand public. L’étude de l’œuvre de Foucault est une stimulation à développer une sociologie de la réception attentive à la dimension corporelle de la lecture et à l’emprise émotionnelle que le texte, qu’il soit scientifique ou littéraire, exerce, en tant qu’objet spectaculaire, sur le lecteur. Cette sociologie de la réception renouvelée éclaire la manière dont la vulgarisation des sciences humaines et sociales constitue des instruments d’expertise pour le public et contribue au changement culturel et politique.
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1La réception de l’œuvre de Michel Foucault excède largement, comme le montre l’actualité littéraire, le cercle des spécialistes académiques. C’est dire que le texte de Foucault ne constitue pas seulement un objet d’expertise « scientifique » pour des chercheurs universitaires. Des lecteurs « ordinaires », de plus en plus nombreux, cherchent et trouvent dans l’œuvre de Foucault à la fois une satisfaction intellectuelle et une stimulation pour communiquer, de personne à personne, sur des problèmes qui, telle la sexualité, les concernent intimement. Prendre en compte cette lecture domestique de l’œuvre de Foucault est le moyen d’analyser les limites des expertises professionnelles – philosophiques, ethnologiques, sociologiques, historiques, etc. – qui n’appréhendent son œuvre que comme un outil de connaissance scientifique. L’adoption du point de vue d’une anthropologie réflexive – qui demande à l’observateur de s’inclure dans l’observation – est évidemment un enjeu majeur pour tout chercheur qui prétend penser Foucault ou penser avec Foucault. L’actualité de l’œuvre de Foucault réside, sans aucun doute, dans son appropriation par des individus et des groupes qui y trouvent la possibilité de faire reconnaître socialement une identité personnelle singulière, phénomène qu’illustre le processus de politisation des normes sexuelles à l’œuvre dans la société française et son dernier avatar, le mariage homosexuel. Ce phénomène culturel ne constitue pas qu’une stimulation pour les sociologues à étudier la réception de l’œuvre de Foucault par les « gens comme vous et moi ». Il nous invite aussi à rectifier les modèles d’analyse sociologique qui oublient ou mésestiment cette capacité des profanes à s’approprier des outils scientifiques pour analyser les situations et promouvoir une cause.
1. Sociologie professionnelle et vision critique de la réception
2La sociologie française s’est peu préoccupée, jusqu’à une date récente, de la réception de la sociologie et, plus généralement, des sciences humaines et sociales, à l’extérieur du cercle des spécialistes. Ce désintérêt s’explique d’abord par des raisons pratiques. Les exigences de l’enseignement universitaire, de la formation de jeunes sociologues compétents, armés techniquement et capables de défendre et de promouvoir leur métier, ont favorisé une vision réductrice du savoir sociologique des individus. Toute profession professe naturellement, disait Everett Hughes, la professionnalité 1. Le propre de la rhétorique professionnelle est d’être une rhétorique du monopole de la connaissance scientifique, opposée à l’expérience du profane 2, lequel non seulement n’y connaît rien mais ne peut, sans l’aide du professionnel, profiter de la connaissance qu’il reçoit.
3La pensée durkheimienne, fondée sur une séparation stricte entre la sociologie spontanée de l’homme ordinaire et la sociologie savante, a vu ainsi son audience professionnelle renforcée par le souci d’assurer la crédibilité scientifique du discours du sociologue dans l’espace public français.
4Cette situation éclaire la tension caractéristique de la vision de la réception des sciences humaines et sociales qui se dégage de l’œuvre de Pierre Bourdieu, sans doute le sociologue français le plus lu aujourd’hui par le grand public.
5Cette œuvre témoigne, d’un côté, d’un souci novateur, pour son époque, d’élargissement du public des sociologues au-delà de l’échange académique et d’un effort d’intéressement du lecteur profane par l’intermédiaire d’objets – photographies, illustrations, reproductions, extraits de romans, etc. – permettant de mobiliser l’expérience du monde social de ce lecteur 3. Elle valorise, de l’autre, une conception asymétrique du rapport entre le sociologue et l’acteur social, prisonnier d’un déterminisme social et culturel qui trouble sa perception de la réalité et l’enferme dans un rapport imaginaire à ses conditions d’existence.
6La sociologie critique nous confronte ainsi à un modèle d’analyse qui, tout en opposant le souci du social des gens ordinaires (qui font au premier chef l’expérience de la misère) à la cécité au social de l’intellectuel « sans attaches ni racines », compte pour rien la distribution de la connaissance sociologique qui s’effectue par l’intermédiaire de l’édition et de la diffusion d’une littérature historique, ethnologique et sociologique, relayée par les mass media. Elle s’interdit par là même de penser le contenu pratique et la valeur pragmatique de la réception qui explique pourtant sa propre « popularité » 4. La réception constitue, en effet, en tant qu’expérience à la fois intellectuelle et affective procurée par la lecture d’un écrit, l’audition d’un discours ou la vision d’un spectacle, une ressource pour penser notre conduite et agir dans le monde social. En faisant fi de cette réception, la sociologie critique sépare implicitement l’information sociologique qu’apporte le livre au lecteur de son usage sociologique, réservé au seul sociologue professionnel, et de l’action publique, portée par les institutions et les organisations. Tout au plus, reconnaît-elle la possibilité pour le lecteur de vérifier sur lui-même, avec l’aide du sociologue, les effets du déterminisme social, et de mieux comprendre a posteriori ses propres choix d’existence en faisant sa socio-analyse.
7Cette vision de la réception des œuvres des sciences humaines et sociales conduit à mésestimer le rôle culturel et politique des écrits du chercheur – sociologue, historien, etc. – et gêne la prise en compte du processus de « protoprofessionnalisation » 5 des usagers dans la société contemporaine, c’est-à-dire l’appropriation par les citoyens de savoirs élaborés par les professionnels pour élaborer leur propre expertise et, le cas échéant, s’opposer au pouvoir des professionnels.
8Reconnaître les effets culturels de l’édition, de la presse et des médias – qui multiplient, en réponse au goût du public, les essais sociologiques, les ouvrages historiques, les témoignages ethnographiques et les documentaires – permet d’éviter le rabattement de l’espace public sur sa fonction de domination politique et d’identifier les ressources intellectuelles et les instruments de la critique qu’il rend accessibles à certains citoyens. Et de substituer à la dénonciation de la « déculturation » du consommateur populaire par l’industrie culturelle – un thème récurrent, en France, de la « critique artiste » 6–, l’analyse sociologique des enjeux éthiques et esthétiques de la réception des écrits des sciences humaines et sociales.
2. Texte scientifique et réception
9Dans le contexte universitaire français, l’étude de la réception de l’œuvre de Foucault n’est donc pas qu’une occasion d’approfondir notre connaissance de sa pensée. Elle nous stimule à entreprendre une réflexion sociologique sur la réception des sciences humaines et sociales, en tant qu’expérience de la transmission et opération de traduction, en tant que « vulgarisation » d’une expertise scientifique.
10Cette réflexion revient à renouer le fil, brisé à partir de la fin des années 1970, avec les travaux d’histoire et de philosophie des sciences qui ont commencé à explorer les problèmes posés par la diffusion de la connaissance scientifique.
11Les travaux de Canguilhem, dont Foucault a suivi l’enseignement, avaient, à cette époque, ouvert la voie, comme le souligne le livre d’Yvette Conry, l’Introduction du darwinisme en France, publié en 1974. Élève de Canguilhem elle y rappelle l’impossibilité de séparer un discours scientifique « d’une culture qui permet, bloque ou dévie sa compréhension » 7 et la naïveté qui consiste, sous couvert de description de la réception, à « proposer la description d’un processus culturel dont l’objet lui serait préexistant » alors qu’il résulte de sa composition avec d’autres objets, idées (« structure idéologique »), institutions (« secteur du savoir »), ou appareillage technique (« technique de recherche »).
12Le modèle de sociologie de la réception qu’elle propose sur la base des travaux de Canguilhem anticipe incontestablement sur le modèle de la « sociologie de la traduction » proposé par Michel Callon 8. En effet, c’est la composition du texte avec des groupes d’humains, sous l’effet de dispositifs d’intéressement et de stratégies d’alliances avec d’autres objets, que doit prendre en compte, selon elle, l’historien des sciences qui veut comprendre la réception d’un texte scientifique.
13Le processus de diffusion d’une innovation scientifique ne se mesure pas en « stricts termes d’effets » internes à la communauté scientifique, mais « emprunte la forme du retentissement » médiatique 9. Ainsi, nous dit Yvette Conry, la controverse « devient signe et véhicule de propagation au même titre que le texte d’exposé » scientifique, et la « sociologie de la culture », en tant qu’analyse de la « circulation spectaculaire ou publicitaire » des idées, trouve dans la « traduction d’un texte étranger » son modèle. En effet, cette traduction d’un texte étranger étant à la fois « condition » et « forme d’introduction » d’un objet, elle constitue « sous la modalité d’une migration, un fait d’échange et de participation ». Car « si la traduction constitue une importation, elle ne peut se réduire au fait brut d’une translation ».
14En effet, « elle implique également un marché, c’est-à-dire l’écologie d’un territoire par la possibilité d’un public. Et parce que ce dernier ne s’entend pas comme une population indifférenciée de lecteurs, mais comme un milieu en attente d’une information proportionnée à ses besoins et à ses ressources, le marché se définit par une corrélation entre des propositions et des exigences » 10.
15Cette référence au « public » et au « marché » chez une historienne des sciences est d’autant plus louable d’un point de vue sociologique qu’on peut porter, en France, ces deux acteurs culturels au rang des « chers disparus » de la recherche et de l’enseignement de la sociologie de la littérature.
16La distinction du « champ de la production savante » et du « champ de la grande diffusion » autorise beaucoup de chercheurs, en effet, à faire abstraction du public, compris comme le simple produit d’une efficacité symbolique qui échappe aux consommateurs ordinaires. De même, la distinction du « marché des biens à rotation lente » et « des biens à rotation rapide » permet de faire fi de la sanction réelle que constitue le marché, l’usage métaphorique du terme – le « marché des biens symboliques » – le réduisant à désigner l’espace purement symbolique, c’est-à-dire l’espace des échanges linguistiques dans lequel se mesure légitimement la qualité artistique d’une œuvre 11.
17L’affirmation de la spécificité du symbolique justifie ainsi qu’on en reste au texte, en tant qu’il impose le contexte de sa réception, et permet de confirmer l’incapacité à maîtriser le texte de ceux qui ne savent pas le lire, incompétence que démontre leur incapacité à en rester au texte. Pierre Bourdieu voyait dans ce cercle vicieux de la qualification culturelle, et la complicité entre enseignants et enseignés qu’il implique, la preuve de l’arbitraire culturel 12. Le premier Foucault y voyait plus simplement « une petite pédagogie historiquement bien déterminée qui enseigne à l’élève qu’il n’y a rien hors du texte, mais qu’en lui, en ses interstices, dans ses blancs et ses non-dits, règne la réserve de l’origine ; qu’il n’est point besoin d’aller chercher ailleurs, mais qu’ici même, non point dans les mots certes, mais dans les mots comme ratures, dans leur grille, se dit le “sens de l’être”. Pédagogie qui inversement donne à la voix des maîtres cette souveraineté sans limite qui lui permet indéfiniment de redire le texte » 13.
18Et il diagnostiquait précisément les limites caractéristiques du « système » d’interprétation du texte imposé par cette pédagogie : « réduction des pratiques discursives aux traces textuelles, élision des événements qui s’y produisent pour ne retenir que des marques pour une lecture ; invention de voix derrière les textes pour n’avoir pas à analyser les modes d’implication du sujet dans les discours ; assignation de l’originaire comme dit et non dit dans le texte pour ne pas replacer les pratiques discursives dans le champ où elles s’effectuent » 14.
19Le savoir historique – histoire des sciences ou histoire de l’art – constitue un puissant auxiliaire de cette disqualification du public et du fait que son action va être considérée comme externe au domaine de la culture, voire contraire à son expansion. La philosophie de la modernité, « la constitution des modernes » 15, et son grand partage entre nature et culture – que traduit l’histoire moderne de l’art par la mise en tension de l’art et de la culture, de la créativité de l’artiste et de la passivité du récepteur ou l’histoire moderne des sciences par l’instauration d’une frontière épistémologique infranchissable entre la science et l’opinion – est un puissant obstacle à cette exploration du pouvoir du simple consommateur de textes, et l’analyse du « sens pratique » de l’échange culturel auquel la critique de Foucault nous convie.
3. L’apport de Foucault à la sociologie de la réception
20Relire Foucault est, en ce sens, une invitation à replacer le chercheur dans la culture, et la culture dans le marché.
21Travailler avec Foucault permet en effet de resituer la sociologie dans la culture, en évitant de réduire la culture sociologique à la culture scientifique. La sociologie est un savoir qui se diffuse dans la vie sociale, et en tant que savoir donne le pouvoir d’exercer le pouvoir, et le pouvoir de contester le pouvoir. Cette diffusion de la sociologie dans le corps social constitue, sans aucun doute, un trait caractéristique de la société post-moderne, et la justification historique de cette catégorisation 16.
22Travailler avec Foucault oblige, par ailleurs, à remettre le public au centre de la sociologie de la culture et à « réencastrer », comme le suggère la sociologie économique contemporaine 17, le « marché des biens symboliques », dans l’économie de la culture.
Le corps du lecteur
23Remettre le public 18 au centre de l’observation sociologique, c’est rappeler la nature relationnelle de toute œuvre littéraire, comme l’affirmait, dès la fin du xixe siècle, Gustave Lanson, à sa manière le premier sociologue français de la littérature. Si « le caractère fondamental de l’œuvre littéraire, c’est d’être la communication d’un individu et d’un public », la participation du lecteur à l’activité littéraire est inscrite dans la composition sociotechnique de l’objet livre. « Dans un livre, il y a toujours deux hommes, l’auteur – et cela chacun le sait – mais aussi un lecteur qui, sauf des cas exceptionnels, n’est pas un individu, mais aussi un être collectif » 19. Le vocabulaire de la composition chimique indique la participation physique du public à la réalisation de l’œuvre, et permet d’éviter la réduction de sa présence dans l’œuvre à l’image que l’artiste se fait du public auquel il s’adresse. La « dissémination d’individus séparés physiquement et dont la cohésion est toute mentale » que désigne le public en tant que « collectivité purement spirituelle » 20, fruit de la technologie industrielle et de l’alphabétisation ne doit pas nous faire oublier la réalité corporelle de l’acte de lecture, inséparable de l’implication localisée de l’objet à la fois technique et social que constitue le corps du lecteur. L’idée foucaldienne de « microphysique du pouvoir » nous convie à reconnaître ce rôle du corps dans la réception et la transmission du condensé d’émotion que représente, à sa manière, le livre. Elle est une incitation à réintroduire le corps du spectateur dans l’œuvre en analysant le dispositif technologique de la réception qui, comme le lit en tant que lieu d’exercice du regard médical de la clinique 21, fait du regard, scientifique, littéraire ou artistique, une technique du corps (au sens de Marcel Mauss) 22.
Le marché, autrement
24Réencastrer le marché des biens symboliques dans l’économie de la culture, c’est prendre acte comme le soulignait Erwin Panofsky dans son étude sur le style cinématographique que l’art occidental a toujours été affaire de pouvoir et de savoir commercial et, en ce sens, d’anatomo-politique et de bio-politique du consommateur. « Si l’on définit l’art commercial comme tout art non produit, de prime abord, dans le but de satisfaire le pouvoir créateur de l’artiste mais visant à satisfaire les exigences d’un mécène et d’un public, il faut préciser que l’art non commercial est une exception plutôt que la règle, exception récente, de plus, et pas toujours heureuse. […] L’art non commercial nous a donné La Grande Jatte de Seurat et les Sonnets de Shakespeare mais aussi tout ce qui est ésotérique au point d’être incompréhensible. Inversement, l’art commercial nous a donné beaucoup de réalisations vulgaires ou snobs (deux aspects de la même chose) mais tout autant les gravures de Dürer et les pièces de Shakespeare. En effet, nous ne devons pas oublier que les gravures de Dürer furent réalisées en partie sur commande et en partie pour la vente publique ; et que les pièces de Shakespeare […] avaient pour but de plaire et plaisaient non seulement à des auditeurs choisis, mais encore à tout spectateur désireux de payer un shilling son droit d’entrée. C’est cette nécessité de communiquer qui rend l’art commercial plus vital que l’art non commercial et donc potentiellement plus efficace, pour le meilleur et pour le pire » 23. Comme le montre la genèse du style cinématographique, tout art est, d’abord, une affaire de sélection biologique (des acteurs et des spectateurs), et d’agencement spatio-temporel d’un rapport de force, au sens d’une « action sur l’action » du spectateur 24. Cette vision, grossière pour les spécialistes français des arts du spectacle, est stimulante d’un point de vue heuristique car elle permet de réintroduire la dimension du plaisir physique dans un échange réduit par de nombreux chercheurs à une pure circulation de signes ou d’informations.
25L’approche généalogique de Foucault, si on l’applique brutalement à l’analyse de l’échange artistique ou littéraire, permet de redonner à la réception sa dimension d’« exercice » corporel, qui situe son observation au point de rencontre d’une archéologie du savoir de l’œuvre – du faire-savoir qui permet de convertir le visible en énoncé, et du savoir-faire qui permet de passer de l’énoncé au visible – et une ethnographie du pouvoir de l’œuvre – en tant qu’usage par l’individu du pouvoir qu’a l’œuvre d’affecter des personnes et d’être affectée par elles. Il en va ainsi de la lecture de l’œuvre philosophique « qui n’est pas simplement le parcours d’un ensemble de propositions faisant système, que chaque lecteur doit parcourir s’il veut en éprouver la vérité », mais « un ensemble de modifications formant exercice, que chaque lecteur doit effectuer, par lesquelles chaque lecteur doit être affecté, s’il veut être, à son tour, le sujet énonçant pour son propre compte, cette vérité » 25. C’est ce pouvoir du corps qui fait problème au Pouvoir, qu’il prenne la forme d’une censure officielle, de la pression d’un lobby religieux de l’autorité du père ou de la mère de famille soucieuse que son enfant soit préservé du pouvoir de l’image.
26Cette anthropologie du pouvoir symbolique, de l’efficacité du livre ou de l’image, en tant qu’étude des modifications corporelles qui caractérisent la réception, impose la prise en compte de l’émotion en tant que matière et fonction de la force de l’œuvre, qui fait qu’« on parle » 26 de l’œuvre. L’étude de la réception en passe nécessairement par une sociologie des émotions qui concerne, au-delà des sociologues de l’art et de la culture, tous les chercheurs en sciences humaines et sociales, comme toute personne humaine 27.
3. Réception et émotion ou « Nous autres, spectateurs…»28
27Chez Foucault lui-même, on trouve des traces-témoignages de sa propre réception de certains écrits ou de certaines images. Il attribue à ces objets spectaculaires et à l’émotion qu’ils ont suscités chez lui la motivation de la recherche qu’il présente au public. Tous les lecteurs de Foucault ont gardé en mémoire ces moments frappants qui constituent des sortes de prologues, où le lecteur s’adresse au lecteur, pour lui signaler la manière dont le discours qui va être tenu est le produit d’une certaine sensibilité, la conséquence d’une réaction spontanée à un discours. L’introduction à la Vie des hommes infâmes valorise cette spontanéité en enracinant le travail de recherche dans les impressions ressenties à la lecture de certaines archives, plus émouvantes « que ce qu’on appelle d’ordinaire la littérature » 29. On peut s’amuser à vérifier la constance, chez Foucault, du procédé de la mise en scène d’une situation-stimulus, la découverte d’un « objet-événement » qui constitue le « point de départ de la science » 30.
28Les Mots et les Choses que Foucault enracine dans le plaisir pris à la découverte de la liste improbable de Borges – la classification chinoise des animaux 31 – et la provocation que constitue, pour le lecteur, « l’impossibilité nue de penser cela », constitue à cet égard un dispositif de lecture typique de l’auteur. Il articule en effet, un prologue où Foucault s’avance : « ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges » et une ouverture spectaculaire, qui sollicite la participation du lecteur, et transforme le livre en une machine audiovisuelle constituée à droite, par le tableau de Velázquez – et l’espèce de « chœur muet » que constitue les Ménines – et à gauche par la description, l’ekphrasis, du tableau 32, dont la lecture, qui transforme le discours de Foucault en voix off, permet d’éprouver l’efficacité spectaculaire. Souvenez-vous : « Au moment où ils placent le spectateur dans le champ de leur regard, les yeux du peintre le saisissent, le contraignent à entrer dans le tableau, lui assignent un lieu à la fois privilégié et obligatoire […] surprise qui est multipliée et rendue inévitable par un piège marginal ». Le flux de lumière répandu par la fenêtre représentée dans le tableau « baigne à la fois […] la surface de la toile, avec le volume qu’elle représente (c’est-à-dire l’atelier du peintre, ou le salon dans lequel il a installé son chevalet) et, en avant de cette surface, le volume réel qu’occupe le spectateur (ou encore le site irréel du modèle) » 33.
29Ce qu’il faut souligner ici, plutôt que la dimension métaphorique du tableau – qui justifie sa mobilisation puisqu’il nous parle de l’espace, et de l’époque, de la représentation –, c’est sa réalité objective et son efficacité esthétique que valorise l’agencement de la situation de lecture. À travers cet agencement « lectoriel », Foucault nous communique sa présence personnelle, son plaisir de faire faire une expérience au lecteur, de révéler au spectateur le point aveugle par lequel il se fait prendre par le tableau. Foucault communique son plaisir en soumettant le spectateur au spectacle.
30Suffit-il de parler, comme Deleuze, de « la passion de Foucault pour décrire des tableaux ou, mieux encore, de faire des descriptions qui valent pour des tableaux : descriptions des Ménines, mais aussi de Manet, de Magritte et les admirables descriptions des chaînes de forçats, ou bien de l’asile, de la prison, de la petite voiture pénitentiaire, comme si c’étaient des tableaux, et Foucault, un peintre » ? Ce serait faire bon marché, pour reprendre les termes mêmes de Deleuze, de ce que le « tableau effectue dans cette forme de réceptivité », de la manière dont il affecte le spectateur, lui fait ressentir « les singularités d’un rapport de force » 34.
31Ce travail de représentation comme fabrique de l’émotion du lecteur, mis en situation de spectateur, joue évidemment un rôle central dans l’écriture de Foucault. Au-delà du rite de la description, qui constitue la marque de l’auteur et la manière dont il nous communique le plaisir de la découverte, ce travail constitue le moyen de mobiliser le lecteur, en lui rendant sensible la souffrance du corps – du supplicié, du prisonnier, du malade – auquel s’applique la machine du pouvoir pénitentiaire, psychiatrique, médical. Le supplice de Damiens est, bien entendu, le prototype de la situation de « souffrance à distance » 35 et de l’exercice de la compassion qu’impose Surveiller et punir à son lecteur. Souffrance difficile à imaginer, qui nous donne une mesure de la cruauté d’un Pouvoir disparu, cette « souffrance à distance » nous alerte et nous dispose à nous représenter, au sens d’imaginer, l’oppression silencieuse qui s’exerce sur le corps du prisonnier, et à le représenter, au sens de s’en faire le porte-parole.
32Cette efficacité culturelle de l’écriture du chercheur, qu’illustre lui-même Foucault, nous confronte à la question de l’engagement du sociologue et à la dimension affective du discours sociologique. Elle nous invite à appliquer au sociologue le même regard que celui qu’il porte sur les acteurs sociaux qu’il observe, à reconnaître à la fois la dimension affective du regard sociologique et la construction de l’émotion à laquelle participe le discours sociologique, deux phénomènes que des références rituelles à la neutralité axiologique et au métier de sociologue permettent de neutraliser. Elle nous convie également à porter un regard plus compréhensif sur la vulgarisation des sciences humaines et sociales – qui participent au développement de l’espace public –, et à introduire une symétrie entre la réception du savant et la réception des gens ordinaires, entre l’expertise sociologique et l’expertise savante.
4. Réception et expertise, ou l’expérience comme compétence et fabrication des émotions
33La réinscription de la réception de Foucault dans l’espace public nous confronte cependant à la difficulté de penser avec Foucault les usages de son œuvre par des lecteurs ordinaires, du fait de sa conception de l’efficacité du discours du pouvoir. La sphère publique bourgeoise, comme l’a bien relevé Habermas s’articule sur des discours qui « placés dès l’origine sur des prémisses auto-référentielles ne pouvaient rester immunisés contre une critique interne car ils se distinguent des types de discours de Foucault par leur potentiel d’autotransformation » 36. Foucault ne semble pas reconnaître en effet, tout au moins jusqu’à l’Histoire de la sexualité, de « langage commun » entre le discours du pouvoir et « ceux qu’ils excluent ». C’est ce qui favorise la tendance à assujettir le public aux normes imposées par le pouvoir – comme beaucoup d’interprètes de la société de contrôle qui rapprochent implicitement 37 l’œuvre de Foucault de la théorie de la culture de masse d’Adorno le suggèrent – et à l’enfermer dans l’imitation, la soumission au contrôle par opposition à l’artiste que sa « capacité de résistance » destine à incarner la « spontanéité rebelle » 38.
34De ce point de vue, l’utilité de Foucault pour penser l’actualité politique, qui explique son retour 39, ne doit pas dissimuler son incommodité pour analyser la réception dans la conjoncture intellectuelle française, particulièrement « technophobe ». La formule d’imposition discursive suggérée par le premier Foucault est valorisée, par exemple, par les chercheurs en sciences de la communication pour lesquels la production discursive intègre et impose une réception qui est formatée. Ils mésestiment ainsi tant les ressources critiques qu’apporte aux citoyens la vulgarisation des connaissances scientifiques par l’école et les médias, que la réalité corporelle de la réception qui interdit de la déduire du discours et de sa capacité d’imposition, et autorise les individus à situer à côté, à regarder ailleurs et à réagir autrement.
35Cette formule d’imposition discursive sacrifie la singularité individuelle de l’expérience de la réception – les réactions affectives et psychologiques propres à chacun dont elle est l’occasion et qui vont, dans certain cas, justifier une prise de position critique dans l’espace public – à une forme de perception conditionnée. Faisant du corps un principe d’alignement de la conduite, elle ne laisse pas d’alternative entre une héroïsation de la résistance à la réception, comme celle des groupes anti-pubs qui protestent contre la dégradation de l’image de la femme, et une dénonciation de la résistance à la réception, comme celle des citoyens qui protestent contre certaines œuvres d’artistes contemporains qu’ils considèrent comme particulièrement choquantes.
36Elle mésestime, ce faisant, la manière dont les sciences humaines et sociales informent les personnes, leur procurent des outils d’expertise sociologique de leur condition et leur donnent la possibilité de valoriser la dimension de l’expertise inhérente à leur expérience de la réception. Or c’est précisément ce phénomène que l’œuvre de Foucault permet de valoriser.
37Une confirmation nous en est donnée par l’analyse de Reva Wolf des Usages de l’Histoire de la sexualité de Foucault dans les arts visuels 40. Il serait plus juste de parler des critiques adressées à l’ouvrage par les historiens d’art, que Reva Wolf attribue à leur incompréhension de l’« hypothèse répressive » 41.
38Que l’œuvre de Mapplethorpe fasse partie, selon Foucault, du « discours sur la sexualité » échappe ainsi, selon elle, à Art Wallis, un historien d’art qui regrette que la défense de l’avocat, dans l’affaire Mapplethorpe 42, consista à démontrer la qualité artistique des photographies obscènes de l’auteur sans jamais faire allusion à leur contenu, contribuant ainsi à renforcer le fossé entre le spécialiste d’art contemporain et le grand public. Or, la fin justifie les moyens. Dans la mesure où « la représentation visuelle ne représente pas un discours, mais nous engage dans un discours », le formalisme esthétique, a été converti par l’avocat en une arme politique, permettant à un discours de contourner la censure, alors que ce formalisme est généralement utilisé pour imposer une censure. Cette attitude est conforme avec la thèse de Foucault que l’enjeu de « la représentation n’est pas tant ce qui est montré que qui est autorisé à regarder quoi avec quels effets » 43.
39Elle rétorque, de la même façon, à Griselda Pollock qui – après avoir vérifié que des photographies victoriennes de femmes travesties en homme produisaient des jugements contradictoires – concluait que « les représentations visuelles avaient des significations différentes selon les individus et, dans la mesure où elles n’avaient pas de signification stable, ne pouvaient être conceptualisées dans les termes de la discussion foucaldienne de la sexualité et du pouvoir », que ces photographies font partie, en tant qu’imagerie visuelle, des discours sur la sexualité dont Foucault examine, justement, les variations selon le contexte dans lequel on les étudie 44. À l’historienne du cinéma Maud Lavin, qui constate que le film Jeunes filles en uniforme 45, malgré son importance pour « l’identité de sous-culture lesbienne » allemande, n’a pas été perçu par la presse comme une peinture de l’homosexualité, lors de sa sortie en 1931 dans l’Allemagne de Weimar, ce qui interdit de le comprendre comme une « confession répondant au besoin de la bourgeoisie de valoriser l’investigation sexuelle, et le sexe lui-même, pour déployer son pouvoir », elle oppose « la règle de la polyvalence tactique des discours », un discours ne valant que par la manière dont il est utilisé et par qui 46.
40Cette critique de la critique est particulièrement exemplaire par l’argumentation qu’elle déploie. Elle sauve le discours foucaldien sur le discours sur la sexualité en réintroduisant l’expérience visuelle ou littéraire de l’individu, contre l’épreuve de la réalité que constitue l’expertise juridique ou technique. Peu importe, en effet, l’interprétation de la réalité sexuelle de ce discours dès lors qu’il offre l’occasion d’éprouver personnellement son rapport à la sexualité. Mais surtout, cette critique valorise une forme d’usage du livre de Foucault, « la plus adéquate avec sa pensée », selon Reva Wolff, qui est son usage artistique par une femme artiste pour réaliser une œuvre, Pecunia, dont les quatre sections – « Mater », « Conjur », « Soror » and « Filia » (mère, épouse, sœur, et fille) – composées de textes qui ont été imprimés sur de la tôle galvanisée, racontent une histoire basée sur un exemple concret tiré de l’Histoire de la sexualité d’un discours pseudo-scientifique sur la sexualité qui s’est formé au xixe siècle. Selon l’artiste britannique, cette œuvre est une conséquence de « l’enquête de Foucault sur les formes d’alliance familiale qui entretiennent des pathologies conventionnelles comme la femme nerveuse, la femme frigide, l’enfant précoce ou l’adulte pervers », et « illustre la manière dont l’hypothèse sexuelle influence la sexualité ».
41Pour Reva Wolff, cette « évaluation artistique est plus pertinente que les évaluations de beaucoup d’historiens car plutôt que d’essayer d’expliquer les idées de Foucault, elle les « incorpore-incarne » (« she embodies them »), et que c’est le fossé entre le langage et l’art visuel qui lui a permis de produire cette incorporation-incorporation ».
42Son point de vue, aussi contestable soit-il, offre l’intérêt d’ouvrir à une compréhension de la situation de réception comme situation d’expertise, dans laquelle l’individu engage son corps et qui lui donne le pouvoir et la volonté de transmettre et de traduire ce qu’il a compris. Élargi à toute la communauté des lecteurs, il fait rentrer dans l’analyse de la réception la reconnaissance de la réception comme « technique du corps », au sens de Mauss, et « technique de soi » au sens de Foucault 47. Elle est, ainsi, le moyen de réintroduire le corps dans une anthropologie du symbolique trop soumise à la tyrannie de l’écrit, et le point de vue du simple lecteur ordinaire qu’après tout, nous n’oublions jamais d’être, même si nous oublions souvent d’en parler.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Marc Leveratto, « L’œuvre de Michel Foucault et la sociologie de la réception : », Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/609 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.609
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