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AccueilNumérosCahiers du Portique n°19À Gilles

Texte intégral

1Ta mort brutale m’a réduite au silence.

2J’essaie de reprendre la parole pour parler de toi, pour écrire sur toi.

3Mais je ne sais pas le faire. Je ne veux pas parler de toi, je veux te parler, je veux que notre sport favori (moi, je ne pratique pas l’aïkido), la conversation, continue.

4C’est avec toi que je veux parler, de toi, de moi, de nos proches, de nos diverses aventures – professionnelles, personnelles, émotionnelles, parler de politique et, à l’occasion, de philosophie.

5Tu as fait irruption dans ma vie à la faveur de ce que j’ai souvent appelé « un coup de foudre d’amitié », en 2000.

6Deux heures passées au téléphone : tu me demandais de te parler du poste que je quittais et auquel tu étais candidat.

7Une journée – ou presque – passée avec toi quand tu es venu te présenter à l’École.

8Et hop ! c’était fait, nous étions amis pour toujours, à jamais.

9J’ai quitté Luxembourg pour Metz quand tu y es arrivé.

10Neuf ans plus tard, tu es venu à Metz. Je m’étais démenée pour que tu obtiennes le poste de PRAG que je quittais. On me soupçonnait de vouloir favoriser un ami. Il n’a pas fallu longtemps pour que tous se félicitent de ta présence, de tes compétences, de ton talent, de la qualité des relations que tu as su instaurer entre tous ceux qui devaient travailler ensemble.

11Ta mort m’a coupé la parole. Elle a semé un beau désordre à la fac. Le département de philosophie va devoir s’en remettre.

12À Luxembourg, tu avais l’air décontracté, un peu dilettante. Toujours disponible pour les amis, mais aussi pour les gens que tu croisais ; tu connaissais tous – ou presque – les barmen de la ville ; tu faisais parler et tu écoutais chacun ; tu n’oubliais rien de ce qu’on te confiait. Tu ne mentionnais que rarement les exigences de ce travail de prof de philo, de français langue maternelle, de français langue étrangère, de morale : les cours à préparer, les copies à corriger, les innombrables réunions, souvent vaines… Tu me citais Alain, le « philosophe normand » : « Tout métier a ses crasses ».

13De temps en temps, tu disais » « le temps de l’étude est venu ».

14Tu étais d’humeur égale, joyeux, même dans les difficultés.

15Ton équanimité, ton aisance en toute situation, ta grâce ne disaient pas que tu avais pourtant eu plus que ton lot d’épreuves – séparations, deuils, ruptures, chagrins profonds et durables. Tu faisais face. Tu pensais ta vie.

16Tu restais lumineux, attentif, tout entier présent à la rencontre et à la parole de l’autre.

17Tu étais capable d’écrire une lettre de quatre pages à l’administration pour protester contre une de ces nombreuses absurdités ou injustices qu’elle cultive : tu haussais ton interlocuteur à la hauteur de ta réflexion et… il n’en avait cure.

18Tu as eu bien des obstacles à surmonter au long de ces années. Dans la vie ordinaire (voisin intrusif et paranoïaque, vendeur d’appartement belliqueux, collègue agressif et revanchard, …) ; mais aussi dans la vie académique, quand tu as décidé de faire une thèse (on t’a imposé le parcours du Master en deux ans, comme si ta maîtrise comptait pour du beurre !) ; quand tu es devenu Maître de conférences (l’administration, obstinée dans sa totale absence de bon sens, t’a imposé un « stage pédagogique » plutôt débile – tu enseignais depuis plus de vingt ans avec de beaux succès !).

19Nous avons travaillé ensemble. Quand je ne savais pas répondre à une question d’étudiant, je disais : « il faut demander à Gilles Gourbin, c’est un puits de science ».

20Tu n’étais pas du tout dilettante. Tu consacrais des heures et des heures à un travail régulier, intense, épuisant.

21Tu as pourtant réussi à faire une famille, une vraie, avec Caroll et ses trois fils, Achille, Eliot, Corto, à qui tu manques désormais plus qu’on ne peut le dire.

22Et puis, il y a eu la naissance de Virgile sur lequel Caroll et toi avez dû veiller avec tant d’inquiétude, pour lequel nous, tes amis, avons tous tremblé. À le voir aujourd’hui, joyeux, plein d’humour, capable de faire face au chagrin, on est heureux de sa joie de vivre – qui évoque la tienne.

23Gilles, tu le sais, c’est une grande réussite, cette famille que ta disparition a bouleversée, bouleverse durablement.

24Tu avais peut-être de bons modèles. J’ai rencontré tes parents, à différentes reprises. Je les ai adorés. Tu étais un pilier de cette famille, le confident et l’ami de tes sœurs, soucieux des membres de la famille, de leur bien-être, de leurs difficultés, heureux de leurs réussites. Ça fait cliché : bon fils, bon frère, bon compagnon, bon père ? Tant pis ! C’est vrai.

25Au moment où Virgile se préparait à apparaître, j’étais en train de réunir une formidable équipe de collègues que j’avais réussi à persuader, peut-être même à convaincre, qu’il fallait inventer une nouvelle formation. C’était en 2009 ou 2010, je crois.

26Nous avons passé d’innombrables heures à des réunions très sérieuses et joyeuses pour inventer un programme véritablement pluridisciplinaire, ambitieux et très structuré. J’avais en tête deux références : l’ancienne année de Propédeutique et les classes préparatoires. Nous voulions permettre aux étudiants d’avoir le temps, en suivant un enseignement très complet, de trouver leur voie tout en se construisant une solide culture générale.

27Je tiens absolument à remercier tous les collègues qui m’ont fait confiance, se sont impliqués et se sont montrés si créatifs. Merci à tous.

28Lettres, langues anciennes et langues vivantes, histoire, géographie, psychologie, sociologie, arts, philosophie : nous conjuguions toutes ces disciplines autour d’objets d’étude soigneusement choisis.

29Tu te passionnais pour cette nouvelle licence, alors que tu travaillais comme un fou et que les soucis personnels te prenaient bien de l’énergie.

30Quand – après un parcours du combattant dont je ne veux ni me souvenir, ni narrer les détails – la licence a enfin commencé, en 2013, je partais à la retraite, épuisée non tant par l’enseignement que par les années passées à assumer des responsabilités administratives qui ne cessaient de se compliquer et que la « création » de « l’Université de Lorraine » avait aggravées tout en rendant le travail un peu vain.

31Je t’ai laissé cette charge. Tu as assumé la direction de cette licence, tu l’as mise en œuvre, avec toute ton énergie et ton talent.

32Tu rappelais souvent que je l’avais conçue et organisée. Tu ne disais pas à quel point c’était devenu ton œuvre.

33Évidemment, l’Université et le Ministère se sont chargés de dénaturer notre projet, de le mutiler en imposant modifications et amputations, en imposant même un changement de nom : il faut que tout rentre dans les cases prévues, même si elles sont contraignantes et mal conçues.

34Je ne voulais rien en savoir, j’étais lasse, je t’avais passé le relais – cadeau empoisonné ?

35Tu parvenais quand même à concevoir, à rédiger, à parfaire cette thèse splendide dont tous les spécialistes de Diderot ont salué la qualité.

36La vie que tu as choisi de mener t’a conduit à une hyperactivité constante.

37Trop de responsabilités, de tâches à assumer, de travaux en cours, de responsabilités familiales…

38Nous avions moins de temps à consacrer à la conversation.

39Dans le magnifique article que tu m’as dédié, « Socrate encyclopédiste et Diderot-la-torpille », tu m’inscris, honneur insigne et peut-être immérité, dans la « lignée des Socrate et des Diderot » en évoquant mon « art de converser ».

40Mais nous étions deux, Gilles, dans la conversation, dans notre manière de « philosopher » en devisant.

41Dans la conversation comme dans ta vie, tu étais non seulement, comme le dit Benoît, « droit », mais grave et léger.

42Cette droiture, cette gravité, cette légèreté permettaient de tout te dire – et d’en rire.

43Gilles, tu me manques.

44Joëlle Strauser, Strasbourg, le 7 mars 2022

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Pour citer cet article

Référence papier

Joëlle Strauser, « À Gilles »Le Portique, Cahiers du Portique n°19 | 2022, 107-111.

Référence électronique

Joëlle Strauser, « À Gilles »Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°19 | 2022, document 12, mis en ligne le 31 août 2022, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4658 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4658

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Auteur

Joëlle Strauser

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