Jérôme Bindé (sous la dir. de), Où vont les valeurs ? Entretiens du xxie siècle, II, Paris, Éditions Unesco/Albin Michel, 2004, 512 pages.
Texte intégral
1Réunissant quelques 50 contributeurs très renommés dans des domaines très divers, cet ouvrage collectif met en lumière une redéfinition des valeurs, quelles soient morales, éthiques, esthétiques ou biologiques, en articulant le débat autour de quatre grandes parties : où vont les valeurs ; la mondialisation, les nouvelles technologies et la culture ; une définition de nouveaux contrats sociaux ; enfin sciences, savoirs, prospective.
2Dans sa préface Koïchiro Matsuuma, directeur général de l’UNESCO affirme « qu’il n’y a sans doute jamais eu, dans l’histoire de l’humanité, autant de valeurs en présence », en sorte qu’il parait légitime de se demander où elles vont.
3Depuis le choc nihiliste du 11 septembre 2001, les valeurs entrent en conflit perpétuel, assiste-t-on à un crépuscule, à un conflit ou à une hybridation des valeurs ? Gianni Vattimo comme Arjun Appadurai offrent une autre voie, qui intègre la conscience de la relativité des valeurs et l’exigence d’un nécessaire travail de négociation, alors que Jean Baudrillard articule sa réflexion autour du mondial et de l’universel en s’appuyant sur l’idée force que « toute culture qui s’universalise perd sa singularité et se meurt » et que, par conséquent, le terrorisme serait le stade ultime de la mondialisation.
4Nous sommes alors en perpétuelle quête d’identité ou de valeurs ; Paul Ricœur nous met donc en garde contre les préjugés qui biaiseraient le discours des valeurs. Edgar Morin abonde en ce sens, en plaidant pour une complexification éthique nous invitant à intégrer au discours des valeurs l’importance des divergences, car, comme le rappelle Mohammed Arkoun, ce débat ne doit pas se limiter au contexte historique de la pensée philosophique et morale occidentale : il faudrait au contraire se pencher sur la genèse subversive des valeurs en analysant les rôles respectifs de la religion et des sciences sociales. Jean-Joseph Goux, en comparant l’homme des Lumières et l’homme moderne, qui cherchent tous deux à affirmer leur liberté par des gestes de création quasi esthétique, pose le problème actuel du relativisme des valeurs. La question se pose alors : allons nous vers une esthétisation des valeurs ?
5Dans le contexte actuel où l’esthétique est devenue référence, que reste-t-il de la dimension éthique des valeurs ? Wolfgang Welsch tente de définir la position même de l’art, dans la dimension de dépassement humain qui le caractérise, afin d’en extraire les prémisses d’un réinvestissement nouveau des valeurs. Michel Maffesoli propose quant à lui une mise en relation différente des connaissances et des savoirs à partir d’une communion autour des images artistiques. Victor Massuh rejette au contraire cette « colonisation esthétisante » du monde qui exclurait toute forme de dialogue. Il s’agit pour lui de chercher la voix de l’universel, sans nécessairement tendre vers la création de nouvelles valeurs ?
6Face à une dynamique historique de modification des cadres de référence traditionnels peut-on parler d’une émergence de nouvelles valeurs, que ce soit dans le cercle de l’individuel ou du collectif ? Après l’analyse du discours post-moderne de Candido Mendes, Thierry Gaudin met l’accent sur le modèle de l’analyse cognitive qui remplacerait à présent, selon lui, le modèle scientiste éculé. C’est peut être la raison pour laquelle Souleymane Bachir Diagne revient sur la notion de religion, alors que Roger Sue choisit de tirer de l’essor actuel des associations un modèle nouveau qui permettrait d’échapper aux anciens présupposés du libéralisme. Enfin, Julia Kristeva, fidèle à son œuvre, avance que c’est dans certaines valeurs féminines que l’on doit chercher un renouvellement possible des valeurs.
7L’ère de la troisième révolution industrielle donne-t-elle naissance à des règles sociales, culturelles, économiques et politiques valables dans cette homogénéisation mondiale qu’est la mondialisation ? Paul Kennedy nous met en garde contre l’âge numérique qui nous étreint actuellement, accompagné de son lot de fractures sociales. Jacques Derrida défend la même posture de vigilance critique, à l’encontre de la rhétorique sur la « fin du travail » et la « mondialisation homogénéisante », en mettant en relief le poids de la décision politique et du droit international. Francisco Sagasti tient un discours beaucoup plus optimiste, voire « excentrique » sur la mondialisation en proposant un dialogue Nord-Sud.
8La mondialisation ouvre une porte sur un vide institutionnel qui ne sait que faire des nouvelles technologies et de la culture. Jeremy Rifkin insiste ainsi sur la nécessité d’instaurer des contre-pouvoirs afin de pallier la marchandisation complète de la culture. Il est également essentiel de remarquer que Michel Serres, en redéfinissant la culture comme parcours individuel, défend l’idée qu’elle n’est pas en danger : selon lui, l’émergence d’une mémoire collective est à considérer comme partie intégrante du parcours d’hominisation.
9La mondialisation mène-t-elle donc invariablement à l’imposition d’un modèle culturel commun, calqué de surcroît sur celui de l’Occident ? La quête de sens qui semble de plus en plus nous animer ne se joue-t-elle pas à un niveau plus individuel que cela ? Daryuh Shayegan, en prenant pour référence l’identité iranienne, montre que la modernité culturelle occidentale risque fort de déboucher sur une forme de « schizophrénie apprivoisée ». Alain Touraine a une autre perception de la situation en défendant l’idée d’un nouvel individualisme des droits face au monde social de la puissance.
10La mondialisation et son risque d’homogénéisation culturelle passent-elles par une disparition progressive de la diversité linguistique ? Pour Salikoko Mufwene, la mondialisation n’est pas un facteur essentiel dans le renoncement à sa langue. À partir des phénomènes de la colonisation, il affirme que les langues de prestige ne s’affirment pas toujours et laissent donc le champ libre à des langues véhiculaires. Claude Hagège montre les limites de la métaphore vitaliste en linguistique : en effet, les langues sont capables de ressusciter parce qu’elle sont des langues autant que des paroles.
11Réinvestir aujourd’hui le thème des valeurs impose une redéfinition des « contrats sociaux » afin d’annihiler les disparités qui demeurent. Pour ce faire il faut absolument inventer une nouvelle définition de l’éducation qui devrait reposer sur quatre piliers fondamentaux : apprendre à connaître, apprendre à faire, apprendre à être, apprendre à vivre ensemble. Jacques Delors analyse non seulement les modalités d’une éducation pour tous, mais également, la dialectique qui doit s’instaurer entre démocratie et éducation. Jeliou Jelev insiste sur le rôle de l’éducation dans la formation à la citoyenneté et à la responsabilité des individus. Fay Chung insiste, elle, sur l’importance de l’accès des femmes à l’éducation dans les pays en développement.
12L’humanité vit aux dépens de la terre dans une logique de plus en plus parasitaire, il paraît alors urgent d’investir l’idée du « Contrat Naturel » afin de servir le développement sans asservir la nature. Jérôme Bindé décide donc de réexaminer le concept de Contrat Naturel élaboré par Michel Serres. Thomas Odhiambo souligne l’importance de la préservation de la biodiversité et Mostapha Tolba situe la question environnementale à l’horizon 2020.
13Quant au « choc des civilisations » du 11 septembre 2001, l’analyse des experts diverge, de ceux qui jugent que cette expression trop simpliste masque la profonde complexité de la question culturelle, à d’autres qui préfèrent développer l’hypothèse de la nécessaire conclusion d’un « Contrat Culturel ». C’est autour de ce débat qu’Alain Touraine, Hélé Beji et Eduardo Portella articulent chacun leur argumentation en s’interrogeant respectivement sur la reconnaissance et la préservation de la diversité culturelle ainsi que sur une perception métissée de la culture.
14Même si la révolution biotechnologique actuelle nous met dans une posture inédite face au vivant, la question du rapport entre politique et éthique n’est pas neuve. Pourtant aujourd’hui stimulée par l’importance planétaire du débat, l’humanité doit se lancer le défi d’un « Contrat Éthique ». Ryuchi Ida traite des difficultés jalonnant la définition de principes bioéthiques au niveau international. Edgar Morin prône une éthique du genre humain au sein de la « terre patrie », plaçant alors le débat à l’échelle mondiale tout comme Lord Desai. Enfin, Luc Montagnier invite le lecteur à élargir sa perception en examinant le rapport de l’homme au temps et à l’espace.
15Edward Wilson le souligne dans son texte, la sélection naturelle n’est désormais plus le seul moteur de l’évolution il faut prendre en compte la sélection génétique qui relève du seul choix de l’homme. Jacques Testart nous met, bien entendu, en garde contre le danger de la génétique qui réside dans son usage quotidien. Gianni Vattimo ajoute que les problèmes liés à ces usages doivent être réglés de manière politique si l’on veut pouvoir placer les jalons nécessaires à son essor.
16Même si les fondements du racisme se sont trouvés ébranlés par les sciences, il prend de nouvelles formes et la révolution génétique en cours semble entraîner, de façon inéluctable, un nouveau type de discrimination : le génisme, contre lequel George Annas nous prévient. Jérôme Bindé, Nadine Gordimer et Pierre Sané font état de la situation en traitant des nouveaux aspects du racisme. Axel Kahn, Achille Mbembe et Elikia M’Bokolo s’interrogent quant à eux sur le phénomène même du racisme.
17Devenu un concept désuet, l’âme a-t-elle encore un avenir hors du questionnement théologique ? Réalité spirituelle ou autre manière de désigner l’appareil psychique, le concept d’âme s’inscrit parfaitement dans la dialectique de cet ouvrage. Julia Kristeva nous parle de l’expérience psychanalytique, cure de l’âme, comme lieu d’une créativité révoltée alors que Denise Bombardier et Adalberto Barreto placent leur discours dans le champ plus général de la question sociale.
18L’ouvrage se clôt sur un ultime débat autour de l’avenir de l’univers, donc sur l’origine de l’homme comme être au monde avec les contributions de chercheurs célèbres tels Trinh Xuan Thuan, Nicolas Prantzos, André Brahic.
19Cet ouvrage remarquable par la grande rigueur scientifique de ses contributions s’avère une somme considérable pour qui s’intéresse à ce débat sur le long terme.
Pour citer cet article
Référence électronique
Sébastien Gury, « Jérôme Bindé (sous la dir. de), Où vont les valeurs ? Entretiens du xxie siècle, II, Paris, Éditions Unesco/Albin Michel, 2004, 512 pages. », Le Portique [En ligne], 15 | 2005, mis en ligne le 10 mai 2005, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/501 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.501
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