Plan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Cet article est la version rédigée de l’intervention donnée le 5 mars 2016, à Metz, à l’invitation (...)
- 2 Le dernier épisode en date de ce conflit entre deux interprétations de la laïcité, au sein même de (...)
1En proposant ce titre un peu provocateur, je ne voulais pas expressément faire référence aux polémiques récurrentes qui animent le monde politique et médiatique depuis quelques mois. Autrement dit, la question posée n’invite pas à chercher si la laïcité « à la française » tournerait au « laïcisme » tel que l’entendaient déjà, il y a plus d’un siècle, les catholiques conservateurs opposés à la loi de 1905, c’est-à-dire à une conception dogmatique, rigide, intangible, exclusive et autoritaire, autant dire intolérante, de la laïcité. Ces polémiques renvoient d’ailleurs au problème plus général de savoir s’il existe deux types de laïcité : d’une part, une laïcité qui serait ouverte aux religions et, d’autre part, une laïcité qui serait hostile à toute spiritualité s’apparentant de la sorte à une nouvelle espèce de cléricalisme, avec ce que cela suppose de dérives sectaires ou d’intégrisme républicain2.
- 3 Voir les ouvrages de Jean Baubérot, Régis Debray, Catherine Kintzler, Pierre Manent, Henri Pena-Rui (...)
2Un examen de cette distinction pourra être abordé, au besoin, lors de nos échanges tout à l’heure, mais le propos liminaire à nos discussions ne portera pas directement sur ce problème des deux laïcités, et consistera encore moins à faire l’exégèse des communiqués de presse des uns ou des tribunes des autres. Il ne s’agira pas non plus de tenter une histoire de la laïcité en France, ni une étude approfondie du concept de laïcité, ni un résumé des diverses lectures possibles de cette notion, ni, enfin, une réflexion sur la refondation, supposée nécessaire, du pacte laïque à l’aune des données sociologiques et juridiques inédites de la société française contemporaine3.
- 4 C. Kintzler, Tolérance et laïcité, Nantes, Pleins Feux, 1998. Voir aussi le blog très documenté de (...)
3Mon propos est plus modeste et cherche à interroger le rapport entre la tolérance et la laïcité : quelles relations, au fond, entretiennent les concepts de tolérance et de laïcité ? La question se pose en effet, tant il est banal de confondre les deux notions. Si vous posez la question dans la rue de savoir ce que signifie être partisan de la laïcité, on vous répondra, la plupart du temps, que c’est « être tolérant avec toutes les religions ». Or il me semble, après les travaux de nombre d’auteurs, en particulier ceux de Catherine Kintzler4, que ces deux concepts, s’ils se croisent, se chevauchent ou s’appellent l’un l’autre, ne se confondent pas. Mieux encore, c’est précisément par sa capacité à se distinguer de la tolérance que le concept de laïcité, au cours d’un long processus, s’est constitué jusqu’à prendre la consistance, la cohérence et l’autonomie qu’on peut aujourd’hui lui reconnaître. Ce travail de discrimination philosophique ne présente pas un intérêt simplement académique car c’est sans doute à partir de notre capacité à réfléchir à de telles distinctions que certains problèmes cruciaux de nos sociétés pourraient être, sinon résolus, en tout cas examinés sans trop de manifestations hystériques. Ce qui ne serait pas un maigre progrès.
Quelques mots sur les vocables de tolérance et de laïcité
4Il est évidemment impossible de faire ici une analyse approfondie de ces deux termes. Mais quelques points fondamentaux méritent cependant d’être rappelés.
1°) Plurivocité de la tolérance
5Pour ce qui concerne la tolérance, il convient de se souvenir que ce substantif est d’une plurivocité aux conséquences morales et politiques de grande importance. En effet, si la tolérance peut s’entendre, en son sens le plus général, comme un refus de contraindre celui qui est différent de moi, ce refus peut prendre au moins trois formes diverses.
6La tolérance peut d’abord prendre la forme de l’indifférence : au fond, chacun est libre de penser ou de croire ce qu’il veut, cela m’indiffère, soit parce que je considère que chacun a raison de son point de vue, soit parce que je ne me sens en rien concerné. On saisit d’emblée l’inconvénient d’une telle conception de la tolérance : cette indifférence à la pensée de l’autre tourne vite à une indifférence pour la pensée, tant il est vrai que penser suppose et implique l’altérité. Après tout, c’est la grande leçon de Socrate : toute pensée est dialogique et je ne pense vraiment qu’à partir du moment où j’expose ma pensée propre aux risques du débat avec celui qui… ne pense pas comme moi. Autrement dit, cette indifférence pour la pensée d’autrui contraint ma pensée à un enfermement sur elle-même puis, faute d’être alimentée par la contradiction et la critique, à sa stérilisation et, enfin, à sa suppression. Au demeurant, si l’indifférence ne conduit pas à un tel suicide intellectuel, elle débouche sur un relativisme tout aussi néfaste : je suis tolérant parce que tout le monde a raison de son point de vue et que tout se vaut. Autre manière de dire la mort de la pensée et, probablement, d’une authentique vie sociale : tout le monde a raison certes, mais chacun chez soi. Dans l’histoire de la philosophie, on pourrait considérer que la théorie de l’homme-mesure de Protagoras s’approche de ce modèle ou tente de le justifier.
7La tolérance peut ensuite prendre la forme de la non-directivité : je ne suis pas indifférent à la pensée d’autrui comme dans le cas précédent, elle m’intéresse je me porte à sa rencontre et, de surcroît, je ne cherche pas à lui imposer la mienne. Cependant, je procède ainsi car je suis convaincu, au fond, que la vérité finira par s’imposer d’elle-même à tous. Il n’y a donc ici ni indifférence, ni relativisme : tout à l’inverse, ici se manifeste la certitude que le vrai se révèlera par lui-même. Cette fois, la philosophie qui pourrait témoigner de cette conception serait celle de Spinoza puisque, pour l’auteur du Traité politique, l’État véritable ne peut qu’être tolérant. Le pluralisme religieux, en effet, lui est nécessairement bénéfique et l’aide à asseoir la vérité, laquelle finit toujours par s’imposer de sa seule nécessité.
8La tolérance, enfin, se présente aussi sous la forme de l’indécidabilité : il est des domaines où nous manquons de certitudes indiscutables, et ces domaines doivent être le lieu d’une sorte de retrait des convictions. Pourquoi s’affronter sur des questions indécidables par nature ? Ainsi, qui pourrait dire quelle est l’unique et véritable église ? Qui en déciderait ? Selon quels critères indiscutables ? Ici, notre philosophe témoin serait Pierre Bayle.
9Ce petit préambule a pour seul intérêt de nous rappeler une idée toute simple mais décisive : le terme un peu nébuleux de « tolérance » masque des significations très différentes et, surtout, s’adosse implicitement à des principes divergents, comme le révèlent bien les trois auteurs emblématiques cités. Protagoras, Spinoza et Bayle, en effet, peuvent se réclamer tous trois de la tolérance, mais au sein de philosophies singulièrement opposées. Or, force est de constater que, très souvent, parlant de tolérance, nous passons subrepticement d’une acception à une autre, ce qui ne facilite guère la clarté des débats.
2°) Étymologie de « laïc »
10Concernant la laïcité, de brèves considérations étymologiques et historiques sont susceptibles d’éclairer certains aspects de notre réflexion et, au-delà, nombre de débats contemporains.
- 5 On le trouve, par exemple, chez Renan, dans son discours de réception, à l’Académie, de Louis Paste (...)
11Il est banal de mentionner que ce mot est récent : attesté en 1871 seulement, il demeure d’un emploi rare encore à la fin du xixe siècle 5. En réalité, seul le substantif « laïcité » est récent, tandis que l’adjectif « laïque » est fort ancien. « Laïque » est la forme savante, employée dès le xvie siècle, du mot « lai » utilisé dans la langue populaire : les frères lais, les sœurs laies étaient les domestiques qui vivaient au sein des communautés monastiques sans avoir formulé de vœux. De plus, « lai » vient du latin laicus qui n’est autre que la transposition latine du grec laïkos, lui-même dérivé de laos.
- 6 NDE : il s’agit du très usité « vivre ensemble ».
12Or cette origine mérite attention. On dit souvent, en effet, que laos signifie « peuple ». Cependant cette traduction ne rend pas justice à la richesse la langue grecque. Car le grec ancien use de trois mots pour dire « peuple » : ochlos, laos et demos. Ochlos, c’est le peuple, si l’on veut, mais entendu comme une réunion d’individus assez nombreux qui constituent un groupe sans organisation véritable. Les barbares, les animaux parfois, dans les textes grecs, forment communément un ocklos, terme qu’il serait sans doute plus opportun de rendre en français par « horde ». Il s’agit en tout cas d’une entité collective infra-politique6. Demos, c’est encore le peuple mais, cette fois, le « peuple assemblé pour élire ». Autrement dit, à l’inverse de l’ochlos, le demos constitue le stade ultime de l’organisation politique, organisée autour et à partir de son ecclesia, de son assemblée convoquée ou « appelée » (kaleo : « j’appelle »). Entre ces deux extrêmes de l’organisation de la communauté, entre la horde et peuple souverain, se situe enfin le laos, entendu comme le peuple soumis à un minimum d’organisation permettant une vie sociale véritablement humaine, le peuple pourvu d’une unité en quelque sorte pré-politique, non encore souveraine. Il s’agit par conséquent de la cité, mais envisagée dans une sorte d’entre-deux politique.
13Nous comprenons ainsi que la laïcité, par sa racine étymologique au moins, ne saurait suffire à établir un degré d’organisation entièrement suffisant ou complet de la politique. Cette précision n’est pas sans intérêt pour juger des controverses récentes car, après une période où nos élites politiques et médiatiques se désintéressaient de la laïcité (disons jusqu’à ce qu’il est convenu d’appeler, désormais, l’« affaire du foulard », en 1989), ces mêmes élites donnent parfois le sentiment, aujourd’hui, que notre république se résume à la seule qualité laïque, oubliant un peu vite les autres épithètes du Préambule de notre constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » (article 2).
14Les lexicologues nous apprennent un autre élément susceptible de nous éclairer : historiquement et étymologiquement, le mot « laïc » ne s’oppose jamais directement aux termes « ecclésiastique », « religieux », « moine » ou « prêtre ». Le seul antonyme de « laïc » est « clerc » (du latin clericus) qui, à l’origine, n’a qu’une seule signification : « membre du clergé ». De nouveau, le latin vient directement du grec clêrikos, adjectif dérivé du substantif klêros qui signifie « lot », au sens du « bon lot », du lot qui doit être mis à part. Les « clercs », au sein de la société, ce sont en quelque sorte les « élus », c’est-à-dire, initialement, l’ensemble des chrétiens par opposition aux gentils dans l’antiquité tardive, puis, par la suite, les membres servant l’Église par opposition aux simples fidèles. Ainsi les clercs constituent une partie minoritaire de la société, spécialement mise à l’écart et destinée par nature à régir la majorité, ce qui explique d’ailleurs que, du point de vue du droit canon, les moniales et les sœurs ne font pas partie, stricto sensu, du clergé. Quand on soutient, à juste titre, que la laïcité est anticléricale sans être antireligieuse, c’est à cette tradition précise du clêrikos qu’on se réfère.
3°) Définition nominale de la laïcité
- 7 Ferdinand Buisson (1841-1932) est un philosophe et un homme politique qui, refusant de faire allége (...)
15La question cruciale d’une définition minimale de la laïcité ne peut alors être différée davantage. Quelle définition proposer en évitant l’écueil de l’examen philosophique immédiat de ses présupposés, de ses conséquences, de ses attendus et des inévitables objections auxquelles elle s’expose ? Quelle définition purement lexicale ou, comme disaient les médiévaux, nominale, pourrait-on donner de la laïcité, c’est-à-dire une définition qui tente d’absoudre la signification donnée des difficultés philosophiques qu’elle ne peut manquer de suggérer, voire d’imposer ? Il me semble que le mieux est de reprendre la définition de celui qui assura, le premier, la promotion la plus considérable que la laïcité a pu connaître : Ferdinand Buisson7.
16Buisson définit la laïcité comme l’aboutissement d’un long processus qui affranchit les églises de l’État et l’État des églises puisque ce terme recouvre, d’une part, le caractère non confessionnel de la puissance publique et, d’autre part, son souci de ce qui est commun à tous les citoyens par-delà leurs différences spirituelles, cultuelles ou philosophiques.
- 8 Francis de Pressensé (1853-1914) est le député qui déposa, en 1903, le projet de loi qui aboutira à (...)
17Nous reviendrons dans un instant sur le premier aspect, mais le second mérite une remarque immédiate. Cette quête du commun susceptible de transcender les particularités signe d’emblée l’idée de l’universalité de la loi commune et de la sphère publique qu’elle permet d’organiser. En conséquence, la laïcité ne saurait en rien se confondre avec cette espèce de neutralité insipide et grisâtre sur laquelle certains ont voulu parfois la rabattre, contre l’avis exprès de Ferdinand Buisson, Jean Jaurès, Aristide Briand ou Francis de Pressensé8. Un passage, où Buisson évoque le rôle de l’instituteur laïque qui ne saurait être seulement un instructeur en calcul et en orthographe, le mentionne sans équivoque.
- 9 Il s’agit de Jules Ferry (1832-1893).
- 10 F. Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, « Laïcité », 1887.
Il faut qu’il ait le droit et le devoir de parler au cœur aussi bien qu’à l’esprit, de surveiller dans chaque enfant l’éducation de la conscience au moins à l’égal de toute autre partie de son enseignement. Et un tel rôle est incompatible avec l’affectation de la neutralité, ou de l’indifférence, ou du mutisme obligatoire sur toutes les questions d’ordre moral, philosophique et religieux. « Il y a deux espèces de neutralité de l’école, disait très bien le ministre de l’instruction publique9 au cours de la discussion de la loi de 1882 : il y a la neutralité confessionnelle et la neutralité philosophique. Et il ne s’agit dans cette loi que de la neutralité confessionnelle ». L’instituteur se doit, doit à ses élèves et doit à l’État de ne prendre parti dans l’exercice de ses fonctions ni pour ni contre aucun culte, aucune église, aucune doctrine religieuse, ce domaine étant et devant rester le domaine sacré de la conscience. Mais on pousserait le système à l’absurde si l’on prétendait demander au maître de ne pas prendre parti entre le bien et le mal, entre la morale du devoir et la morale du plaisir, entre le patriotisme et l’égoïsme, si on lui interdisait de faire appel aux sentiments généreux, aux émotions nobles, à toutes ces grandes et hautes idées morales que l’humanité se transmet sous des noms divers depuis quelques mille ans comme le patrimoine de la civilisation et du progrès10.
18Sans qu’il soit besoin de s’y attarder davantage, on comprend ainsi que la laïcité ne saurait être confondue avec la tolérance-indifférence. Bien au contraire, la laïcité revendique des valeurs clairement et fièrement assumées, incompatibles avec une suspension du jugement : liberté de conscience, égalité des citoyens, recherche de l’intérêt général. Toutefois, la question demeure de savoir si la laïcité ne pourrait être, malgré tout, identifiée avec d’autres formes de tolérance.
Tolérance, « tolérance élargie » et laïcité
19Si nous confondons avec tant de facilité tolérance et laïcité, c’est que les deux concepts renvoient à un problème politique commun : celui de la coexistence des libertés. Comment procéder, dans une société pluraliste, pour que des communautés disparates puissent librement coexister, sans que la situation tourne jamais aux conflits plus ou moins graves ? La tolérance et la laïcité se présentent comme deux solutions possibles, même si la seconde, au cours d’un long processus mêlant histoire politique et histoire des idées, s’est petit à petit extirpée de la première, jusqu’à s’en émanciper et, finalement, la contester. Reste que la solution par la tolérance est historiquement première et s’est posée, on ne s’en étonnera pas, à propos de la liberté religieuse.
1°) La tolérance et ses limites
20De ce point de vue, le texte initial, source de toute la modernité sur cette question, est indéniablement la Lettre sur la tolérance de John Locke (1632-1704), publiée anonymement en latin en mai 1689 et immédiatement diffusée partout en Europe. On se contentera ici de citer une phrase unique qui en exprime l’essentiel.
- 11 J. Locke, Lettre sur la tolérance, trad. de J. Le clerc et J.-F. Spitz, Paris, GF-Flammarion, 2007, (...)
Il n’y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu’à une autre ; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit le culte le plus agréable à Dieu11.
21Toute la conception lockéenne sur la tolérance et tout ce que les États, les politiques ou les penseurs qui se réclament de la tolérance ont défendu par la suite pourrait être exposé au moyen du commentaire approfondi de cette seule phrase. Concernant notre propos, relevons les quatre points fondamentaux suivants.
22a) La tolérance est indissociable de la liberté du jugement de l’individu, de son autonomie, de sa responsabilité : en clair, l’adhésion à un culte, quel qu’il soit, suppose en droit la libre adhésion du fidèle. « Volontairement » écrit Locke, c’est-à-dire que nul, pas même l’autorité politique, ne doit contraindre à une confession particulière, ne peut imposer un culte à quiconque. Le corollaire est tout aussi crucial : la loi ne doit donc rien dire de l’adhésion des individus à tel ou tel dogme religieux. Si elle intervient en matière religieuse, ce ne sera que du seul point de vue du droit commun, dans le cas de pratiques prohibées par la loi en général. Des mutilations ou des sacrifices humains cultuels, par exemple, feraient de l’officiant et des fidèles des délinquants passibles des sanctions prévues par le code pénal. Autrement dit, Locke retrouve ici une des notions cardinales du libéralisme moderne qu’il a contribué à fonder, celle de la séparation du public et du privé. En somme, l’adhésion d’un individu à un dogme, sous condition du respect des lois civiles, est une affaire purement privée sur laquelle la puissance publique n’a aucun droit de regard.
- 12 Plus généralement, la « guerre des dieux » est une expression célèbre utilisée par Max Weber, en 19 (...)
23b) La tolérance implique le pluralisme religieux : « chacun se joint volontairement à la société dont il croit le culte le plus agréable à Dieu ». Or, quel est le culte le plus agréable à Dieu ? Qui pourra désigner ce que l’on nomme souvent, de manière plus directe, la « vraie religion » ? Personne. Montaigne, Voltaire et bien d’autres ont expliqué mille fois combien, en la matière, le doute était irréductible. Sur la question épineuse de la vraie religion, tout fidèle est en effet confronté à ce que Max Weber appelait, en 1919, « la guerre des dieux ». Par cette formule, Weber évoquait la situation remarquable des Olympiens qui se livraient à d’interminables guerres sans jamais pouvoir décider objectivement qui avait tort ou raison : de son point de vue, chaque dieu pouvait se croire, à bon droit, légitime dans son combat et il n’y avait aucune instance supérieure pour en juger12. Pour Locke, il en va de même pour les religions concurrentes tout au long de l’histoire humaine.
- 13 L’« Acte de tolérance » de Joseph II octroie, en 1781, la citoyenneté et la liberté de culte aux or (...)
24c) La tolérance en matière religieuse n’implique en rien l’abstention du pouvoir dans l’ordre spirituel. Le pluralisme religieux accepté, rien n’empêche en effet d’admettre une religion d’État, c’est-à-dire une option spirituelle, choisie parmi d’autres et officiellement revendiquée par l’institution étatique. Aujourd’hui encore, l’Argentine, le Liechtenstein, Malte ou Monaco sont des États constitutionnellement catholiques ; la Norvège et le Danemark sont luthériens ; la Grande-Bretagne est anglicane ; le Bouthan, le Cambodge, la Thaïlande, le Tibet sont bouddhistes… C’est une des idées majeures du Joséphisme. Pour Joseph II, il y a une religion d’État et le souverain ne pourra être que de cette religion, mais rien n’oblige les sujets à partager son culte : le pouvoir s’abstient de commander et d’interdire en ces domaines13.
- 14 Il a été souvent remarqué que, aujourd’hui encore, dans les pays de longue tradition tolérante comm (...)
25d) La tolérance implique donc le pluralisme religieux et s’accommode d’une religion d’État mais, dans la version lockéenne, interdit le refus du religieux. Pour être implicite, l’affirmation qui sous-tend le début de la phrase citée plus haut, n’en n’est pas moins ferme : si l’homme n’est pas, par nature, astreint à faire partie de telle ou telle église, il est en revanche « par sa naissance » destiné à faire partie d’une église quelconque. Pour le tolérant Locke, s’il faut tout faire pour que les diverses communautés puissent coexister, il importe encore plus de ne rien faire qui pourrait aller dans le sens du refus individuel d’appartenance à une communauté. Autrement dit, nous parvenons à ce paradoxe que l’apôtre même de la tolérance, dans le texte canonique qui fonde la tolérance pour l’Europe moderne et dont s’inspireront les pères fondateurs de l’Amérique, ne tolère absolument pas les incroyants14.
- 15 J. Locke, op. cit., p. 206.
Enfin, ceux qui nient l’existence de Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l’on bannit du monde la croyance d’une divinité, on ne peut qu’introduire aussitôt le désordre et la confusion générale. D’ailleurs, ceux qui professent l’athéisme n’ont aucun droit à la tolérance sur le chapitre de la religion, puisque leur système les renverse toutes15.
- 16 C. Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ? Paris, Vrin, 2007, p. 17.
- 17 Voir, sur ce point précis, P. Decormeille, « Laïcité et lien social », in J. Baubérot et M. Wieviok (...)
26Ce point est décisif, autant pour comprendre l’histoire des idées politiques que, plus spécifiquement, pour discriminer les concepts de tolérance et de laïcité. Dans la logique politique du libéralisme lockéen, alors même qu’il s’agit pour notre auteur de prôner la tolérance, il est hors de question de tolérer l’incroyance et, a fortiori, l’athéisme. Pourquoi ? Parce que les incroyants ne constituent pas, de fait, une communauté. Pire encore, ils constituent de facto une menace pour toute effectuation du lien social puisque ce dernier, en définitive, repose sur la confiance que l’on accorde à celui avec lequel on s’associe. Une fois la société constituée, on peut certes envisager tous les contrats et toutes les protections juridiques possibles, mais cette étape suppose au préalable une première forme de sociabilité, laquelle est fondée, en dernière instance, sur la confiance en la parole de l’autre. Or quelle confiance accorder à celui qui ne croit en rien, à aucune transcendance, à aucun juge suprême du bien et du mal ? Comment croire en quelqu’un qui, au fond, ne croit à rien et, au bout du compte, en personne ? L’incroyant est ainsi une menace pour le lien social lui-même et, par conséquent, une menace pour toute société, à plus forte raison pour une société tolérante. Aussi importe-t-il de ne pas le tolérer. C’est l’anticipation, légèrement transposée, de la logique que résume le mot fameux de Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». On le voit, pour Locke, comme pour les Pères fondateurs de Etats-Unis bientôt, tous grands lecteurs de Locke, il existe une liaison philosophique entre foi religieuse et loi civile. Or c’est au cœur de cette liaison que se niche la conception de la tolérance lockéenne. Dans toute logique de tolérance, on retrouvera ce nœud inextricable entre lien religieux, lien social et lien politique, le premier étant comme l’emblème, le paradigme et la condition de possibilité des deux autres. Or, précisément, comme le montre avec clarté Catherine Kintzler, « c’est ce nœud entre lien religieux, lien social et lien politique, consacré par la figure de la tolérance, que le principe de laïcité tranche »16 ou, à tout le moins, ajouterais-je, voudrait trancher17.
2°) La tolérance élargie
- 18 Pour mémoire, Louis XIV, le 15 octobre 1685, révoque L’Édit de Nantes, un ensemble de textes juridi (...)
- 19 Son titre complet est Commentaire philosophique sur les paroles de Jésus-Christ, Contrains-les d’en (...)
27La conception lockéenne n’épuise évidemment pas l’idée de tolérance. Il reste envisageable de supposer une forme de tolérance plus englobante ou moins restrictive que Catherine Kintzler nomme « tolérance élargie ». Le calviniste Pierre Bayle (1647-1706) est le philosophe qui en a donné le premier modèle. L’auteur du Dictionnaire historique et critique publie lui aussi, un an après la révocation de l’Édit de Nantes18, un texte intitulé De la Tolérance19.
- 20 Lors même que Bayle ne saurait connaître directement l’argumentation de Locke puisque le texte du p (...)
28Ce qui est remarquable chez Bayle, c’est la façon dont il s’insinue dans l’argumentation de Locke pour la retourner contre son objectif initial20. Pour être plus précis, Bayle concède à la démonstration lockéenne que les incroyants ne constituent pas une communauté mais il ajoute qu’ils ont alors besoin plus que quiconque, précisément pour cette raison, de la protection des lois : puisqu’il ne bénéficie d’aucune espèce de protection communautaire, sa grande vulnérabilité enjoint l’incroyant à se faire laudateur de la loi. Autrement dit, dès lors que l’on n’appartient pas à une communauté, on ne peut que vouloir entrer, avec une conviction civique redoublée par l’intérêt vital, dans l’association politique.
- 21 La question, du point de vue de l’histoire politique, ne s’est posée nulle part à l’âge classique. (...)
- 22 On oublie assez souvent que les textes promulgués par Henri IV mentionnent qu’une nation, idéalemen (...)
29On perçoit alors la différence, entre la tolérance limitée et la tolérance élargie ou, si l’on veut, entre Locke et Bayle : pour le premier, nul n’est tenu d’avoir telle religion plutôt qu’une autre tandis que pour le second, nul n’est contraint d’avoir une religion et, accessoirement, nul n’est contraint de n’avoir pas de religion21. Simultanément, on saisit que le problème commun aux deux auteurs est bien celui de la pacification du champ social. Au reste, c’est bien ainsi que Henri IV désignait ses quatre-vingt-quatorze articles de lois que l’on a fini par appeler, ultérieurement, l’Édit de tolérance : l’Édit de pacification22.
30Quelle différence, dans cette perspective, entre la tolérance élargie de Bayle et la laïcité conçue par Ferdinand Buisson, puis instaurée par la loi de 1905 ? Qu’est-ce qui permet, conceptuellement, de passer de la première à la seconde ? Deux principes supplémentaires, mais ces deux principes n’élargissent plus seulement l’esprit de tolérance en lui donnant son extension maximale : ils le font, en quelque sorte, muter pour aboutir à une autre représentation de l’État, à une autre conception du rapport de l’État avec les cultes et les communautés. Ces deux principes sont bien connus et je me contente ici de les mentionner cursivement pour rappel.
31Premier principe : l’abstention absolue de la puissance publique en matière de croyance. Par conséquent, la laïcité rejette l’idée d’une religion officielle, y compris d’une religion civile, à la manière de Rousseau, de Robespierre ou de Comte : il ne saurait y avoir, dans une république laïque, un culte de l’être suprême ou une adoration de saints républicains.
32Second principe : l’exclusion absolue de toute communauté, identifiée et assumée comme telle, dans l’élaboration de la loi. Autrement dit, la loi ne doit être que l’expression de la volonté générale exprimée par les citoyens, quelle que soit ensuite les modalités de cette expression (démocratie directe, représentation parlementaire, parlement monocaméral ou bicaméral…). Et le citoyen, en sa définition juridique, n’est ni catholique, ni calviniste, ni juif, ni musulman, ni sikh, ni scientologue, ni vegan… Le cœur de l’idée laïque, c’est de penser qu’une association politique, source de la loi, ne peut jamais être une association ou une combinaison de communautés. De ce point de vue, le contre-exemple parfait de l’État laïque et se réclamant de la tolérance reste le Liban, où la constitution de 1926 stipule de quelle confession doit être le président (maronite), le premier ministre (sunnite), le président du parlement (chiite) et comment la loi doit être élaborée par les 27 communautés religieuses recensées, chacune ayant son nombre de sièges réservés à l’Assemblée nationale.
Conséquences pour notre temps
33Je n’entre évidemment pas dans toutes les interprétations possibles de la laïcité, à la fois de la laïcité telle qu’elle existe en France depuis 1905 et de la laïcité renouvelée que certains envisagent aujourd’hui. Bien évidemment, tous les spécialistes français contemporains s’intéressant à cette double question ne sont pas d’accord entre eux : Catherine Kintzler, André Tosel, Jean Baubérot, Henri Pena-Ruiz, Régis Debray ou Pierre Manent ont des vues divergentes, parfois très opposées, aussi bien sur l’esprit de la loi de 1905 que sur les propositions d’un éventuel toilettage de la loi. Je vous renvoie à leurs travaux.
34Ce qui m’intéresse davantage ce matin, ce sont les quelques conséquences que l’on peut déduire de l’analyse précédente et qui nous ramènent, pour le coup, à nos débats contemporains et aux difficultés sérieuses que rencontrent nos sociétés aujourd’hui. Le temps me contraint à une rapide énonciation de cinq conséquences, sans les soumettre à une analyse approfondie.
351°) Première conséquence : un homme peut être tolérant, une communauté peut être tolérante, une société peut être tolérante, mais seule une association politique peut être laïque. Ce n’est donc que par métonymie, me semble-t-il, que l’on peut dire : « je suis laïque ». On veut dire par là que, philosophiquement, je partage et je soutiens la conception d’un État laïque, c’est-à-dire avec certaines règles particulières qui organisent la vie en commun dans une société pluraliste. Ainsi, je ne suis pas laïque comme je suis colérique ou patient, tolérant ou intransigeant. La laïcité est donc un concept exclusivement politique et juridique, et non moral et psychologique.
362°) Deuxième conséquence : le binôme tolérance/laïcité permet de mieux comprendre un autre couple conceptuel, qu’il recoupe en partie sans se confondre pour autant avec lui : le couple constitué des notions, souvent confondues, de sécularisation et de laïcisation.
37La sécularisation, c’est le transfert à la société civile des biens jusqu’alors détenus par une église, biens ici entendus au sens large, y compris les biens immatériels comme, par exemple, la célébration du mariage ou des obsèques. En France, la sécularisation du mariage est instituée en 1783 avec l’invention du mariage civil et la sécularisation des obsèques (notamment avec l’interdiction de l’inhumation dans la « terre maudite ») à partir de la loi de 1884, puis celle de 1887. La laïcisation, de son côté, est autrement ambitieuse : c’est l’instauration concrète, politique et administrative, de l’idée de laïcité telle que nous l’avons énoncée plus haut, en vertu des deux principes cardinaux évoqués. Historiquement, on conçoit que la seconde ne saurait advenir sans avoir été préparée par la première (c’est en tout cas ce qui a été observé jusqu’à présent dans l’histoire) mais, conceptuellement, la seconde ne saurait se réduire à la première. Relevons au passage que l’une des difficultés pour se faire comprendre des anglo-saxons sur ces questions provient de ce que le mot anglais, pour dire « laïcité », est secularism ; ce qui ne facilite pas la distinction conceptuelle ici observée.
- 23 Ces deux pays permettent de rappeler que la dimension politique du religieux peut facilement s’acco (...)
383°) Troisième conséquence : contrairement à une idée répandue, la laïcité n’est pas fondée sur l’opposition principielle entre les religions et l’État, mais entre la dimension politique des religions et l’État. La laïcité ne combat que l’ambition ou la tentation législative des religions, sachant que la tendance politique et le moment législatif sont inhérents à toute religion, et pas seulement aux religions du livre. Voyez, par exemple, le shintoïsme au Japon à partir des années 1930, le bouddhisme aujourd’hui encore, en Birmanie ou au Bouthan, y compris, dans ce dernier cas, après la toute récente constitution de 200823.
39Symétriquement, la loi ou, de façon générale, les attributs de l’État-nation (les fonctions, les autorités, les institutions, le drapeau, l’hymne national) ne doivent pas devenir articles de foi. On dira peut-être qu’il n’y a pas de foi sans amour et qu’il y a, en politique, des objets dignes d’amour mais, en ce point précis, se niche une méprise fort dommageable. Car, justement, pour le républicain laïque, il suffit seulement de respecter la loi et il importe de ne jamais l’aimer, comme le soutenait déjà Kant. Cette réserve me paraît capitale, singulièrement ces temps-ci, car nous sommes arrivés en France à ce point, inquiétant pour un vrai laïc, qu’il faudrait en permanence donner des gages de son amour pour la République, par exemple, en pavoisant ses fenêtres du drapeau tricolore.
404°) Quatrième conséquence : les laïcs ne constituent pas une communauté de plus, parmi d’autres. L’idée laïque consiste précisément à dire que ceux qui se reconnaissent dans la laïcité, ne constituent pas, sociologiquement, une communauté distincte des autres. Ce en quoi la thèse de Catherine Kintzler selon laquelle la laïcité fonctionne comme un transcendantal est intéressante, même si on peut ne pas partager la totalité de son analyse. La philosophe signifie par là que les communautés se définissent et se constituent par des données empiriques, par des faits sociologiquement présents, tandis que les laïcs ne constituent en rien une communauté sociologiquement existante. En somme, la laïcité est une représentation a priori qui offre la condition de possibilité d’un espace public où les différences s’abolissent grâce au surgissement d’un autre type de lien que le lien communautaire : le lien politique, si singulier, que constitue la citoyenneté. Ce point est capital car il veut dire aussi bien que :
-
je peux parfaitement être catholique, ou musulman, ou juif, ou orthodoxe, ou indouiste et, en même temps, laïque.
-
l’expression « intégrisme laïque » est une contradiction dans les termes, car l’intégrisme, précisément, ne se rapporte jamais qu’à la communauté, en l’espèce une communauté qui se referme sur ses propres dogmes dans un rejet complet de toute altérité.
-
la formule en vogue de « laïcité ouverte », par delà même ses manipulations politiciennes, est une formule creuse, qui masque souvent, soit un rejet, soit une mécompréhension, de la laïcité. Elle est toutefois intéressante comme symptôme car elle révèle la grande confusion, dans toutes nos histoires de foulards et de minarets, entre expression du religieux dans l’espace public et emprise du religieux sur l’espace public. La première est toujours compatible, dans le cadre de la loi, avec la laïcité. La seconde est incompatible, car contradictoire, avec la laïcité : elle ne pourrait pas aller, en effet, sans la confusion du facultatif et de l’obligatoire (distinction plus importante encore, selon Jean Bauberot, que celle du privé et du public, pour comprendre l’essence de la laïcité) et sans l’existence de privilèges accordés à tel ou tel groupe social. Cette confusion, notons-le au passage, recouvre d’ailleurs cette autre, aussi préjudiciable, entre sphère commune (le bus, la rue) et sphère publique (le hall d’une mairie, la cour d’école), toutes deux renvoyant, il est vrai, à la notion équivoque d’espace public. Il n’y a donc pas plus de laïcité fermée que de laïcité ouverte : il y a seulement des manières dévoyées de comprendre la laïcité, de se méprendre sur ce qu’elle défend et autorise par principe. Accepter le foulard dans les bus, sur les marchés et dans les universités, ce n’est pas être partisan d’une laïcité ouverte : c’est être laïque. Et vouloir l’interdire dans les mêmes lieux, ce n’est pas se faire le chantre d’une laïcité stricte : c’est renier, et la lettre, et l’esprit, de la loi de 1905.
41On s’épargnerait bien des sottises, il me semble, si on considérait certains de nos débats du moment, alimentées par les polémistes à la mode, à l’aune de ces considérations. Un seul exemple suffira : le repas sans porc à l’école qui semble déclencher des tempêtes chez certains de nos « laïcards », comme on dit. Je peux témoigner que ces menus alternatifs existaient déjà il y a quarante ans en banlieue parisienne. Personne n’avait jamais trouvé rien à redire à ce dispositif. Pas même les laïcs. Surtout pas les laïcs. Pourquoi ? Parce que, bien que l’école soit laïque, rien, dans les principes de la République et certainement pas la loi de 1905, ne prétend obliger un enfant à manger, au milieu de ses camarades et de ses maîtres, ce qu’il ne mange pas à la maison, ce que son éducation, religieuse ou autre, lui interdit de manger. Buisson, Jaurès ou Briand auraient été consternés d’apprendre qu’une telle obligation puisse se revendiquer de la laïcité, comme ils ont été consternés par l’amendement de Maurice Allard, député du Var, qui voulait interdire la soutane aux prêtres dans l’espace public. Rien, dans l’idée de laïcité, n’impose une obligation de violer des interdits alimentaires ; et c’est vrai non seulement du porc, mais aussi bien de la viande en général ou même du poisson. C’est d’ailleurs la solution la plus simple à laquelle les responsables des cantines scolaires et les maires se sont rangés depuis longtemps : un choix entre un menu carné et un menu végétarien. Ainsi, aucun enfant n’est lésé dans son choix alimentaire et aucun privilège n’est accordé à quiconque puisque nulle prescription religieuse n’est intégrée dans ce dispositif (lequel ne propose nullement, comme on l’entend parfois, ni menu casher, ni menu halal). En somme tout le monde est content et, en tout cas, la République est honorée car le principe d’égalité est strictement respecté dans un cadre parfaitement laïque.
425°) Cinquième conséquence : le lien laïque diffère du lien communautaire. Plus précisément, la manière par laquelle la laïcité produit du lien diffère beaucoup de celle par laquelle la communauté en général, religieuse ou non, engendre du lien. On se souvient de l’étymologie, d’ailleurs controversée, de religion : religere, relier, établir un lien, aussi bien entre Dieu le père et ses enfants, qu’entre les frères eux-mêmes. Indépendamment de la validité de cette étymologie, il est indéniable que la religion est un facteur de cohésion communautaire particulièrement efficace. Or la laïcité cherche, elle aussi, à produire du lien, mais selon des modalités différentes.
- 24 Voir, par exemple, le remarquable documentaire de Valérie Mréjen, Pork and Milk (2006), qui met en (...)
43Dans le cas de la religion, le lien des individus entre eux est au fond un lien fusionnel avec le groupe, groupe au sein duquel, idéalement, les singularités ou les individualités doivent être absorbées et dissoutes au profit de la seule identité communautaire. Toute communauté met en place, par nature, un processus identitaire qui voudrait tout accaparer, tout unifier ou tout assimiler, si elle le pouvait. Tout, y compris la politique. Bien sûr, même si elles ne sont pas les seules concernées, on pense d’emblée aux communautés religieuses24. Autrement dit, le lien communautaire est un lien qui cherche à dissoudre la notion d’autonomie individuelle et à aplanir, pour ne pas dire anéantir, les singularités individuelles. Dans une telle logique, en effet, le caractère tolérant est alors plus ou moins affirmé, plus ou moins absent, dans telle ou telle communauté. La logique communautaire et le principe de tolérance sont, en tout cas, conceptuellement compatibles.
44Dans le cas de la laïcité, le lien qui est promu est véritablement un lien politique en ce sens qu’il cherche à associer des concitoyens différents mais cherchant, pour seul ancrage commun et nécessaire, une sphère publique à partager. Ce qui, non seulement n’empêche en rien les singularités les plus grandes de pouvoir exister mais, bien mieux, suppose un certain affranchissement des tutelles communautaires, familiales, coutumières, professionnelles… Cette logique est évidemment une menace pour les communautés car seul ce processus politique permet le détachement ou la distanciation d’avec la sphère communautaire d’origine. Mais, surtout, on voit par là que la logique laïque et le principe de tolérance s’ignorent l’un l’autre : la première n’a que faire du second et l’idée même de tolérance deviendrait superflue dans une cité où la laïcité serait pleinement réalisée.
Conslusion
45Ma conclusion sera donc brève car elle a été en grande partie dessinée dans ce qui précède. Nous posions la question initiale de savoir si la laïcité était intolérante. Nous comprenons peut-être à présent que, d’une certaine manière, la réponse est positive : la laïcité s’est constituée dans un rapport d’opposition et de différenciation avec la logique de la tolérance. On forcerait sans doute trop la langue à affirmer que la laïcité est, par définition, intolérante ; on pourrait dire en revanche, reprenant le terme à Bayle, que la laïcité est « non-tolérante ». Autrement dit, le lien juridique et politique que la laïcité entend mettre en œuvre se situe en dehors de toute logique de tolérance et même, en quelque sorte, court-circuite le principe de tolérance dans la sphère politique. La laïcité constitue ainsi un espace public particulier où la coexistence des libertés, individuelles et communautaires, est rendue possible en faisant l’économie de la tolérance. Cet espace public, il faut le reconnaître, est sans doute fragile, instable, à affiner ou à restaurer par de multiples d’ajustements circonstanciels parfois compliqués, mais c’est sans doute aussi, au moins dans certaines nations historiquement déterminées, l’une des conditions nécessaires de la paix civile.
Notes
1 Cet article est la version rédigée de l’intervention donnée le 5 mars 2016, à Metz, à l’invitation de Benoît Goetz, dans le cadre des conférences organisées par Philosophie, la passante. Le caractère familier du texte propre à l’oralité a été maintenu. Il a été publié une première fois en 2016 dans le numéro 37/38 de la revue Le Portique.
2 Le dernier épisode en date de ce conflit entre deux interprétations de la laïcité, au sein même de ceux qui s’en revendiquent, est l’algarade qui a eu lieu entre Manuel Valls et Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité. La confrontation s’est produite à la suite d’une réaction de Nicolas Cadène (rapporteur général de l’Observatoire) à un entretien donné par Elisabeth Badinter sur France Inter, début janvier, dans lequel la philosophe avait déclaré qu’« il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe ». Le conflit entre Matignon et l’Observatoire est allé très loin puisque Manuel Valls a déclaré, le 18 janvier que l’Observatoire de la laïcité « dénature » le concept de laïcité. Voir S. Laurent et E. Camus, « Pourquoi deux interprétations de la laïcité coexistent-elles en France ? », Le Monde du 19/01/2016.
3 Voir les ouvrages de Jean Baubérot, Régis Debray, Catherine Kintzler, Pierre Manent, Henri Pena-Ruiz et André Tosel.
4 C. Kintzler, Tolérance et laïcité, Nantes, Pleins Feux, 1998. Voir aussi le blog très documenté de Catherine Kintzler : Mezetulle.
5 On le trouve, par exemple, chez Renan, dans son discours de réception, à l’Académie, de Louis Pasteur, en 1882.
6 NDE : il s’agit du très usité « vivre ensemble ».
7 Ferdinand Buisson (1841-1932) est un philosophe et un homme politique qui, refusant de faire allégeance au Second Empire, s’exile en Suisse. Par la suite, il devient directeur de l’enseignement primaire de 1879 à 1896 et cofondateur de la Ligue des droits de l’homme à la suite de l’affaire Dreyfus. Protestant pratiquant, il est surtout le président de la commission parlementaire qui rédige la loi de 1905. Si Buisson n’invente pas le mot lui-même, il est l’auteur du texte à partir duquel ce mot nouveau est devenu usuel par le truchement de son œuvre la plus fameuse, le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1887, complété en 1911, réédité en 2010 en 12 volumes et consultable en ligne). Pour cet ouvrage encyclopédique, Buisson s’entoure de 350 collaborateurs, mais il se réserve la rédaction de plusieurs entrées, dont l’article « Laïcité ».
8 Francis de Pressensé (1853-1914) est le député qui déposa, en 1903, le projet de loi qui aboutira à la loi de 1905.
9 Il s’agit de Jules Ferry (1832-1893).
10 F. Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, « Laïcité », 1887.
11 J. Locke, Lettre sur la tolérance, trad. de J. Le clerc et J.-F. Spitz, Paris, GF-Flammarion, 2007, p. 171.
12 Plus généralement, la « guerre des dieux » est une expression célèbre utilisée par Max Weber, en 1919, pour caractériser le conflit des valeurs dans le monde moderne. Le sociologue allemand voulait, par cette formule, montrer que le conflit entre deux individus ne partageant pas la même conviction était, dans nos sociétés sécularisées, impossible à trancher rationnellement et que cela ne pouvait se comparer qu’au combat des dieux de l’Olympe. Ce fait social remarquable est une conséquence de l’évolution de nos sociétés dans lesquelles il n’existe plus d’autorité supérieure et incontestée susceptible, au moins en droit, d’émettre des jugements acceptés par tous.
13 L’« Acte de tolérance » de Joseph II octroie, en 1781, la citoyenneté et la liberté de culte aux orthodoxes et aux protestants en Autriche-Hongrie, avec des réserves, toutefois, pour l’expression cultuelle. Par exemple, les temples devaient se garder de toute ouverture directe sur la rue et s’abstenir de tout signe extérieur. Quant à la conversion des catholiques au protestantisme, elle était autorisée sous certaines conditions prévues par la loi, notamment l’obligation de suivre un cours de religion catholique de six semaines avant de prendre une décision définitive.
14 Il a été souvent remarqué que, aujourd’hui encore, dans les pays de longue tradition tolérante comme les Pays-Bas, les États-Unis et la Grande Bretagne, la normalité sociale est d’avoir une religion. À tel point que, en Allemagne et en Autriche, la confession religieuse est inscrite sur les cartes d’identité et qu’un impôt confessionnel est directement prélevé par l’État pour être reversé ensuite aux différentes Églises.
15 J. Locke, op. cit., p. 206.
16 C. Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ? Paris, Vrin, 2007, p. 17.
17 Voir, sur ce point précis, P. Decormeille, « Laïcité et lien social », in J. Baubérot et M. Wievioka (dir.), De la séparation des Églises et de l’État à l’avenir de la laïcité, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2005, p. 309-321.
18 Pour mémoire, Louis XIV, le 15 octobre 1685, révoque L’Édit de Nantes, un ensemble de textes juridiques que son grand-père, Henri IV, avait voulu, en avril 1598, « perpétuel et irrévocable ». L’Édit de Nantes a été souvent nommé l’Édit de tolérance, même si le mot n’apparaît pas une seule fois dans la centaine d’articles concernés.
19 Son titre complet est Commentaire philosophique sur les paroles de Jésus-Christ, Contrains-les d’entrer, où l’on prouve par plusieurs raisons démonstratives, qu’il n’y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte : et où l’on réfute tous les sophismes des convertisseurs à contrainte, & l’apologie que St. Augustin a faite des persécutions. Les paroles de Jésus-Christ sont issues de la parabole du banquet dans Luc, 14, 15-24. Pour découvrir ou approfondir ce texte, se reporter à l’introduction admirable de Jean-Michel Gros in P. Bayle, De la tolérance, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 7-48.
20 Lors même que Bayle ne saurait connaître directement l’argumentation de Locke puisque le texte du philosophe anglais est postérieur au sien. Au demeurant, on retrouve la même démonstration dans un écrit de Bayle, plus ancien encore, publié en 1682, intitulé Pensées diverses sur la comète.
21 La question, du point de vue de l’histoire politique, ne s’est posée nulle part à l’âge classique. Il en ira différemment, à l’époque contemporaine, pendant la Révolution culturelle maoïste ou dans l’Albanie d’Enver Hoxha.
22 On oublie assez souvent que les textes promulgués par Henri IV mentionnent qu’une nation, idéalement, se doit de n’avoir qu’une seule religion pratiquée par ses sujets. Et ce jour heureux d’unité confessionnelle au sein du royaume, selon les rédacteurs, ne manquera pas d’advenir. Cependant, estime le « bon roi », la France est loin de cette condition religieuse et l’urgence absolue est de mettre fin à la guerre fratricide qui a ruiné le pays.
23 Ces deux pays permettent de rappeler que la dimension politique du religieux peut facilement s’accompagner de persécutions pour les minorités non-bouddhistes. Ainsi, les Rohingyas de Birmanie (800000 musulmans dans ce pays de 51 millions d’habitants) sont considérés par l’ONU comme le peuple le plus persécuté du monde. Au Bouthan, les Chrétiens et les Indous sont gravement persécutés par un État qui ne reconnaît comme religion que le Maharayana (« Grand véhicule »).
24 Voir, par exemple, le remarquable documentaire de Valérie Mréjen, Pork and Milk (2006), qui met en évidence, par les témoignages de jeunes israéliens ayant voulu s’affranchir de la communauté ultra-orthodoxe où ils ont grandi, ce processus d’assimilation cherchant à toutes fins l’identité sans faille de la communauté.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Gilles Gourbin, « La laïcité est-elle intolérante ? », Le Portique, Cahiers du Portique n°19 | 2022, 145-167.
Référence électronique
Gilles Gourbin, « La laïcité est-elle intolérante ? », Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°19 | 2022, document 17, mis en ligne le 31 août 2022, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4688 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4688
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page