Spinoza
Abstracts
This article examines the importance that Spinoza lends to the lawmaking oeuvre of Moses, who Spinoza views as an exemplary political actor, not despite his philosophical incompetence, but precisely because of it, as well as because of his ability to take experience into consideration.
Full text
1L’étude que mène Spinoza de l’État des Hébreux, dans le Traité théologico-politique, montre que Moïse parvint à s’affirmer comme un dirigeant exemplaire grâce à sa capacité d’adapter sa politique à la réalité des passions humaines. Aux yeux de Spinoza, Moïse n’était pas un philosophe et pourtant il était à même de connaître la nature passionnelle des hommes. Cette nature, la raison la comprend, l’expérience en instruit. Certes la raison va au-delà de l’expérience ; elle explique les lois d’enchaînement des affects et leurs causes. Or c’est bien l’expérience qui nous confronte à la haine, l’amour, l’envie, la crainte et l’espoir et à tout autre affection humaine. Comme l’a particulièrement souligné Pierre-François Moreau 1, l’expérience instruit des vérités effectives de la vie, de ses manifestations complexes sur lesquelles les lois déduites de la raison ne donnent pas prise. Qui plus est, la raison n’exclut pas que le philosophe s’aveugle devant la vérité même de l’humaine nature.
2L’attitude qui consiste à prendre les passions pour des impuretés et des défauts au lieu d’en simplement constater la réalité, est celle-là même que Spinoza critique le plus vivement chez les philosophes. « Les sentiments, dont les hommes sont agités, seraient-ils des défauts auxquels nous succomberions par notre faute ? Telle est l’opinion des philosophes qui prennent le parti soit d’en rire, soit de se lamenter, d’éclater en reproches – voire (par affection de rigorisme) en malédiction. Ils se figurent, sans doute, accomplir une œuvre sublime et atteindre à la plus haute sagesse en faisant l’éloge renouvelé d’une nature humaine fictive, pour accuser d’autant plus impitoyablement celle qui existe en fait. Car ils ne conçoivent point les hommes tels qu’ils sont, mais tels que leur philosophie les voudrait être » 2. D’après Spinoza, la philosophie ici visée se confond avec une attitude qui consiste à dénier l’expérience et à se dresser contre elle, tout en se fiant à la seule théorie qui, s’avère entièrement détachée de ce qui se produit effectivement dans la nature. Les philosophes s’engagent alors sur un terrain chimérique dont la contemplation conduit à imaginer des ordres humains qui ne le sont point en réalité puisque à l’homme se substitue un être fantasmagorique, un homme idéal et inexistant 3.
3Il apparaît que, pour Spinoza, l’intervention du philosophe sur la place publique n’est guère souhaitable. Le philosophe sera impuissant là où il ne sera pas néfaste. « La politique, de toutes les sciences appliquées, serait celle, par conséquent, dont la théorie différerait le plus considérablement de la pratique et personne ne serait moins qualifié pour être à la tête d’une communauté publique, que les théoriciens ou philosophes » 4 : ainsi Spinoza conclut-il le premier paragraphe du Traité politique.
4L’acteur politique n’a pas besoin d’être un philosophe : c’est ce que manifeste précisément l’exemple de Moïse dans le Traité théologico-politique. Indépendamment de toute connaissance théorique, Moïse sut fonder un régime politique d’une stabilité remarquable. L’obéissance des citoyens y était garantie au plus haut point. Pour Spinoza, il est clair que l’obéissance est un problème d’ordre affectif. En tant qu’êtres passionnels, les hommes ont du mal à se plier à une règle de vie commune. Moïse n’était nullement apte à comprendre rationnellement la nature humaine. Mais il arriva à faire face à ses effets tels qu’ils se rencontrent sur la place publique. Moïse n’aurait pas su formuler la règle politique suivante de Spinoza : les individus n’étant, pour la plupart, pas raisonnables, il faut empêcher que les citoyens d’un État soient entraînés à souhaiter ce qui serait nuisible à la concorde publique, en éveillant, chez eux, des affects qui non seulement ne s’opposent pas à la paix publique mais, plus encore, la favorisent pour en devenir la cause même. Pourtant, Moïse, selon l’interprétation de Spinoza, ne faisait rien qu’appliquer cette règle. Aussi Spinoza développe-t-il sa conception du gouvernement politique comme une direction affective des hommes tout en invoquant l’exemple de Moïse.
5Amour, haine, joie, sentiment d’utilité 5, tels étaient les affects qui empêchaient les Hébreux de devenir des rebelles. C’étaient ces mêmes affects qui les rendaient obéissants. Il s’agit d’affects propres à prendre le dessus sur une multitude d’affects qui incitent couramment les hommes à mettre en péril l’État au sein duquel ils vivent plutôt que de contribuer à assurer sa stabilité. Les Hébreux n’étaient évidemment pas exempts d’affects contraires à la concorde et à la paix. « Tout le monde sait bien à quels crimes conduisent fréquemment le dégoût du présent, le désir de nouveauté, l’emportement de la colère, le mépris de la pauvreté, et combien tout cela envahit et bouleverse les âmes » 6, écrit Spinoza. Il s’agit là d’un enseignement universel. Ce qui empêchait les Hébreux de suivre la dictée de celles de leurs passions qui allaient contre le bon fonctionnement de leur État, c’était le pouvoir qu’avaient sur eux des passions constitutives d’un comportement obéissant et loyal réclamé de leurs lois. La force de ce complexe passionnel favorable à la conservation de l’État dépendait directement des dispositions prises par Moïse qui entendait, d’une façon toute particulière, diriger son peuple affectivement. La Loi mosaïque revendiquait une obéissance affective, la seule qui puisse être obtenue des hommes en tant qu’ils forment une collectivité. La constitution mosaïque livre un exemple de la manière dont il convient de gouverner les hommes par leurs affects. Une telle forme de gouvernement, l’expérience l’exige.
6C’est la capacité de Moïse de se mettre à l’écoute de l’expérience qui explique son exemplarité de fondateur politique. On pourrait faire valoir, sur ce point, que Spinoza lui-même souligne que ce fut grâce au secours divin que Moïse arriva à gouverner les Hébreux et à fonder un régime stable. Certes ; mais il apparaît que, dans le cas de Moïse, la Révélation dispensa les mêmes leçons que saurait ordinairement dispenser l’expérience à tout fondateur politique. La Révélation permit à Moïse de s’affirmer comme homme d’expérience : elle eut une valeur entièrement pratique, non théorique. D’après Spinoza, Moïse n’était pas un connaisseur de Dieu mais un acteur politique. Or, pour Spinoza, il est clair que l’action politique doit généralement s’appuyer sur l’expérience qui enseigne aux dirigeants de procéder comme Moïse, c’est-à-dire de faire appel aux affects afin de gouverner les hommes. Ce n’est donc pas malgré le fait qu’il n’était ni philosophe, ni théoricien, que Moïse réussit comme fondateur politique, mais bien plutôt parce qu’il se bornait aux leçons de l’expérience. La complète incapacité philosophique et théorique paraît lui avoir été avant tout salutaire. En politique, mieux vaut une incompétence philosophique qu’une faculté théorique mal fondée. Son incapacité philosophique était propre à éviter à Moïse de confondre ce qui est, ce dont on peut faire l’expérience, avec ce qui devrait être mais que personne n’a jamais vu ni connu pour vrai. L’analyse de l’expérience de Moïse a donc la signification d’une critique de la philosophie politique, puisqu’elle établit que c’est par la connaissance de la complexion du peuple à diriger jointe à la connaissance de l’humaine nature que l’on parvient à construire une société parfaite. Le premier type de connaissance, la philosophie s’appuyant sur la seule raison ne peut l’acquérir ; le second type de connaissance, la plupart du temps, elle ne veut pas l’acquérir.
Notes
References
Electronic reference
Tamara Stümpflen, “Spinoza”, Le Portique [Online], 15 | 2005, Online since 15 December 2007, connection on 12 September 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/598; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.598
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