Conversations/apparitions
Texte intégral
1Un jour que je m’étais un peu approché de toi, ou alors faisait-il grand soleil, je t’ai dit : « tiens, je n’avais jamais remarqué que tu avais les yeux bleus ». J’ai été aussitôt gêné par cette remarque un peu inconvenante. Nous sommes vite passés à autre chose.
2Notre amitié était faite de conversations légères. On passait du coq à l’âne. La moindre conversation, disait Gilles Deleuze, est un exercice hautement schizophrénique. Ce n’était pas notre genre de discuter, encore moins de nous disputer. Sauf une exception. J’y reviendrai.
3Le rendez-vous était la plupart du temps une cantine près de la cathédrale. Tu arrivais le plus souvent en second, retenu plus longtemps que prévu par des affaires sur le « navire », non loin de là. Toujours très souriant, exprimant ton plaisir qu’on se retrouve pour une heure ou deux de tranquillité. Moi, je n’avais plus rien à faire, toi, il fallait que tu repartes après le déjeuner.
4Donc, tu apparaissais et puis tu étais là. On pouvait bavarder à loisir. À quel propos ? De choses et d’autres. Quelques constantes : des nouvelles de nos proches. Et puis aussi « nous moquer des autorités », comme disait Michel Butor évoquant sa jeunesse étudiante en compagnie de JeanFrançois Lyotard.
5La situation sur le « navire » ne s’était pas arrangée depuis que je l’avais quitté. Cap au pire. Les conducteurs, les cybernautes deviennent, on le sait, de plus en plus tyranniques. Ils avaient tout bonnement rayé notre discipline du programme offert par notre université sous prétexte que celle-ci allait être engloutie par une grande entité régionale. Une bonne amie et collègue commune avait réussi à la maintenir sous le nom rusé d’« Humanités ». L’idée était excellente mais la plus grande partie de cette délicate manœuvre, c’est toi qui en as eu la charge.
6Le boulot, le travail, ce n’est plus le métier, c’est d’être capable de supporter les managers qui ont pris le navire en main. Et cela est à la longue éreintant. Pas seulement fatiguant, ni même épuisant, mais éreintant. Rires et moqueries sont donc grandement salutaires. On rigolait bien.
Pourquoi tu ne m’as jamais présenté ta femme ?
J’avais peur que tu me la piques…
Tu n’aurais pas une blague pour mon jeune fils Virgile ?
C’est des clochards sous un pont. Un revient des courses avec un charriot plein d’une vingtaine de bouteilles de rouge et une demi-baguette. Les autres de s’exclamer : « qu’est-ce qu’on va faire avec tout ce pain ? »
7(Gilles m’a dit que cela avait bien fait rire Virgile.)
8Bien sûr, il y avait du « sérieux » dans nos propos, en particulier à propos du Portique dont tu as pris la direction avec Serge Mboukou. Nous avions esquissé plusieurs numéros futurs qui ne verront jamais le jour (mais on ne sait jamais). Un sur Diderot, et un qui me tenait à cœur sur nos « maîtres », professeurs de philosophie durant nos études, ou penseurs indépendants. J’avais envisagé une courte histoire du département de philosophie de Nancy que je connais bien, puisque ma mère y enseignait et que j’y avais connu de grands professeurs. Ces esquisses de livraisons futures sont le plus grand plaisir de ceux qui s’occupent de revues. Je pense à un numéro projeté avec Madeline Chalon sur Brigitte Fontaine… Cela aurait pu être bien beau. Mais le devenir d’une revue est chaotique, et en fin de compte (mais ce n’est pas fini) on a tenu le coup avec cette cinquantaine de numéros où il y a à boire et à manger.
9Un mot m’est venu après ta disparition, un mot pour dire ta manière d’apparaître : droiture. J’ai été surpris de constater qu’il venait à l’esprit aussi de certains de tes amis. Droiture indique évidemment une qualité morale. Par exemple, un jour où, particulièrement échauffé, je t’accablais de reproches sur ce que je croyais être une de tes faiblesses dans l’ordre de considérations géopolitiques, tu as été absolument impitoyable dans ta réponse. Je n’avais aucune excuse, je me trompais. L’ami est celui qui est capable de ce franc parler, de cette parrhèsia. Droiture : intolérance à la bêtise.
10Une apparition m’est venue après ta disparition, le Gilles de Watteau, – tu aurais été le mieux placé pour me dire quelque chose de ce tableau, qui est, comme on dit, « le plus mystérieux du monde ». C’est une bribe de conversation manquée, comme beaucoup d’autres. Car notre temps est compté – tu nous l’as rappelé, à nous qui l’oublions tous.
11Le Gilles est droit, d’une droiture sans pareille. D’une droiture qui n’est pas morale, mais existentielle. Il se trouve là, tout simplement. Et tu ne ressemblais pas à un Pierrot, comme ce tableau a été renommé. Tu ne portais aucun déguisement. Mais, comme le Gilles de Watteau, tu étais là, indéniablement là, quand tu apparaissais.
12Les conversations manquées, interrompues, sont innombrables. Si l’amitié, c’est donner son temps, comme disait Heidegger, l’ami, comme l’amoureux, est mécontent de n’avoir pas eu assez de temps. On enrage entre deux rires et deux verres de vin.
13Je t’embrasse. À toi,
14Benoît
Pour citer cet article
Référence papier
Benoît Goetz, « Conversations/apparitions », Le Portique, Cahiers du Portique n°19 | 2022, 101-103.
Référence électronique
Benoît Goetz, « Conversations/apparitions », Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°19 | 2022, document 10, mis en ligne le 31 août 2022, consulté le 30 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4648 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4648
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