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Texte intégral

« Je n’écris pas pour un public, j’écris pour des utilisateurs, non pas pour des lecteurs ».
« Prisons et asiles dans les mécanismes du pouvoir », Dits et écrits, T. II, p. 524.

« Mon discours est évidemment un discours d’intellectuel, et, comme tel, il fonctionne dans les réseaux de pouvoir en place. Mais un livre est fait pour servir à des usages non définis par celui qui l’a écrit. Plus il y aura d’usages nouveaux, possibles, imprévus, plus je serai content. Tous mes livres [...] sont, si vous voulez, de petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, telle idée, telle analyse comme d’un tournevis ou d’un desserre-boulon pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes livres sont issus… eh bien, c’est tant mieux »,
« Des supplices aux cellules », Dits et écrits, T. II, p. 720.

1En montrant ce qui pouvait se passer au ras de certaines pratiques, Michel Foucault a donné accès au discours – ou à la possibilité de discours – à des gens qui se pensaient exclus des réflexions politiques. Désireux de ne pas être lu de manière sacrale, il fait savoir à de nombreuses reprises qu’il ne s’est jamais senti porteur d’une quelconque œuvre même « virtuelle » 1, et qu’une fois publiés, ses textes, conçus comme de véritables moyens d’action dans l’espace public, pouvaient devenir des instruments dont chacun pouvait user librement selon ses moyens. Il annonce par exemple en 1975 être : « un marchand d’instruments, un faiseur de recettes, un indicateur d’objectifs, un cartographe, un releveur de plans, un armurier » 2.

2Lu et relu dans les années soixante-dix, puisque, alors, les discours philosophiques, comme le rappelle Jaques Derrida, étaient des « discours “difficiles”, [qui] séduisaient, [...] passaient, [...] se vendaient même [et qu’il] y avait une réceptivité, une demande pour ce type de parole », le travail de Foucault ainsi que ses principaux apports sont diversement appréciés selon la façon dont ses lecteurs le traitent. Ceux qui décident de disposer du texte avec la plus grande liberté d’interprétation, modifient, par exemple, dans un acte de trahison qui n’est pas nécessairement destructeur, le système de référence de l’œuvre. Quoi qu’il en soit, proposer une telle explication, historiquement marquée de son succès, c’est suggérer qu’en vertu de la difficulté propre à son discours – celle-là même qui a d’abord été responsable de son succès – sa philosophie ne pourrait plus être actuelle. Ses théories seraient devenues totalement inopérantes ou, pire, « anesthésiantes » 3. Il suffit cependant de regarder la production critique qui concerne ses travaux pour se rendre compte de l’actualité de sa pensée. Il y a eu et il continue d’y avoir pour de nombreux commentateurs un « effet Foucault », « une vague Foucault », ou encore un « impact de Foucault » 4 dans la philosophie ou les sciences humaines. Drôle de façon, tout de même, de parler d’un philosophe qui a prononcé la mort de l’auteur en abolissant justement tout recours au nom pour expliquer une production 5, et qui cherchait avant tout l’anonymat, le masque et disait préférer s’apercevoir « qu’au moment de parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps » 6. Cet « effet » présume cependant qu’une évaluation de cette philosophie multilinéaire, faite d’enchevêtrements, mais aussi de points de dissonances et de réelles contradictions, tant ses objets sont divers, est possible.

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3Michel Foucault esquisse tout au long de son parcours la figure d’un lecteur idéal. Dans le cas des Mots et les Choses il dit avoir voulu écrire ce livre pour les historiens des sciences et les scientifiques, soit deux mille personnes. De même, Surveiller et punir devait avant tout « servir à un éducateur, à un gardien, à un magistrat, à un objecteur de conscience ». La philosophie foucaldienne se fait particulière, restreinte, spécifique, en répudiant, comme le pensait Gilles Deleuze, l’universel. Mais sa philosophie cherche une utilité : « être compris de ceux dont on parle ». Il ajoute que « si l’Histoire de la folie peut-être lue par les psychiatres, par les psychologues, par les infirmiers, par les malades mentaux et si, pour eux, ce livre signifie quelque chose et les touche, alors l’essentiel est atteint. Si les ouvriers ne le comprennent pas, ce n’est pas grave. Ça le serait si le livre parlait de la condition ouvrière en France » 7. Dans un entretien daté de 1975, il réitère et affirme sa volonté d’être accessible et compris, en préférant « en dire un petit peu moins que de dire quelque chose [...] qui se trouverait n’être pas accessible pour telle ou telle raison au public » 8. Indéniablement, un lien s’est établi entre Michel Foucault et ses premiers lecteurs. Comment ce lien – que l’on peut considérer être un « pacte de lecture » – s’établit-il avec des lecteurs qui découvrent son travail aujourd’hui, que ce soit par le biais des Dits et écrits 9, ou par celui de ses cours au Collège de France, en cours de publication 10? Si, pour Gaston Bachelard, c’est en s’affrontant en tant que lecteur, à une philosophie au développement rigoureux que « l’esprit se construit et se reconstruit » 11, les lecteurs actuels de la philosophie demandent autre chose, ce que les textes foucaldiens ignorent, à savoir une philosophie qui donne la possibilité d’acquérir une quelconque « sagesse » pratique utilisable dans la vie quotidienne. Foucault rend possible ce qui reste de l’ordre d’une expérience qui vaut justement au-delà des circonstances mêmes de la rédaction de ses ouvrages, au-delà de cette période qu’on prétend avoir été plus réceptive aux discours complexes. Cette nouvelle forme philosophique est double : à la fois démonstrative puisqu’elle ouvre la possibilité d’un diagnostic sur le présent et animée par le désir de réellement dénoncer (et donc de « modifier ») ce que tant de pratiques, qui s’abattent directement sur les individus, ont d’intolérable. Philosophie encore qui n’est plus un ensemble théorique fait de considérations abstraites, mais qui acquiert une dimension directement pratique et spécifique rendant possible l’élaboration d’un nouveau mode de critique.

4En s’interrogeant sur le rôle qu’ont joué ses livres, Michel Foucault considère, dans une optique instrumentale, qu’ils ne sont pas simplement des machines à lire mais de véritables « boîtes à outils ». Le livre n’est plus une entité avec un début et une fin, il est autre chose, une composition de fragments dispersés, qu’on peut utiliser pour une action et ce, même s’ils n’avaient pas été prévus pour cela à l’origine. L’objet-livre remplit certes ses fonctions de communication, mais il joue un nouveau rôle, celui de connecteur temporel puisque les usagers manifestent, par leur lecture, le moment d’existence de l’œuvre, c’est-à-dire la possibilité qu’a le lecteur de disposer dans son actualité de philosophèmes déjà « anciens ». Signe encore de cette intemporalité ?

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5Cet usage particulier du livre nous oblige à développer un nouveau type de critique qui chercherait – plutôt que l’éternel recours à un postulat d’analogie qui met toujours « l’œuvre étudiée en rapport avec quelque chose d’autre, un ailleurs [...], [qui peut être, comme le rappelle Roland Barthes,] une autre œuvre (antécédente), une circonstance biographique ou encore une passion réellement éprouvée par l’auteur » 12 – la prise en compte des sens, des expériences ainsi que les effets que les lecteurs vivent réellement. Bernard Lahire souligne que ces questions sont paradoxalement celles que « les sociologues ont à peu près totalement délaissées, [...] les textes [étant] souvent réduits aux noms de leurs auteurs, à leurs titres ou aux catégories génériques auxquelles ils sont censés appartenir (roman sentimental, roman policier, littérature classique…) » 13. Cette réintroduction du lecteur dans une sociologie de la réception, attentive à l’aspect relationnel de toute lecture, souligne aussi l’aspect corporel et émotionnel contenu, en ce qui concerne les textes de Michel Foucault, dans ses ouvertures souvent spectaculaires, qui constituent comme le note Jean-Marc Leveratto « la marque de l’auteur et le moyen de mobiliser le lecteur en lui communiquant la souffrance du corps – du supplicié, du prisonnier, du malade – auquel s’applique la machine du pouvoir ». Il ne faut donc plus seulement chercher « à expliquer pourquoi l’auteur a écrit son œuvre, selon quelles pulsions, quelles contraintes, quelles limites », mais aller « sur le lieu où [la lecture] va et se disperse » 14, ce que le lecteur entend mais aussi la façon dont l’acte de lire peut l’affecter et le changer. Michel Foucault tout au long de son parcours distinguera plusieurs catégories de lecteurs.

6Le premier cas qu’il évoque est celui du « lecteur-bricoleur » qui s’approprie une théorie en la transformant et en en faisant une véritable machine. Comme le souligne Gilles Deleuze en 1972 dans un débat qui l’oppose à Michel Foucault, la théorie, « il faut que ça fonctionne. Et pas pour soi même. S’il n’y a pas des gens pour s’en servir, à commencer par le théoricien lui-même qui cesse alors d’être théoricien, c’est qu’elle ne vaut rien, ou que le moment n’est pas venu » 15. Le bricolage foucaldien n’a cependant rien à voir avec celui qu’évoque Claude Lévi-Strauss dans la Pensée sauvage : celui-ci ne constitue pas un objectif en soi, ni non plus un but pratique et, finalement, ressemble à un bricolage-assemblage d’éléments, ou encore à un bricolage-collage hétérogène qui forme un tout étonnant. Au contraire, la théorie foucaldienne se bricole de manière totalement différente ; elle est une « boîte à outils », dans laquelle « les autres [peuvent] aller fouiller pour y trouver un outil avec lequel ils pourraient faire ce que bon leur semble, dans leur domaine ». L’Histoire de la folie a d’ailleurs servi de tool-box aussi bien aux psychiatres de l’antipsychiatrie qu’aux sociologues qui « l’ont fouillé, ont trouvé un chapitre, une forme d’analyse, quelque chose qui leur a servi ultérieurement » 16. De manière plus étonnante encore, on peut citer le cas de ce lecteur qui s’exprime dans le journal Libération, quelques jours après la mort du philosophe, en évoquant la manière dont il entre dans les livres de Foucault « comme on entre dans un moulin, sans frapper, à n’importe quelle heure. Une phrase, un paragraphe, je pouvais les relire autant de fois que je voulais, sauter les chapitres, revenir en arrière, et puis, et surtout, guetter un article, un entretien, un livre nouveau qui pourraient éclairer différemment ce que j’avais cru comprendre » 17, qui ressemble trait pour trait au « braconneur » de Michel de Certeau.

7Directement en rapport avec la conception de ses livres, devenus de petits objets maniables, pris « dans un jeu incessant de répétitions », où « chaque lecture lui donne, pour un instant, un corps impalpable et unique » 18, le second cas évoqué par Michel Foucault correspond au « lecteur-usager ». Si le discours intellectuel est d’abord et avant tout pour lui une possibilité de rendre la parole à ceux qui en étaient privés, il est aussi la possibilité de s’opposer encore et toujours. Rendre la parole aux détenus doit être compris comme la possibilité de s’opposer au secret des conditions de vie dans les prisons. Il met alors en garde ses lecteurs contre un usage de ses théories qui serait minimal, comme a pu l’être celui des lectures de Bouvard et Pécuchet qui consommèrent guides et autres manuels de sciences pratiques directement comme des livres de recettes. Il rappelle qu’il n’écrit pas de manuels (ou livre-démonstration) et que la philosophie n’est pas un enseignement mais une expérience, « l’essentiel ne se trouve pas dans la série de ces constatations vraies ou historiquement vérifiables mais plutôt dans l’expérience que le livre permet de faire. [...] Or cette expérience n’est ni vraie ni fausse. Une expérience est toujours une fiction ; c’est quelque chose qu’on se fabrique à soi-même, qui n’existe pas avant et qui se trouve exister après » 19.

8Le « lecteur-expérimentateur », dernière figure évoquée, doit désormais faire face à un livre prenant en considération le sentiment, l’émotion et surtout la déstabilisation de son lecteur et non plus seulement le savoir qu’il dispense. Écriture qui provoque, en modifiant son horizon d’attente, « une espèce de plaisir physique ». Interrogé en 1978 sur la réception politique de ses travaux, Michel Foucault rappelle que Surveiller et punir « fait usage de documents vrais, mais de façon qu’à travers eux il soit possible d’effectuer non seulement une constatation de vérité, mais aussi une expérience qui autorise une altération, une transformation du rapport que nous avons à nous-mêmes et au monde où jusque là, nous nous reconnaissions sans problème (en un mot, avec notre savoir) 20».

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9Les usages de ses textes se situent bien entre reprise et assimilation mais dessinent, au-delà de ces trois catégories, de nombreuses autres figures possibles de lecteurs qui désignent des situations, et ne sont pas attachées à des personnes. Lire un de ses textes ne consiste pas seulement à le répéter ou à le commenter à la façon d’un exégète, mais chacun, par l’expérience qu’il en fera, se construira finalement son propre « Foucault ». D’autres catégories comme celles des « dissimulateurs » qui annexent les théories sans en citer la provenance ; des « irrités » ou des « discriminateurs » comme les historiens qui trouvèrent Surveiller et punir, « anesthésiant », « irritant », et difficilement transposable dans une pratique quotidienne ; des « fascinés » enfin, comme Maurice Clavel, Michel de Certeau qui voit Michel Foucault comme « un être brillant (un peu trop). [Qui] étincelle de formules incisives. [...] Amuse. [...] Éblouit » ou encore Gilles Deleuze – le moins dupe – qui rappelle que la fascination qu’il éprouve n’est pas le plus sûr moyen d’arriver à une critique objective d’un travail théorique, sont la preuve qu’une pensée comme celle de Foucault doit beaucoup à la fascination qu’elle déclenche chez certaines personnes, mais aussi nous font percevoir qu’il y a quelque chose de passionné et de passionnant dans un raisonnement aboutissant à une vérité. Le texte foucaldien reste malheureusement encore trop lu par les professionnels, commentateurs ou autres « lectores » qui, comme le dit Bourdieu, « lisent pour parler ensuite de ce qu’ils ont lu » 21. Il est cependant intéressant de constater, comme nous avons pu le faire durant les journées de ce colloque, que son travail, même s’il brise tout système disciplinaire, continue de rassembler certains chercheurs en sociologie, en histoire ou en anthropologie qui se proposent d’ouvrir cette philosophie « boîte noire » en faisant vivre dans le travail, comme l’évoquait déjà Roger Chartier, « une pensée à qui la mort va mal » 22.

10Jean Yves Trépos, en questionnant le concept « d’individu », Jaqueline Carroy celui de « culture de soi » et Noël Barbe celui « d’espace » montre quelle a été l’influence de Foucault, aussi bien dans leur trajectoire personnelle que dans celle de l’ensemble de leur discipline d’origine. Jean-Louis Fabiani et Jean-François Laé interrogent plus particulièrement le rapport qu’entretient la sociologie avec Foucault. Si le premier expose l’impossible « boîte à outils » foucaldienne en rappelant qu’« il n’existe pas de véritable point de contact entre l’entreprise de l’auteur de l’Archéologie du savoir et l’activité sociologique », le second préfère insister sur la proche parenté des « cas » privilégiés par Michel Foucault, « comme celui d’Alexina B. ou de Pierre Rivière, et le régime de l’exemplarité que l’on trouve en historiographie, en anthropologie ou dans l’enquête sociologique ». Sous forme de témoignage, Liane Mozère rappelle l’influence de Foucault, au début des années 70, sur les travaux menés au sein du Centre d’Étude de Recherche et de Formation Institutionnelles (CERFI), créé par Félix Guattari.

11Les rapports entretenus entre Michel Foucault et les sciences sociales ne s’arrêtent pas à ces quelques points, tout d’abord parce que la généalogie foucaldienne, en faisant jouer la possibilité d’une contre-histoire, a eu un réel impact sur les façons dont les sociologues ont pu traiter certaines configurations actuelles comme la marginalité, la violence ou ce que Ahmed Boubeker nomme « le sempiternel problème public de l’immigration [qui] vise d’abord les secondes générations ». Mais aussi parce que depuis la création du GIP (groupe d’information sur les prisons) en 1971, il n’a eu de cesse d’évoquer la possibilité d’un nouveau type d’engagement plus efficace dans un domaine précis. Il ne s’agit plus d’être un écrivain mais un « savant-expert » qui doit savoir jouer sur et à partir de ses connaissances pour opérer un changement dans la société sous forme de critique 23. Le cas de la psychiatre Édith Rose reste exemplaire de cette figure de l’intellectuel spécifique. Auteur d’un document qui mettait en cause les conditions de vie des prisonniers de la centrale de Toul, elle a prié tous ceux qui liraient son appel de s’engager dans une lutte pour l’amélioration des traitements quotidiens. Michel Foucault, comme le note Philippe Artières, ne joue plus alors un rôle de relais mais souligne, lors d’une intervention à Toul, le 5 janvier 1972, la force et l’exemplarité de ce discours : « Elle [en parlant d’Édith Rose] ne dit pas : la contention est une vieille habitude qui relève à la fois de la prison et de l’asile [...], elle dit : “tel jour, à tel endroit, j’étais là et j’ai vu ; à tel moment, untel m’a dit…et je l’ai entendu ; j’ai fait telle demande ; voici ce qui me fut répondu par le directeur et j’en porte témoignage sous la foi du serment” 24 ». Le GIP a été l’occasion d’un travail effectif, d’une action politique concrète en faveur des prisonniers, d’une véritable « aide à la lutte » 25. Interrogé en 1979, Michel Foucault souligne que dans deux prisons françaises, à la suite de révoltes, des prisonniers, lisaient et criaient à leurs camarades des passages de Surveiller et punir 26, ouvrage qui sert encore, comme l’indique Philip Milburn, de cadre théorique à une critique des politiques concernant le contrôle social puisque les nombreux analyseurs développés par Foucault sont restés « opératoires pour décrypter les rationalités qui structurent les politiques pénales contemporaines qui s’installent dans la plupart des pays occidentaux ». De même, l’outillage théorique que Michel Foucault propose dans l’Usage des plaisirs ou le Souci de soi peut être rapproché du concept anglo-saxon de care. Si le souci de soi montre que l’individu n’a pas à faire à une quelconque normativité mais plutôt à un ensemble de conduites et d’attitudes qui lui donnent l’occasion d’exprimer l’idée qu’il reste « libre et raisonnable » 27 et, doit-on ajouter, autonome, ce souci que l’on peut et même que l’on doit s’apporter à soi-même (Epimeleia heautou) implique un rapport constant avec les autres, puisque se soucier de soi c’est pouvoir à terme se soucier des autres. Le care, développé entre autre par Joan Tronto, lui aussi suppose, nous signale Liane Mozère, un processus de travail qui se fonde sur un rapport à l’autre en termes de proximité et de contextualisation.

12Si 1971 reste l’année de lancement du GIP, cette année inaugure aussi avec « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » 28, le projet foucaldien de dévoiler le corps comme « surface d’inscription des événements ». En 1972, ce projet prend une forme essentiellement politique. Le corps devient le lieu privilégié où doit se saisir la forme moderne et diffuse du pouvoir qui « avant même d’agir sur l’idéologie, sur la conscience des personnes, s’exerce de façon beaucoup plus physique sur leur corps » 29. Il est devenu le résultat des nombreuses stratégies de pouvoir qui le marquent et l’investissent de manière quasi-matérielle. Michel Foucault, comme le note Pierre Lascoumes, se désintéresse alors « des idéologies pour s’attacher aux instruments, aux procédures et aux rationalités politiques qui les sous-tendent », comme lorsqu’il fonde cette opposition entre le pouvoir royal qui repose exclusivement sur un droit de prélèvement des biens et des richesses, et le pouvoir disciplinaire qui, à partir du xviie siècle, contraint le corps selon un impératif de docilité et d’utilité, tout en le soumettant pour en majorer les aptitudes et en extraire du temps et du travail, cette distinction reste opérante comme le rappelle Roland Huesca pour comprendre les changements survenus dans la danse contemporaine où règnent « distribution de l’espace et du temps, incorporation de savoir-faire codifiés évalués en fonction d’une norme, observations, sanctions, autant de modalités [d’exercer un contrôle sur] les corps et les esprits ». Les analyses proposées par Bernard Andrieu sur la notion de biopolitique qui « emboîte et intègre » les disciplines tout en gérant l’espèce et certains phénomènes massifs de population ainsi que celle de Pierre Lascoumes sur la notion de gouvernementalité (notion qui apparaît dans le vocabulaire foucaldien en 1977, après avoir défini le pouvoir non plus en terme de propriété mais en termes de relations ou de rapports), insistent sur les capacités de résistance propres à un sujet libre qui se situe désormais à la rencontre des techniques de domination et des pratiques de soi que Michel Foucault nommera mode ou processus de subjectivation. Ce projet d’une histoire politique des corps concorde aussi avec de nombreuses préoccupations ethnologiques au point qu’un dialogue s’instaure, dès 1966, dans les Mots et les Choses où il suggérait qu’avec la psychanalyse, l’ethnologie « interroge non pas l’homme lui-même, tel qu’il peut apparaître dans les sciences humaines, mais la région qui rend possible en général un savoir sur l’homme » 30. Julie Poirée, en insistant sur les rapports entre l’anthropologie politique développée par Georges Balandier et les analyses de Michel Foucault qui plonge directement le corps dans un champ politique, rappelle que ces deux auteurs, en s’intéressant au pouvoir, ont réussi à mieux saisir le rôle du corps. Dans le cas du chef de culte béninois, ses attitudes et ses postures restent des moyens privilégiés pour réaffirmer et légitimer son pouvoir. Virginie Vinel propose une approche du traitement social de la ménopause et de l’andropause à partir du dispositif de sexualité défini par Foucault comme un « ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit » 31.

13Le succès de Michel Foucault peut s’expliquer par ce foisonnement et cette prétention à pouvoir philosopher sur des sujets inattendus, « merveilleux, splendides, amusants, peu connus : les fous, la police, les pauvres ! » 32, et ce, même s’il refuse cette dénomination de philosophe, préférant se situer dans un « hors » de la philosophie, comme il refusa d’ailleurs que l’on compare ses analyses archéologiques – que Joëlle Strauser examine à la lumière de la notion d’archéologie que S. Freud évoque au début de Malaise dans la civilisation –, à un structuralisme même imparfait. Cette nouvelle façon de philosopher, d’écrire la philosophie, plus proche sans doute d’une philosophie du savoir, de la rationalité et du concept, que d’une philosophie du sujet, a su irriguer l’ensemble des sciences sociales. Michel de Certeau est devenu l’exemple d’une réception critique de cette « façon de faire » foucaldienne. Il écrit, ajoute Jean-Paul Resweber, « dans les marges du texte foucaldien [...] il surprend Foucault au lieu même des écarts qu’il pose ». L’actualité philosophique de Foucault vient alors, comme le signale Judith Revel, de sa manière de saisir le présent, non pas en en cherchant l’origine mais en l’expliquant à partir de ses transformations. Il y a bien une approche philosophique de certaines questions classiques, une problématisation comme celle du désir et du plaisir (Benoit Goetz), du retour à l’éthique et à la morale qu’il opère dans ces derniers ouvrages et que Rose Goetz évoque en l’associant aux interrogations de Paul Ricœur, ou encore la question de l’homme posée entre critique radicale et affirmation de son historicité, qui signifie « non pas répondre – mais instaurer une distance critique », faire jouer la pratique de la déprise, ainsi entendue comme une distanciation continue. Comme le rappelle Carine Mercier, cet « homme » de Foucault se constitue dans un processus complexe où se croisent continuellement rapports de pouvoir et rapports de savoir.

14Les ouvrages de Michel Foucault, en répondant autant à une préoccupation scientifique qu’à une conception politique, ont suscité et suscitent encore aujourd’hui de nombreuses interprétations et critiques, mais aussi fascination et séduction. Comment ont été reçus ses livres-événements, dont chacun produit un effet de rupture sur ses lecteurs ? Rupture avec une certaine façon de faire l’histoire des sciences avec l’Histoire de la folie et Naissance de la clinique, rupture avec une certaine façon d’écrire avec Les Mots et les Choses, rupture encore avec une certaine façon de penser et d’analyser ce qui se passe aujourd’hui avec Surveiller et punir. Les textes réunis ici n’ont pas la prétention de constituer un ensemble exhaustif, ni un panorama complet des usages possibles de ses écrits. Nous espérons néanmoins qu’ils offrent la possibilité d’un travail à venir, d’une nouvelle appréhension et d’une nouvelle critique de la pensée de Michel Foucault.

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Notes

1. Michel Foucault, « Un problème m’intéresse depuis longtemps, c’est celui du système pénal », Dits et écrits, T. II, 1971, p. 205.
2. Michel Foucault, « Sur la sellette », Dits et écrits, T. II, 1975, p. 725.
3. Michel Foucault, L’Impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au xixe siècle, réunies par Michelle Perrot, Paris, Seuil, 1980 (également Dits et écrits, T. IV, Gallimard, Paris).
4. Voir « Effet Foucault », Michel Foucault : une histoire de la vérité/conception graphique, Paris, Syros, 1985 ; Aldo Rovatti, Effeto Foucault, Milan, Feltrinelli, 1986 ; Moya Lloyd et Andrew Thacker, The Impact of Michel Foucault on the Social Sciences and Humanities, Mac Millan/ St Martin Press, London, 1997, 184 p.
5. Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Dits et écrits, T. I, 1969, p. 789-821.
6. Michel Foucault, L’Ordre du discours, Leçon inaugurale du Collège de France, Paris, Gallimard, 1971.
7. Michel Foucault, « Prisons et asiles dans le mécanismes du pouvoir », Dits et écrits, T. II, 1972, p. 525.
8. Michel Foucault, « Radioscopie de Michel Foucault », Dits et écrits, T. II, 1975, p. 789.
9. Dits et écrits 1954-1988. Édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jaques Lagrange. Tome I, 1954-1969 ; Tome II, 1970-1975 ; Tome III, 1976-1979 ; Tome IV, 1980-1988, Gallimard, Paris, 1994.
10. Il faut défendre la société, Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Gallimard, 1997 ; Les anormaux, cours au Collège de France (1974-1975), Paris, Gallimard, 2000 ; Herméneutique du sujet, cours au Collège de France (1981-1982), Gallimard, Paris, 2001 ; Le pouvoir psychiatrique, Cours au Collège de France (1973-1974), Gallimard, Paris, 2003. À paraître en septembre 2004. Naissance de la biopolitique (1977-1978) et Sécurité, territoire, population (1978-1979).
11. Gaston Bachelard, La Flamme d’une chandelle, Paris, PUF, 1961, p. 112.
12. Roland Barthes, Essais critique, Paris, Seuil, 1964, p. 248.
13. Bernard Lahire, L’Homme pluriel, Paris, Nathan, p. 112.
14. Roland Barthes, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984.
15. Michel Foucault, « les intellectuels et le pouvoir (Entretien avec Gilles Deleuze) », Dits et écrits, T. II, 1972, p. 523.
16. « Prisons et asiles dans les mécanismes du pouvoir », op. cit., p. 523.
17. « Courrier des lecteurs », Libération, semaine du 1er au 8 juillet 1984.
18. Michel Foucault, « Préface », L’Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1972.
19. Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », Dits et écrits, T. IV, 1980, p. 45.
20. Op. cit., p. 45-46.
21. Pierre Bourdieu, « Comment lire un auteur », Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 101.
22. Roger Chartier, « Les discours en séries », Libération, 30 juin et 1er juillet 1984.
23. Francesco Paolo Adorno, « La tâche de l’intellectuel : le modèle socratique », Foucault le courage de la vérité, Paris, PUF, « Débats philosophiques », 2002, p. 37.
24. Michel Foucault, « Le discours de Toul », Dits et écrits, T. II, p. 236.
25. Michel Foucault, « Le grand enfermement », Dits et écrits, T. II, 1972, p. 301.
26. Michel Foucault, « Foucault étudie la raison d’État », Dits et écrits, T. III, 1979, p. 805.
27. Michel Foucault, Le Souci de soi, T. III. Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1984, p. 66.
28. Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Hommage à Jean Hyppolite, Dits et écrits, T. II, 1971, p. 136-156.
29. « Prisons et asiles dans les mécanismes du pouvoir », op. cit., p. 523.
30. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 389.
31. Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, T. III, 1977, p. 299.
32. « Prisons et asiles dans les mécanismes du pouvoir », op. cit., p. 522.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-François Bert, « Introduction »Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/608 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.608

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Auteur

Jean-François Bert

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