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Introduction

Les nouvelles crises de la conscience européenne
Ahmed Boubeker
p. 11-30

Texte intégral

« … la mémoire de l’Europe. Il va de soi qu’il ne s’agit pas d’une mémoire homogène. Il ne s’agit pas non plus d’une simple addition de plusieurs mémoires nationales. Ces dernières existent, bien entendu, mais elles sont à leur tour divisées. Leurs clivages sont parfois cachés par une unanimité de façade, mais ils ressortent à la première occasion (…) Les rhétoriques aujourd’hui dominantes inscrivent le passé de l’Europe dans un récit post-hégélien de fin de l’histoire et ébauchent le profil d’une mémoire réconciliée, incarnée par des chefs d’État communiant lors des grands anniversaires. Les commémorations médiatisées (…) se superposent cependant à des « guerres de mémoire » toujours vives au sein de chaque pays »

Enzo Traverso

1Comme la chouette de Minerve, l’esprit hégélien prend son envol au crépuscule pour chanter les louanges de l’État moderne prussien vu comme la plus grande invention de l’Europe ou le stade suprême de « l’histoire universelle ». Sur le même ton, dans sa dérive nationale socialiste, Heidegger professe lui aussi une philosophie politique héroïque, à travers le transfert de l’être pour la mort, du dasein individuel au dasein du peuple allemand sommé de se confronter à son destin européen. En contre-point, Nietzsche fustige l’Esprit prussien et les « démangeaisons patriotiques » d’une « européanisation » qu’il prophétise comme celle « d’hommes tous pareils et pareillement médiocres ». Husserl poursuit avec une crise de la conscience européenne dont le plus grand danger serait la lassitude avant « la chute dans la haine spirituelle et la barbarie ». Et dans ce registre, loin, très loin du ciel des idées, le vieux phénoménologue a expérimenté, avec la montée du nazisme, un aperçu de la concrétude dysharmonique du XXe siècle.

  • 1 Wieviorka Annette, « Penser les analogies historiques », in Les philosophes face au nazisme, Philo (...)

2Les sombres temps de l’hitlérisme, certes, mais aussi ceux du fascisme, du franquisme, du titisme ou du stalinisme. Ceux encore du colonialisme. Combien de passés troubles hantent aujourd’hui l’Europe sur les ruines de la raison historique ? Il y a encore quelques années pourtant, certains historiens estimaient que les controverses publiques autour des passés douloureux du vieux continent n’étaient plus d’actualité : « après quinze ans de débat, écrivait ainsi Annette Wieviorka, il n’y a plus beaucoup d’intérêt pour le communisme. La criminalité nazie continue de passionner, mais elle n’est plus l’objet de grands débats. »1 Début 2022, l’actualité pleine de bruit et de fureur témoigne pourtant encore du passé qui ne veut pas passer. Et par une étrange ironie de l’histoire, la dérive autoritaire d’un nostalgique de la grandeur soviétique qui prétend « sauver l’Ukraine du nazisme » télescope une véritable crise de la conscience européenne face au « problème » des migrants et réfugiés.

3Car d’ouest en est de l’Europe, les passés sombres font irruption sur la scène publique. De la France pétaino-colonialiste de Zemmour à la Hongrie d’Orban hantée par le diktat du traité de Trianon de 1920. Réécriture de l’histoire, révisionnisme, négationnisme, goulag contre Shoah, guerre des mémoires, controverses autour des lois mémorielles ou des lieux de mémoire, la politisation du passé fait recette : divers acteurs d’un renouveau nationaliste – États, partis, mouvements politiques – investissent ainsi des ressources mémorielles avec l’ambition de recycler au présent les représentations de passés symboliques. Le bel unisson d’une mémoire européenne collective reste bien sûr un vœu pieux alors que dans chaque pays les lieux de mémoire sont en lien avec les événements fondateurs ou les blessures d’une histoire nationale. Dans cette perspective politique, il faut aussi distinguer les profondes différences entre l’ouest et l’est de l’Europe : la mémoire du stalinisme ne saurait se confondre avec celle du fascisme ou du nazisme en occident pour lequel le souvenir de la Shoah joue le rôle d’un récit fédérateur. Néanmoins, dans ce numéro du Portique, nous avons choisi de questionner le revival de certains passés troubles en prenant au sérieux une crise globale de la conscience européenne dans son rapport à l’héritage des Lumières, son projet d’émancipation universel hors de l’état de minorité au nom des droits de l’homme.

  • 2 Constitué en 2018 autour du projet européen Alterpasts associant 8 équipes pluridisciplinaires pour (...)

4Quels éléments structurants des totalitarismes européens à travers leur confrontation à la démocratie libérale et à son grand jour universel du marché se sont-ils métastasés dans un éther de corpuscules postfascistes, poststaliniennes ou postcoloniales qui constitue une trame subtile de l’actualité des sociétés européennes ? Si Hannah Arendt a montré, dans son étude de l’impérialisme, à quel point le triste temps des colonies a été la matrice de l’horreur totalitaire, trois générations après la défaite du nazisme – la dernière étant aussi celle de l’effondrement du rideau de fer – il s’agirait ainsi de s’interroger à rebours : combien il est toujours fécond le ventre qui engendra les avatars de la bête immonde, mais aussi quels sont, quels pourraient en être la clinique et les soins d’avortement ? Car il ne faut pas en rester aux réinterprétations nationalistes ou aux post-vérités de mémoires qui font grand bruit et fureur dans l’espace public au nom d’une identité dominante soi-disant menacée : dans le même temps, des dynamiques alternatives et des initiatives mémorielles se référant aux mêmes passés douloureux tentent d’élargir les cultures publiques de la mémoire historique en faisant droit à des mémoires négligées ou oubliées. Nous nous interrogerons donc aussi sur ces alternatives mémorielles en nous appuyant sur les travaux d’un réseau transnational de recherche pluridisciplinaire2 : comment se réapproprier collectivement l’idée d’une Europe qui n’existe toujours qu’à l’état d’embryon, dans des lieux éclatés, des consciences et des formes de luttes dispersées ouvrant néanmoins de nouvelles perspectives dans l’espace public le plus souvent en marge des institutions ? Et quel dispositif critique pourrait favoriser la reconnaissance de ces figures alternatives (résistance, contre-récit…) de l’expérience des passés troubles ?

Crise migratoire et nouvelles crises de la conscience européennes

  • 3 Pour éviter tout confusionnisme, soulignons que les fascismes s’inscrivent toujours dans un certain (...)
  • 4 Traverso Enzo, Les nouveaux visages du fascisme, Textuel, 2017, p. 138-139.

5Les différents avatars du fascisme se sont réclamés de la révolution et de la fondation d’un ordre nouveau. Ils s’opposaient ainsi au libéralisme, mais leur ennemi juré était le communisme avec lequel ils partageaient des prétentions messianiques, malgré des valeurs diamétralement opposées. La découverte des horreurs du goulag a non seulement révélé une certaine gémellité des régimes totalitaires3, mais plus récemment, l’héritage du fascisme ancien s’est greffé d’autres éléments de mobilisation et il a su réorienter les élans protestataires vers un populisme « blanc » contre « l’ennemi métèque ». Et la grand-peur des migrations postcoloniales vues comme une colonisation à rebours ou comme l’armée de réserve de la mondialisation néolibérale dans ses manœuvres de « grand remplacement » des classes populaires, cette passion triste héritière de la matrice coloniale de la race, exploitée par des partis réactionnaires, est à l’origine de ces post fascismes qui abreuvent les sillons des nationalismes européens au nom du retour à un passé mythifié. L’historien Enzo Traverso en témoigne : « La fin du communisme a brisé un tabou et désormais des mouvements post fascistes revendiquent le statut de défenseurs des classes populaires. Bien sûr il s’agit d’une vision très particulière de la classe ouvrière (…) mélanger un discours anti-austérité et antilibéral avec l’ethnocentrisme et la xénophobie. »4

  • 5 Bancel Nicolas, Blanchard Pascal, Boubeker Ahmed, Le grand repli, Paris, La découverte, 2015.
  • 6 Girault René (dir.) Identité et conscience européennes au XXe siècle, Hachette, 1994, p. 191. Dans (...)

6Comme le montre chaque jour l’actualité, l’Europe malade des nouvelles migrations a de plus en plus de mal à affirmer ses propres valeurs d’ouverture et de tolérance. Du Royaume-Uni à la Pologne en passant par la France ou l’Italie, la résurgence d’une rhétorique publique réactionnaire en appelle au « grand repli »5 identitaire pour se préserver du multiculturalisme et des migrations vues comme de nouvelles invasions barbares. Les situations diffèrent d’un pays à l’autre, néanmoins elles soulignent toutes les recompositions d’une frontière entre « nous et les autres » qui semblent participer d’une « solidarité intereuropéenne d’exclusion vis-à-vis des migrants » selon l’historien René Girault. Ce dernier précise qu’il s’agit là d’une « solidarité défensive fermée » – à travers l’image d’une citadelle européenne qui permettrait de protéger son identité et ses acquis sociaux face aux menaces étrangères6. Force est donc de constater que la mémoire européenne qui s’impose aujourd’hui en créant des liens transnationaux relève des passés troubles du vieux continent et d’une hégémonie réactionnaire qui accompagne un rejet des institutions européennes et d’un certain cosmopolitisme. C’est ainsi que se mettent en œuvre à l’échelle continentale, non seulement les nouvelles amicales d’extrême droite, mais aussi la circulation de discours racistes, à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux. Un jeu d’échos et de reprises, à travers des miroirs médiatiques déformants qui renvoient aussi l’image d’une Europe hantée par le déclin et par le retour des tribalismes et des fondamentalismes de l’identité se référant à un héritage chrétien, une nostalgie de grandeur de la civilisation européenne ou une ethnicité blanche. Et cela, au nom du droit des peuples à préserver leur prétendue homogénéité et l’intégrité de leur culture et de leurs valeurs. Au nom également de l’identité malheureuse d’une Europe qui serait saturée de kebabs et de visages non-pâles.

  • 7 Non seulement le droit d’asile est bafoué, mais on voit apparaître de nouveaux bidonvilles et camps (...)
  • 8 Soulignons que la guerre en Ukraine en 2022 et l’accueil généreux des réfugiés de « culture europée (...)

7S’agissant de la question de l’accueil des migrants et des réfugiés comme de celle de leur intégration et des relations ethnoculturelles, la France est un des pays de l’Europe de l’ouest qui a le plus triste bilan7. Il faut préciser qu’il n’existe aucune solidarité entre nations européennes dans la gestion de cette crise migratoire. Aussi, la mise en place de quotas de répartition obligatoire que prévoyaient les accords de Dublin III a-t-elle été abandonnée en 2016, notamment face à l’opposition de pays d’Europe de l’est comme la Hongrie et la Pologne qui considèrent que l’afflux de migrants musulmans constitue un danger pour l’identité chrétienne de l’Europe. Mais d’autres pays occidentaux comme la France n’ont pas non plus joué le jeu de la solidarité. Ils ont aussi laissé des pays comme la Grèce et l’Italie faire face au problème des nouveaux « boat people » en mer Méditerranée. En fait, les réfugiés syriens qui sont devenus en 2015 la plus importante population de réfugiés au monde n’ont fait qu’amplifier en Europe une situation de crise déjà latente avec l’arrivée de multiples vagues de réfugiés et de migrants via les Balkans ou la Méditerranée depuis le Moyen Orient, l’Afrique et l’Asie du Sud. Ce qu’on appelle en Europe la « crise migratoire » constitue (avant la guerre en Ukraine) la plus importante situation d’urgence humanitaire de l’histoire récente. Elle recoupe d’autres situations d’urgence en Afrique, en Asie ou en Amérique, mais elle prend une dimension singulière en Europe précisément parce qu’elle remet en cause le projet européen dans son héritage démocratique, ses principes universels ou ses valeurs d’ouverture, de libre circulation et de diversité culturelle8.

  • 9 Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Librairie générale française, (...)
  • 10 Agamben Giorgio, « La camp matrice secrète de la modernité », in Les philosophes face au nazisme, P (...)
  • 11 Ibid., p. 134.

8Cette nouvelle « crise de la conscience européenne » – pour reprendre le titre de l’ouvrage de Paul Hazard9 – s’illustre particulièrement en France, mais elle est largement partagée. Comment une telle dynamique de régression inédite depuis les années 1930 a-t-elle pu s’installer en Europe ? Ce qui frappe dans le débat public, c’est non seulement la banalisation des discours d’extrême droite, mais aussi et surtout la valorisation publique du racisme. Ces dérives se justifient par une référence à une situation de « choc des civilisations » – pour reprendre la formule célèbre de Samuel Huntington – qui légitimerait un nouveau régime d’exception se profilant dans une société inégalitaire du grand repli. En France notamment : une exception des banlieues à notre modèle social, s’ajoute à une exception de l’immigration postcoloniale à notre modèle universel d’intégration. Et bien sûr à l’exception de l’islam de France à la laïcité ! Giorgio Agamben a théorisé ce recours à l’État d’exception qui tend à se pérenniser. Il nous parle d’un État de sécurité qui se fonde sur la peur et qui passe par une dépolitisation des citoyens vus comme des incapables majeurs dont la puissance publique devrait assurer la protection et la croissance. Pour Agamben le camp serait la matrice de la modernité et la structure dans laquelle se déploie l’État d’exception. « Parce que les camps constituent un espace d’exception où la loi est intégralement suspendue, tout y est vraiment possible (…) Le camp est aussi l’espace biopolitique le plus absolu qui ait jamais été réalisé, où le pouvoir n’a en face de lui que la pure vie biologique sans aucune médiation »10. Mais pour Agamben – et c’est là qu’il froisse certaines bonnes consciences ! – les camps sont aussi bien ceux du totalitarisme que ceux de nos démocraties : d’Auschwitz à Guantanamo, en passant par des centres de rétention ou des zones d’attente dans les aéroports internationaux. Le philosophe ajoute que « certaines banlieues des grandes villes (…) commencent aujourd’hui à ressembler à des camps où vie nue et vie politique entrent, du moins à des moments bien précis, dans une zone d’indétermination. »11

  • 12 Comme un clin d’œil de l’histoire contemporaine à l’actualité, l’Europe des droits de l’homme est a (...)
  • 13 Arendt Hannah, L’impérialisme, Fayard, 1982, p. 267.
  • 14 Ibid.
  • 15 Le Monde 26 Mars 2019. « L’histoire se répète-t-elle ? Des livres aux chevet des années 30 ».
  • 16 Arendt Hannah, L’impérialisme, Fayard, 1982, p. 267.
  • 17 Ibid., p. 292.

9On pourrait reprocher à ce dispositif juridico-politique de la matrice du camp d’ignorer les degrés de la déshumanisation dans les espaces d’exception. Hannah Arendt dont s’inspire Agamben insiste sur le fait que c’est le droit à la vie qui est d’abord nié dans les camps totalitaires. Mais elle précise que si, durant l’entre-deux-guerres, l’afflux de centaines de milliers de « personnes déplacées » a sonné le glas des droits de l’homme12 dans le domaine des relations internationales, c’est « une certaine forme d’illégalité orchestrée par la police » – les relations entre la Gestapo et la police française notamment – qui ont conduit à « une adaptation par le monde libre de la législation des pays totalitaires »13 et à une véritable continuité entre camps d’internement et camps de concentration. On pourrait aussi adapter à notre actualité relative aux migrants l’analyse de la politologue-philosophe sur les « étrangers indésirables » et les « sans-État » comme « groupe le plus symptomatique de la politique contemporaine »14. D’ailleurs nombre de chercheurs et d’hommes politiques, à l’image du président Macron, se disent « frappés » par la « ressemblance » entre la situation actuelle en Europe et celle qui y régnait dans les années 193015. On peut en effet toujours se référer aux figures arendtienne d’une worldlessness – état de désolation du monde – articulant le problème des frontières à celui des minorités et des migrants. Certes ce n’est plus la fin des anciens empires européens et les totalitarismes surgis de leurs ruines qui jettent sur les routes toujours plus de gens privés « du droit à avoir des droits ». Mais le passif du totalitarisme ou de l’impérialisme colonial augmenté par la Pax (interventionniste) Americana n’est-il pas tout autant, sinon plus, destructeur du « monde comme lien entre les hommes » ? Et pour compléter le tableau, on pourrait aussi évoquer le climat de haine se propageant dans la vie publique – ah ! Zemmour, ah ! Orban ; ah ! Salvini… – comme un écho de « l’atmosphère sordide et étrange » de l’entre-deux-guerres selon Arendt : « Rien ne saurait sans doute mieux illustrer la dégradation générale de la vie politique que cette haine vague, insinuante. »16 Et n’est-il pas toujours d’actualité, l’avertissement qui clôt l'ouvrage L’impérialisme, soulignant que loin d’être des accidents de l’histoires, les dérives totalitaires se développent comme un danger mortel au cœur même de la civilisation : « Le danger est qu’une civilisation globale (…) se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein à force d’avoir imposé à des milliers de gens des conditions de vie qui (…) sont les conditions de vie de sauvages. »17

  • 18 Rappelons que ce principe de la race s’appuie sur des déclassés sociaux – la « populasse » selon le (...)
  • 19 Arendt Hannah, L’impérialisme, Fayard, 1982, p. 171-172.

10Les sauvages, précisément. C’est au nom de sa « mission civilisatrice » – ah ! le sacro-saint fardeau de l’homme blanc – que l’impérialisme a imposé le joug de l’Europe aux quatre coins de la planète. Si le continent natal de la philosophie se vante d’une capacité critique qui peut se décliner par une mise à distance de ses origines pour se projeter dans le monde au nom de la raison, les penseurs des postcolonial studies soulignent que cette ambition s’est réalisée plus concrètement à travers une entreprise de domination coloniale et de pillage des ressources terrestres. Le confinement de populations subalternes dans une condition d’infra-humanité – sauvages ou « grands enfants » à civiliser – serait le côté obscur d’un universel européen qui prétend aux Lumières d’un projet d’émancipation et de paix perpétuelle. Mais avant les postcolonial ou les subaltern studies, c’est encore Hannah Arendt qui nous a révélé le lien entre l’impérialisme et le totalitarisme. L’histoire coloniale lui permet de montrer comment la « pensée raciale » construit cette worldlessness qui est au fondement de son analyse du totalitarisme. L’impérialisme français, britannique ou allemand aurait été la matrice des principes de la race18 et de la bureaucratie à l’origine des gouvernements totalitaires. Le nazisme a ainsi pu s’appuyer sur une idéologie déjà rôdée et sur des expérimentations antérieures : après plus de 100 ans d’oubli, l’Allemagne d’Angela Merkel ne s’est-elle pas excusée en 2021 du premier génocide du XXe siècle contre les peuples indigènes Herero et Nama de l’ancien Sud-Ouest africain allemand – aujourd’hui Namibie ? L’analyse de Hannah Arendt a aussi le mérite de souligner que les méthodes coloniales se sont déplacées pour trouver de nouvelles terres d’expérimentation en Europe vues comme laboratoires des mouvements totalitaires : « Le nazisme et le bolchévisme doivent plus au pangermanisme et au panslavisme (respectivement) qu’à toute autre idéologie (…) Pangermanistes et panslavistes concluaient que vivant dans des États continentaux (…) ils devaient chercher des colonies sur le continent. »19. La bolchevisation de l’Europe orientale qui a donné lieu à la colonisation soviétique n’avait-elle pas un air de famille avec le grand Reich germanique ? L’analogie a suscité de houleuses controverses d’historiens dont nous ne saurions discuter. Reste néanmoins que des colonies aux goulags ou aux camps de concentration, on reconnait le totalitarisme par sa rage de destruction. Destruction du politique comme espace public, destruction du pluralisme du monde comme « lien entre les hommes » au nom d’une société biologiquement homogène – racialement ou nationalement – sous la botte d’un parti unique lui-même guidé par un chef suprême. Mais que dire aujourd’hui de la pluralité du monde sous tutelle du marché néolibéral ? Ne sommes-nous pas devenus comme le craignaient les penseurs de l’École de Francfort de simples relais- consommateurs du monde de la marchandise à l’heure d’une obsolescence de l’homme ? Partis de l’expérience coloniale pour comprendre le totalitarisme, on débouche sur l’actualité d’une montée de l’intolérance qui s’adosse à un ensemble de stéréotypes racistes construits en grande partie durant la période coloniale et qui souligne à quel point notre vaine mémoire du crime contre l’humanité s’adosse à une anamnèse longue des passions tristes.

Scénarios politiques d’une mémoire européenne

  • 20 « L’Europe, Mythe, histoire, réalité », Le Monde, 25 09 2008.
  • 21 Morin Edgar, Penser l’Europe, Gallimard Folio, 2002, p. 197.
  • 22 Ibid.
  • 23 Traverso Enzo, L’Europe et ses mémoires. Trois perspectives croisées, Raisons Politiques, 2009/4, n (...)

11Selon la légende chère à ses élites visionnaires, l’Europe serait née d’un élan de réconciliation entre les peuples traumatisés par les horreurs de la guerre et le délire de la nation de Kant, Hegel, Goethe ou Marx qui se pensait élue pour accomplir une mission rédemptrice contre le complot d’une « juiverie mondiale » : « Plus jamais ça ! » auraient-ils clamé après la découverte des camps d’extermination, et ce rejet fondateur aurait sonné comme une volonté de renouer avec l’idéal de l’humanisme et des Lumières. L’Europe a ainsi tenté de mettre en avant un grand récit de l’intégration, mais plus personne n’y croit un demi-siècle plus tard. L’historien Éric Hobsbawm écrit ainsi à propos de la mémoire européenne que « la présomption d’unité est d’autant plus absurde que c’est précisément la division qui a caractérisé son histoire. »20 Le sociologue Edgar Morin dit la même chose et il appelle de ses vœux une mémoire transnationale et inclusive en soulignant que l’Europe a su parfois transformer en atouts ses antagonismes originels qui sont « causes de la diversité culturelle devenue constitutive de l’identité européenne. »21 Il ajoute : « nous devons (…) rétroagir du présent sur le passé pour apprendre ce qu’il y avait de commun non seulement malgré mais surtout dans nos divisions et dans nos antagonismes, et donner à ce qui a pu sembler secondaire ou inessentiel une importance ou une vertu principale pour nous. »22 Enzo Traverso rappelle lui aussi qu’historiquement la vision de l’Europe comme espace géopolitique et communauté de destin s’est esquissée par réaction à des « menaces extérieures » : d’abord l’Europe chrétienne contre l’islam qui garde ses marques aux frontières de l’est, puis l’Europe blanche impériale et civilisée opposée au « monde colonial sauvage » – qui semble faire retour avec l’immigration postcoloniale – et, plus récemment avec la guerre froide, l’Europe libérale et démocratique opposée à une Eurasie orthodoxe, musulmane et soviétique. Il en conclut : « la mission civilisatrice de l’Europe consiste plutôt à universaliser la mémoire de ses victimes. Le colonialisme, le communisme et la Shoah sont des expériences supranationales dont la mémoire transcende les frontières étatiques permettant ainsi de poser des références communes. »23

  • 24 Europe de l’ouest et Amérique du nord. Mais ce n’est pas le cas en Europe orientale ou d’autres réc (...)
  • 25 Wieviorka Annette, Auschwitz, 60 ans après, Robert Laffont, 2005, p. 14 et 20.
  • 26 Vidal Naquet Pierre, Les assassins de la mémoire, La Découverte, 1987, p. 148.
  • 27 Au-delà de l’Histoire et des sciences humaines, ce sont aussi tous les trésors conceptuels de la mé (...)
  • 28 Traverso Enzo, Le passé mode d’emploi, La Fabrique, 2005, p. 69.
  • 29 Didi-Huberman Georges, Remontages du temps subi, Minuit, 2010, p. 13.
  • 30 Traverso Enzo, Les nouveaux visages du fascisme, Textuel, 2017, p. 142.

12Soulignons néanmoins qu’à défaut de mémoire collective européenne, le souvenir de la Shoah joue le rôle d’un récit fédérateur. Il ne s’agit pas de revenir sur ce récit qui est le résultat d’actions mémorielles et d’efforts pédagogiques des pouvoir publics œuvrant à la formation d’une conscience historique transnationale. Et c’est sans doute la plus grande réussite occidentale24 d’une politique de commémoration et d’éducation qui a pris la dimension d’une « religion civile » ritualisée et médiatisée à travers une « liturgie laïque du souvenir » pour reprendre une formule de Traverso. Mais on pourrait mettre ce récit en regard de mémoires négligées (tziganes) et d’autres mémoires minoritaires (postcoloniales, postcommunistes…) sur lesquelles nous revenons dans ce numéro du Portique et qui ont repris ce modèle victimaire et ses outils interprétatifs dans leurs luttes pour la reconnaissance. La mémoire de la Shoah est ainsi parfois perçue non seulement comme une mémoire concurrente mais aussi comme un obstacle. Et si ce qu’on a sans doute un peu trop rapidement prôné comme un « devoir de mémoire » peut prévenir des risques d’oubli ou d’effacement, nombre d’auteurs de Ricoeur à Todorov ont aussi alerté contre les abus de la mémoire. Trop de mémoire tue la mémoire. Annette Wieviorka écrit ainsi qu’« Auschwitz est de plus en plus déconnecté de l’histoire qui l’a produit (…) Surtout Auschwitz est quasiment érigé en concept, celui du mal absolu (…) le « ça » d’Auschwitz-Birkenau, saturé de morale est lesté de trop peu de savoir historique. »25 La mémoire devrait-elle donc toujours se soumettre à l’épreuve de la discipline historique ? L’histoire, quelle histoire ? On sait combien cette discipline a été réduite en miettes au crépuscule du « fait » positiviste accompagnant le déclin de l’idéologie du progrès si chère à l’État-nation. C’est dans ce contexte de grande « misère de l’historicisme » – pour reprendre un titre de Karl Popper – que la mémoire victimaire aurait colonisé l’histoire. Chacun son filon, sa concession dans une ruée vers l’identité, chacun dressant le cadastre de sa communauté imaginaire ou de sa corporation porte drapeau d’un patrimoine à travers une surenchère des généalogies virant à la « guerre des mémoires ». Un contexte qui incite les historiens à réagir : « si le discours historique ne se rattachait pas par autant d’intermédiaires que l’on voudra ce qu’on appellera faute de mieux le réel, nous serions toujours dans le discours mais ce discours cesserait d’être historique. »26 Mais ces intermédiaires, quels sont-ils ? Les archives, la documentation de la preuve et la rigueur de la critique ou de la démonstration scientifique bien sûr, mais aussi les témoignages, la capacité de mobiliser des ressources matérielles ou humaines dans la « fabrique de la science », l’art du récit, sa publicisation ou sa coproduction à travers des débats de chercheurs et des controverses publiques. Il y a de fait des mémoires faibles sans grand écho et des mémoires fortes, parfois assourdissantes dans le paysage historiographique, et tout cela dépend du pouvoir et de la capacité de mobilisation de ceux qui les portent : la découverte des conditions de l’expérience de la discipline historienne supposent elles-mêmes une expérience relevant de l’empirisme transcendantal deleuzien tout autant que de la domination marxo-webero-bourdivine. C’est le rapport aux représentations ou plutôt aux « faits » de la représentation, au réel et son double qui pourrait se discuter27 ici, un double qui peut s’émanciper de sa référence et de toute archive du réel comme en témoigne le destin de Shoah, le film de Claude Lanzmann qui a pourtant tellement contribué à la reconnaissance des témoignages comme sources de la connaissance historique. Enzo Traverso écrit à propos de cet acteur central de la mémoire du génocide juif : « ce résultat n’a pas satisfait Lanzmann qui en est venu à considérer son film comme un événement, le substituant petit à petit à l’événement réel jusqu’à réfuter la valeur des archives, c’est- à-dire des preuves factuelles qui restent de cet événement. »28 Dans cette perspective ajoute le philosophe Georges Didi-Huberman « la Shoah comme événement historique devient la Shoah comme abstraction et limite absolue du nommable, du pensable et de l’imaginable. »29 Comme quoi même une mémoire forte ou institutionnalisée peut se retourner contre l’histoire ou contre elle-même jusqu’à parfois faire le jeu du révisionnisme ou même du négationnisme. Le sublime de l’horreur nourrit ainsi de sombres desseins. Et dans cette dérive de transcendance historique, la mémoire saturée se retourne aussi contre l’actualité. Nombre de chercheurs à l’image d’Enzo Traverso dénoncent ainsi aujourd’hui les effets pervers d’une politique de la mémoire déconnectée du présent : « C’est une mémoire qui privilégie les génocides qui ont eu lieu en Europe et ne prend pas en compte l’histoire du colonialisme avec toutes les conséquences que cela implique. »30

  • 31 L’Humanité, 26 septembre 2019.
  • 32 Médiapart, 22 septembre 2019.

13Mais on peut aussi courir le risque de réécrire l’histoire avec de bonnes intentions d’actualité. Le 19 octobre 2019, Le Monde titre ainsi « Le Parlement européen a-t-il « réécrit l’Histoire » de la Seconde Guerre mondiale ? » L’institution bruxello-strasbourgeoise est accusée de « révisionnisme » suite à l’adoption d’une résolution sur « l’importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe. » Ce texte, qui évoque les crimes commis sous les « régimes totalitaires », se voit reprocher de « mettre un trait d’égalité entre communisme et nazisme31 ». « Une bouillie antirusse » clame le ministère des affaires étrangères russe, tandis que d’autres observateurs dénoncent une couture entre différentes mémoires de guerre : « La résolution est un monument de relativisme et de brouillage de toute intelligibilité du passé. Fruit d’un compromis particulièrement malsain où chacun peut tirer son épingle du jeu, à l’Est comme à l’Ouest »32 Pourtant, si la résolution européenne réclame « une culture mémorielle partagée, qui dénonce les crimes commis par le passé par les régimes fasciste, stalinien et autres régimes autoritaires » c’est pour pallier la montée des haines identitaires en Europe. Dans cet esprit, la résolution « condamne le recours croissant par les forces politiques extrémistes et xénophobes en Europe à la dénaturation des faits historiques et leur emploi d’une symbolique et d’une rhétorique qui font écho à certains aspects de la propagande totalitaire, à savoir le racisme, l’antisémitisme et la haine à l’égard des minorités, sexuelles ou autres. »

  • 33 Hassner Pierre, L’Europe et le spectre des nationalisme, Esprit, Octobre 1991, p. 11.

14C’est dire à quel point les passions mémorielles font rage sous la houlette d’entrepreneurs de radicalités identitaires. S’agit-il pour autant d’un retour à des nationalismes fascistes ? Vagues fascisantes (post ou néo fascistes) de dérives identitaires et de droite extrême serait une formule plus adaptée à l’est comme à l’ouest de l’Europe. Si le bouc émissaire métèque reste le plus petit commun dénominateur des logiques nationales de repli, c’est bel et bien le grand cassage néolibéral et ses effets en termes de perte d’identité, de destruction des solidarités ou de remise en cause des institutions de la protection sociale qui suscite le réveil de vieilles nostalgies ethnico-nationalistes. Le retour à l’entre-soi sous la grand-peur suscitée par la fuite en avant de nos « sociétés liquides » – pour reprendre un titre de Zygmunt Bauman – dans un « grand n’importe quoi » sous tutelle des marchés. Néanmoins, malgré leurs ressemblances, les nationalismes des démocraties libérales de l’ouest se distinguent de ceux des pays de l’est – ces démocraties illibérales selon la formule du politologue Fareed Zakaria au risque d’un certain amalgame. Les situations diffèrent, mais il faut bien reconnaître que sous le dégel sans fin de l’empire soviétique (recouvrant lui-même d’autres glaciations impériales, austro-hongroise, ottomane ou russe) de vieilles rivalités ont survécus à travers des problèmes de frontières ou des problèmes de minorité en particulier dans ces régions de l’Europe que Arendt présentait comme une « ceinture de populations mêlées. » Le drame récent de l’invasion de l’Ukraine par la Russie vient aussi nous rappeler l’ambivalence du nationalisme oriental à l’égard du modèle occidental que soulignait il y a déjà plus de trente ans Pierre Hassner, évoquant « une sorte d’hystérie », « un sentiment national déformé ou pathologique » « qui s’exprime dans l’importance vitale accordée à toute dispute territoriale ou de minorités. »33 Plus généralement, les pays de l’est de l’Europe sont loin de prôner les valeurs cosmopolites qui déclinent aujourd’hui à l’ouest. De la Hongrie d’Orban à la Russie de Poutine en passant par la Pologne de Morawiecki, les populismes extrêmes prospèrent sur les ruines du communisme et des illusions perdues des promesses libérales de lendemains qui chantent : tribuns aussi opportunistes que nauséabonds, indécence blingbling d’une nouvelle nomenklatura, corruption généralisée, démultiplication des inégalités, économies fragiles, replis ethnico-nationalistes, autant de symptômes des ratés de la greffe capitaliste et d’une libération trop brutale des forces du marché dans un environnement social et institutionnel mal préparé. L’acte révolutionnaire de la chute du mur de Berlin deux siècles après la prise de la Bastille semble ouvrir, sinon sur un néant de perspectives, du moins sur l’impossibilité d’un nouveau contrat démocratique et sur un retour à des formes archaïques et autoritaires de l’ordre politique et social.

Décentrement et alternatives mémorielles

  • 34 Lévi Primo, Les naufragés et les rescapés, Gallimard 1989, p. 31.
  • 35 Naipaul V.S., À la courbe du fleuve, Albin Michel 1982, p. 25.

15On reconnait aussi un régime totalitaire par son acharnement à effacer les mémoires : la conjuration de l’ignorance, de la propagande et de la censure sous l’œil d’un big Brother, conducteur, guide suprême, grand timonier ou petit père des peuples. Primo Lévi souligne ainsi que « l’histoire entière du Reich millénaire peut être relue comme une guerre contre la mémoire »34. On pourrait en dire autant de tous les régimes fascistes, staliniens ou maoïstes. Quant au colonialisme, il se veut non seulement un assujettissement des corps mais aussi des âmes comme en témoignent ses leçons d’histoire sur « nos ancêtres les Gaulois ». L’Europe libérale, elle n’a rien effacé : dans sa toute puissance impériale et la grandiloquence de sa modernité, elle a imposé à tous sa vision du monde et le récit de son propre passé : « Le vol de l’histoire » (Gallimard, 2010) selon Jack Goody ou comment le vieux continent, par les armes ou ses « missions civilisatrices » a obligé l’humanité à ployer le genou face aux idoles de son Histoire. Et elle s’est convaincue elle-même de son logocentrisme. On peut ainsi comprendre les retours de bâtons qui sont aussi des retours du refoulé. V-S. Naipaul écrit ainsi : « Si c’est l’Europe qui nous donna, sur la côte, quelque idée de notre histoire, c’est l’Europe, j’estime, qui introduisit le mensonge parmi nous. Ceux d’entre nous qui avaient vécu dans cette partie de l’Afrique avant les Européens n’avaient jamais cherché à se donner pour ce qu’ils n’étaient pas. […] Mais les Européens, eux, pouvaient faire une chose et en dire une autre tout à fait différente ; et pouvaient agir ainsi parce qu’ils avaient une idée de ce qu’ils devaient à leur civilisation. C’était leur grand avantage sur nous. »35 Le mensonge a fructifié. Il s’est diffusé partout. Et le totalitarisme des sombres lumières n’est-il pas le rejeton monstrueux d’une consanguinité de l’universel européen entre la bourse de Londres, le Paris des droits de l’homme et la « lueur crépusculaire » (Stefan Zweig) d’une société viennoise hantée par son déclin ? Le stalinisme pseudo-prolétarien, le fascisme ou le national-socialisme ne sont-ils pas issus du malaise dans la civilisation, comme le négatif du triomphe de la démocratie libérale, le côté obscur du grand jour universel du marché capitaliste ? L’ensauvagement colonialiste ne s’est-il pas propagé au nom du fardeau de l’homme blanc ? Il est urgent de « provincialiser l’Europe » prônait Dipesh Chakrabarty figure des subaltern studies, non pas pour rejeter en bloc l’histoire de la pensée occidentale, mais plutôt pour la guérir de ses travers hégémoniques, des symptômes récurrents d’une pathologie de la toute-puissance de ses catégories abstraites et de sa catéchèse unilatérale des valeurs de la modernité.

  • 36 Todorov Tzvetan, « La mémoire et ses abus », Esprit, juillet 1993, p. 40.

16Combien de petites voix de la mémoire des « peuples sans histoire » pour reprendre l’expression de Hegel ont été recouvertes par le fracas assourdissant du grand récit de la modernité occidentale et son « empathie historiciste pour les vainqueurs » dénoncée par Walter Benjamin ! Et combien de ces minorités refusent désormais que leur « petite histoire » soit considérée comme quantité négligeable, qu’elle serve de couverture ou d’illustration pour raconter une autre histoire, la grande Histoire devant laquelle il faudrait s’agenouiller ! C’est en ce sens que l’irruption dans l’espace public des figures du témoin et de la victime pose la question essentielle des malentendus entre histoire et mémoire. D’autres récits qui relevaient de mémoires clandestines trouvent place sur la scène médiatique et culturelle. L’enjeu dès lors serait de penser l’histoire aussi du point de vue de sa réappropriation par une mémoire que l’histoire a blessée ou oubliée, pour élargir les sources de l’histoire et dépasser la légende des « peuples sans histoire. » Néanmoins la posture victimaire incapable de surmonter les traumatismes du passé n’est pas celle d’une mémoire à l’œuvre qui a su tirer leçon de ses épreuves pour augmenter les capacités d’agir du sujet : n’est-ce pas d’ailleurs au nom d’une nostalgie de grandeur et d’un esprit de revanche que se justifient les totalitarismes ? Si les passions tristes focalisent les abus de la mémoire dans une compulsion à la répétition de l’irréparable et d’une blessure des origines, la démarche critique d’une autre façon de faire mémoire prétend sortir du champ clos de la rumination entre la souffrance et la désillusion pour s’ouvrir sur un sens de la justice. Tzvetan Todorov souligne ce rapport entre mémoire exemplaire et justice à l’opposé d’une mémoire commémorante : « l’opération est double : d’une part comme dans le travail d’analyse ou de deuil, je désamorce la douleur causée par le souvenir en le domestiquant et en le marginalisant ; mais d’autre part, et c’est en cela que notre conduite cesse d’être purement privée et entre dans la sphère publique, j’ouvre ce souvenir (…) j’en fait un exemplum et j’en tire une leçon, le passé devient principe d’action pour le présent »36. Un bon usage des passé troubles se doit ainsi de conjuguer la mémoire au présent pour démasquer les nouveaux visages du racisme, de la haine, du mépris de l’autre ou de sa déshumanisation. L’Europe commémorant les horreurs du nazisme n’a-t-elle pas longtemps fermé les yeux sur le goulag ou la gégène coloniale ? N’a-t-elle pas su empêcher les processus de purification ethnique sur son propre sol ? N’a-t-elle pas collaboré à d’autres massacres ou génocides dans ses anciennes colonies ?

  • 37 Ricoeur Paul, « Quel ethos nouveau pour l’Europe », In P. Koslowski (dir.) Imaginer l’Europe. Le ma (...)

17Paul Ricoeur propose ainsi un modèle « d’échange de mémoires » qui permettrait de « raconter autrement ». Loin de se limiter à des regards croisés sur la mémoire des uns et des autres, il s’agit plutôt de s’aider mutuellement à découvrir des gisements de mémoire : des alternatives ouvertes sur les enjeux du présent et la part de vie qui resteraient prisonnières de traditions fossilisées – alors même que pour l’herméneute Ricoeur, une tradition vivante s’inscrit toujours dans un processus permanent de réinterprétation : « la commémoration et la célébration répétées tendent à figer l’histoire de chaque groupe culturel dans une identité non seulement immuable mais volontairement et systématiquement incommunicable. L’ethos européen qui se cherche ne demande certes pas l’abandon de ces repères historiques importants, mais un effort de lecture plurielle. »37

  • 38 Ibid.

18Et Ricoeur ajoute : « il est grand besoin que les peuples d'Europe prennent compassion les uns des autres, imaginent la souffrance des autres au moment de crier vengeance pour les blessures qui leur ont été infligées dans le passé. Ce qui est demandé là ressemble fort au pardon. »38

19Ce numéro du Portique s’appuie notamment sur les travaux de chercheurs européens qui ont contribué au projet Européen Alterpasts sous ma direction et celle de Marie Thérèse Têtu et Alain Battegay. Dans le contexte de grand repli européen évoqué plus haut, l’enjeu du programme était d’étudier des formes nouvelles d’initiatives et de mobilisation mémorielle qui, aux quatre coins de l’Europe, témoignent du dynamisme de mémoires à l’œuvre relativement à certains passés troubles du vieux continent. Des initiatives certes dispersées dans l’espace européen, mais qui participent sinon de l’échange de mémoires prôné par Ricoeur, du moins d’un questionnement commun : comment intriquer présent passé et futur pour ouvrir une alternative à de nouveaux narratifs, comment s’émanciper d’un passé qui ne veut pas passer tout en s’appuyant sur l’expérience vécue pour ouvrir le champ d’une histoire des possibles ? Contre une vision de la mémoire sanctuarisée, Alterpasts proposait de mettre en avant des formes d’expérience sociale et inclusive de la mémoire en évitant le double écueil des approches trop idéologiquement orientées. D’une part l’approche intégratrice ou l’illusion d’une procéduralisation de la mémoire. Et d’autre part l’approche culturaliste ou l’illusion de la restauration d’une profondeur historique de l’identité européenne. En effet, cette quête des fondements n’a su que valoriser des formes de replis identitaires en désignant des boucs émissaires étrangers et en s’opposant à une Europe technocratique jugée incapable de défendre les frontières et l’héritage de la civilisation européenne.

20Autour de la question des passés troubles de l’Europe liés aux totalitarismes ou au colonialisme, notre pari était donc d’habiter le trouble : partir d’une certaine dispersion et marginalité institutionnelle des initiatives portées dans des lieux éclatés par des associations, des mouvements et autres milieux sociaux qui inventent des formes d’action, de remémoration, de réappropriation ou d’actualisation des récits mémoriels historiques. Et loin de mettre la recherche au service d’un « grand dessein européen » le projet visait avant tout à décentrer les perspectives de recherche vers des dimensions transnationales de redéfinition des cultures publiques de la mémoire. Si elles n’ont pas pu achever ce programme, les explorations de terrain composant cette livraison du Portique en esquissent un horizon.

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Notes

1 Wieviorka Annette, « Penser les analogies historiques », in Les philosophes face au nazisme, Philo Éditions 2014, p. 129.

2 Constitué en 2018 autour du projet européen Alterpasts associant 8 équipes pluridisciplinaires pour documenter une histoire des mémoires publiques contemporaines. Il a donné lieu notamment à un séminaire à l’université de Saint-Etienne associant les étudiants du master Formes et outils de l’Enquête en sciences sociales entre 2019 et 2022.

3 Pour éviter tout confusionnisme, soulignons que les fascismes s’inscrivent toujours dans un certain contexte sociétal et qu’ils se distinguent, par leur culte de la nation, de la célébration de la race propre au nazisme. Quant au communisme qui se caractérise plutôt par sa vision de la lutte des classes, s’il a pu prendre le visage du totalitarisme sous la dictature de Staline en particulier, il n’a pas donné lieu à une mémoire honteuse partagée par ses témoins à la différence de la mémoire du nazisme qui s’est construite autour de la conscience de la complicité.

4 Traverso Enzo, Les nouveaux visages du fascisme, Textuel, 2017, p. 138-139.

5 Bancel Nicolas, Blanchard Pascal, Boubeker Ahmed, Le grand repli, Paris, La découverte, 2015.

6 Girault René (dir.) Identité et conscience européennes au XXe siècle, Hachette, 1994, p. 191. Dans un article intitulé « Milieux sociaux et conscience européenne », le spécialiste des migrations Pierre Milza précise : « En cherchant à repérer les signes d’une transnationalité « positive » (…) nous n’avons pas pu ne pas voir en creux un « européisme » d’une toute autre coloration, se réclamant lui aussi d’une culture commune aux peuples de l’Europe, mais privilégiant (…) la tradition, la religion, la race, etc. Ce nationalisme européen exclusif de tout ce qui est censé mettre en péril l’identité de l’Europe – et par conséquent, qu’on le veuille ou non, producteur à sa manière d’identité européenne – se rattache lui aussi au fait migratoire en ce sens que, d’une part, il définit une image de soi-même et que, de l’autre, il fait de plus en plus référence à l’Européen (assimilable parce que partageant les mêmes valeurs que le Français de souche) et au non Européen (non assimilable parce que relevant de cultures inconciliables avec la nôtre) » Milza Pierre, « Milieux sociaux et conscience européenne », in Girault, op. cit., p. 63.

7 Non seulement le droit d’asile est bafoué, mais on voit apparaître de nouveaux bidonvilles et camps de la honte où les Roms, Syriens, Afghans et autres Africains subissent misère, racisme et brutalités policières. Les migrants eux-mêmes ne veulent même pas rester en France qui n’est plus qu’une terre de passage vers les pays du nord comme la Suède ou l’Allemagne, des pays beaucoup plus ouverts en termes d’accueil et d’offre de travail. En Allemagne par exemple, en 2020, on dénombre 74 réfugiés pour 10 000 habitants c’est-à-dire presque 50 fois plus qu’en France, mais ces statistiques de l’accueil européen ne pèsent guère face au 86% de personnes déplacées dans le monde qui trouvent refuge dans des pays en développement. Au Liban, aujourd’hui un habitant sur quatre est un réfugié syrien et la Turquie a accueilli plus de 3,5 millions de Syriens, suite à la guerre civile. Mais cet accueil turc est le résultat d’un pacte migratoire avec l’Union Européenne qui permet à ses membres d’externaliser le problème des réfugiés en finançant la fermeture de ses frontières au prix d’une aide de 6 milliards d’Euros à Ankara.

8 Soulignons que la guerre en Ukraine en 2022 et l’accueil généreux des réfugiés de « culture européenne » révèlent à quel point le respect des droits de l’hommes et des valeurs universelles peut participer d’un état d’exception.

9 Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Librairie générale française, .1935

10 Agamben Giorgio, « La camp matrice secrète de la modernité », in Les philosophes face au nazisme, Philo Éditions 2014, p. 133.

11 Ibid., p. 134.

12 Comme un clin d’œil de l’histoire contemporaine à l’actualité, l’Europe des droits de l’homme est aujourd’hui largement remise en cause dans certains milieux politiques et universitaires comme le souligne le juriste Dominique Rousseau : « Une pensée unique se diffuse ainsi dans toute l’Europe répétant à l’envi que la Convention européenne des droits de l’homme et la Cour qui les fait vivre et les protège sont responsables tout à la fois de l’affaiblissement des États, de la dissolution des identités nationales, de la colère des peuples, de la crise des démocraties et de la montée des populismes… L’afflux des réfugiés politiques en Europe ? La faute à la Convention ! » (Rousseau Dominique, « La CEDH, stop ? Non, encore ! », Dalloz actualités, 2016).

13 Arendt Hannah, L’impérialisme, Fayard, 1982, p. 267.

14 Ibid.

15 Le Monde 26 Mars 2019. « L’histoire se répète-t-elle ? Des livres aux chevet des années 30 ».

16 Arendt Hannah, L’impérialisme, Fayard, 1982, p. 267.

17 Ibid., p. 292.

18 Rappelons que ce principe de la race s’appuie sur des déclassés sociaux – la « populasse » selon le terme d’Arendt – qui trouvent dans le racisme un moyen de s’élever et qui pourraient évoquer l’actualité du « racisme petit-blanc » du grand repli européen, même si l’analogie reste lointaine du fait de contextes très différents.

19 Arendt Hannah, L’impérialisme, Fayard, 1982, p. 171-172.

20 « L’Europe, Mythe, histoire, réalité », Le Monde, 25 09 2008.

21 Morin Edgar, Penser l’Europe, Gallimard Folio, 2002, p. 197.

22 Ibid.

23 Traverso Enzo, L’Europe et ses mémoires. Trois perspectives croisées, Raisons Politiques, 2009/4, n° 36, p. 157.

24 Europe de l’ouest et Amérique du nord. Mais ce n’est pas le cas en Europe orientale ou d’autres récits privilégient des dimensions postfasciste et postcommuniste.

25 Wieviorka Annette, Auschwitz, 60 ans après, Robert Laffont, 2005, p. 14 et 20.

26 Vidal Naquet Pierre, Les assassins de la mémoire, La Découverte, 1987, p. 148.

27 Au-delà de l’Histoire et des sciences humaines, ce sont aussi tous les trésors conceptuels de la métaphysique qui sous-tendent une controverse millénaire, depuis l’allégorie de la caverne platonicienne – et sa tension entre le monde sensible et le monde des idées – jusqu’à la phénoménologie.

28 Traverso Enzo, Le passé mode d’emploi, La Fabrique, 2005, p. 69.

29 Didi-Huberman Georges, Remontages du temps subi, Minuit, 2010, p. 13.

30 Traverso Enzo, Les nouveaux visages du fascisme, Textuel, 2017, p. 142.

31 L’Humanité, 26 septembre 2019.

32 Médiapart, 22 septembre 2019.

33 Hassner Pierre, L’Europe et le spectre des nationalisme, Esprit, Octobre 1991, p. 11.

34 Lévi Primo, Les naufragés et les rescapés, Gallimard 1989, p. 31.

35 Naipaul V.S., À la courbe du fleuve, Albin Michel 1982, p. 25.

36 Todorov Tzvetan, « La mémoire et ses abus », Esprit, juillet 1993, p. 40.

37 Ricoeur Paul, « Quel ethos nouveau pour l’Europe », In P. Koslowski (dir.) Imaginer l’Europe. Le marché intérieur européen, tâche culturelle et économique, Cerf, 1992. p.107-116.

38 Ibid.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ahmed Boubeker, « Introduction »Le Portique, 47 | 2022, 11-30.

Référence électronique

Ahmed Boubeker, « Introduction »Le Portique [En ligne], 47 | 2022, document 1, mis en ligne le 15 avril 2023, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4442 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4442

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Auteur

Ahmed Boubeker

Ahmed Boubeker. Professeur de sociologie et directeur adjoint du Centre Max Weber. Dernier ouvrage publié : De Tokyo à Kinshasa, postmodernité et postcolonialisme (avec Serge Mboukou), L’Harmattan, 2021.

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