Rromani Criss en Roumanie postcommuniste
Résumés
Cet article explore une certaine mémoire militante des Rroms en Roumanie. Dans le paysage des organisations rroms, Romani Criss tient une place particulière. Ni structure communautaire, ni organisation œuvrant dans le domaine de l’humanitaire, elle travaille la tension entre communauté et société à travers une double entrée : celle du développement et celle des droits civiques et de la justice.
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- 1 Le caractère tabou des déportations et massacres dans certains pays notamment dans l’ancien bloc so (...)
1Depuis 2015, le Parlement européen a retenu le 2 août comme date de la « Journée européenne de commémoration du génocide des Rroms ». Cette reconnaissance tardive témoigne sinon de l’occultation d’un autre massacre perpétré par le régime Nazi, du moins d’une mémoire à petit pas à l’épreuve d’une méconnaissance publique et d’un retard demi-séculaire de la recherche1. Le bilan humain du Samudaripen – holocauste tsigane – reste d’autant plus difficile à quantifier qu’aujourd’hui encore on ne sait pas vraiment qui sont les Rroms tant les stéréotypes leur collent à la peau. La confusion bat son plein et les clichés médiatiques vont bon train, surtout depuis l’ouverture des frontières européennes et la multiplication des camps et autres nouveaux bidonvilles de migrants dans les grandes villes, de Bucarest à Lyon.
2C’est sur le chemin inverse, vers la Roumanie, que j’ai remonté une ligne de fuite de ces « gens du bord » toujours mal nommés, malmenés. C’était il y a 20 ans déjà, au temps où la France se découvrait un « problème Rrom » – rançon de la libre circulation – qu’il s’agirait de ne pas confondre avec les « gens du voyage » – catégorie administrative de citoyens à part – bien que l’expérience de ces « petits derniers » parias de la modernité puisse évoquer celle des romanichels, bohémiens « voleurs de poule et d’enfants » et autres nomades présents depuis des lustres dans la mémoire sécuritaire de l’hexagone. La légende raconte qu’ils sont venus d’Inde au XVIe siècle, les Manouches et Sintés de France et d’Europe de l’Ouest, parents éloignés des Gitans ou Kalés de la péninsule ibérique et des Roms d’Europe de l’est. Des groupes distincts par leur région et leur durée d’installation, mais aussi par leurs rapports aux traditions et à la langue romani. La précarité des derniers venus en Europe de l’ouest passant d’un camp d’infortune à l’autre nourrit le stéréotype d’une population itinérante qui télescope le vieux cliché du bohémien, alors même qu’ils se sont depuis longtemps sédentarisés dans leurs pays d’origine. Les institutions Européennes utilisent officiellement le terme générique Rrom qui a été d’abord retenu à des fins pratiques et pour obtenir une reconnaissance institutionnelle par l’Union Romani Internationale en 1971. Les « élites » rroms font ainsi valoir des critères identitaires ou culturels et une cohésion sociale forte au nom de la représentation d’« un peuple sans territoire compact, qui n’a jamais eu de revendications territoriales, mais qui est lié par une conscience identitaire, une origine, une culture et une langue communes » (La voix des Rroms). Reste que les individus et les groupes réels échappent de toute part à ces identifications officielles, de la même manière qu’ils jouent avec les catégorisations administratives, les regards policiers ou les clichés publics. Pris dans le carcan d’une altérité fantasmagorique, ils ont d’autant plus tendance à se distinguer les uns des autres à travers de multiples façons de faire pour se démarquer des préjugés. Ainsi se construisent des différences relativement à des formes d’identification qui sont réappropriées et réinterprétées en fonction des contextes et des circonstances.
3Au-delà des logiques existentielles relevant de logiques individuelles ou collectives, nous revenons dans cet article sur des stratégies militantes qui bouleversent les frontières autant que les stéréotypes pour conduire les institutions à restaurer l’état de droit pour les Rroms. Ainsi de l’expérience de Romani Criss : engagé dans un combat sur les droits civiques et sociaux, ce mouvement activiste en Roumanie est né de la recomposition d’autres groupes à tendance culturaliste dans le contexte dramatiques des violences subies par les populations rroms au début des années 90. Puis nous reviendrons, avec Nicolae Gheorghe, figure du combat des Rroms et d’une modernité qui tente d’affronter ses contradictions, sur les tensions qui opposent deux perspectives revendiquant leur compatibilité avec le programme des institutions européennes.
À la frontière des mondes communautaires et des institutions roumaines
4Dans le paysage des organisations rroms en Roumanie, Romani Criss tient une place particulière. Ni structure communautaire, ni organisation œuvrant dans le domaine de l’humanitaire, elle travaille la tension entre communauté et société à travers une double entrée : celle du développement et celle des droits civiques et de la justice, dans un contexte où la plupart des organisations rroms sont portées par des logiques culturalistes ou communautaires – plusieurs partis politiques rroms ont ainsi été créés sur la base de spécificités comme Les Rroms hongrois de Roumanie.
5Pourtant Romani Criss n’est pas en rupture formelle avec ces organisations. Au contraire, elle s’efforce de travailler à la structuration des initiatives communautaires dans un mouvement pluriel. Lors de notre visite au siège de Rromani Criss à Bucarest, le roi des Rroms roumains qui participait à l’assemblée des organisations rroms dans les locaux de Rromani Criss nous dit ainsi : « la création de Romani Criss a changé beaucoup de choses. Le plus important peut-être est qu’elle bouleverse les représentations. Pas seulement celles de la société roumaine, mais les nôtres aussi, dans la communauté. Ce n’est pas toujours facile, mais je suis certain que c’est bénéfique ! »
- 2 Ces violences ont aussi fait une dizaine de morts et plusieurs dizaines de blessés. De plus, entre (...)
- 3 Ironie de l’Histoire, le nom de la commune Mihaïl Kogalniceanu est celui d’un intellectuel et homme (...)
6C’est dans une période de profonde violence que Romani Criss est créée en 1993. Les années qui ont suivi la chute du régime du dictateur Ceausescu (décembre 1989) ont été marquées par le déchaînement de brutalités, d’attaques et d’agressions collectives2 contre les communautés Rroms dans de nombreuses localités de Roumanie. Cette frénésie de violence – notamment le pogrom contre la communauté rrom de la commune de Mihaïl Kogalniceanu3 en Octobre 1990 – a été un point de départ pour de nouvelles formes d’engagement. La Fédération ethnique rrom et d’autres associations locales rroms de Roumanie organisèrent un mouvement de protestation et de mobilisation collective pour apporter une aide aux victimes.
7C’est de l’expérience de cette mobilisation qu’est née Romani Criss. C’est en fait une mutation de la Fédération ethnique rrom qui traduit l’émergence d’un projet qui se veut à la fois un projet de mobilisation en faveur des droits civiques et de la justice et un projet de développement social et communautaire.
8Ainsi, Rromani Criss organise sur les lieux même des violences contre les Rroms des « camps civiques » qui se saisissent de la construction des logements détruits comme un support d’action : d’une part, pour stopper, prévenir la violence en initiant un processus de dialogue avec les institutions et la population locale ; d’autre part, pour mobiliser les communautés rroms autour d’objectifs de développement social et communautaire. La réussite de ces premières initiatives dans plusieurs villages a été déterminante : ce sont elles qui ont permis de tisser un réseau de relations avec les communautés rroms et institutions dans différentes localités du pays. Elles ont ainsi orienté les actions futures et les méthodes d’intervention de Romani Criss vers un souci constant de conjuguer la lutte pour les droits civiques et contre la discrimination ou la violence avec une mobilisation locale communautaire autour d’enjeux de développement. Et cela, dans une négociation permanente avec les pouvoirs publics locaux et nationaux. Articuler les échelles du local au national, et même l’international, est au cœur de la stratégie de Rromani Criss.
9Sur le plan des droits civiques, Romani Criss a ainsi organisé plusieurs campagnes de protestation, contre des pratiques institutionnelles de discrimination, contre le racisme policier ou les agressions racistes. Par ailleurs, en s’appuyant sur des liens tissés avec des communautés locales, un programme d’actions a été développé avec pour objectif de mettre en place des instances de résolution des conflits locaux entre les communautés rroms et leur environnement local et institutionnel.
10L’importance des questions de développement dans l’orientation initiale de Romani Criss résulte aussi des effets de la transition politique sur la population rrom. La sortie du communisme et la privatisation se sont traduits par l’éviction massive des Rroms de leurs emplois dans les entreprises et les fermes d’État. Et par des grandes difficultés d’accès au nouveau marché du travail, du fait de la discrimination ethnique et d’un faible niveau de qualification. Avec d’autres ONG locales, Romani Criss est à l’origine d’initiatives destinées à pallier l’aggravation de la précarité sociale des Rroms et à favoriser l’insertion économique et la génération de revenus (micro crédits, formations à la création et gestion de petites et micros entreprises, etc.) dans plusieurs localités en Roumanie.
- 4 C’est aussi dans cette perspective que Romani Criss, avec d’autres associations, s’intéresse à la q (...)
11Cette double orientation – droits civiques et développement4 – est sans doute liée aussi au profil du noyau fondateur de Romani Criss, et tout particulièrement à celui de Nicolae Gheorghe sur lequel nous revenons plus bas. C’est ce pionnier qui a rassemblé autour de lui les énergies et les compétences des militants rroms de la Roumanie au début des années quatre-vingt-dix : il se présente ainsi à nous « comme une combinaison de militant des droits civiques et de droits de l’Homme, de sociologue, de travailleur social alternatif et d’acteur du lobbyisme informel. » Inspiré par le mouvement des droits civiques afro-américain, cet intellectuel – l’un des rares rroms de sa génération qui a pu accéder à l’Université – a influencé l’organisation militante, en particulier par son refus d’un traditionalisme enfermant les Rroms dans la hiérarchie et la culture du ghetto. Tels sont en tout cas les objectifs affichés par Romani Criss : une société roumaine plurielle et pluriethnique basée sur des relations de confiance et de dialogue avec les institutions et la population majoritaire. Et une démocratie locale garantissant le respect de la citoyenneté et les droits politiques, sociaux et culturels des Rroms, sans aucune forme de ségrégation ou d’enfermement communautaire.
12Mais, pour Romani Criss, cette stratégie d’affirmation et d’inscription pleine et entière des Rroms comme une composante de la société roumaine, tant sur le plan local que national, doit s’articuler avec une promotion du concept politique des Rroms comme une minorité européenne à l’égard de laquelle les gouvernements nationaux et les institutions européennes ont une responsabilité particulière. L’affirmation de cette inscription transnationale et européenne conduit Romani Criss à insister sur une stratégie de développement, des liens d’échange, de coordination, d’alliance et de solidarité entre les différentes communautés et associations rroms européennes, de sorte à aboutir à la construction d’un mouvement rrom européen.
13Dans les années 2000, Rromani Criss est essentiellement composée par la génération des jeunes Rroms ayant fait des études. Comme nous le dit un ancien militant, « la jeune génération nous a un peu poussé dehors, élégamment il faut le reconnaître, mais c’est sans aucun doute pour le meilleur. Cependant des écueils la guettent. Ne pas verser dans la défense communautariste, mais bien se référer à des valeurs universelles que la communauté elle-même doit porter. C’est une position délicate. D’autant qu’il est aussi difficile d’empêcher que les compétences qui se sont construites dans ce mouvement se déplacent vers les ONG internationales et institutions publiques. Il y a en effet une offre pour les jeunes comme ceux de Romani Criis. »
14D’autres écueils guettent cette génération militante en lien avec l’enjeu de la question de la reconnaissance des Rroms comme minorité. Faut-il se compter ou non ? La question est sous-jacente à la plupart des débats dans la structuration collective du mouvement regroupant toutes les composantes des communautés rroms. Si Romani criss prend plutôt position contre l’option de se compter, la question fait débat comme pour toute minorité active en quête de stratégie de reconnaissance. Et cela d’autant plus que la situation roumaine est marquée par le fait que de nombreux Rroms ne s’affirment pas comme tels. Ce peut être pour de multiples raisons : soit ils n’ont plus d’attaches avec les communautés qui perpétuent des modes traditionnels de vie sociale ; soit ils considèrent que le fait de s’afficher n’apporte rien à la cause ; soit ils pensent que cela peut nuire à leur famille etc. Mais la honte est moins en cause que la mémoire : le souvenir des mauvais traitements et avant tout la mémoire du Samudaripen, le génocide des Rroms, une mémoire oubliée de l’histoire mais constamment réactualisée par les discriminations et les attentats ou pogroms contre les villages rroms.
Nicolae Gheorghe et l’utopie d’une Europe d’États démotiques
- 5 Alain Reyniers, « Nicolae Gheorghe, sociologue et activiste rrom », Études Tsiganes. 2012/2 (n° 50) (...)
15La position de Rromani Criss s’inspire de Nicolae Gheorghe pour qui tout Rrom doit pouvoir être libre de s’affirmer rrom ou non selon les circonstances. Une position raisonnée et conforme à son expérience. Chercheur depuis 1973 à l’Institut national de Sociologie, il mène des travaux sur les populations tsiganes dans le cadre du programme du Parti communiste roumain pour l’intégration des Tsiganes. Il multiplie les observations qui lui permettent de relever les singularités culturelles des différents groupes rroms. Il est alors marqué par la grande pauvreté et la capacité de résistance de ces populations d’anciens nomades. Alain Reyniers, le directeur de la revue Études Tsiganes lui rend ainsi hommage : « Avec la révolution de décembre 1989 et la chute du communisme en Roumanie, Nicolae Gheorghe se déclare ouvertement Rrom, et s’engage pour l’égalité des Rroms avec les autres citoyens roumains. Il devient membre du Comité provisoire d’unité nationale en qualité de conseiller pour les minorités. Il milite alors pour la reconnaissance des Rroms comme minorité nationale. Mais, il se rend compte que cette notion ne mobilise pas les Rroms et ne les pousse pas à agir en tant que citoyens. Il se tourne alors vers la société civile et, en mai 1990, il fonde la Fédération ethnique des Rroms de Roumanie. » 5
16Mais comme nous le fait remarquer Titi, un jeune militant de Rromani Criss : « On peut dire les choses comme ça : pour être libre de s’identifier ou non comme rrom, il ne faut pas seulement avoir un nom roumain, il faut aussi être invisible. Or il y a beaucoup de Rroms visibles, les « Rrom noirs », c’est comme ça qu’on les appelle entre nous, ceux qui ressemblent le plus à des populations hindoues ou d’autres qui sont venues d’ailleurs et qui ont été romisées durant les anciens régimes. Tu vois par exemple, moi j’ai n’ai pas la peau vraiment blanche, ni vraiment noire, il faudrait que je me déclare demi ? Mais ça n’existe pas demi ! On n’est pas en Afrique du sud ou dans les colonies françaises. » Il précise : « Cela ne résout pas non plus le problème du stigmate ! Pas celui qu’on nous colle dessus, mais celui qui s‘installe dans la tête des gens dans les communautés. On n’échappe pas au stigmate par simple déclaration. » Et Titi d’ajouter : « Moi, si je suis d’accord avec Nicolae pour ne pas se compter, c’est parce que je pense qu’il faut voir les choses dans le mouvement. Regarde, nous, Mariana, Deasy, et tous les autres. On n’est pas les mêmes aujourd’hui qu’il y a deux ou trois ans quand on a commencé. C’est ça qu’on a appris avec Nicolae, c’est le plus important. Nous sommes dans le mouvement et je ne crois pas que se compter va nous faire avancer. Au contraire, ça va nous immobiliser à l’intérieur du compte. La statistique c’est une frontière dans un cas comme le nôtre, ça nous piège à l’intérieur de la communauté rrom en général. »
17C’est ainsi que la nouvelle génération de Rromani Criss se situe sur la frontière. Ces jeunes militants ne se contentent pas d’en mesurer l’existence et de protester contre ses effets inégalitaires, ils en élargissent le trait par des opérations de glissement, des parcours transfuges, des glissements et des déplacements, de sorte qu’elle soit moins dense, plus ambigüe, plus poreuse et que l’ubiquité soit une modalité possible, tout comme l’hybridation. C’est là que se situe le mouvement dont parle Titi me semble-t-il : élargir le trait de la frontière pour en réduire la densité et l’étanchéité, non pas pour confondre les spécificités des partitions, ni pour absorber l’une dans l’autre ou les mélanger, mais pour créer de la pluralité commune aux deux mondes initialement séparés par le trait.
18Cependant l’action de Romani Criss – qui s’inscrit en fait dans une double logique de filiation d’engagements anciens et de réinvention dans les circonstances dramatiques des années 90 – est aussi tributaire du contexte. La transition postcommuniste, la stratégie de l’Union Européenne d’intégration de la Roumaine en particulier, la préoccupation relative aux droits de l’Homme au Conseil de l’Europe, le pacte de stabilité de UE et l’action de l’OSCE (organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) se conjuguent pour multiplier les programmes et dispositifs d’appui, voire d’encadrement de la société civile, dans les pays de l’est. Dans le même temps, les nouvelles administrations sont invitées à adopter des politiques publiques pour « normaliser » la condition des minorités comme condition de l’aide financière internationale et européenne. Ainsi, le « dossier rrom » pour ne pas dire la « question rrom » s’impose-t-il au cœur des préoccupations politiques en Roumanie. Non seulement en raison de la crainte de la répétition des exactions dramatiques du début des années 90 et de la pression exercée par la société civile, mais aussi et surtout en raison des conditions fixées par l’Union Européenne dans la négociation annoncée pour l’intégration de la Roumanie.
19Ce n’est pas là, comme on l’a vu, l’origine de la légitimité de Romani Criss, mais plus avance le processus d’intégration européenne, plus son espace politique en Roumanie a tendance à se réduire. Son autonomie en prend aussi un coup, car ce mouvement vers l’intégration limite les engagements des ONG indépendantes qui ont du mal à justifier, face à leurs donateurs, un investissement dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) désormais considérés en voie de normalisation. La Roumanie sort des cartes du risque humanitaire, sociétal et politique : la discrimination ou l’urgence liée à la pauvreté engendrée par l’effondrement des régimes n’apparaissent plus comme des causes légitimes pour conditionner les accords de coopération européens ou pour financer des programmes destinés aux ONG. Cela devient l’affaire des États !
20Cette logique de normalisation entraîne une certaine perte de légitimité et une grande part des moyens d’existence du mouvement des droits civique inauguré par Rromani Criss. En effet, toute l’attention se porte désormais sur les programmes nationaux et les politiques publiques impulsées par l’Union européenne à partir de 2005. L’espace restant disponible est celui de la victimisation relative au racisme anti-rom ou à la transition économique postcommuniste.
- 6 Zourabichvili François, « Deleuze et le possible », in Alliez Éric (dir.) Gilles Deleuze, une vie p (...)
21Ce contexte participe du parcours d’engagement de Nicolae Gheorghe des années 90 à sa mort en 2013. Mais pour faire référence au langage courant, je dirais que ce ne sont pas les circonstances qui révèlent l’homme : elles révèlent plutôt à l’homme chargé d’attentes un horizon des possibles qui peut y répondre et dont il se saisit ou pas. Ce qui nous ramène théoriquement au possible selon Deleuze qui n’existerait jamais avant d’avoir été créé : « L’invention de nouvelles possibilités de vie suppose une nouvelle manière d’être affecté (…) Sous les modes d’existence concrets, nous percevons les possibilités de vie qui nous sont offertes, comme autant de possibilités affectives : ces possibilités de vie sont les manières dont les potentialités sont réparties et condensées, à une époque et dans un champ social donnés. »6
- 7 Démotique : système politique fondé sur la représentation harmonieuse de toutes les composantes cul (...)
- 8 Sic Note du traducteur (au-dessus des états)
- 9 Nicolae Gheorghe, « L’ethnicité des Tsiganes Roma et le processus de transition en Europe de l’Est (...)
22Le texte d’une conférence prononcée par Nicolae Gheorghe aux État-Unis en 1990 témoigne du fait qu’il y avait déjà dans sa réflexion cette attente de l’autre comme possibilité d’un autre monde : « La transition, avec ses caractéristiques particulières, contribue à stimuler l’émergence d’une identité ethnique « Roma » en tant qu’identité et organisation hautement politisées. La culture se transforme en politique. Le terrain de l’ethnicité est plus particulièrement le terrain de l’ethno-politique (…) L’État-nation renvoie seulement aux États qui promeuvent effectivement un sens de l’identité partagée par tous les citoyens. Les nations ethniques, par contraste, font la promotion du sens de l’identité et de droits spécialement pour ceux qu’elles identifient en termes de culture et d’ancêtres communs (…) Dans les sociétés multiethniques, une communauté ethnique, souvent majoritaire, tend à dominer l’État et à discriminer ceux qui appartiennent aux autres groupes ethniques. Les sociétés et les États dans les pays d’Europe de l’Est ont tendance à s’organiser plutôt selon une orientation ethnique, alors qu’elles professent un credo démocratique. Ils émergent dans l’histoire moderne et contemporaine comme les États ethniques plutôt qu’États démotiques7. C’est la principale leçon du nationalisme est européen. Mon argument est que l’émergence de l’identité ethnique des Roma et des organisations roma nous procure un cas-test pour évaluer les tendances de l’ethno-politique dans les pays d’Europe de l’Est à l’égard d’un type ou l’autre d’organisation politique. Cette perspective peut aussi bénéficier d’une perspective comparative avec l’émergence d’une identité de peuples indigènes dans les États actuels d’Amérique latine. L’hypothèse principale de cet exercice théorique est que, aussi bien le peuple roma en Europe que les peuples indigènes d’Amérique latine sont confrontés, dans leur processus d’ethnogénèse, à l’option entre des alternatives proposées par les modèles traditionnels de nationalisme ethnique et par les modèles émergeant d’identités transnationales construites en termes communautaires et culturels, plutôt qu’en termes de territoire, sur des bases étatiques. L’émergence d’identités supra-statales8 c’est-à-dire les communautés européennes, le Parlement européen, le processus de sécurité et coopération en Europe, et le mouvement pour les droits des minorités fondés sur les principes des droits humains, proposent des avantages valables pour l’expérimentation des identités ethniques transnationales. »9
Idéologie ethno-politique contre utopie d’un universel pluriculturel
23Pour les acteurs « activistes » rroms roumains comme pour ceux d’autres pays, la perspective ethnique avait trouvé une efficace dans les institutions européennes en raison du fait que la protection des minorités est un des fondements des accords internationaux et de l’UE qui ont une influence significative sur les États. Mais le positionnement des activistes à cette échelle procède avant tout d’une élaboration historique de la diaspora rrom comme minorité transnationale associée à l’idée de nation Rrom sans territoire, qui peut trouver un écho dans le projet de construction de l’Europe, comme une sorte de préfiguration combinant citoyenneté pleine et entière dans les États et droits nationaux trans-statales, à l’échelle européenne.
- 10 Nicolae Gheorghe et al., « Les choix à faire, le prix à payer : sur le militantisme rom », Les Temp (...)
24Nicolae Gheorghe décrit ainsi les conflits de perspectives qui ont façonné le contexte dans les pays de l’Est : « Ces vingt dernières années, deux paradigmes majeurs de la mobilisation ou de l’édification de la nation rrom se sont affrontés. Le premier utilise la rhétorique du nationalisme ethnique et vise la reconnaissance du peuple rrom comme une entité distincte, paneuropéenne, soutenue par les fonds de l’Union européenne. Le second est un paradigme civique dans lequel les droits des Rroms en tant que citoyens sont de la responsabilité des gouvernements nationaux. Dans ce cas, le rôle des militants est de soutenir les associations civiques qui surveillent les institutions tant gouvernementales que Rroms, au niveau local plutôt qu’européen. Le clivage entre ces deux conceptions provient de leurs visions antagonistes des droits des Roms. Selon l’interprétation civique, le concept de droits se réfère avant tout aux droits des citoyens. Selon l’interprétation ethno-nationaliste, il inclut également les droits des minorités et la protection juridique des schèmes culturels propres au peuple Rrom (…) Dès le tout premier Congrès mondial rrom de 1971, les activistes rroms caressèrent le même rêve : établir un agenda ethno-nationaliste dans l’esprit des premiers mouvements nationalistes d’Europe centrale et de l’Est, lesquels étaient considérés comme le modèle idéal pour l’acquisition du statut de nation, avec ou sans territoire (…) L’approche civique de l’édification de la nation rrom permet de réduire le poids des nationalismes ethniques et traditionnels (…) Je considère que nous ne pouvons pas suivre les ethno-nationalismes des XIXe et XXe siècles pour édifier une nation basée sur l’ethnos rom. Cette stratégie, fondée sur le séparatisme, peut mener à des revendications territoriales, voire même, au bout du compte, à celle d’un État-nation, aboutissement logique d’un tel discours. Je propose au contraire de poursuivre notre entreprise culturelle visant la création d’un demos rrom au sens politique du terme. »10
- 11 Ibid.
25Dans la suite du texte, Nicolae Gheorghe précise qu’à ses yeux, la catégorie Rrom est avant tout une catégorie administrative nécessaire aux institutions pour définir les populations destinataires d’aides et de financement. Il souligne les problèmes que pose son adoption, en particulier l’occultation de la variété des communautés et des pratiques culturelles, l’effet d’imposition qu’elle induit pour des groupes que l’on assimile d’emblée aux Rroms alors qu’ils tiennent à s’en distinguer par leur histoire. Nicolae Gheorghe pointe aussi comment, en faisant usage de la catégorie Rrom comme un tout, les pouvoirs publics s’épargnent l’effort de distinguer les besoins des communautés variées en légitimant des formes conservatrices de représentation de la population rrom. C’est ainsi que des acteurs ethno-politisés entreprennent d'asseoir leur emprise en forçant l’unité de la catégorie Rrom par des pratiques d’homogénéisation des populations : « Dans le même temps, les activistes rroms d’Europe centrale et de l’Est exhortent les Rroms d’extraction différente à se penser comme Rroms – avec en filigrane la reconnaissance ipso facto de la domination linguistique et culturelle des locuteurs de la langue romani dans leur région. En dépit des factions rivales, ils se représentent les Rroms comme une communauté inclusive et homogène, ce qui est un fantasme. Cette tentative d’homogénéisation des populations par un groupe hégémonique rappelle les formes d’édification des nations des XIXe et XXe siècles où, en France, en Allemagne, en Italie et en Roumanie, les nationalistes prirent la parole au nom de la nation entière, tout en dissimulant et en réprimant les diversités internes pour renforcer leurs revendications. »11
26Nicolae Gheorghe souligne les effets de l’ethno-activisme rom qui provoque, ce que nous appellerions en France un « repli communautaire », dont les effets sociétaux sont directement mesurables selon lui. Ainsi, par exemple, de l’expansion du mariage arrangé avec des épouses de plus en plus jeunes, le travail des enfants et la déscolarisation. Ainsi encore du renforcement des dépendances communautaires dans les processus migratoires et la vulnérabilité des populations migrantes à l’emprise de réseaux mafieux. C’est ainsi qu’en 2013, Nicolae Gheorghe en appelle à la responsabilité politique des militants comme des institutions, pour ne pas laisser ce processus migratoire, aux motifs essentiellement sociaux et économiques, aux seules mains des réseaux communautaires qui organisent une économie parallèle exploitant les femmes et les enfants et qui participent aussi de la stigmatisation des Rroms dans les pays de destination.
27Les textes de lui que j’ai pu lire, notre brève rencontre 2001 et ce qu’ont su me dire les jeunes rroms roumains que j’ai rencontrés, tout cela me laisse penser que Nicolae Gheorghe était animé par une utopie qu’il n’a jamais formulée comme telle, mais qu’il a inscrite dans les organisations ou réseaux militants qu’il a fréquentés ou initiés. Soit un ensemble de fragments qu’il faut rassembler pour parvenir à décrypter cette utopie au sens de Mannheim – l’utopie comme fille de l’idéologie du système qu’elle cherche à transcender. Ce qui est frappant dans la manière dont Nicolae Gheorghe aborde la culture rrom, c’est qu’il porte un regard par-delà le stigmate et les dominations. Il semble voir cette culture dans son devenir, comme une intelligence source de liberté et de créativité. Comme un rapport au monde. Dès 1990, lorsqu’il renonce à l’action politique basée sur le droit des minorités pour se tourner vers les droits civiques, la question du système politique est entièrement remise en question par l’impératif de préserver la diversité culturelle dans l’égalité de droit. Le texte décisif est celui de sa conférence de 1990 aux États Unis citée plus haut, où il introduit la perspective du couple société démocratique – état démotique, en ne précisant vraiment pas ce qu’il entend par démotique. Qu’est-ce que pourrait-être un état démotique ? Et quelle forme pourrait-il prendre dans le cas européen ? Dans la pensée de Gheorghe, il me semble comprendre que c’est la société qui doit construire la démocratie et adopter un système politique garantissant les droits des composantes de la société. Même s’il ne le formule pas dans ces termes, c’est ainsi que s’inscrit l’orientation vers des droits civiques dont le débouché idéal serait l’établissement des conditions d’un système démotique-démocratique, seule alternative à la logique de l’assimilation qui dissout les cultures des minorités. Pour cela, dans le cas des Rroms présents dans plusieurs états, Gheorghe suggère de détacher de la nation le niveau de reconnaissance d’une forme culturelle qui serait protégée par l’Europe et ses institutions garantes du droit des minorités.
28L’utopie de Nicolae Gheorghe s’inscrit en fait dans le projet de construire l’horizon du possible par l’expérience pratique. Le combat pour les droits civiques n’est pas qu’un dispositif de lutte pour l’égalité, il est aussi le moyen d’un travail des communautés rroms sur elles-mêmes pour libérer le demos contenu dans la culture et dont le potentiel d’émancipation est altéré par la domination et la stigmatisation. Et ce travail de libération et de reconnaissance est d’autant plus essentiel en Roumanie que c’est le seul pays où l’esclavage a été érigé en système pour les populations rroms. Dans cette perspective, le fait de se déclarer Rrom n’a plus d’importance : c’est la liberté de s’inscrire dans les formes sociales qui découlent de l’autonomie du demos culturel qui importe, sans que cela n’infère sur les rapports avec ceux qui adoptent d’autres engagements, dans une pratique collective, communautaire ou pas. Comme Gheorghe le répète régulièrement, « La tsiganité est une définition qui est toujours négociable et négociée, selon que l’on veut ou non se déclarer Tsigane. »
Conclusion
29L’idée d’une citoyenneté européenne portée par l’extension de la figure de l’individu acteur du marché et doté des attributs du sujet de droit conférés par décret justifié au nom des valeurs d’un universel démocratique, cette idée a bien du mal à résister à l’épreuve de la pluralité des héritages de l’histoire. Des héritages ancrés dans les structures sociales qui se crispent dans des rapports de force où, au-delà de discours pro-européens, la réduction de la citoyenneté à la nation sous toutes ses formes s’impose comme référence aux forces politiques en compétition pour le pouvoir en même temps que s’éveillent des régionalismes infranationaux.
30Des formes d’idéologisation de l’histoire au service d’oligarchies nationalistes cherchent à s’accaparer les pouvoirs, engendrant le déclenchement des fureurs du voisinage, mais n’est-ce pas aussi, au moins pour une part, la façon dont se déploie une figure éculée de l’universalité qui alimente la crise endémique de l’Union Européenne à la recherche de son sens et de sa cohésion ? Si la question se pose ainsi, ce n’est pas seulement au regard de l’actualité de la résurgence des passés troubles et des populismes, mais c’est aussi en raison de ce que l’on ne discute pas, et que l’on ne voit pas, c’est à dire la disparition progressive de la pluralité sociale et culturelle des différentes régions frontalières concernées par la dispersion des populations minoritaires. Le problème serait moins celui des pôles de replis nationalistes que l’impossibilité croissante de vivre la pluralité dans les démocraties de l’individu roi. Une impossibilité qui conduirait des Magyars y compris Rroms à se revêtir des habits de la nationalité hongroise pour rejoindre un pays qu’ils ne connaissent pas. De même pour des Roumains du nord de la Serbie, rejoindre la Roumanie qu’ils ne connaissent pas non plus… Ou bien accepter de se fondre dans le substrat dominant : s’assimiler. Ce qui va à l’encontre de certaines minorités actives en Europe qui s’inscrivent dans des dimensions transnationales au-delà de toute prétention nationaliste ou séparatiste. Ce sont notamment des formes de subjectivation propres aux groupes rroms qui leur ont permis de se jouer à la fois des frontières et des identités sur différentes échelles de la créativité et de la réappropriation d’un héritage à l’épreuve de la stigmatisation.
31Mais peut-être faut-il retourner le questionnement en interrogeant ce que peut-être une société sans autre, une société du même ? La résurgence actuelle des nationalismes n’est-elle pas la maladie d’un monde sans ipséité ? Un tout petit monde sans autre chemin que celui de toujours être empêtré dans une version nostalgique ou victimaire de l’histoire renvoyant à l’autre distant, les pays d’à côté et la macro structure de l’Europe, la cause de ses malheurs ? À éliminer l’épreuve de l’altérité dans son propre monde – certainement l’épreuve politique et sociale la plus chargée d’enjeux – ne prend-on pas le risque de toujours « marcher à côté de ses pompes » en attribuant aux étrangers ou aux indésirables de l’intérieur la responsabilité de cette errance ? Quel crédit accorder alors à l’illusoire union des États-nations qui semble se façonner pas à pas en Europe ?
Notes
1 Le caractère tabou des déportations et massacres dans certains pays notamment dans l’ancien bloc soviétique n’a pas facilité la recherche. Le défaut de représentation des Rroms et le grand mépris européen à leur égard a aussi longtemps laissé le Samudaripen dans l’ombre de la Shoah. L’absence d’institutions mémorielles n’a pas facilité l’émergence de la parole des survivants : ce n’est qu’en 2012 que l’Allemagne pourtant championne de la repentance a inauguré en 2012 un mémorial à Berlin consacré à ce génocide des Rroms.
2 Ces violences ont aussi fait une dizaine de morts et plusieurs dizaines de blessés. De plus, entre 1990 et 1993, des centaines de maisons et de logements de Rroms ont été incendiés.
3 Ironie de l’Histoire, le nom de la commune Mihaïl Kogalniceanu est celui d’un intellectuel et homme politique qui a marqué l’histoire roumaine, précisément en dénonçant le traitement réservé aux Roms.
4 C’est aussi dans cette perspective que Romani Criss, avec d’autres associations, s’intéresse à la question migratoire dès l’année 2002. Une critique des politiques nationales de la Roumanie et des États de destination est ainsi mise en œuvre. Mais aussi un travail d’évaluation de la condition des populations migrantes en lien avec des associations des pays destinataires. Un investissement dans les dispositifs d’insertion liés aux initiatives de développement déjà engagées auparavant avec des communautés locales complète le dispositif d’action de Romani Criss. À cette époque, la pauvreté frappe de plein fouet les populations rroms : les frontières sont fermées et les conditions d’accueil de cette migration clandestine et stigmatisée sont des plus rudes - la clandestinité entraînant des formes d’emprise sur les populations migrantes, ruinant aussi les efforts des communautés pour se construire.
5 Alain Reyniers, « Nicolae Gheorghe, sociologue et activiste rrom », Études Tsiganes. 2012/2 (n° 50), p. 115-119.
6 Zourabichvili François, « Deleuze et le possible », in Alliez Éric (dir.) Gilles Deleuze, une vie philosophique, Ed. Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 343.
7 Démotique : système politique fondé sur la représentation harmonieuse de toutes les composantes culturelles, religieuses, socioprofessionnelles.
8 Sic Note du traducteur (au-dessus des états)
9 Nicolae Gheorghe, « L’ethnicité des Tsiganes Roma et le processus de transition en Europe de l’Est », Études Tsiganes 2012/2 (n° 50), p. 130-139. DOI 10.3917/ tsig.050.0130
10 Nicolae Gheorghe et al., « Les choix à faire, le prix à payer : sur le militantisme rom », Les Temps Modernes 2014/1 (n° 677), p. 71-91.
11 Ibid.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Hervé Paris, « Rromani Criss en Roumanie postcommuniste », Le Portique, 47 | 2022, 147-162.
Référence électronique
Hervé Paris, « Rromani Criss en Roumanie postcommuniste », Le Portique [En ligne], 47 | 2022, document 12, mis en ligne le 15 avril 2023, consulté le 15 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4513 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4513
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