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Recensions

Jérôme Bindé (sous la dir. de), Où vont les valeurs ? Entretiens du xxie siècle, II, Paris, Éditions Unesco/Albin Michel, 2004, 512 pages.

Sébastien Gury

Texte intégral

1Réunissant quelques 50 contri­buteurs très renommés dans des domaines très divers, cet ouvrage collectif met en lumière une redé­finition des valeurs, quelles soient morales, éthiques, esthétiques ou biologiques, en articulant le débat autour de quatre grandes parties : où vont les valeurs ; la mondiali­sation, les nouvelles technologies et la culture ; une définition de nouveaux contrats sociaux ; enfin sciences, savoirs, prospective.

2Dans sa préface Koïchiro Matsuuma, directeur général de l’UNESCO affirme « qu’il n’y a sans doute jamais eu, dans l’his­toire de l’humanité, autant de va­leurs en présence », en sorte qu’il parait légitime de se deman­der où elles vont.

3Depuis le choc nihiliste du 11 septembre 2001, les valeurs en­trent en conflit perpétuel, assiste-t-on à un crépuscule, à un conflit ou à une hybridation des valeurs ? Gianni Vattimo comme Arjun Appadurai offrent une autre voie, qui intègre la conscience de la relativité des valeurs et l’exigence d’un nécessaire travail de négocia­tion, alors que Jean Baudrillard articule sa réflexion autour du mondial et de l’universel en s’ap­puyant sur l’idée force que « toute culture qui s’universalise perd sa singularité et se meurt » et que, par conséquent, le terrorisme se­rait le stade ultime de la mon­dialisation.

4Nous sommes alors en perpé­tuelle quête d’identité ou de va­leurs ; Paul Ricœur nous met donc en garde contre les préjugés qui biaiseraient le discours des valeurs. Edgar Morin abonde en ce sens, en plaidant pour une complexification éthique nous in­vi­tant à intégrer au discours des valeurs l’importance des diver­gences, car, comme le rappelle Mohammed Arkoun, ce débat ne doit pas se limiter au contexte historique de la pensée philoso­phique et morale occidentale : il faudrait au contraire se pencher sur la genèse subversive des va­leurs en analysant les rôles respec­tifs de la religion et des sciences sociales. Jean-Joseph Goux, en comparant l’homme des Lumières et l’homme moderne, qui cher­chent tous deux à affirmer leur liberté par des gestes de création quasi esthétique, pose le problème actuel du relativisme des valeurs. La question se pose alors : allons nous vers une esthétisation des valeurs ?

5Dans le contexte actuel où l’esthétique est devenue référence, que reste-t-il de la dimension éthi­que des valeurs ? Wolfgang Welsch tente de définir la position même de l’art, dans la dimension de dépassement humain qui le caractérise, afin d’en extraire les prémisses d’un réinvestissement nouveau des valeurs. Michel Maffesoli propose quant à lui une mise en relation différente des connaissances et des savoirs à partir d’une communion autour des images artistiques. Victor Massuh rejette au contraire cette « colonisation esthétisante » du monde qui exclurait toute forme de dialogue. Il s’agit pour lui de chercher la voix de l’universel, sans nécessairement tendre vers la création de nouvelles valeurs ?

6Face à une dynamique histori­que de modification des cadres de référence traditionnels peut-on parler d’une émergence de nou­velles valeurs, que ce soit dans le cercle de l’individuel ou du collec­tif ? Après l’analyse du discours post-moderne de Candido Men­des, Thierry Gaudin met l’accent sur le modèle de l’analyse cogni­tive qui remplacerait à présent, selon lui, le modèle scientiste éculé. C’est peut être la raison pour laquelle Souleymane Bachir Diagne revient sur la notion de religion, alors que Roger Sue choisit de tirer de l’essor actuel des associations un modèle nou­veau qui permettrait d’échapper aux anciens présupposés du libé­ralisme. Enfin, Julia Kristeva, fi­dèle à son œuvre, avance que c’est dans certaines valeurs fémi­nines que l’on doit chercher un renou­vellement possible des va­leurs.

7L’ère de la troisième révolu­tion industrielle donne-t-elle nais­sance à des règles sociales, cultu­relles, économiques et politi­ques valables dans cette homogé­néisa­tion mondiale qu’est la mon­diali­sation ? Paul Kennedy nous met en garde contre l’âge numér­ique qui nous étreint ac­tuelle­ment, accompagné de son lot de fractu­res sociales. Jacques Der­rida dé­fend la même posture de vigi­lance critique, à l’encontre de la rhéto­rique sur la « fin du tra­vail » et la « mondialisation ho­mogénéi­san­te », en mettant en relief le poids de la décision poli­tique et du droit international. Francisco Sagasti tient un dis­cours beau­coup plus optimiste, voire « ex­centrique » sur la mon­dialisation en propo­sant un dia­logue Nord-Sud.

8La mondialisation ouvre une porte sur un vide institutionnel qui ne sait que faire des nouvelles technologies et de la culture. Je­remy Rifkin insiste ainsi sur la nécessité d’instaurer des contre-pouvoirs afin de pallier la mar­chandisation complète de la cul­ture. Il est également essentiel de remarquer que Michel Serres, en redéfinissant la culture comme parcours individuel, défend l’idée qu’elle n’est pas en danger : selon lui, l’émergence d’une mémoire collective est à considérer comme partie intégrante du parcours d’hominisation.

9La mondialisation mène-t-elle donc invariablement à l’imposi­tion d’un modèle culturel com­mun, calqué de surcroît sur celui de l’Occident ? La quête de sens qui semble de plus en plus nous animer ne se joue-t-elle pas à un niveau plus individuel que cela ? Daryuh Shayegan, en pre­nant pour référence l’identité ira­nienne, montre que la modernité cultu­relle occidentale risque fort de déboucher sur une forme de « schizophrénie apprivoisée ». Alain Touraine a une autre per­ception de la situation en défen­dant l’idée d’un nouvel individua­lisme des droits face au monde social de la puissance.

10La mondialisation et son ris­que d’homogénéisation culturelle passent-elles par une disparition progressive de la diversité linguis­tique ? Pour Salikoko Mufwene, la mondialisation n’est pas un facteur essentiel dans le renonce­ment à sa langue. À partir des phénomènes de la colonisation, il affirme que les langues de prestige ne s’affirment pas toujours et lais­sent donc le champ libre à des langues véhiculaires. Claude Ha­gège montre les limites de la mé­taphore vitaliste en linguistique : en effet, les langues sont capables de ressusciter parce qu’elle sont des langues autant que des pa­roles.

11Réinvestir aujourd’hui le thème des valeurs impose une re­définition des « contrats so­ciaux » afin d’annihiler les dispari­tés qui demeurent. Pour ce faire il faut absolument inventer une nouvelle définition de l’éducation qui de­vrait reposer sur quatre pi­liers fon­damentaux : apprendre à connaî­tre, apprendre à faire, apprendre à être, apprendre à vivre ensemble. Jacques Delors analyse non seule­ment les modalités d’une éduca­tion pour tous, mais égale­ment, la dialectique qui doit s’instaurer entre démocratie et éducation. Jeliou Jelev insiste sur le rôle de l’éducation dans la for­mation à la citoyenneté et à la responsabilité des individus. Fay Chung insiste, elle, sur l’importance de l’accès des femmes à l’éducation dans les pays en développement.

12L’humanité vit aux dépens de la terre dans une logique de plus en plus parasitaire, il paraît alors urgent d’investir l’idée du « Con­trat Naturel » afin de servir le dé­veloppement sans asservir la na­ture. Jérôme Bindé décide donc de réexaminer le concept de Contrat Naturel élaboré par Mi­chel Serres. Thomas Odhiambo souligne l’importance de la pré­servation de la biodiversité et Mostapha Tolba situe la question environnementale à l’horizon 2020.

13Quant au « choc des civilisa­tions » du 11 septembre 2001, l’analyse des experts diverge, de ceux qui jugent que cette expres­sion trop simpliste masque la pro­fonde complexité de la question culturelle, à d’autres qui préfèrent développer l’hypothèse de la né­cessaire conclusion d’un « Contrat Culturel ». C’est autour de ce dé­bat qu’Alain Touraine, Hélé Beji et Eduardo Portella articulent chacun leur argumentation en s’interrogeant respectivement sur la reconnaissance et la préserva­tion de la diversité culturelle ainsi que sur une perception métissée de la culture.

14Même si la révolution bio­tech­nologique actuelle nous met dans une posture inédite face au vivant, la question du rapport entre poli­tique et éthique n’est pas neuve. Pourtant aujourd’hui sti­mulée par l’importance planétaire du débat, l’humanité doit se lan­cer le défi d’un « Contrat Éthi­que ». Ryuchi Ida traite des diffi­cultés jalonnant la définition de principes bio­éthiques au niveau international. Edgar Morin prône une éthique du genre humain au sein de la « terre patrie », plaçant alors le dé­bat à l’échelle mondiale tout comme Lord Desai. Enfin, Luc Montagnier invite le lecteur à élargir sa perception en examinant le rapport de l’homme au temps et à l’espace.

15Edward Wilson le souligne dans son texte, la sélection natu­relle n’est désormais plus le seul moteur de l’évolution il faut pren­dre en compte la sélection géné­tique qui relève du seul choix de l’homme. Jacques Testart nous met, bien entendu, en garde con­tre le danger de la génétique qui réside dans son usage quoti­dien. Gianni Vattimo ajoute que les problèmes liés à ces usages doi­vent être réglés de manière poli­tique si l’on veut pouvoir pla­cer les jalons nécessaires à son essor.

16Même si les fondements du ra­cisme se sont trouvés ébranlés par les sciences, il prend de nouvelles formes et la révolution génétique en cours semble entraîner, de fa­çon inéluctable, un nouveau type de discrimination : le génisme, contre lequel George Annas nous prévient. Jérôme Bindé, Nadine Gordimer et Pierre Sané font état de la situation en traitant des nou­veaux aspects du racisme. Axel Kahn, Achille Mbembe et Elikia M’Bokolo s’interrogent quant à eux sur le phénomène même du racisme.

17Devenu un concept désuet, l’âme a-t-elle encore un avenir hors du questionnement théolo­gique ? Réalité spirituelle ou autre manière de désigner l’appareil psychique, le concept d’âme s’ins­crit parfaitement dans la dia­lec­tique de cet ouvrage. Julia Kris­teva nous parle de l’expé­rience psychanalytique, cure de l’âme, comme lieu d’une créa­ti­vité ré­voltée alors que Denise Bom­bar­dier et Adalberto Barreto pla­cent leur discours dans le champ plus général de la question so­ciale.

18L’ouvrage se clôt sur un ultime débat autour de l’avenir de l’uni­vers, donc sur l’origine de l’hom­me comme être au monde avec les contributions de cher­cheurs célè­bres tels Trinh Xuan Thuan, Nicolas Prantzos, André Brahic.

19Cet ouvrage remarquable par la grande rigueur scientifique de ses contributions s’avère une som­me considérable pour qui s’inté­resse à ce débat sur le long terme.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sébastien Gury, « Jérôme Bindé (sous la dir. de), Où vont les valeurs ? Entretiens du xxie siècle, II, Paris, Éditions Unesco/Albin Michel, 2004, 512 pages. »Le Portique [En ligne], 15 | 2005, mis en ligne le 10 mai 2005, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/501 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.501

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