HANSEN P., JONSSON S., Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, La Découverte, mai 2022
Texte intégral
1N’était sa publication au moment du bouclage de ce numéro de notre revue, cet ouvrage nous aurait incité à plus de radicalité dans l’analyse. Car radical, il l’est, ce livre de deux chercheurs suédois, initialement paru en Anglais chez Bloomsbury en 2015. Ils ont fouillé minutieusement les archives historiques de l’Union européenne ainsi que celles de multiples bibliothèques de Stockholm à Nairobi, en passant par Paris ou Berlin, et le résultat de l’enquête est sans nuance aucune : il existe bien un lien direct entre la décolonisation et la création de l’union européenne ! Ainsi peut-on lire sur la quatrième de couverture : « Le projet eurafricain, un temps caressé par les régimes fascistes, renaît de ses cendres après 1945 et inspire les fondateurs de l’Europe. » Quoi ? N’est-ce pas plutôt un grand élan pacifique après les horreurs de la guerre qui aurait poussé Monnet, Schuman ou Adenauer dans les bras les uns des autres ? Que nenni ! répondent nos deux écumeurs d’archives : il ne s’agit là que d’un mythe, un récit fondateur relevant d’une interprétation sélective ou d’une vision candide trop longtemps colportée par les études européennes. À contre voix de cet européanisme idéologico-épistémologique, il s’agirait donc de rendre à l’intégration européenne sa véritable dimension géopolitique et celle-ci relèverait stratégiquement de « basses besognes » coloniales. Dans sa préface, Etienne Balibar en conclut : « L’Europe serait donc elle aussi en tant que telle une postcolonie ou une construction postcoloniale plongeant ses racines dans la colonie elle-même. » (p.9) Des racines qui relèvent donc d’un passé des plus troubles, « Ce passé que l’Europe a oublié » – titre de l’introduction de l’ouvrage – et qui serait la face cachée de la construction européenne.
2Nos deux professeurs suédois précisent que les « basses besognes coloniales » auraient été assurées par la circulation d’un concept dans l’Europe divisée et appauvrie de l’entre-deux guerres : l’Eurafrique, ou comment sauver le vieux continent en exploitant en commun les richesses africaines. Un décentrement du regard au-delà des États et des histoires coloniales nationales permet à Hansen et Jonsson d’observer cette « Eurafrique » comme une scène politique transnationale où se déploie un dynamisme institutionnel qui relie la construction de l’Europe à l’exploitation coordonnée de l’Afrique associant toutes les compétences des futurs signataires du traité de Rome. N’oublions pas que si aujourd’hui encore les frontières européennes sont extraterritoriales et loin d’être blanches (eh oui, les territoires ultramarins !) à ses origines la communauté européenne (CEE) rayonnait de Bruxelles à Léopoldville ou de Dunkerque à Madagascar en passant par Alger, Dakar ou Yaoundé.
3L’économie de l’Europe avait donc besoin des marchés et des ressources de l’Afrique : mais alors, comment expliquer la décolonisation ? C’est là que tout le machiavélisme français se serait révélé à travers une stratégie européenne pour conserver et développer sa Françafrique. Plus précisément, pour reprendre le titre de la conclusion de l’ouvrage : « En finir avec le colonialisme en assurant sa perpétuation ». Nkrumah le leader panafricain ne s’y était pas trompé, lui qui voyait poindre l’avènement du néocolonialisme à travers un « système de colonialisme collectif qui sera plus fort et plus redoutable que les anciens maux » (cité par les auteurs p. 352) Et au-delà de leur intérêt économique, les promoteurs de l’Eurafrique se voulaient aussi les défenseurs des intérêts stratégiques occidentaux « menacés par le « totalitarisme communiste » et ses supposées excroissances panafricaines ou panarabes. » (p. 331)
4On comprend mieux à la lecture de cet ouvrage l’échec de la décolonisation. Si plus personne ne parle aujourd’hui d’Eurafrique, celle-ci a été « La formation institutionnelle médiatrice par laquelle l’Afrique et l’Europe sont sorties de l’ère coloniale pour entrer dans un nouvel ordre mondial dans lequel, comme l’avaient souhaité les fondateurs de la CEE, leur relation inégale est restée fondamentalement inchangée » écrivent Hansen et Jonsson à la dernière page de leur livre. C’est dire toute l’ironie et l’hypocrisie des discours sur une Europe du soft power qui aurait transformé ses anciennes missions civilisatrices en initiatives pacificatrices consacrées en 2012 par le prix Nobel de la paix. Nobel ? ce marchand de canons…
Pour citer cet article
Référence papier
Ahmed Boubeker, « HANSEN P., JONSSON S., Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, La Découverte, mai 2022 », Le Portique, 47 | 2022, 183-185.
Référence électronique
Ahmed Boubeker, « HANSEN P., JONSSON S., Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, La Découverte, mai 2022 », Le Portique [En ligne], 47 | 2022, document 15, mis en ligne le 15 avril 2023, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4541 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4541
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