Discours universitaire et questionnement philosophique
Résumé
Le discours philosophique fait traditionnellement le lit de quatre discours qui sont indissociables les uns des autres. À côté du discours politique du maître, du discours théâtral de l’hystérique et du discours aporétique de l’ironiste-analyste, le discours « sophistiqué » de l’universitaire en est l’héritier privilégié. C’est ce qu’attestent aussi bien la mise en forme du discours scolastique que le modèle des quatre-discours que Kierkegaard et Lacan reprennent à la tradition socratique. Or, fait nouveau, à la fin du xxe siècle, le discours universitaire s’émancipe de la dette qu’il a contractée envers la philosophie : il se didactise et se scolarise au point d’épouser le profil du discours du maître.
Texte intégral
1L’université médiévale naissante fixe les règles de son discours au xiie et xiiie siècles, en s’inspirant des données du corpus aristotélicien qui, redécouvert par les intellectuels musulmans et chrétiens, remplace peu à peu la vision platonicienne du monde. Désormais, ce n’est plus la participation du monde réel au monde des idées qui fonde la vérité des êtres et des choses, mais c’est la libre discussion et la recherche questionnante que celle-ci engage. D’un point de vue général, le discours universitaire intègre les lieux communs de la philosophie, qui délimitent un chantier : quête de l’universel, travail argumentatif et critique des pouvoirs établis. D’un point de vue plus précis, il se déploie dans un champ rhétorique où le dialogue intellectuel fait appel à toutes les ressources et à toutes les arguties d’une logique qui trouve son accomplissement dans la théologie, science première, qui définit les enjeux ultimes du parcours des connaissances. Certes, le nouveau discours voit-il ses formes rigoureusement codifiées, mais en vue de soutenir les avancées du dialogue et du débat. Partagé par l’ensemble des « arts » ou disciplines, il est transdisciplinaire aussi bien en raison des instruments d’une logique commune qu’il utilise qu’en raison de l’intentionnalité ou de la visée dont il est porteur : celle de la quête d’un Absolu, qui, inscrite dans l’idée d’un Dieu sans église, ne ferme pas pour autant la voie à la vie de la pensée, à l’inquiétude de la recherche.
1. Les caractères
2Le discours scolastique est le paradigme du discours universitaire. Pratiqué sous la direction d’un maître (scholasticus), il obéit à un usage contrôlé, parfois de façon outrancière, par la rhétorique et la logique démonstrative et argumentative. Il se présente, d’abord, on le sait, comme une lecture ou comme un commentaire (lectio) des thèses énoncées par les grands auteurs sur un éventail extrêmement large de sujets. Cette procédure a pour but de requestionner les opinions, les thèses et les théories, censées représenter, en raison de leur autorité, un patrimoine culturel de choix. Aussi finit-elle par déboucher sur un ensemble de questions nouvelles, surgies des interprétations opérées par le commentaire lui-même. Telle est la seconde procédure, celle du questionnement (quaestio). Lorsque la réflexion porte sur des questions classées ou recensées, voire déjà traitées et commentées, nous avons affaire à des disputes ou à des discussions organisées (quaestiones disputatae). Lorsque, en revanche, elle s’attaque à des questions encore inexplorées, sélectionnées par le libre déroulement du dialogue, nous entrons dans le jeu d’un questionnement dont le choix du thème dépend du bon plaisir des interlocuteurs (quaestiones quodlibetales). Toujours est-il que le commentaire (lectio) mène logiquement à la question (quaestio) et que la question suscite un nouveau commentaire.
3Le discours universitaire naissant, dans sa forme scolastique, reprend, en fait, selon une perspective didactique et formelle, les deux procédures fondamentales qui définissent la démarche et le style du discours philosophique. La lecture emprunte, en effet, le célèbre parcours aristotélicien qui cherche à traverser (dia-porein) les opinions, les thèses et les théories reconnues ; à les reprendre et à les répéter, soit pour en proposer une heureuse interprétation (eu-porein), soit pour en souligner les contradictions et les limites (a-porein). La question, quant à elle, qu’elle soit au préalable énoncée en vue d’une dispute ou bien livrée aux aléas de la discussion, conserve, en réalité, la tonalité et la finalité de l’ironie socratique qui poursuit, on le sait, trois objectifs essentiels : celui de réfuter la thèse de l’adversaire en soulignant les contradictions qu’elle recèle, celui de pointer l’énigme que vient occulter tout énoncé qui se donne comme une réponse prématurée, celui, enfin, d’interpeller le sujet, afin qu’il habite les paradoxes auxquels le conduit son propre questionnement. Tels sont les deux axes, celui, aporétique, de la lecture et celui, ironique, de la question qui constituent la facture du discours universitaire.
4La pratique du commentaire (lectio) s’accomplit dans l’explicitation de la question enfouie dans les thèses reçues. La pratique de la question (quaestio) permet, à son tour, de libérer une nouvelle lecture des interprétations jusqu’ici admises et de légitimer paradoxalement l’autorité qui les a fixées. C’est ce chassé-croisé du commentaire aporétique et de l’ironie interprétative qui fonde la validité d’un tel discours. N’oublions pas que ce dernier a été, au Moyen Âge, l’instrument privilégié du dialogue inter-culturel et inter-religieux, qu’il a codifié le parcours de ce qu’on appelle aujourd’hui, non sans quelque enflure, la recherche scientifique, qu’il a pris ses distances par rapport aux pouvoirs et aux autorités, qu’il a fait trembler les rois et les princes, qu’il a contribué, pour une large part, à asseoir l’identité culturelle de l’Europe. Nous sommes bien loin aujourd’hui de cette vision des choses…
5Fondé sur la logique de l’exposition usant de la distinction, de la définition, de l’objection, de l’argumentation et de la démonstration, le discours universitaire revendique une éthique du partage de la vérité. Certes, il ne se produit pas toujours d’une façon irénique, il est (souvent) même polémique. Mais s’il emprunte volontiers, d’entrée de jeu du moins, le ton de l’éristique, c’est afin de s’ajuster au mieux au parcours de la dialectique qui aboutit à la découverte d’une vérité communément éprouvée, et non au triomphe partial d’une thèse sur une autre qui s’en trouve réprouvée. La dialectique qui rythme le discours universitaire prend appui sur l’examen du discours tenu (ce qu’on appelle la « peirastique ») et se conclut par le dévoilement d’une vérité tenable et soutenable par chacun des locuteurs (procédé que l’on appelle la maïeutique et qui fait passer du savoir de l’ignorance au pouvoir d’un savoir qui n’est plus dénié). C’est dire que le discours universitaire est, à ses débuts, inséparable du dialogue qui se déroule en présence d’un maître (scholasticus). C’est l’oubli de ces conditions qui provoque les dérives et les excès qui seront stigmatisés à la Réforme et à la Renaissance. Le carcan logique et méthodologique alourdit le débat, stérilise la recherche et scotomise le sens du propos. On comprend mieux pourquoi le terme de « scholastique », devenu synonyme de « sophistique », en vient à qualifier, par priorité, le discours universitaire.
6On se tromperait, cependant, à soupçonner l’efficacité d’un tel discours, au motif qu’il reste formel, artificiel et insignifiant. Le discours universitaire comporte certes une dimension technique qui l’apparente à juste titre au langage sophistique, mais cet arsenal logique et rhétorique dont aucun discours ne peut se passer est un instrument précieux qui lui permet de mieux régler les mots sur les choses. Le sophiste qui habite l’universitaire est ajusteur sur concepts. Mais ceux qui déprécient ce discours le font parce que, à leurs yeux, la technicité excessive dont il se trouve affublé l’apparente à un idiome, à un langage de caste, à un parler vide (keno-legein), dirait Platon.
7Il est vrai que la « distinction » du discours universitaire se marque précisément à faire la distinction entre les objets qu’il étudie. L’universitaire définit, distingue, divise, analyse. Mais, ce faisant, il s’inscrit dans un champ discursif qui forme la texture culturelle de la pensée occidentale. De ce champ, Socrate reste la figure emblématique, puisqu’il parle les quatre-discours qui le composent : celui du maître qui tranche et partage, celui du sophiste qui use et abuse de la technique verbale, celui de l’« hystérique » qui joue et déjoue le savoir du maître ou du sophiste, celui de l’ironiste enfin, qui oblige le locuteur à être l’auditeur de ce qu’il dit 1.
8Selon une interprétation moins connue que nous donne Kierkegaard, c’est la figure du Christ qui, mieux que celle de Socrate, cristallise la signification des discours qu’il subvertit. Le discours universitaire s’appuie sur une relation qui n’est pas essentielle à la transmission du savoir. Il recouvre le discours du sophiste qui reste inadéquat et mensonger, car il use de concepts trop larges pour la réalité concrète et existentielle qu’il voudrait cerner, et qui se repaît d’abstractions qui travestissent la singularité des êtres et des choses. On conçoit qu’il se prolonge volontiers dans le discours du maître « d’occasion » qui prêche, comme Hegel, la transparence de l’être à la pensée, l’harmonie universelle, l’épiphanie de l’Absolu et la fin de l’histoire. Mais il existe un fossé entre, d’une part, le discours du sophiste et le discours du maître qui composent tous deux le profil du discours universitaire et, d’autre part, le discours du maître-ironiste que Kierkegaard appelle le maître « par condition », disons le maître inconditionnel, car c’est dans l’expérience du dialogue ouvert par la relation même que le disciple peut être interpellé et élevé à la position du maître. Si l’on met entre parenthèses la perspective apologétique et religieuse qui constitue l’horizon de ces distinctions, on constate que le discours universitaire qualifié de sophistique et d’occasionnel s’oppose au discours existentiel du maître qui éveille le disciple à la vérité qu’il dénie. Il convient de préciser que ce discours intègre, semble-t-il, le discours de l’hystérique et celui de l’analyste, afin de subvertir, par la logique maïeutique dont il se réclame, la logique didactique du discours universitaire.
9Les quatre-discours que Lacan reprend à la tradition philosophique, mais dans un tout autre esprit que Kierkegaard, sont, on le sait, le discours du maître, celui de l’universitaire, celui de l’hystérique et celui de l’analyste. Ils s’organisent autour de la figure centrale de l’ironiste ou de l’analyste qui incarne la référence au quatrième discours. Chacun d’entre eux est, en lui-même, curieusement autonome et spécifiquement critérié, mais aussi, dans son fonctionnement, inséparable des trois autres. La nature de leur autonomie respective est facile à définir. Ainsi, le discours du maître est-il le discours spéculatif, celui d’une jouissance qui procède de l’illusion de la maîtrise de l’être par la pensée. Il trouve sa forme accomplie dans le discours politique qui s’entretient du fantasme de l’harmonie du monde, de la complémentarité des choses et de la plénitude de la vérité. Le discours universitaire est, quant à lui, un discours de maîtrise, mais d’une maîtrise intérieure, idéale, toute stoïcienne. Le maître politique jouit du pouvoir que lui confère l’idée qu’il a prise sur les choses, alors que le maître universitaire jouit du savoir, en vertu duquel il s’identifie aux autorités, aux savants ou aux grands auteurs. L’universitaire jouit de la lettre du texte : il se complaît dans la représentation d’un savoir moral qui est d’autant plus savoir qu’il renonce à toute transformation de la réalité. Le discours du maître se nourrit de l’illusion d’un pouvoir sacral, qui lui fait croire à la puissance du savoir. Celui-ci recherche la domination à grand renfort d’utopies ; celui-là s’épuise à instituer la culture à grand renfort de volonté et de conviction. Ces deux discours se correspondent de manière asymétrique, dans la mesure où la vérité de l’un dénie celle de l’autre. La figure du maître qui exprime le désir d’imposer la loi d’un savoir universel à des fins de pouvoir se trouve, en effet, contestée par la figure de l’universitaire qui témoigne de la volonté d’imposer la loi d’un pouvoir intérieur et moral, s’épuisant à fonder le savoir de la culture sur des valeurs pérennes.
10Impossibilité de totaliser le savoir, d’un côté, impuissance à établir le pouvoir d’un règne intérieur, de l’autre. Ce sont ces deux limites que dénoncent, chacun à leur manière, le discours de l’hystérique et le discours de l’analyste. L’hystérique sait que le pouvoir impérial trônant sur l’harmonie d’un savoir rêvé est un leurre et que l’acculturation de valeurs au prix de la seule ascèse intérieure est une entreprise vouée à l’échec. Quant à l’analyste, il sait qu’il n’existe pas de consistance ontologique du savoir qui ne soit antérieure à la parole ou à l’écriture et qu’il n’y a pas non plus de pouvoir qui ne soit l’expression du désir vrai d’un sujet. Mais l’un et l’autre conjurent le fantasme avec ses armes propres : l’hystérique par le théâtre, l’analyste par l’ironie. À chacun sa partition : l’hystérique met en scène, sur le mode sublimatoire, l’impuissance de l’universitaire et l’analyste pointe, sur le mode de la question, l’impossibilité que dénie le maître.
11On se tromperait à isoler ces discours du champ que leur confère leur signification. Chacun définit, en effet, une prise de position par rapport à l’idée de vérité. Le discours du maître dont l’un des modèles privilégiés est le discours politique, ne fait pas acte, car il vise l’efficacité. Ce n’est point le cas du discours de l’analyste qui est le seul qui fasse acte, en favorisant en l’autre la production du signifiant-maître, qui suppose déprise du pouvoir et du savoir, reprise du désir dans la parole. La vérité de ce discours est celle de l’effectivité du désir qui se trouve pris dans les rets de l’écriture. C’est cette effectivité que récusent le discours universitaire et le discours religieux qui en est une excroissance. Un tel discours défend, en effet, de faire accéder l’autre au sens de l’écriture, à l’interprétation subjective de la lettre. Il confond la vérité avec l’objectivité du texte dont il est le gardien et le ministre, avec le vrai savoir qu’il enseigne. Le discours de l’hystérique, qui est le paradigme du discours artistique (et de bien des discours de la modernité) fait lui aussi l’économie de la douleur de l’écriture : il montre le savoir, le représente, le met en musique et en images, en amplifie l’écho. Il communique ce qu’il répugne à écrire : la vérité devient véracité, authenticité, sincérité, émotion…
12On perçoit, à présent, les liens logiques de mutualité, de conflit ou d’implication qui existent entre ces divers discours 2. À telle enseigne que l’on ne saurait définir le fonctionnement de l’un d’entre eux, en l’isolant des autres. De son côté, le discours universitaire qui interprète la lettre des savoirs et l’objectivité de la vérité est à même de générer des effets spécifiques aux autres discours : susciter une écriture, éveiller un désir, sanctionner un pouvoir, mobiliser l’imaginaire et stimuler la créativité… De même, le discours du maître est-il capable de faire preuve d’un pouvoir qu’il ne recherche pas : celui de faire advenir des liens de convivialité entre les citoyens, de rester fidèle à la parole donnée, de respecter les désirs exprimés. Qui s’étonnera, par ailleurs, de ce que le discours de l’analyste soit susceptible d’avoir des retombées sur l’enseignement, sur les pratiques artistiques et sur l’exercice du pouvoir ? Reste dès lors à penser ce qui constitue l’unité interne de ces quatre-discours, leur trait d’union.
13On répondra à ces questions en avançant deux réponses. La première qui se trouve implicitement donnée dans l’approche lacanienne tient à ce que chacun de ces discours comporte une position ambivalente, puisqu’il peut être aussi bien un type de discours particulier qu’un topos discursif, aussi bien le lieu propre à un discours que le lieu commun d’une discursivité susceptible de mettre en synergie les discours en présence. Aucun d’eux ne saurait s’abstraire de l’ensemble et, par conséquent, si l’un d’entre eux occupe le devant de la scène, il ne peut qu’instrumentaliser les autres dont il se pose alors en témoin. La seconde réponse nous est suggérée par l’analyse lacanienne du discours philosophique. Ce dernier est, en effet, polyvalent, car il participe à la visée et aux caractères propres aux quatre-discours envisagés. D’une certaine façon, les quatre-discours proviennent de l’éclatement du discours philosophique lui-même. Ce dernier fait, en quelque sorte, la une des autres. Il partage, en effet, le postulat du discours du maître qui revendique l’appui d’une ontologie, d’un discours sur l’être qui transgresse l’être du discours. Mais il garde aussi bien un penchant inavoué pour l’argumentation, la dispute, les jeux scolastiques et les règles d’une rhétorique académiquement pure. Toujours est-il que cette passion obsessionnelle ne l’empêche point pour autant de céder aux mirages du discours de l’hystérique, qui le renvoie au rituel d’une fonction dont il est persuadé qu’elle est un ministère ou une mission, puisqu’elle le place aux origines de l’être et qu’il travaille à l’accouchement des esprits. Et, malgré tout, il reste le témoin-ironiste qui se plaît à subvertir les discours du maître, du sophiste et de l’hystérique, qu’il est pourtant capable de pratiquer sérieusement sans craindre le paradoxe.
2. Des questions
14Ces indications historiques et épistémologiques attestent l’étroite solidarité qui lie le discours universitaire au discours philosophique. Ce dernier est à la fois un discours spécifique qui, en liant dans le dialogue le commentaire à la question, transforme tout acte de communication en une herméneutique questionnante. Mais il est aussi un discours paradigmatique dont la langue et le style sont inscrits non seulement dans les disciplines composant l’éventail du discours universitaire, mais aussi dans les pratiques scientifiques, techniques et politiques relevant du discours du maître ; dans la totalité des pratiques professionnelles qui, pour légitimer le pouvoir de leur compétence, mettent en œuvre une sophistique et une rhétorique appropriées ; dans les pratiques éducatives et artistiques se rattachant plus volontiers au discours de l’hystérique ; enfin dans l’ensemble des pratiques culturelles qui ont tout intérêt à se ressourcer au discours de l’analyste.
15On aura compris que le discours philosophique dont il s’agit est et n’est pas le discours de la discipline philosophique. Il l’est, dans la mesure où le discours universitaire l’a assimilé, en se préoccupant des enjeux éthiques et politiques des savoirs, des visées anthropologiques des institutions, des problèmes épistémologiques des connaissances… C’est sans doute parce que cette assimilation a lieu que, paradoxalement, certains universitaires, devenus amnésiques et inconscients de la dette qu’ils ont contractée à l’endroit du discours philosophique, rabattent ce dernier sur son apparence sophistique : le discours philosophique est un ornement, une rhétorique spécieuse, qui mérite d’être enseignée à l’université, un objet historiographique qui reste un document privilégié, sinon un monument de l’histoire des idées. Ces jugements, sans être négatifs, sont lourds de malentendus et dénaturent le discours philosophique et, par voie de conséquence, jettent le soupçon sur le discours universitaire de ceux-là même qui les énoncent. Or, certains de ces universitaires ont pourtant bénéficié d’une solide formation humaniste, mais ce n’est plus le cas de leurs étudiants qui ne peuvent se référer à une aussi large propédeutique. En cultivant ce déni à l’endroit de la philosophie, ils risquent de cultiver cette « ignorance totalitaire » 3 qui, vierge de toute aporie et de toute ironie, renforce imaginairement le pouvoir de leur savoir. Dépouillé de la référence à l’herméneutique questionnante, le discours de la discipline acquiert le statut d’une pseudo-science, qui se trouve exclusivement légitimée par les règles méthodologiques ou encore par les règles didactiques qui le sous-tendent. Au total, le discours universitaire, déraciné de sa référence au discours philosophique, est conduit à faire l’apologie de la méthode dite scientifique (non vérifiée épistémologiquement) ou de la méthode didactique (vérifiée, pour l’heure, par la seule science « de la pratique »). En clair, c’est bien sur la base d’une formation philosophique déniée ou absente que l’universitaire en appelle à la rigueur de la science pure. Peut-être est-ce cette même ignorance totalitaire qui fait symptôme dans le discours de ceux qui éliminent le questionnement « philosophique » de leur horizon de recherche.
16Ainsi privé de son élan ironique, le discours universitaire se fait sophistique, didactique, positif et efficace : il se scolarise au sens institutionnel et idéologique du terme. Le voici qui se rabat sur le profil du discours du maître, qui, on le sait, s’épuise à refléter l’ordre idéal des êtres et des choses, à s’ajuster aux dimensions d’un réel sur lequel il acquiert une prise décisive, bref à devenir pratique et efficace dans l’espace d’un agir communicationnel qui fait l’économie de tout questionnement épistémologique. Or, cette étrange mutation met le discours proprement scientifique dans une position privilégiée de pouvoir, puisque ce dernier voit le discours universitaire en totalité se rallier à des présupposés dont il s’honore depuis fort longtemps.
17À la différence du littéraire qui brode sur le réel, le scientifique interroge les principes ultimes du réel. Il met la complexité de la matière de la vie et de la raison en équations : au lieu de parler sur les êtres et les choses, il recherche… et parfois trouve. On conçoit dès lors qu’il puisse aisément se poser en maître du discours du maître. Cette tension que la partition en universités littéraires ou scientifiques a pour effet d’estomper ressort avec acuité, lorsque littéraires et scientifiques font partie de la même université. De part et d’autre, le questionnement épistémologique sur la pertinence, la cohérence et les enjeux éthiques, politiques et anthropologiques des savoirs construits est soigneusement évité.
18Faute d’une interrogation critique sur lui-même, le discours universitaire métamorphosé en discours du maître est impuissant à soumettre, par peur de détruire le label scientifique dont il s’honore, les connaissances à l’épreuve de la réalité. Une fois banni de la cité universitaire, le logos philosophique cède la place au muthos : celui de la vérité, de la vraie recherche, de l’efficacité des connaissances, de la professionnalisation des études. Voici, à titre illustratif, quelques réflexions anecdotiques glanées ci et là. « Les scientifiques, à la différence des littéraires, cherchent la vérité absolue », écrivait récemment un collègue littéraire persuadé, pour avoir bien introjecté le discours du maître « qu’il ne peut, pour sa part, que prétendre à une vérité relative ». « Les sciences de la communication, au moins, ça sert la société, ça permet de communiquer, ce n’est pas comme la philosophie… », disait récemment un responsable universitaire. « La philosophie, renchérit un autre collègue, je ne suis pas contre, il en faut, c’est comme la poésie, mais pas de la philosophie pure !… » Certes, le questionnement philosophique, conçu en un sens large, n’est ni efficace, ni rentable, mais il jouit d’une efficacité critique dont on souhaiterait qu’elle soit partagée par bien des universitaires, qui le réduisent à une rhétorique conventionnelle, peut-être parce qu’ils en ont peur 4.
19Dès que le discours de l’universitaire se confond avec le discours du maître, il devient fatalement complice du discours politique et du discours économique. Ne nous étonnons pas de ce que les universités soient sollicitées de réviser leurs finalités et leurs objectifs. Elles doivent enseigner les connaissances indispensables qui préparent à la vie professionnelle et mettre en veilleuse le service de la culture et des cultures qui a été jusqu’ici sa tâche. Cette transformation suppose la mise en place d’une idéologie dont l’arbitraire est patent. Il existe, d’un côté, des disciplines professionnelles comme la chimie, la physique et la mécanique, comme les langues appliquées, la psychologie, la sociologie et les sciences de la communication, et des disciplines non-professionnelles comme les lettres classiques ou modernes, les arts plastiques, les arts du spectacle ou la philosophie. Mais une telle partition, qui témoigne encore d’une non-réflexivité des usagers sur les savoirs étudiés ne résiste pas à une critique, même pragmatique : les disciplines dites professionnelles ne préparent pas plus directement à l’emploi que les autres. Bien au contraire, on devrait se méfier de l’audimat dont on les a jusqu’ici gratifiées : certaines des sciences humaines, par exemple, sont à terme des impasses professionnelles, en raison de la nombreuse population qui les étudie, en raison de la spécialisation dans laquelle elles enferment l’étudiant et en raison de l’étroitesse des débouchés qu’elles autorisent sur le plan des concours ouvrant à l’enseignement. Mieux vaut peut-être, de nos jours, être helléniste ou philosophe que psychologue ou licencié en sciences de l’information et de la communication. Penser que l’université doit préparer à l’emploi n’est sans doute pas sacrilège. Reste cependant que, pour mener à bien cette tâche, les études universitaires doivent orienter l’étudiant vers la vie professionnelle, mais d’une manière indirecte et non d’une manière directe, en l’aidant à réfléchir sur la culture qu’il acquiert.
20Le discours universitaire exprime un savoir vrai qui questionne la culture, nous rappelle Jacques Lacan. Ce qui signifie, si nous extrapolons, sans le trahir, ce jugement, que le discours universitaire est transdisciplinaire. Enseigner, c’est faire parler, en les transcrivant dans le langage des connaissances, les savoirs qui représentent autant de pans de culture. Ceux-ci deviennent peu à peu intelligibles et significatifs, dès lors qu’ils sont situés dans des champs et des inter-champs culturels plus vastes ou, pour employer une heureuse formule de R. Rorty, dans des cadres alternatifs. En clair, l’universitaire définit les contenus du savoir en les recadrant dans des schémas intégrateurs qui, à la limite, représentent l’horizon même de la culture générale, qu’il contribue à construire à partir de sa propre discipline. C’est cette transdisciplinarité qui qualifie le discours universitaire comme tel. La pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité sont des stratégies didactiques et heuristiques qui ne brisent pas les clôtures disciplinaires, même si la première met les disciplines en conflit et la seconde en interaction mutuelle 5.
21Que le discours universitaire soit transdisciplinaire, cela signifie finalement trois choses. D’abord, qu’il est susceptible de s’inscrire dans des formations discursives plus larges qui transcendent le champ des disciplines et contribuent à reprofiler la culture générale. Il part et parle de l’« univers » : il est paradoxalement en surplomb des disciplines qu’il enseigne. Ensuite, qu’il explicite les intentionnalités ou les visées qu’il poursuit au plan éthique et politique. Cette réflexion épistémologique sur les enjeux des connaissances est essentielle : elle est la meilleure préparation à la vie professionnelle. C’est parce qu’elle manque à un discours universitaire qui, à force d’être didactisé et obsédé par la professionnalisation, a perdu son âme, que l’on en vient peu à peu à considérer l’université comme une entreprise de formation, sous la pression du pouvoir politique et du pouvoir économique devenus complices du même discours. Enfin, il n’y a de transdisciplinarité que si le discours tenu est porté par un ou plusieurs sujets. Être sujet, c’est assumer la responsabilité de la question posée, c’est faire siennes les visées explicitées et l’image de l’homme qui en est comme l’ombre portée. On sait que la notion moderne de sujet commence à se dessiner dès le xiiie siècle, dans l’espace du discours universitaire naissant, sans attendre l’énonciation cartésienne qui, au dire de Heidegger, parle, lui aussi, magistralement le langage de la scolastique médiévale. Ce n’est point une coïncidence. Le sujet s’annonce, dès qu’il devient le partenaire d’un questionnement plus large que les connaissances qu’il apprend ou enseigne. On peut espérer qu’un jour le discours universitaire retrouvera la mémoire de son ironie et, devenu effectif, renoncera à être béatement objectif et bêtement efficace. Penser, c’est exprimer la part d’ironie qui institue et destitue les savoirs.
22C’est cette ironie que les auteurs de ce numéro mettent en œuvre : chacun, du lieu d’une expérience d’étudiant, d’enseignant ou de chercheur, questionne le discours universitaire sous ses aspects rhétorique et logique, didactique et pédagogique, politique et social, institutionnel et culturel. C’est bien d’une écriture transdisciplinaire qu’ils se réclament, puisque ce sont les conditions de production, les diverses formations et les enjeux d’un tel discours qu’ils examinent dans ces pages. Le lecteur jugera de la pertinence ou de l’impertinence des propos tenus, mais aussi de l’agilité ou de la santé des professionnels qui sont capables de passer au crible d’un métalangage critique le langage-objet qu’ils pratiquent. C’est aussi cela le discours universitaire : un discours capable de se dédoubler, de lever les dénégations qu’il entretient, d’ironiser sur ses méprises et sur ses prétentions à la maîtrise.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Paul Resweber, « Discours universitaire et questionnement philosophique », Le Portique [En ligne], 6 | 2000, mis en ligne le 24 mars 2005, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/431 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.431
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