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Marges et controverses

L’internaute et le pédagogue

Philosophie de l’éducation et technologies scolaires
Jean Agnès

Résumés

Notre conception des technologies en éducation scolaire souffre de perplexité : nous nous méfions de notre propre artefact. « La philosophie de l’éducation est-elle soluble dans les médias » ? L’article examine différentes voies de la réflexion contemporaine pour dépasser en pratique cette difficulté.

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Texte intégral

Pourquoi disais-tu que les poètes mentent trop ?

1Chacun de nous, qui s’emploierait à philosopher, fréquente le monde nouveau qui nous est imparti. Mais à quelles conditions ? Avec quel équipement ? Et dans quelle mesure contribuons-nous au monde en train de se faire ? Les notes qui suivent portent sur la question de savoir si le rapport aux pratiques pédagogiques liées aux médias en milieu scolaire peut s’affranchir d’une démarche en philosophie de l’éducation 1 ? Ce rapport forme-t-il un excès d’antithèse ? Peut-on « questionner Internet », tel, comme « objet pour la philosophie » 2 ? Au fond, la question des conceptions de l’homme sous-jacentes à la pédagogie. À la surface, la conjoncture hantée par le discours de la réforme scolaire. L’attention à la question des technologies et des médias semble récemment s’être accrue (en contrecoup des évolutions externes, pressantes) ; tandis qu’à l’opposé semblerait poindre dernièrement un renouvellement de la philosophie de l’éducation (peut-être en réaction à un déficit précédemment accumulé). Premier point commun auquel il faudrait ajouter un second : celui de la « marginalité » de ces deux domaines au sein même du discours scolaire (entre indicateurs : le discours officiel, les communications des congrès et colloques, les dossiers des revues de référence…). Ni l’un ni l’autre ne sont intégrés de manière habituelle. Chacun tend aussi à fuir son objet : si le discours nous incite à renouveler notre manière de voir, dans les faits, nous peinons à franchir le pas de cette avancée, à passer à l’acte suivant. Au fond, nous nous passerions de passage, et, pour ce, d’une philosophie de l’éducation conséquente. Tandis que certains réclament un moratoire, de fait, nous « faisons moratoire ». Plus largement, nous affrontons un risque de stérilité dans une période d’intense dispersion : paysage d’un désert grouillant de textes, en expansion continue, sans qu’aucun groupe n’en manifeste apparemment la maîtrise 3. Peut-être nous suffirait-il, pourtant, d’un infime déplacement d’angle pour faire correspondre aux nouvelles donnes, et à condition de méthode, de nouveaux trajets.

1. Lire un texte en train se faire

Combien mon cœur contient-il de centaines de milliers et de milliers de fragments de pensées nuancées qu’il ne peut aujourd’hui réunir ? (Navoï)

2Inventorier les caractéristiques de la conjoncture ; évaluer son importance : ce projet interdisciplinaire en pratique ne va pas de soi. Une double hypothèse justifierait cette réticence : la haute teneur symbolique des enjeux du temps présent et un bouleversement radical. L’Internet est contemporain de ce changement de paradigme général de l’espace pédagogique.

3On a pu examiner, en référence aux intuitions de Mc Luhan, les constituants médiatiques que sont l’ubiquité, l’immédiateté, la brièveté, l’éphémérité (« Aujourd’hui, nous avons mis en œuvre les trois attributs du divin : l’ubiquité, l’instantanéité, l’immédiateté » – Virilio), les dimensions techniques d’un système composée entre autres des « machines textuelles électroniques » ; sémiotiques d’une machine à produire du sens (les médias participent à la construction imaginaire du monde – triple métaphore de la toile, du labyrinthe et du rhizome… ; fonctionnelles d’une forme avancée de l’hypertexte (dont il faut alors constituer l’archéologie) ; organiques d’un assemblage d’assemblages complexe ; culturelles d’une topique nouvelle enveloppante. Aux modèles descriptifs correspondant à cet état de fait, il faudrait joindre une visée interprétative où l’« Internet » jouerait, comme métonymie d’une culture en bascule, le rôle de focalisateur. Internet est un monde simulé et simultané. Il n’est la totalité que si l’on passe d’un autre côté « du miroir » ou que si l’on admet que la carte qu’il dresse est celle d’un monde connu suffisant. Internet pourrait alors servir d’outil ou de vitrine de l’entière cité…

4Mémoire gigantesque ou lieu d’oubli ? Chantier mondial d’une planète en travaux, l’Internet, en prise sur la solidité de l’informatique et la fluidité des réseaux, informe du discours, produit de l’échange : il est aussi la synecdoque englobante de la « société de l’information » – ce pour quoi le cognitiviste a tôt fait de se réjouir – qui nourrirait une relation ambiguë entre les deux paradigmes de la technique (à quoi se réduirait l’informatique) et des discours (qui caractériseraient les médias) : à elle la seule utilité, à eux le sens.

5Cet univers produit (et est produit par) un type de texte conçu comme avènement du tissu en réseau, pensé comme tel dès sa gestation, un « hypertexte » relevant que quelque « hétérotopie » soulignée par Michel Foucault. Au fond, nous sommes toujours dans la civilisation du livre, dont les meilleurs théoriciens ont toujours pronostiqué les conversions et les diversifications : mais il s’agit cette fois d’un mégalivre, support iné-luctable d’un stade avancé du texte. Heureusement fait aussi de fragments en relations multiples, dont les chocs génèrent sans cesse de nouvelles idées.

L’Internet comme lieu commun

6Cet univers excite les lectures réductrices : par exemple, à une dimension (la « pensée cybernétique ») ou à un domaine (les « TICE »). Il suscite les interprétations d’inspiration dualiste (« bispéculatives » vs polyspéculatives dans la terminologie de Korzysbski), voire manichéenne, selon un point de vue d’opinion :

7– sombre, quand il s’agit de relever les blocages et les pathologies de ce monde de l’immanence, depuis l’inquiétude jusqu’aux entreprises critiques ; abondance de termes nosographiques et de sentences désolées ; exposés des conséquences néfastes des processus en cours, et de la tragédie anthropologique. Dans une société qui tend à l’utopie d’elle-même, l’Internet agit comme irréalité sociale et rend impossible la prise de conscience liée une société « comme réalité », la composition du sujet au regard des grandes références. Nous sommes submergés par une vision du monde tendant à la totalité, absorbés dans les rets d’un maillage planétaire, bernés par le mythe de l’outil idéal, avalés par la machine elle-même.

8Malgré les agitations de flux, les danses des spams, les épanchements des blogs, l’amour des réseaux, l’Internet et ses désormais satellites qui délimitent notre « ultime clôture » (Virilio) figurent en anamorphose l’expansion d’un monde utopique total, n’admettant ni ailleurs, ni alternative.

9– Clair, lorsque, à l’inverse, « L’humanité est en train de se rencontrer elle-même ». Cet « univers de choses et d’outils qui nous environne et que nous partageons pense en nous de cent manières différentes. Par là, de nouveau, nous participons de l’intelligence collective qui les a produits » (P. Lévy). Au risque par ailleurs des dégradations sémantiques en tous genres : « cyberdémocratie », « communauté virtuelle » « pratiques de la mutualisation » et nouveaux exercices de l’« esprit critique », ne manquent pas ici, un peu comme pour conjurer nos limites, comme si notre confrontation à la technique fondait en soi un dépassement de l’idéologie du moment 4. Cet univers tiendrait ainsi de l’« effondrement » duquel se réactiverait la capacité de jugement. Inversement, la philosophie retrouverait ainsi un objet inscrit dans l’historicité.

10Quoi qu’il en soit, conçu comme Nouveau monde, ce paysage déroute et désempare. Postmoderniste, il inverse en le rapport traditionnel de maîtrise (que faire alors d’une distraction généralisée ?). Au motif qu’Internet serait contemporain de la multiplication des connaissances et des accès faut-il multiplier les invocations aux Savoirs ? Société cognitive où le sujet est décidément trop éloigné des objets d’une encyclopédie ingérable, déconnecté des savoirs constitués, affecté par la dématérialisation. À la fois extériorisé de son propre artefact et interné dans son environnement 5. Quand bien même la cybernétique aura pu étymologiquement signifier l’art du pilotage.

11N’allons-nous pas trop loin ou pas assez, dans le diagnostic ? Au risque de contredire l’hyperbole d’un univers en expansion, alors qu’il s’agit davantage d’un microcosme des nouvelles configurations (dont il fait synecdoque), l’Internet, objet d’analyse, n’est pas seulement un objet à analyser mais aussi un objet pour l’analyse. Il est comme le portulan des nouveaux espaces qui se dessinent.

2. Se situer dans sa propre archive

Le but de cette formation serait de faire comprendre à ceux qui se destinent à faire de la télévision qu’ils participeront à un processus d’éducation de portée gigantesque. (Karl Popper)

12Tandis que l’état des lieux suit son cours, l’évaluation demeure incertaine : à titre d’exemple de ce malaise, la question de l’éducation non-scolaire et la place du sujet.

13On soulignera ici le paradoxe ancien selon lequel ce qui participe de l’éducation se trouverait consigné d’entrée comme monde complémentaire de celui de l’éducation scolaire et en même temps, parce qu’extériorisé par un point de vue interne à l’école, différemment valorisé. On sait que l’histoire de l’éducation seconde, explicite et implicite, passe par différentes topiques : diachronique (la famille, puis l’école, puis l’éducation tout au long de la vie), organique (l’école parallèle – L. Porcher), structurelle (formel/informel), opératoire (éducation directe/indirecte – Savater). Aujourd’hui, l’éducation hors l’école se résumerait aux trois sphères de la famille (compris ses avatars actuel), de l’environnement habité (non limité aux espaces et aux rapports urbains), et des médias (toutes catégories) ; elle resterait toujours dans la sphère de l’autre culture : « ce qui est peut-être le plus paradoxal » disait déjà Maritain c’est bien que « la sphère extra-éducationnelle exerce sur l’homme une éducation qui est plus importante pour l’achèvement de son éducation que l’éducation elle-même ») 6. Or, ce paysage dissymétrique ne rend plus compte de l’état actuel de la question de la culture. Pour simplifier, à la rupture d’époque, se superposent les déplacements des frontières classiques entre l’éducation scolaire et globale, non sans rapport avec la redéfinition en cours de l’espace public, et à ses déclinaisons. Il s’agit donc de prendre en compte le fait massif que « l’information désormais passe moins par la classe que par le studio, par l’enseignement que par le renseignement, l’archive que l’actualité » 7. Faute de quoi l’école reste assignée à sa mission impossible. Depuis longtemps les termes hérités de la dualité des mondes ne suffisent plus, dépassés par les interpénétrations, les métissages, la fluidité et la porosité, pour reprendre un mot de Michel Serres.

L’éducation seconde

14Le constat quasi général des caractéristiques de la cyberculture entraînerait raisonnablement la nécessité de tirer d’un côté des leçons théoriques, pour lesquelles la littérature ne manque pas (notamment sur la fabrique en cours, la « manufacture de l’humain »). Au principal, il s’agit d’un réaménagement majeur du sujet (et singulièrement du sujet de l’éducation, et de l’enfant) : c’est lui qui est sous le charme ou affecté, arraisonné par la technique (nous voilà informatisés, informés, formatés), pris dans les mailles du réseau, ayant même incorporé le contrôle de soi (c’est dire la possibilité réaliser enfin via Internet le panoptique inversé), soumis, selon les angles, aux effets de confusion et de tautisme, au paradigme marchand, aux processus de complexification et de fragmentation (la dislocation « comme de l’extérieur » se superpose à la « fragmentation de l’expérience » biographique – v. Klein, Brackelaire), de décorporation 8 :

15– tous processus concourrant à l’intensification de la dépossession et de la servitude.

16De l’autre, de formuler des leçons d’éducation politique et des arguments généraux pour l’éducation scolaire. Les anamorphoses liées à la technosphère touchent notre mode d’intelligibilité, et la notion même de culture ce qui habilite les termes de cyberculture (Lévy), de médiasphère, ou de téléprésence (Weissberg) 9. « Le qui former » note C. Gohier, « passe par un examen multifacettes du monde ». Au-delà, l’action éducative est invitée à se mettre à jour, ce qui passe par les interventions des spécialistes des technologies nouvelles comme par les rapports officiels 10. La phase suivante du réinvestissement de ces travaux dans la pratique (ou, à l’inverse, de la théorisation des pratiques) pose en elle-même massivement problème : « formidables défi réponses dérisoires ? » Ce qui soulignerait le paradoxe d’un progrès apparent au moment où nous ne pensons plus en termes de progrès.

La transmission

17Les conditions de la transmission profondément modifiées, le procès même de transmission se redéfinit.

18– Au sens de la circulation, des flux et des transferts, car la capacité de l’outil ne garantit nullement la qualité du projet transmissif. Double ironie d’une école qui, visant à transmettre, cependant, s’applique à communiquer, et des médias (toutes techniques incluses) qui, visant à communiquer, pourtant « ont à transmettre ». Ce qui se joue à la surface, sur les territoires et aux frontières, ne préjuge nullement de ce qui se décide en profondeur.

19– Au sens de la tradition. D’un côté, la continuité, de l’autre la rupture – une des raisons pour lesquelles on ne peut plus opposer la transgénie des médias qui communiquent, à la constance du sujet – le maître qui transmet –, dès lors qu’on aborde la difficulté du sujet « englouti dans sa propre archive » (Sloterdijk). Ce qui serait banal : remarquer que ce qui se trouve engagé dans notre rapport éducatif aux TIC, c’est la question de l’héritage et de l’engagement, celle de la signification des actes de chacun dans une histoire, et dans l’intervalle que nous fréquentons et que nous avons tant de mal à penser, celle de la détermination politique (qui ne dépend pas de la seule qualité du constat) 11.

20– Au sens de l’interprétation, parce que nous sommes tenus à un réexamen de notre historicité : la limitation de l’horizon de sens, voire le glissement vers son absence de définition, endommage gravement le texte pédagogique, auquel il est désormais difficile de croire, en dehors d’une adhésion immédiate par reconduction des valeurs du milieu ambiant. Faute de référence, le propos sur le sens reste allusif (mais de quoi s’agit-il au juste ?) et tourne à l’incantation. On examinera avec soin et, faut-il le répéter, selon les méthodes les plus scrupuleuses d’analyse, les textes sociologisants sur ce point. Trop de quête déclamée du sens tue l’horizon réel du sens. Il ne s’agit plus alors de chercher à nouveau à faire sens mais à faire avec l’absence de sens.

21En quoi alors quelque chapitre du texte de la transmission peut-il ici s’écrire, comme dans chaque moment de mise à l’épreuve du projet éducatif ? Comment aujourd’hui renouveler le geste ? 12 Et où « trouver la passe » ? Si en effet nous ne pouvons échapper à notre condition de passagers (continuités/ruptures, postmodernité/hypermodernité, etc.) nous devons accepter une nouvelle liberté, une exigence de réflexivité supplémentaire et rechercher un accompagnement à la mesure.

3. Pratiquer une pédagogie muable

Si l’expérience a changé, les savoirs changent et les conditions de leur transmission également. (Philippe Choulet)

22Retenons cette première question, géographique, de l’évaluation. La seconde, méthodologique, porte sur les attendus de l’action éducative.

23– La conscience des effets des processus qui travaillent les nouveaux espaces de la communication sollicite, avant toute réponse pédagogique, et au moins simultanément, une détermination de notre position donnant sens à une éducation soucieuse de la personnalité entière : elle se comprend dans une tradition qui elle-même peut être mise à mal.

24Que nous soyons assurés qu’il s’agit véritablement d’une mutation apparemment hors normes précédentes (chaque période récente se reconnaît des mutations profondes ; plusieurs considèrent comme événement majeur ce moment de dé-composition) dont nous sommes partie prenante, à notre su et insu, motiverait suffisamment un effort éducatif conséquent. Il est notamment très-probable, du fait que les fondamentaux eux-mêmes sont touchés (les bases ne nous préexistent pas), que notre « trivium/quadrivium » soit à réviser. Que l’éducation s’occupe d’une nouvelle capacité à se situer (à l’inverse de telles « compétences réflexives » dont a pu faire cas) et accueille un nouvel exercice de la responsabilité.

Pouvoir sans passer

25Ce n’est plus la seule télévision qui est l’emblème des enjeux de la relation entre les médias et l’école 13, mais l’Internet. Qu’avons-nous à en faire, comme pédagogues ? Une abondante littérature porte sur les effets de l’intégration des NTIC et de l’imaginaire de l’innovation sur la relation et les méthodes pédagogiques, soulignant que les nouveaux médias sont bien une opportunité supplémentaire mais que le potentiel des techniques disponibles n’en garantit pas l’appropriation, que les seules innovations techniques n’entraînent pas automatiquement le changement. Le consensus sur l’équipement n’est pas assorti ipso facto de pratiques, au moment où nous croyons disposer des meilleurs moyens 14.

26Comment « instituer une autre organisation de l’école ? L’effort consenti en investissement en matériels n’a pas d’équivalent dans le domaine méthodologique et pédagogique : comme s’élabore de fait, la « phase réflexive critique » de l’élaboration conflictuelle du changement en éducation » en suite d’une critique de l’hégémonie de l’idéologie technologique, intégration « menée dans le cadre d’une programme pédagogique maintes fois proposée » 15 ?). À l’effervescence de la rencontre entre système éducatif et nouvelles technologies n’a pas correspondu une intensité relative au rapport de l’école et des médias, encore moins répondu une production méthodologique convaincante. Nous voyons là un point de maintenance de l’anaphore de la « crise » qui accompagne le discours scolaire : en maintenant une attente insatisfaite, en laissant vacant un espace d’incertitude générateur d’angoisse. Il est à craindre que les réponses ne s’alignent sur l’univers concerné et sur la référence dominante (cognitivisme de l’information, positivisme de la communication) au lieu de l’analyser. De manière plus générale, entre techno-logie et idéo-logie, nous nous passons bien de méthodo-logie et nous exténuons aux deux pôles du technicisme (qui a envahi le discours scolaire) et de l’intellectualisme (autorisant une dissertation sans épreuve).

27Le support en effet ne crée pas la vertu, et l’on sait par exemple combien il est insupportable à un esprit « anallactique » d’abandonner la « posture frontale » (qui ne se limite pas au standard de l’enseignant de base enfermé dans sa classe !). Les stratégies de confusion entre autorité et soumission, qui s’opposent à la visée d’épanouissement de la personnalité, au profit de l’adaptation à un conformisme préexistant, passent aussi par un ordre symbolique 16.

28On a même vu dans Internet la réalisation symbolique d’un des rêves d’Ivan Illich : « quatre organismes, grâce auxquels celui qui veut s’éduquer puisse bénéficier des ressources qu’il juge nécessaires : « un premier chargé de mettre à la disposition du public les objets éducatifs, c’est-à-dire les instruments, les machines, les appareils utilisés pour l’éducation formelle », « un second permettant l’échange des connaissances » (liste de personnes disposées à faire profiter les autres de leur compétence « quelle qu’elle soit », « un troisième “facilitant les rencontres entre pairs” par un véritable “réseau de communication” un quatrième favorisant la recherche des êtres humains possédant une sagesse pratique” c’est-à-dire “d’éducateurs indépendants” pouvant être utiles à ceux qui les choisissent ou les élisent » (La Société sans école17.

29Mais dans les faits, les appareils éducatifs sollicités, comme aiguillonnés par un monde qui fait « provocation », ne fournissent qu’une réponse embarrassée : outre les hésitations des sciences humaines à s’engager dans la question du nouveau paradigme culturel, et la difficulté persistante d’habilitation de la culture technique (qui ne va toujours pas de soi), le champ politiquement essentiel du rapport éducatif aux médias reste scientifiquement réduit. Capharnaüm de références et d’approches de détail, tandis que les essais effectifs restent frappés du sceau de la recherche et d’un soupçon d’utopie.

30C’est qu’au-delà des argumentaires et des motions, le rôle régulateur de l’école est en cause ; il se peut que le sujet même, atteint par les processus en cours, désimpliqué, en même temps que, convié à une liberté feinte, soit en réalité sous le coup d’une sidération qui l’empêche d’agir, alors que se redéfinissent les critères de la responsabilité.

Les objets

31Pourrait-on réunir comme « mouvement » les nombreuses initiatives, restées éparses, qui ont germé dans les années 1980 ? 18 Toutes expériences « à dominante » selon leur origine ou leurs terrains : fictions (simulations globales et écriture multilatérale ; information d’actualité (micro-réseaux de journaux en milieu scolaire) ; sociocognitivité (réseaux d’échanges de savoirs, arbres de connaissances), réseaux d’établissements européens et expérimentaux, correspondances utilisant les TIC (fax, vidéocorrespondances), etc., toutes actions à vocation modélisante, pouvant être conviées à une féconde confrontation, qui se sont donc influencées et ont influencé, sans pour autant dépasser à ce jour leurs particularismes et leur marginalité pour en mettre en discussion les principes, passer à un stade de coopération pédagogique 19.

32Le projet PMR (Programme Médias Réseaux, 1994) pouvait-il répondre à quelques-unes des caractéristiques qui précèdent en les répercutant sur un objet pédagogique contemporain de cette problématique ?

La démarche « PMR »

33Notre pratique en formation avait naguère abouti à proposer un résumé méthodologique permettant d’inclure trois dimensions du rapport éducatif à la culture des médias : chaque dimension touche à la fois les caractéristiques de l’univers considéré et l’action méthodique correspondante (à l’encontre de l’impasse qui consiste à signifier la culture des médias sans passer par elle). Par exemple, la notion de programme renverra à la programmation) et en même temps à la programmatique). De la même façon, celle de médias aux techniques et discours, en même temps qu’aux « médiations » éducatives.

34L’idée de PMR était donc d’articuler une réflexivité spécifique sur les réaménagements et l’action existante et/ou prévisible. La pédagogie correspondante visait à faire écho 20 aux dimensions culturelles liées aux notions de programme (informatisation ; écriture, calcul ; intelligibilité, cognition et interprétation, gestion du projet 21) ; à celle de médias (médiatisation ; virtualité, dispositif et représentation), à celle de réseaux (rétification ; ubiquité, communication et distanciation), et, sur un autre versant, de ménager un retour au réel, de convoquer l’espace de l’imaginaire, lui-même lieu de l’intervention.

35Ce plan de travail trouvait sa source dans l’esprit des pédagogies nouvelles. Il était enraciné dans une histoire commune. La principale influence en est sans doute celle de Freinet. Conjoncturellement, en raison des nos engagements personnels, des rencontres à la fin des années 1980 avec les innovateurs du mouvement; structurellement par héritage de « l’imprimerie à l’école », en définissant une mesure d’actualisation. L’imprimerie est beaucoup plus qu’un objet technique, elle donne lieu bien davantage qu’à des activités annexes : elle est au centre de la vie scolaire 22, rend possible le « livre de vie » inspiré de Ferrière, est lié d’emblée à la correspondance (« nous avons organisé l’échange régulier de nos imprimés »), engendre le journal (mais ne s’y réduit pas), contribue à détrôner le manuel scolaire, constitue un support d’apprentissages (plus profondément, elle renoue avec ce qui fait la force du texte dans la production du savoir). Liée à la pédagogie du travail, elle suscite l’esprit critique. La rupture introduite par Freinet (et probablement par Korczak) fut non celle de l’activité en elle-même, mais bien de la place qu’il attribue à l’activité, en particulier le rapport de la technique au paradigme courant.

36À l’opposé du technicisme, l’aboutissement de ce processus est l’intégration du média « au cœur » de la vie scolaire. « L’imprimerie » n’est pas « une technique parmi – ou à côté – d’autres » comme on a pu trop souvent le lire ; elle est articulée à une pédagogie globale et dépasse largement une acception étroite de l’outil. Il s’agirait plutôt du rapport d’un média à des pratiques méthodiques dont le sens tient à l’ambition qu’on « n’isole pas nos recherches pratiques du grand problème social, politique, économique et philosophique qu’est la recherche d’un méthode d’éducation populaire » 23. Cette « technique cardinale » « élément central d’une pédagogie alternative », note P. Boumard 24 est bien « l’idée symbole » des éducateurs de 1927 (le « congrès des imprimeurs »).

37L’actualisation de ces principes passait par une expérimentation qui avait pu heureusement se développer grâce aux expériences externes et antérieures et au soutien de divers organismes de formation aux médias, et des institutions européennes 25. L’aliment théorique portait sur la spécificité des médias et mettait en avant l’articulation organique de la lecture experte (plus généralement de la « lecture des médias » – « lire aujourd’hui, c’est lire l’aujourd’hui) et de la production collective (« un média à faire ensemble »). Le projet de formation donne lieu à l’élaboration d’un ensemble méthodologique comportant les dimensions matérielles, thématiques et virtuelles du projet fondé sur la recherche-action (relative à la fois aux différents paramètres théoriques (ingénierie, interactivité, transferts, identités, etc.) et au développement pratique).

38Intérioriser/extérioriser, donc. Et aussi s’impliquer : le pari tenait en ceci que pour agir en raison des effets des médias, et se ré-conforter, il fallait proposer une cause commune qui soit pour les participants un appel à se dépasser, au sens de la « paix des braves » de P. Meirieu (« celle où l’on accepte d’entrer ensemble dans le symbolique, qui passe par la capacité à se donner un objet commun sur lequel travailler. Car il n’y a de paix et d’apprentissages possibles que si l’on se donne des objets à construire en commun ». [...] Ainsi, « un vrai chantier s’ouvre devant nous : créer une véritable “pédagogie des objets”, capable de fonder une “pédagogie du monde commun” ») 26 La « cause commune » défendue par les participants mène vers un horizon de sens du texte pédagogique : l’important de ce travail coopératif international était aussi la visée d’éducation à l’Europe et de manière plus générale l’éducation à « l’amour du politique » (G. Coq).

Programme

Médias

Réseaux

Culture

Processus

Informatisation

médiatisation

rétification

Univers

cybersphère

médiasphère

plexosphère

Construction de l’environnement

information

virtualisation

délocalisation

Mode de pensée

numérique

analogique

labyrinthique

Etude

logique

médialogique

plexologique

Éducation scolaire

Pédagogie

machine

discours

flux

Formation

organisation

médiation

transposition

Texte

arborescence

pages

mosaïque

blocs

hypertexte

rhizomes

P

M

R

Angle de questionnement

La technique

La représentation

L’autre

Principe d’action

programmation

réalisation

relation

39Schéma : PMR – éléments de topogramme ©

Modéliser

40Ce qui importe ici n’est pas le « conducteur de l’action » mais les principes méthodiques qui la sous-tendent. Visant à intégrer les paramètres critiques de la situation et la dimension réflexive, PMR est la formalisation nécessairement provisoire et en même temps provisionnelle, sous forme d’un modèle évolutif, des données de l’expérience cumulée : valoriser et mettre en jeu les acquis. Il s’agit en quelque sorte d’une « méso-objet » pédagogique, lieu de transactions et de passages (le modèle intègre l’articulation de savoirs hérités/construits ; l’exemplarité comme la transposition ; il ouvre à la reprise et à l’invention. En termes topologiques, un objet pédagogique « de troisième génération » avons-nous risqué).

41Notre petite « utopie réaliste » qui avait comme par miracle fonctionné quelques années a subi le sort promis à l’innovation dès lors que le projet soit se marginalise en raison de son authenticité, soit se dénature du fait de son succès même 27. Les paradoxes d’une telle démarche, s’ils ne sont pas travaillés pour eux-mêmes, ne peuvent qu’en condamner le succès à terme et PMR s’est abîmé dans l’oubli et la progéniture. Comme on le voit, PMR n’existe pas 28.

4. Se donner comme tâche

Si deux énergies peuvent être accordées à une approximation de similitude poussée jusqu’à la vingtième décimale la plus grande franchira l’intervalle qui les sépare exactement comme s’il n’y avait pas d’intervalle bien que la jonction s’effectue à des vitesses finies. (Prescott)

42En somme, pour revenir de l’exemple au propos, y aurait-il un âge limite pour la philosophie ? L’humanité a-t-elle aussi dépassé ce stade ? Ce qui donne raison à l’immoralisme de Calliclès, serait la dissociation définitive de la philosophie et de la pédagogie.

43Quelles pratiques philosophiques en éducation pourraient aider à donner sens à cette aporie ? Quel espace pour ce rapport ?

44Maints auteurs recommandent donc de convoquer la tradition aux vertus fondamentales (en reconnaissance de la paideia et de la technè) ou comparatives 29, à travers l’histoire des « machines à penser » (Leibniz), et la philosophie de la « technique généralisée » comme « achèvement de la métaphysique », avec et après Heidegger, mais aussi de ne pas s’en tenir là : les réflexions organisées en référence à une tradition établie, si elles ne se limitent pas à la commémoration ne préjugent pas d’un autre recul tout aussi indispensable, celui d’une remémoration, qui appelle tout aussitôt une activité philosophique en temps réel. Nous devons donc envisager des tâches actualisantes moins fondées sur une philosophie de l’éducation prescriptive que sur un « questionnement praxéologique » : apporter, modestement, une réflexion désintéressée, qui se situe – et c’est la difficulté – « à bonne distance ».

Le supplément d’âme

45On connaît bien en formation ce risque de chercher à ennoblir le propos : cette plus-value (philosophie de « considérations ») est latente dans la recherche intrinsèque, elle aussi assortie de grands justificatifs visant à légitimer une action, qui elle reste inexorablement attachée à l’utilité ; qui la convoque à sa façon, en citant la tradition philosophique, ou en manifestant quelque aspiration socio-éthique, comme pour chercher un horizon du texte de la science. Souvent, sous une forme furtive. Philosophie et éthique constituent alors un codicille : s’agit-il de se fabriquer une image d’honorabilité, ou de laisser place à de (toujours ultérieures) pieuses considérations se réclamant d’éclairages à caractère général relatifs à quelque « éthique pour la civilisation technologique » (Hans Jonas). Au-delà des travaux internes à l’univers Internet, le travail anthropologique peut générer un questionnement approprié ; celui-ci devrait même être posé en préalable aux études qui trop souvent, constituent un objet allant de soi, commun et dans le cas présent, massif, préexistant à toute déconstruction et à chaque théorie disciplinaire 30.

46À défaut d’une hypothétique « médialogie » générale (« encore à construire », Estivals 1997) différentes voies apportent tel point de vue partiel : et si elles contribuent à l’édifice, c’est sans doute en forme de mosaïque, participant ainsi à un discours caractéristique de la culture. Elles ont à relayer les travaux donnant valeur épistémique aux caractéristiques de la cyberculture, telles que l’éclatement, la dispersion, l’hybridité…

47L’interrogation ainsi se glisse dans les interstices, d’autres questions, dans cette distribution lacunaire des tâches, restent orphelines.

48On prendra en exemples le paradigme général des théories de la complexité 31, ou l’anthropologie de la technique : l’Internet attire la dérive techniciste (primat des technologies et du discours fonctionnel, cognitique, systémique de l’apprentissage, etc. ; positivité aveuglante de l’objet. Règne possible de la raison computationnelle visant à mettre en évidence le rôle constitutif de la technique dans la genèse de la pensée et des connaissances. La métaphore du cerveau/ordinateur préside à cette réduction. La technique précède la science. « On se demande, notait O. Reboul 32, si la technique n’est pas devenue une fin en soi » : l’entreprise cognitiviste a là de quoi se réjouir largement. Mais à l’inverse, l’outil intéresse aussi la rationalité technique, aux termes des critiques (du prestige de la technique et de la technicisation de la vie 33, de la communication, de la marchandisation) et de l’examen « ergotropique » des matérialités 34. Plus spécialement, on se renseignerait utilement à la critique du discours technique 35.

49L’Internet ne réduit pas à la dimension technique, et en termes techniques, se comprend à l’articulation de différents modes de la représentation, de l’agir, de l’échange. Ce qui peut s’unifier en termes d’art pédagogique, mais, s’agissant de complexité, non se simplifier comme on voit. Ce qui sollicite une théorie du fragment, de l’intervalle, de la valeur… Quelques doutes se manifestent enfin sur la portée des entreprises en cours : outre les risques de dispersion des études elles-mêmes parfois impliquées dans les processus qu’elles entendent analyser, la crise du cognitivisme encore dominant, la « philosophie » y apparaît parfois subrepticement ou à titre de « supplément d’âme » 36. M. Gauchet par exemple, prône un philosopher attaché à la situation, une « philosophie de la pratique éducative. Il n’est pas absurde d’en appeler aux possibilités d’une épistémologie critique nous aidant à fonder sérieusement l’action éducative relative aux technologies et aux médias.

Traverses

50– Divers praticiens se sont interrogé sur « l’absence d’un édifice critique » 37 et sur la nécessité d’une pratique philosophique et d’une réflexion éthique relatives à l’Internet en milieu scolaire (Vendé). Il s’agirait alors de réviser l’absence d’épreuve, l’« impensé informatique » (P. Robert), et reconsidérer les TIC comme « objet d’une analyse philosophique qui en explore la signification » (Avanzini). Cela peur passer aussi par une analyse du discours pédagogique telle que l’aura inaugurée naguère O. Reboul 38, singulièrement « du discours techno-pédagogique » (Kambouchner) 39. En gardant en vue qu’il nous faut faire preuve d’autant plus de sagacité quant au « discours légitime » déréalisant qu’il s’agit d’une réalité elle-même « déréalité ».

51– La question d’une « philosophie sur Internet » (Stephen Clark) est-elle prématurée ? Au risque d’être pris à leur propre piège, les « cyberphilosophes » s’appliquent à « penser les usages », participent eux-mêmes au développement du cybermonde et ouvrent par cette volontaire mise en abyme la voie d’une compréhension de l’intérieur. En visant à « favoriser l’intégration de la communauté philosophique au réseau des réseaux, à “réfléchir” ou faire réfléchir sur l’Internet, c’est-à-dire, dans les termes aujourd’hui répandus, faire du “questionner Internet” une pratique philosophique à part entière, “la cyberphilosophie” peut faire répondant ».

52– La philosophie se propose aussi d’interpréter la fractalité du monde 40, née entre physique, esthétique et complexité : c’est peut-être alors du côté d’une esthétique de la pédagogie 41 qu’il faut chercher l’écho symbolique aux fragmentations, dislocations et délitescences qui disent de la crise ce qu’elle annonce de nouveaux franchissements.

53Transaction philosophique pour un âge de transition : une philosophie en acte qui relève de l’art et de la technè : une telle philosophie, non de savoirs, mais de prise en compte, philosophie concrète qui s’ancrerait dans la méthodologie, abandonnant les mots originaux ou les nouveaux slogans, pour « des pensées neuves et personnelles », pourrait trouver ici ses propres tâches.

Tropiques

54Distance. La métaphore de la distance – « La véritable dimension du diable » (Sloterdijk)peut-elle contribuer à transcender la diversité des éclairages en portant le débat sur un horizon de sens ? Aux réflexions sur la « perte de distanciation » et les modifications de la distance pédagogique par les types de distance mises en jeu dans les pratiques d’utilisation des télétechniques (enseignement par correspondance, travail collaboratif, autoformation), pourrait faire écho une philosophie de la distance (M. Bernard, 1999) 42. Outre qu’elle instruit le paradoxe de la proximité de l’objet, cette posture réhabilite le sujet, naguère tenu éloigné, en relativisant suffisamment la technique au profit d’une refondation de la formation.

55Nous avons à prévenir notre propre extradition du monde, ce qui ne peut se faire, paradoxalement, que par le travail d’une pensée dé-territorialisée. Et en même temps, c’est bien de la pensée pédagogique qu’il s’agit, cette fois-ci, inversée : celle-là serait la « théorie » de l’action éducative, telle qu’elle est menée effectivement, et proposée doctrinalement. Celle-ci, au contraire, est la réflexivité même de la responsabilité pédagogique. Elle en est la formule d’exigence.

56Dans un premier temps, il s’agirait alors de réhabiliter la distance qui s’est abolie : quand, à la séparation s’est substituée l’immersion, à la distance spectaculaire et à la distance du jugement une logique du clonage, de la réalité intégrale (Baudrillard). Au fond, cet « être naguère prisonnier de la distance, de la durée » (R. Caillois) aurait cru en quelque sorte imprudemment s’affranchir de l’utopie d’Internet, dont la totale opérationnalité ourdit la banalité absolue, prépare la dissolution douce de l’être. Seule l’inversion de cette attraction ouvrirait la voie d’une nouvelle prise de distance.

57Intervalle. Plusieurs auteurs ont souligné le déplacement de l’enjeu de transmission lié au développement de la médiasphère, dont l’Internet est le noyau, le modèle et tend à devenir la totalité, au moins comme métonymie d’un univers dont une des particularités technico-sémiotique est que les intervalles y sont tout aussi signifiants que les messages 43.

58Dans les configurations contemporaines de l’hypertexte, la notion même d’intervalle s’est modifiée : Le non-monde intervallaire (Badiou) n’est pas seulement temporel mais fait modèle général ; l’avènement annoncé du fragment multiplie les chocs créateurs, et l’illusion de l’image fait place au vide propice à de nouvelles résistances.

59Transposé sur le plan méthodologique, cette question ne peut se résoudre que si nous investissons l’intervalle même entre cultures (par exemple philosophique et médiatique).

60Sans doute aussi l’intervalle est-il le lieu de l’abnégation de la conscience, qui peut à tout moment se substituer à la fission du sujet.

61Communauté. De la même façon, d’autres figures roboratives : ainsi, celle de la communauté « revisitée » (depuis Nancy et Blanchot) offre le motif d’un réaménagement problématique. Renouer avec la rencontre chère à G. Marcel, enrichir le terme de coexpérience à la mesure des évolutions en cours. « La tâche que notre temps nous impose, avec d’autant plus d’urgence que s’est accrue la vitesse du progrès technique, consiste à surmonter le paradoxe de toute éducation : comment transmettre l’expérience alors qu’elle est le plus intransmissible des biens » ? « Peut-être pourrait-on s’aviser que la seule façon de transmettre une expérience, quelle qu’elle soit, consiste à la faire ensemble, afin qu’elle soit commune » 44.

*
* *

62L’exemple développé ici met donc l’accent sur la difficulté où nous nous trouvons – ne manquant ni de références, ni de perspectives – d’installer un travail critique pour aujourd’hui. En pratique, « le dialogue de sourds de la philosophie de l’éducation et de la formation des enseignants n’est pas inéluctable », notait Barthelmé. Au-delà des raisons générales qui justifient cette alliance, c’est de la pratique pédagogique même que naît le dépassement. Mais, soulignent les auteurs, nous manquons toujours cruellement d’intermédiaires, un comble, s’agissant de médias. Ce qui serait alors requis serait la reconnaissance de cette fonction inédite de l’habile takticien. Notre audacieux oxymoron reste le point de départ du sens pédagogique : substituer aux parcours linéaires ou déductifs une subversion de l’action elle-même, et en quelque sorte par « abduction ». Il n’est qu’un aspect d’un plus vaste travail de réaménagement théorique, qui ne peut provenir que d’un chantier à la croisée des points de vue. Assurer les transpositions et les adaptations didactiques, les situations et les transferts pédagogiques, définir et mettre en place les interfaces est un travail de pratique sociale, qui suppose que la rencontre interdisciplinaire soit ici sanctionnée en action commune effective. Si l’on admet l’idée que nous devrions nous rendre capables d’êtres nos propres épistémologues, c’est dans la confrontation de l’effort de pensée individuel, lui-même déjà apte, passant d’un monde à l’autre, à l’invention, et du travail du collectif, élaborant de l’inédit, que se situe l’ouverture. « [Pour qu’il y ait science nouvelle] il faut que cette rencontre [d’épistémès différentes] produise un objet nouveau [...] : c’est en l’occurrence cet objet nouveau que l’on appelle texte » (Barthes). La triade ainsi concernée – « pédagogique, formative et sémantique » – est une rencontre praxéologique, visant un nouvel objet théorique « à produire ensemble », renonçant à la déréalisation du discours, située aux frontières ou aux marges : pour ce faire, il convient, paradoxalement, de savoir nous arrêter, pour mieux « partir en reconnaissance » (Ricœur) et mettre en œuvre les nouveaux trajets, qui tracent pour aujourd’hui la figure de l’antique scalène.

Encore quelques mots

63Concret. Sens 1 : irréel. « Bon, en fait. Et alors, en fait. En fait, tu vois ? En fait, je pense que… ». Sens 2 : risque de la concrétion. Voir : actualisation.

64Fiction. Où l’on rejoint la chair du texte. « Une pensée de l’hypomnèse aujourd’hui est une question de la fiction comme question de la technique – comme la plus ample question de la technique », c’est-à-dire aussi de la science à l’époque de la « technoscience ». Où la technique comme fiction et inversement est une arme, et où la technoscience un combat : le combat d’une science-fiction (Stiegler). Mais à l’inverse de la simulation, c’est la démarche pédagogique qui intègre ainsi l’écriture.

65Fondamentaux. Tentation du fondamentalisme scolaire. La question des fondations n’a cessé de hanter les pédagogues.

66Fragment. 1. Nouvelle génération 2. Union/désunion.

67Module. Mesure de passage.

68Paradigme. Présence de l’exemple.

69Transit. Cas : « affranchis au cœur d’un espace de digestion ». Voir transition virtuelle.

70Utopie. L’important dans le mot utopie n’est pas qu’il se retourne, et chavire, mais pourquoi. L’élan vers la dystopie, expérimenté aujourd’hui à grande échelle, est bien à l’opposé de « l’utopie réaliste », elle aussi expérimentable.

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Notes

1. Voir notre contribution : « La philosophie de l’éducation est-elle soluble dans les médias ?”, in Informatiser, Revue Éduquer, 2005.
2. Vs par exemple « un champ à part entière » au sens de Bourdieu (S. Serfaty, « De la répulsion à la fascination : l’Internet et les représentations des NTIC », Revue ASP n° 27-30, Université de Bordeaux II, 2000).
3. Voir nos remarques sur ce transit in « Utopie et pédagogie : le paradoxe du désert », Le Portique 6, 2000.
4. « L’attrait de l’Internet repose avant tout sur le discours utopique qui l’accompagne et qui offre à tout un chacun la liberté de se ré-inventer comme de ré-inventer la société dans des territoires virtuels qui sont ceux de nos désirs et de nos angoisses, de nos présupposés et de notre vision du monde » (S. Serfaty, « L’Internet : fragment d’un discours utopique », Communication et Langages n° 119, janvier-mars 1999, p. 106-117).
5. « Le sujet connecté constitue la banque de données de sa machine » (Herrenschmidt).
6. J. Maritain, L’Éducation à la croisée des chemins, Fribourg, Paris, Egloff, LUF, 1947. Autour de la question de la relation au savoir, Ottavi, rappelle, à la suite de Popper et Postman, que « probablement, la relation au savoir ne se joue pas seulement à l’école » et se demande si une « position réactive » peut « conforter les enseignants dans leurs tentatives pour résister à l’environnement médiatique », pour « transmettre la notion même de savoir » (M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Pour une philosophie politique de l’éducation, Paris, Bayard, 2002. Le rapport au savoir et la crise de la transmission. L’éducation et les médias, p. 177-180). Ce n’est pas nouveau : par exemple, Reboul (1989) le note déjà chez Helvétius ! De nombreux travaux contemporains, qu’on pense à la culture de formation par exemple chez Henri Desroches (collèges coopératifs) insistent sur la distinction formel/informel.
7. Voir J. Gagnepain, Du vouloir Dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines, De Boeck Université, 1995. – III Guérir l’homme. Former l’homme. Sauver l’homme. Ch. I, La crise de l’enseignement, les chiffres et les lettres.
8. A. Klein et J.-L. Brackelaire, « Le dispositif : une aide aux identités en crise ? », Hermès n° 25, p. 67-81, 1999.
– Pour suivre Illich, en même temps qu’elle marque une désincarnation sans précédent de la pensée (déconnectée) la conjoncture incite à refuser la pseudo incarnation technogène. (La Perte des sens, Fayard, 2004).
9. P. Lévy, Essai sur la cyberculture de (1996). J.-L. Weissberg, Réseaux humains, réseaux technologiques (journée d’étude Présence à distance), Université de Poitiers, juin 2000. http://oav.univ-poitiers.fr/rhrt/2000/
10. C. Gohier, « L’homme fragmenté : à la recherche du sens perdu. Éduquer à la compréhension et à la relation », Les Finalités de l’éducation. Éducation et francophonie, Volume XXX, No 1, 2002.
11. Voir le rapport « Pouzard » (« L’école et les réseaux numériques », 2002). L’usage des réseaux « modifie l’objet même de l’enseignement » et, conséquemment, « le modèle même de transmission du savoir ».
12. J. Agnès, « Transmission et pédagogie : le geste éducatif », Cahiers Pédagogiques, 2001.
13. L. Porcher, Télévision, culture, éducation, A. Colin, 1994.
14. Voir A. Hussenet, Rapport Trégoët, 1998.
15. J. M. Escudero, « L’intégration des NTIC à l’école ? », Nouvelles technologies et formation, MScope n° 5, 1993.
16. Suivant en cela Piaget, Le Droit à l’éducation dans le monde actuel, Unesco, 1972.
17. Cette remarque que soulignait M Bernard se retrouve ainsi chez Maulini, « Objets éducatifs, experts, partenaires, éducateurs : les quatre services d’échange qu’Illich voulait substituer à l’institution scolaire ont peut-être émergé spontanément. » (M. Bernard, Critique des fondements de l’éducation, ou généalogie du pouvoir et/ou de l’impouvoir d’un discours, Chiron, 1989. O. Maulini, L’École simulée ? La forme scolaire face aux environnements virtuels, Université de Genève, 2000 (www.unige.ch).
18. Quelles que soient les innombrables touches de discussion et inventions ponctuelles dans ce domaine, le « semis d’innovations », dont les documents officiels disponibles ne reflètent qu’une part légitime, reste à la surface, et ne produit guère en apparence de redistribution théorique.
19. Voir la tentative sans lendemain du Séminaire européen Apprendre l’Europe avec les médias : les réseaux éducatifs, Futuroscope, 1994.
20. Il ne s’agit donc pas seulement de recourir aux possibilités techniques, comme la modélisation ou la simulation, mais de prendre la mesure de modes de cognition.
21. Sur la notion de programme en relation avec celle de dispositif, voir Agnès, 2005.
22. « Un des travaux communs qui constituent pour ainsi dire le centre de la vie de notre école : le texte d’imprimerie » (Pour l’école du peuple).
23. Sur ces remarques, lire Michel Barré, Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps, PEMF, 1995.
24. Patrick Boumard, Célestin Freinet, PUF, 1996. Pour qui le seul exemple comparable est à chercher chez « l’immense » J. Korczak.
25. Agnès, 2005, op. cit.
26. P. Meirieu, « Un nouvel art d’apprendre ? », Apprendre autrement aujourd’hui, 10e Entretiens de la Villette, 1999.
27. Ce qu’a bien vu Avanzini (« Indispensable et impossible innovation », Innover, encore…, Cahiers Pédagogiques n° 350/351, 1997).
28. « L’Internet n’existe pas : n’existe qu’une masse d’échanges engendrées par des entités indépendantes » (Cl. Gagnon, « Le même et l’autre sur Internet. Là où personne n’obéit personne ne commande », Horizons philosophiques, vol. 6, n °2, 1996). Ce sont des actes vides.
29. Entre autres, Anne Mancini, La Sagesse de l’ancienne Egypte pour l’Internet, Paris, L’Harmattan, 2002.
30. Dans la définition de l’objet anthropologique, deux visions principalement s’affrontent encore : celle d’un objet « déjà-là » défini par le terme ou le phénomène, avec tout ce qui en constitue l’illusion ; celle d’une déconstruction préalable de l’objet apparent, qui cède la place à des concepts issus de la mise en œuvre d’un modèle. L’Internet n’échappe pas à la règle : c’est là une difficulté classique pour la pédagogie qui ne peut ni, en raison, se contenter des idées reçues de la doxa, ni recourir à une exploration scientifique en tant que telle, dont le praticien n’a pas les moyens.
31. Sur la pensée complexe, l’hétérogène, la multiréférentialité, voir J. Ardoino, Éducation et politique aux regards de la pensée complexe, (site de Crise, www.barbier-rd.nom.fr/ardoinocomplexite.htm).
32. O. Reboul, La Philosophie de l’éducation, PUF, 1989 (Le Philosophe).
33. Au sens de M. Henry (La Barbarie, PUF, 2001).
34. Voir la matérialité de la cognition (D. Boullier, « Les choix techniques sont des choix pédagogiques : les dimensions multiples d’une expérience de formation à distance », Sciences et techniques éducatives, Vol. 8 (n° 3-4), 2001. Voir aussi C. Herrenschmidt, L’Internet entre écriture, parole et monnaie ou l’étrange cadeau des anciens, Mots Pluriels n° 18, 2001.
35. Voir la critique du discours de la technique chez Ellul, Mandosio ; sur un plan plus pratique, voir  les analyses de contenus d’expériences mettant en valeur les dimensions de l’imaginaire scolaire relatif aux NTICE (J.-F. Moulin, « Nouvelles technologies éducatives et construction imaginaire de l’école », Carrefours de l’éducation 4, 1997.
36.Le discours sur l’éducation, remarquait à son tour Barthelmé serait à la recherche d’un « supplément d’âme » que lui fournirait une philosophie de l’éducation centrée sur l’ordre des fins et des valeurs. (B. Barthelmé, Une philosophie de l’éducation pour l’école d’aujourd’hui, L’Harmattan, 1999).
37. G. Braun, « Ce qu’il ne faut pas attendre du multimédia dans l’enseignement », in J. Crinon, C. Gautellier (dir.), Apprendre avec le multimédia : où en est-on ?, CEMEA, Retz, 1997.
38. Le Langage de l’éducation, PUF, 1984.
39. Car « la néotechnologie est bien une idéologie » (Mandosio). La technique comporte aussi le discours de la technique ; v. l’erreur commune de croire que la lecture habile des médias est pour autant une lecture critique. On se souvient ici de Jacques Ellul, pour qui « le mot technologie veut dire discours sur la technique ». Le « bluff technologique » (1988) positivise et surestime la capacité des techniques.
40. J.-C. Chirollet, Philosophie et société de l’information, Ellipses (Polis), 1999.
41. Voir aussi A. Kerlan, De l’école des savoirs à l’école de la culture : vers un modèle esthétique de l’éducation scolaire, Congrès Acfas, 2002.
42. M. Bernard, Penser la mise à distance en éducation, L’Harmattan, 1999. Voir aussi les travaux de J.-L. Michel notamment ses recherches sur les concepts de distanciation critique et leur rapport à une « éducation médiatique » (J.-L. Michel, La Distanciation. Essai sur la société médiatique, L’Harmattan, 1991).
43. P. Mathias, « L’instant du même », La Transmission, Cahiers philosophiques n° 86, 2001.
44. Expressions dues à M. Lesteven (« Monde scolaire et monde futur », Problèmes d’enseignement, Études, avril 1964). C’est-à-dire par exemple respecter la tension entre les deux pôles de la singularité et de la pluralité.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean Agnès, « L’internaute et le pédagogue »Le Portique [En ligne], 15 | 2005, mis en ligne le 15 décembre 2007, consulté le 12 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/600 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.600

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Auteur

Jean Agnès

Jean Agnès a été enseignant, respon­sable éducatif et associatif, au­teur de réalisations et ouvrages pédagogiques. Il oriente ses tra­vaux actuels en philosophie de l’éducation. Il s’intéresse notamment à l’imaginaire de l’articulation de la recherche et de la pratique et aux conditions de transmission de l’expérience experte.

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