De la docte ignorance
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- 1 . La conception de la docte ignorance et le personnage de l’idiot qui en est la figure, celle de la (...)
- 2 . Le terme mêscience (la négation mê en grec n’est pas une négation absolue, comme l’est ouk) désig (...)
1La Docte ignorance, Docta ignorantia, tel est le titre du célèbre ouvrage de Nicolas le Cusain publié en 1439. La thèse ici exposée par le cardinal philosophe et théologien se trouve développée notamment dans deux écrits ultérieurs : La lettre aux moines de Tigernsee sur la docte ignorance (1452-1456) et De ludo globi, Du jeu de la boule (1463). En démontrant la coïncidence du savoir et du non-savoir, elle nous signifie que le non-savoir, loin de désigner l’absence de savoir, se présente comme étant la condition indispensable à l’accès au savoir le plus élevé. Elle se présente, en effet, d’emblée comme un art d’ignorer avec méthode. On comprend dès lors pourquoi la richesse de cet oxymore a pu inspirer et interpeler des philosophes tels que G. Deleuze, J. Rancière ou M. de Certeau, ainsi que de nombreux théologiens et mystiques, mais aussi des éducateurs et des psychanalystes1. À partir de cet enseignement, on peut dégager trois lignes d’interprétation de la docte ignorance dont seules les deux premières ont été explicitées par l’auteur lui-même : celle du non-savoir socratique, celle du non-savoir mystique et celle du non-savoir inhérent à l’inconscient. Je commencerai par mettre en lumière ces trois modalités de la docte ignorance que sont la « mêscience » socratique 2, la nescience du mystique et l’inscience caractéristique de l’inconscient. Je mettrai ensuite en perspective quelques traits transversaux à ces trois domaines, avant d’indiquer certains prolongements qu’un tel paradoxe peut inspirer à la réflexion.
I. UN ART D’IGNORER
1. Le non-savoir socratique
- 3 . L’idiot est l’homme « particulier » dont l’intelligence est axée sur l’expérience, à la différenc (...)
2Nicolas le Cusain développe sa thèse sur la docte ignorance en se référant d’emblée à la conception socratique du non-savoir. Il préconise, d’abord, un non-savoir relatif qui découle de l’éristique, c’est-à-dire de la critique des faux savoirs tissés par les préjugés et la rumeur. C’est à ce travail préliminaire qu’il se livre dans le dialogue, où il met en scène le profane et le philosophe. On perçoit au fil de la lecture que le profane est lui aussi un philosophe et que le philosophe est lui aussi un profane, car le premier croit savoir alors qu’il ne sait que par expérience et le second croit aussi savoir, alors qu’il ne sait que par abstraction. L’un et l’autre croisent chacun à leur manière la figure tierce et neutre de l’idiot (Idiota de sapientia et de mente, 1450) qui incarne l’homme soucieux de rendre compte rationnellement de son expérience sans se réfugier dans des ratiocinations théoriques ou dans des observations pratiques non questionnées 3. Le non-savoir est la mise en suspens de tout jugement, aussi bien théorique que pratique.
3La dialectique qui est l’art d’argumenter prend le relais de l’éristique. Dès lors que les faux semblants sont détruits, surgit alors à l’esprit la question de la vérité, celle du to estin, de ce que c’est que la vérité. Y a-t-il un savoir vrai ? Quelle peut être la relation d’un tel savoir avec la vérité ? On comprend aisément que le questionnement peut indéfiniment se prolonger, tant qu’il ne portera pas sur ce qui est la source et la condition de tout savoir : la connaissance que l’on a de soi-même. Ainsi tous les savoirs ne sont rien s’ils ne sont mis au service de la connaissance de soi. C’est dire que la dialectique doit conduire à la maïeutique, cet art d’accoucher de la vérité que chacun porte en soi.
4La connaissance socratique de soi, qui est, en réalité, la connaissance du citoyen et du mortel que nous sommes, suppose « la reconnaissance de l’âme » par elle-même. N’est-ce pas finalement en nous-mêmes que nous découvrons la vérité qui légitime les savoirs ? S’il en est ainsi, on peut dire que les savoirs qui ne renvoient pas directement ou indirectement à la connaissance de nous-mêmes sont vains. La maïeutique est la méthode consistant à traverser la genèse des savoirs qui ont structuré la personne. Elle engage, on s’en doute, un véritable travail sur soi-même que l’on peut exprimer, par exemple, dans une chaîne d’énonciations paradoxales. Reconnaître que je sais que je ne sais pas, cela implique de bannir tous les préjugés. Mais ce non-savoir nous ouvre l’accès à la quête du vrai savoir, dès lors que chacun peut dire en même temps : je ne sais pas que je sais pourtant. Une telle découverte nous ouvre alors la porte d’une étonnante aventure, si tant est que nous puissions nous dire sur le mode de l’impératif hypothétique : je sais que je peux savoir ou bien encore sur le mode de l’impératif catégorique : je sais que si je peux savoir, je me dois de savoir.
- 4 . La Docte ignorance, trad., prés. et notes de H. Pasqua, Paris, Payot et Rivages, 2005, p. 39.
5Nous voyons poindre à l’horizon de cette réflexion le paradoxe cher à Nicolas qui consiste à considérer que le non-savoir est la condition de l’accès au savoir. Telle est la docte ignorance socratique. Il convient cependant de l’interpréter de manière dynamique en faisant la part de l’ironie qu’elle implique. Il serait, en effet, inexact de penser que le non-savoir se trouve dépassé ou détruit, une fois dévoilé le savoir secret ou resté caché. Car l’ironie est un questionnement radical qui met en question non seulement les savoirs objectifs, mais aussi le sujet même qui les questionne. Ce qui signifie que plus je questionne, plus je découvre que le non-savoir est indissociable du savoir qui m’habite ; et plus je crois atteindre ce dernier, plus il échappe à ma saisie, de sorte que je me sens et me vois renvoyé à un non-savoir si dense qu’il semble indépassable. Reconnaissons alors que le non-savoir est consubstantiel au savoir et que le savoir à peine exprimé retourne, non sans l’avoir aggravé, au non-savoir dont il procède : « En effet, même l’homme le plus savant n’arrivera à la plus parfaite connaissance que s’il est trouvé très docte dans l’ignorance même, qui lui est propre, et il sera d’autant plus docte qu’il saura que son ignorance est plus grande » 4.
2. Le non-savoir mystique
- 5 . Trois Traités sur la docte ignorance, Paris, Le Cerf, « Sagesse chrétienne », 1991, p. 29.
6Nicolas reprend à son compte la thèse du non-savoir socratique : « En quoi Socrate surpassait les sages : celui qui voit le soleil ignore l’intensité de la lumière du soleil et a conscience de son ignorance » 5. Mais il l’interprète à la lumière d’une autre catégorie de non-savoir : celui qui, expérimenté par le mystique chrétien, prend Dieu à témoin, car c’est Dieu lui-même qui en est le répondant et le garant. C’est désormais la lumière divine qui devient la mesure de notre ignorance et qui, comme celle du soleil, nous aveugle par son intensité. Le non-savoir devient alors relatif à la Vérité qui est assimilée au Dieu caché dans les ténèbres de notre ignorance, Deus absconditus. Cependant, de cette Vérité abyssale, nous avons malgré tout une certaine connaissance qui nous est enseignée (docta) par Celui qui en est l’expression la plus sublime. Nous voici, comme créatures, habités, hantés par la docte ignorance.
Le double sens du non savoir
- 6 . Lettre aux moines de Tigernsee sur la docte ignorance (1452-1456°), Paris, Œil, 1985, p. 29.
7L’ignorance socratique pourrait être interprétée comme une feinte, comme une fiction ou comme un mensonge calculé. Mais Nicolas lui confère d’emblée une signification théologique en soulignant qu’elle procède d’un désir de savoir, d’un élan du cœur, d’une inclination de l’âme (inclinatio animae) ou encore d’une obscure volonté de connaître ce qui nous échappe. L’esprit ignore Dieu, le Bien qu’il recherche, mais c’est cette même ignorance qui le stimule et le presse d’éclaircir ce à quoi il aspire. Il y a, par conséquent, et cela nécessairement, à la fois, un savoir et un non-savoir de ce que l’on s’efforce d’atteindre. Si, en effet, c’est le savoir qui triomphe, il n’y a aucune quête possible de l’objet désiré. Si c’est, au contraire, le non savoir qui s’impose, il n’y a pareillement aucune requête possible de ce que l’on ne connaît pas. Mais voilà : entre non-savoir et savoir, il y a le jeu de la docte ignorance. C’est en ces termes augustiniens que Nicolas s’adresse à ses frères du monastère : « D’où suit que tout amour par lequel on est porté vers Dieu fait place à quelque connaissance, même lorsqu’on ignore ce que l’on aime. Coïncident, en effet, savoir et ignorance et c’est la docte ignorance. Car si l’on ne savait qu’il existe du bon, on ne saurait aimer ce qui est bon ; et cependant celui qui aime ignore ce qui est bon, car aimer le bon ne fait voir le bon, qu’en tant que non encore atteint, car ce mouvement de l’esprit qui est amour cesserait s’il avait atteint à son terme final… Ainsi l’esprit qui aime est sans repos, car inattingible est l’amabilité de ce qu’il aime » 6.
- 7 . Ibid.
8On peut donner de ces considérations une interprétation dialectique qui leur confère un sens plus adéquat : le peu de savoir que l’on obtient aiguise et aiguille la volonté de savoir et plus l’on croit savoir, moins l’on sait et moins l’on sait, plus on veut savoir. La docte ignorance a ceci de particulier qu’elle convoque le désir pour en faire le moteur de la connaissance et de l’inconnaissance. Mais elle comporte aussi un sens qui dépasse celui de la dialectique augustinienne du savoir et du non-savoir. Que les ténèbres de l’ignorance ne soient jamais dissipées, cela signifie que le non-savoir est indépassable et que le vrai savoir consiste à prendre acte de cette situation paradoxale, qui nous renvoie à l’expérience d’une exigence tout aussi impossible que nécessaire : « C’est pourquoi il est nécessaire que celui qui théologise sur le mode mystique, au-dessus de toute raison et de toute intelligence, allant jusqu’à s’abandonner lui-même, pénètre dans la ténèbre ; et il découvrira comment ce que la raison juge impossible, savoir qu’une chose tout ensemble, soit et ne soit pas, est la nécessité même, disons plus : si n’apparaissaient pareille ténèbre et densité d’impossibilité, la suprême nécessité n’existerait point, laquelle n’est pas en contradiction avec cette impossibilité, car l’impossibilité est la véritable nécessité même » 7. La docte ignorance marque donc une limite qui comporte une détermination à la fois intellectuelle, éthique et mystique.
La double altérité
9Approfondissons les termes du paradoxe ainsi posé. Le théologien récuse les voies traditionnelles de la connaissance de Dieu fondée sur l’analogie. Selon cette dernière logique, il existe entre Dieu et l’homme, entre le Créateur et la créature forgée à l’image de Dieu, des qualités communes, même si l’on juge que celles-ci existent en Dieu selon un mode infini qui les modifie substantiellement. Mais c’est cette même logique qui, fondée sur le jeu des similitudes et des différences, sert de référence constante à la théologie affirmative. Elle nous dicte, en effet, la seule voie qui soit praticable pour parvenir à un certain savoir sur ce qu’est Dieu. Elle prend appui sur les qualités humaines, en supprime les défauts et en abstrait les limites pour porter à l’infini les perfections ainsi extraites. Tout autre est cependant la logique de la théologie négative qui substitue au principe de l’analogie celui de l’équivocité. Dans cette nouvelle perspective, Dieu se trouve alors désormais considéré comme un Être absolument Autre, qui n’entretient avec l’être humain aucune similitude et aucune commune proportion.
- 8 . Le traité Du non-autre, écrit de la maturité, relaie et renforce en l’explicitant le thème de la (...)
10C’est cette conception d’une altérité non altérée et non altérable que le théologien expose plus tard ans le traité intitulé Non aliud, Du non-autre 8. Le non-autre est le nouveau nom qui désigne l’Un. Retenons de cette argumentation au moins deux données capitales. Observons d’abord que Dieu n’est pas un autre : ni un autre moi-même ou alter ego, ni un autre que l’autre, c’est-à-dire un autre qui serait représenté par autrui. Il n’est pas non plus cet autre qui entretiendrait avec moi une relation symétrique, mais il est l’autre d’un autre ordre : de l’ordre du non autre qui est celui du tout autre. Il est l’Autre dont l’altérité échappe à toutes les catégories qui s’emploient à le désigner. La seconde observation découle de la première et la corrobore : le terme « non-autre » se décline en latin au neutre (non aliud) et, par conséquent, il détermine non le genre masculin (non alius) ou féminin (non alia) d’un être qui ne serait pas un « autre » au sens commun du terme, mais bien le mode d’être exceptionnel d’un Être dont l’altérité ne peut être exprimée dans le langage avec lequel nous parlons de la rencontre ordinaire que nous faisons quotidiennement d’autrui. Dieu n’est pas « de l’autre », entendu en latin au sens neutre du terme : non aliud, c’est-à-dire qu’il ne partage pas le régime d’altérité qui préside aux rapports des humains entre eux. Ces précisions nous invitent à transcrire le non aliud en disant qu’il est le grand Autre. Si Dieu ne relève pas, entre nous soit dit, de la logique de l’altérité qui nous positionne les uns par rapport aux autres dans une alternance de proximité et de distance, il est bien Autre que tout autre et Tout Autre que l’autre.
11Si Dieu est le Tout Autre, c’est parce qu’il est avant tout de l’ordre du non-autre, de l’ordre d’une altérité qui nous est étrangère. Nicolas oppose, en effet, le domaine de l’Unité à celui de l’altérité qui se présente sous la forme de la multiplicité et de la diversité et qui caractérise le monde des créatures. Cette précision est capitale. Elle signifie que l’altérité de Dieu est tout autre que celle que nous observons, lorsque nous comparons une chose à une autre ou encore un être à un autre. L’altérité de Dieu ne saurait se mesurer à celle qui régit les diverses réalités qui tombent sous notre sens. Si Dieu peut être dit l’Autre, c’est aussi parce qu’il est l’Un, qui n’est tel que parce qu’il est égal à lui-même et parce qu’il n’est égal qu’à lui-même. Il n’a donc pas à se mesurer, comme nous les humains, à d’autres que lui. L’Un est sa propre mesure. Cet énoncé surprenant prend tout son sens, dès lors qu’on le comprend de façon dynamique.
12Dieu surgit comme l’Un, parce qu’il ne cesse de s’égaler à lui-même. Or, c’est l’Intellect qui réalise en Dieu l’opération de cette prise de mesure hors pair et hors norme. Si l’on peut dire que Dieu est le Tout Autre, c’est au sens où Parménide dit qu’il y a de l’Un et au sens où maître Eckhardt assimile l’Un à Dieu. Mais il nous faut encore distinguer l’altérité en Dieu qui est insondable de l’altérité de Dieu que l’on ne peut évoquer sans prendre le risque démesuré de mesurer ce qui n’étant pas mesurable, échappe en fin de compte à toute mesure et à toute proportion. Dieu est Incommensurable en lui-même, et nous ne pouvons parler de cette incommensurabilité absolue que d’une manière indirecte, non sans marquer la distance infinie qui sépare la mesure inhérente à la capacité de notre esprit (mens mesurans) de celle qui préside à la genèse de l’Intellect divin.
Les deux infinis
- 9 . Pseudo-Denys, Des noms divins, ch. 2.
13Au total, le philosophe théologien fonde le non-savoir sur l’incapacité qu’a l’homme de connaître l’Infini. Or, il distingue deux modalités de cet Infini. Il y a l’Infini absolu, tel que le conçoit la théologie négative qui récuse le principe de l’analogie et l’Infini relatif des mathématiques qui, quant à lui, récuse le principe de la non-contradiction. Lorsqu’il aborde la question de la connaissance de Dieu, il reprend l’enseignement de Proclus et celui du Pseudo Denys9, mais il développe cette question, comme nous venons de l’indiquer, en s’appuyant sur une dialectique qui, exprimée en termes de mesure, de non-contradiction et de proportion, est empruntée aux mathématiques. Or, l’originalité de Nicolas consiste à articuler ces deux types d’Infini en faisant du premier, en l’occurrence de l’Infini des mathématiques, une image imparfaite de l’autre.
- 10 . Pasqua, op. cit., p. 68 s.
- 11 . Pasqua, op. cit., p. 72; 74.
14L’Infini relatif surgit des avancées de la logique mathématique qui vise à réduire l’inconnu au connu. Mais cette entreprise se retourne contre elle-même, car, en voulant réduire la part de l’inconnu, elle ne cesse d’en marquer l’ampleur. Plus l’esprit connaît, plus il réalise que la part initiale de l’inconnu auquel il se heurtait au départ se révèle être insurmontable. Tout se passe comme si, plus le connu progressait, plus l’inconnu lui faisait barrage. Un tel paradoxe est loin d’être arbitraire, car il est fondé sur le principe de la cohérence des opposés ou des extrêmes. Il suffit, pour nous persuader de sa pertinence, d’évoquer la loi qui préside aux variations des figures géométriques. Par exemple, plus on multiplie les côtés du polygone, plus ce dernier tend à épouser le profil d’un cercle et plus le cercle s’agrandit, plus il tend à épouser le profil d’une droite 10. De même, en vertu des mêmes variations, la ligne infinie peut être un triangle et le triangle un cercle ou une sphère11. Si, par ailleurs, l’on analyse le mouvement de la boule, on peut faire un constat analogue. Plus, en effet, la toupie tourne avec une vitesse accélérée, plus elle semble être au repos. On pourrait illustrer cette thèse en recourant aux données contemporaines relatives à la physique de l’espace. On peut s’essayer à mesurer l’espace, mais on ne saurait y parvenir, non seulement parce que l’espace est incommensurable, mais aussi parce que, étant indéfiniment en expansion, il échappe à toute mesure réelle et possible : il est un infini en indéfinie croissance.
15On le voit, cette logique de la coïncidence des extrêmes nous ouvre l’espace du déploiement d’un Infini que l’esprit ne peut maîtriser. Elle nous indique, mais sur le mode asymptotique, le lieu énigmatique d’une Unité égale à elle-même où se recouperaient et se croiseraient tous les extrêmes. Voici Dieu identifié au Maximum absolu supposé coïncider avec le Minimum absolu, et, à ce titre, à l’Un qui est la nécessité absolue. À ce lieu indiscernable et non délimitable, seul le saut qualitatif de la foi peut nous mener, car il se nomme l’Infini divin, principe et fin de tout. On peut dire que, dans l’univers, est indéfiniment à l’œuvre une géométrie sacrée qui génère et orchestre le non-savoir, et, que c’est en vertu du même principe, que savoir et non-savoir coïncident en Dieu. Mais nul ne peut en aucune manière vérifier la résolution de ce paradoxe, car si l’infini mathématique est une image de l’Infini divin, ce dernier, est, quant à lui, abyssal et insondable. On ne saurait s’y tromper : il est bien l’Unité pure de la déité, telle que Maître Eckhardt l’a pensée. Cette filiation que Nicolas entretient avec le mystique rhénan n’est pas passée inaperçue à l’époque, notamment aux yeux du professeur de théologie Jean Wenck, de l’université d’Heidelberg, qui n’a cessé de reprocher à Nicolas de défendre une position inorthodoxe.
16La relation qui existe entre ces deux Infinis se décline en termes de reflet, de miroir, de trace et d’image. D’un côté, nous percevons qu’il y a un Infini, celui des mathématiques, qui est le principe du principe et, d’un autre, nous faisons l’hypothèse qu’il y a un Infini qui soit le principe sans principe : Dieu. Si la raison n’autorise aucun passage de l’un à l’autre, la foi seule peut vérifier la vérité de la supposition de l’existence d’un Infini absolu. Aussi le théologien qui se risque à croire se double-t-il d’un mystique qui, à travers la nuit du non-savoir, participe à la vie de son Créateur. Du point de vue de la raison, Dieu est pensé comme étant le principe de la coïncidence des extrêmes, mais seule la foi peut le poser comme existant.
17Cette expérience unique ne se réduit pas pourtant à l’opération risquée d’un saut qualitatif dans l’inconnu. Car elle est initiée par une propédeutique qui la rend sensée et acceptable, puisqu’elle mobilise l’intellect qui se trouve invité à effectuer une lecture patiente des « conjectures », terme qui traduit le latin « conjectura » et qui est l’équivalent du grec sunbolon, rassemblement, qui caractérise le geste de liaison et de connexion réalisé par le symbole (Conjectura de novissmis diebus, 1452). Nicolas s’appuie donc sur un travail préalable d’interprétation des signes qui requiert deux logiques qui s’impliquent réciproquement : celle de la transposition des figures qui ouvre l’espace du premier Infini et celle qu’il appelle la « transsomption », ou glissement du sens à la limite, et qui procède par transition et intégration. Ainsi, pouvons-nous distinguer à l’œuvre une « transsomption » développante qui va des figures à l’Infini mathématique et une « transsomption » enveloppante qui, à la faveur du saut de la foi, passe de cet Infini relatif à l’Infini absolu : au Dieu, le Tout Autre.
18C’est bien à la lecture des signes, des nombres, des formes et de leur connexion que nous convient les mathématiques, science qui est « en mesure » de nous « indiquer » ce qu’est Dieu et qui, par conséquent, prend la place réservée traditionnellement à la logique classique arrimée à l’ontologie issue d’Aristote. Nicolas se situe dans le courant de la modernité nominaliste qui, commencée à la charnière des xiiie siècle et xive siècle, avec Duns Scot et surtout Guillaume d’Ockham, substitue à la métaphysique traditionnelle les nouvelles données des sciences exactes. Or, ce changement radical de perspectives se trouve en heureuse adéquation non seulement avec la théologie de la création selon laquelle l’homme a été créé à la ressemblance de Dieu, mais aussi avec la théologie de la grâce selon laquelle l’homme participe dès ici-bas à la vie éternelle. On comprend alors à quel point la référence fréquente que fait Nicolas, sur le mode implicite ou explicite, au célèbre texte de St Paul (1 Cor. 13,12-13) est capitale : « Aujourd’hui, nous voyons Dieu au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous le verrons face à face ; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu ». Ces deux lignes constituent la clef de voûte de l’édifice intellectuel et spirituel du philosophe et du théologien. Si, en raison de sa nature, l’homme ne peut saisir intuitivement la vérité, il le peut néanmoins par la foi, mais de manière indirecte, sur le mode de l’énigme (in enigmate), comme dans un miroir (per speculum).
- 12 . Pasqua, op. cit., p. 128.
- 13 . Ibid.
- 14 . Pasqua, op. cit., p. 173.
19On comprend mieux les relations qui existent entre les deux Infinis, si l’on se réfère à la conception du « maximum » qui est la toile de fond de cette démarche philosophique. L’univers, créé à l’image de Dieu, se présente comme un Infini ou comme un maximum contracté : il se présente à nous sur le mode d’une unité, mais d’une unité complexe qui implique la pluralité. Or, c’est parce qu’il « n’est que le maximum contracté » que cet univers est « une image de l’absolu »12. Mais, en Dieu, ce maximum se trouve « impliqué » (participe passé du verbe latin implicare, plier à l’intérieur) sous la forme d’une unité simple qui exclut la diversité. On le comprend, qu’il soit absolu ou contracté, il est soumis à la double logique du Pli : la création est initialement compliquée (cum-plicata) c’est-dire pliée totalement en Dieu, avant d’être expliquée (ex-plicata), c’est-à-dire dépliée au dehors. Reste que c’est toujours la même logique de proportion qui règle les rapports de la créature et de son Créateur. Il existe donc entre le maximum absolu qu’est Dieu et le maximum contracté qu’est l’univers une relation harmonieuse qui témoigne « de l’art admirable de Dieu dans la création »13, puisque le Créateur s’est servi des arts, tels que l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie pour réaliser une œuvre où règne avant tout un ordre fondé sur « les proportions des choses, des éléments et des mouvements » 14. Mais si on ne peut rien savoir du maximum absolu, on peut néanmoins en déceler les traces dans le maximum relatif qu’est l’univers.
20Or, la tâche qui est de lire et de dire ces traces et ces tracés qui sont les marques des proportions mathématiques est confiée à l’homme qui est, quant à lui, un maximum à la fois contracté et absolu, dans la mesure où, par l’intellect et par la foi, il se situe à la charnière des deux autres. L’homme perçoit ce monde des signes : des nombres, des formes et des mouvements, mais surtout il les nomme pour mettre en lumière la divine géométrie qui les a produits. On ne peut s’empêcher de penser à la distinction des deux Infinis que Malebranche a érigés en Attributs de Dieu et à l’usage philosophique qu’il en a déduit. En Dieu, il y a cet Infini qu’est l’Étendue et cet autre Infini qu’est la Pensée. Mais si nous pouvons accéder à l’intelligence du premier, il nous est, en revanche, impossible d’accéder à l’intelligence du second. Tout se passe comme si Dieu nous cachait la face de l’Infini qu’est sa Pensée, et ne livrait à notre intelligence qu’un Infini tronqué, réduit à la seule face de cet autre Infini qu’est l’Étendue. Dieu se donne donc à lire au travers des signes matériels de sa création. Tout se passe comme s’il ne nous livrait qu’une seule face de lui-même, face qui se présente comme étant le miroir de l’autre face restée à jamais invisible et secrète. Sans cette obscurité, sans cette docte ignorance à laquelle Dieu nous renvoie, nous refuserions sans doute de nous concevoir comme des êtres « théocentriques » et, à défaut de nous poser comme tels, nous resterions repliés sur nous-mêmes et condamnés à demeurer tristement narcissiques.
Les deux regards
21Pour résumer la démarche intellectuelle de Nicolas, nous dirons que de l’Infini simple ou de l’Infini mathématique nous avons une connaissance intuitive qui fonctionne à la manière d’une vision mentale, capable d’anticiper la coïncidence des extrêmes. Mais si nous voulons passer de cet Infini à l’Infini divin, nous ne pouvons le faire qu’à la faveur d’une nouvelle vision que la foi seule nous garantit. Dans le traité De venatio sapientiae, La Chasse de la sagesse (1453), Nicolas examine la signification du mot grec Theos qui signifie Dieu et il souligne que ce mot vient de theôro, verbe à la première personne qui signifie aussi bien « je vois » que « je cours ». Soucieux d’établir les connexions entre les êtres et les choses, il conclut de cette remarque que l’homme doit courir par la vue pour atteindre le Dieu qui voit toutes choses. La sagesse est l’enjeu de cette course insolite qui n’aura jamais raison de la tâche aveugle, stigmate de la docte ignorance, qui à la fois lui permet de voir et l’empêche de voir. L’homme court après la sagesse qui ne cesse de lui échapper. Dieu, quant à lui, embrasse toutes choses d’un seul regard.
22Cette thèse centrale se trouve, huit ans plus tard, reprise dans le célèbre traité De visione Dei sive de icona, De la vision de Dieu ou du tableau (1453), écrit à l’intention des moines de Tegernsee (1453). Dieu est Celui qui voit tout et dont le regard se porte dans toutes les directions. Or, la vision nouvelle inaugurée par la foi participe de cette omni-voyance divine : l’œil de la foi cesse d’accommoder de lui-même et devient par assimilation l’œil même de Dieu. Si, en effet, la créature parvient à voir de cette tout autre manière, c’est parce qu’elle est elle-même vue et que Dieu lui prête pour ainsi dire son regard. À la différence de la vision discursive, la vision intellectuelle de la foi procède de cette participation de l’homme au regard de Dieu qui est une illustration sublime de la « théôsis », de la divinisation.
23Si l’on en juge par les allusions faites dès l’introduction du De visione Dei, l’étonnante coïncidence de ces deux regards ou, plus précisément, ce renversement et ce croisement de perspectives se trouvent exposés en référence au tableau « Autoportrait » de Rogier Van Weyden que Nicolas a pu contempler à l’hôtel de ville de Bruxelles. Toute la représentation est organisée autour du regard omni-voyant du personnage central qui interpelle les spectateurs, happe et traverse leur propre regard et produit dans leur champ de vision un trou qui réalise une torsion de l’espace dans lequel ils sont. Comme l’a justement analysé M. de Certeau, le secret d’un tel regard tient à ce qu’il parle et s’impose comme énonciatif. La créature voit parce qu’elle est vue : elle existe parce que Dieu, ici symbolisé par le personnage central du tableau, la regarde. Elle voit parce que Dieu la fait voir ou lui donne à voir. Telle est l’illustration maximale de la coïncidence des extrêmes : celle de deux regards radicalement différents qui coïncident. Ainsi, voir, c’est être vu et être vu, c’est être créé (videre, creare = videri, creari), mais n’oublions pas aussi que voir, c’est avant tout croire.
24Concluons ces considérations sur la nescience propre à la mystique de Nicolas. Au risque même de nous répéter, disons que dès lors que l’on se risque à dire ce qu’est Dieu, il nous faut partir de la considération des qualités humaines, en exclure tout défaut et toute limite et porter à l’infini leur essence. Ainsi, Dieu est-il bon et vrai, mais absolument et infiniment. Il y a donc une bonté et une vérité que l’on attribue à l’homme et à Dieu, à proportion de la qualité de l’être de chacun d’entre eux. Mais ce principe d’attribution est inapproprié, dès lors que l’on considère que, Dieu étant l’Infini, on doit récuser toute mesure commune à l’un et à l’autre. Ce n’est donc plus en termes analogues, que l’on peut parler de Dieu et de l’homme, mais en termes équivoques. Ce qui signifie que l’on ne peut savoir ce que veut dire que Dieu est bon, tellement il est autre que ne l’est tout homme par rapport à son semblable. Rappelons encore que Dieu n’est pas un autre, il est autre que tout autre, il est non autre, tout autre que l’autre. Nous ne pouvons que saisir « incompréhensiblement l’incompréhensible », pour reprendre l’expression de Nicolas dans la Lettre à Césarini qui clôt l’ouvrage La Docte ignorance. Dieu ne peut être pensé comme tel, car il ne peut être dit, sinon sur la base d’une équivocité qui ne peut être levée. Dieu est, au sens étymologique du terme, « ineffable » (du latin non fari : ne pas dire) : aucun discours ne peut l’atteindre, ni même le viser.
3. Le non-savoir de l’inconscient
- 15 . J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 362.
25On le conçoit, cette thèse d’un non-savoir radical caractérisant le rapport de l’homme à Dieu, le Tout Autre, peut être avantageusement transposée dans le champ de la psychanalyse. C’est ce que J. Lacan a tenté de faire notamment en abordant la question du transfert dans une conférence publiée initialement dans les Écrits et reprise en 1968, lors du colloque de Strasbourg, sous le titre Psychothérapie et psychanalyse. Le non-savoir, en effet, qui recouvre chez Nicolas le Cusain la mêscience socratique et la nescience mystique peut aussi servir d’éclairage pour expliciter l’inscience consubstantielle à l’inconscient. Dans le texte cité ci-dessus, Lacan fait cet aveu : « L’analyse ne peut trouver sa mesure que dans la voie de la docte ignorance »15.
La posture
26La docte ignorance recouvre la posture commune à l’analyste et à l’analysant qui conditionne le travail analytique. Elle ouvre d’abord l’espace approprié pour que circule une parole de vérité qui réduise au silence les discours vrais, ceux qui, chez le philosophe et le théologien, sont, sauf à se méprendre, impuissants à exprimer ce que Dieu est et, analogiquement, ceux qui, dans la cure analytique, font diversion et empêchent le sujet d’accéder à la vérité de son désir. Mais, du même coup, elle ouvre le champ de la relation à l’Autre, terme qui ici ne désigne plus Dieu, mais l’inconscient, en tant qu’il est « structuré comme un langage ». Au total, la docte ignorance désigne l’attitude de non-savoir que doit adopter l’analyste pour être à l’écoute du désir inconscient du sujet et aussi celle que doit adopter le sujet pour être à l’écoute de son propre désir dont l’analyste a pour mission de lui renvoyer l’écho. Tel est le paradoxe que relève Lacan, car il y a savoir et savoir, savoir conscient et savoir inconscient. Mais précisément, c’est en se mettant dans la disposition du non-savoir que peut éclore, par et dans la parole, la vérité supposée enclose dans le savoir inconscient.
27C’est pour mieux comprendre la réticence de Freud à avaliser un profil codé du déroulement de la cure que Lacan en vient à dire que l’analyse ne peut trouver sa mesure que dans les voies d’une docte ignorance. Qu’est-ce à dire ? Sans doute d’abord, qu’il convient de prendre une distance intelligente par rapport à ce qui est énoncé, par rapport à tout discours vrai, par rapport à toute interprétation précipitée et ensuite, qu’il est nécessaire de poser une limite absolue au-delà de laquelle l’interprétation risque d’être aventureuse et le savoir incertain. Que la docte ignorance soit la mesure de la cure, cela signifie qu’elle est la condition d’une écoute insistante qui ne se satisfait d’aucune certitude. C’est elle qui ouvre à l’analysant les voies d’une parole libre et libérée.
Le champ de la parole
- 16 . J. Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 309.
28Ainsi, la docte ignorance rend-elle nul et non avenu tout préjugé, quel qu’il soit, mais, du même coup, en mettant en suspens tout jugement, elle ouvre le champ d’une transmission insolite : celle qui ouvre à l’analysant l’accès à son propre désir. Voilà pourquoi Lacan en fait une exigence éthique qui engage la responsabilité même de l’analyste : « C’est elle-même (la responsabilité) que je lui impute, d’avoir, aux seuls rebuts de la docte ignorance, transmis un désir inédit »16. Disons-le clairement : la docte ignorance partagée de part et d’autre déploie l’espace d’un semblant, porteur de possibles inespérés ou inattendus. Elle fait alors signe aussi bien à l’analyste qu’à l’analysant, et, ce faisant, elle installe un champ de parole qui dispose le sujet à énoncer son désir et à le recréer en le disant. En le déclinant sur le mode du mi-dit, elle en assure une reprise inédite. Tout se passe comme si, au fur et à mesure qu’il se disait, le désir ne cessait de se transformer en se ressourçant au lieu de ses possibilités. On comprend dès lors pourquoi la docte ignorance est au fondement de la relation analytique qu’elle installe dans le champ de la relation à l’Autre.
Le transfert
29On le voit, en convoquant ainsi la docte ignorance dans le travail analytique, Lacan en retient les traits essentiels : le non savoir qu’elle convoque, la relation à l’Autre à laquelle elle ouvre et la production d’un savoir inédit grâce à la libre énonciation qu’elle requiert. Mais, plus précisément, la docte ignorance qui conditionne l’avènement du transfert, met en relation l’un avec l’autre deux désirs en quête de vérité, comme elle met en relation chez le théologien mystique, deux regards en quête de sagesse. L’expression latine docta ignorantia est à entendre au sens littéral comme étant une ignorance qui est en même temps enseignée et renseignée par l’autre, dès lors que ce dernier se pose en témoin de l’Autre ou de la Vérité. Dans le dialogue socratique aussi bien que dans la vision mystique et dans le déroulé de la cure analytique, la docte ignorance n’est pas seulement l’attitude de reconnaissance du non-savoir qui nous habite, mais elle est celle d’une créativité qui nous fait une exigence de rechercher « le savoir le plus élevé », situé à mi-chemin d’une compréhension totale et d’une totale incompréhension. Mais aussi ce même espace se déploie comme étant le milieu qui rend possible la circulation d’une parole vraie.
30Ce n’est pas la raison qui se trouve mobilisée par une telle exigence, mais, au-delà de la raison, l’intelligence, cette faculté capable d’écouter et d’aller par intuition au cœur des choses. Elle n’est pas aliénée au principe de contradiction qui impose un ordre statique de la réalité à partir d’une prise de vue parcellaire et momentanée, mais elle se déploie indéfiniment dans le langage, en osant faire de la contradiction même le principe même d’un ordre en devenir. L’intelligence est la faculté du visionnaire qui observe le monde « du haut d’une tour », comme le répète Nicolas, de celui qui se perçoit comme existant dans le regard d’un Dieu omni-voyant, ou plus largement de quiconque tente de se mettre en lieu et place de l’Autre. À la différence du savant qui défend une doctrine, le profane ou encore l’idiot est cet homme d’expérience qui, dénué de préjugés, sait que la vérité dépend des diverses perspectives que l’on adopte pour comprendre les choses et que, par conséquent, l’intelligence dépend de la capacité que nous avons de faire varier indéfiniment notre regard sur celles-ci.
31Si telle est l’efficacité symbolique de la docte ignorance, on comprend que Lacan lui accorde une fonction centrale dans l’analyse. N’est-elle pas à la fois le degré zéro du savoir et son degré le plus sublime, le bien propre à l’idiot et le trésor cher à l’homme intelligent ? On comprend par ailleurs sans peine que si elle est la mesure de l’analyse, c’est parce qu’elle est la condition sine qua non du transfert. D’abord, parce qu’elle ouvre un espace intermédiaire de savoir qui, offert à l’interprétation, se situe entre le savoir et le non savoir, entre la compréhension et l’incompréhension. Ensuite, parce que l’espace ainsi constitué est celui du semblant qui autorise une parole énoncée sur le mode de cette compréhension incompréhensible ou de cette incompréhension compréhensible qui s’exprime à demi-mots. Le langage de la dote ignorance est celui du mi-dire, d’un dire à la fois clair et obscur qui dévoile autant qu’il voile ce qui est à dire.
II. LES CARACTERES COMMUNS
32La docte ignorance nous enseigne avant tout qu’il y a un savoir d’avant le savoir. Un savoir d’avant le savoir scientifique, élaboré et construit, cela va de soi. Mais ce savoir antérieur est lui-même sujet à ambiguïté, car il peut relever de l’opinion ou être acquis par l’éducation. Quel est donc ce savoir supposé être aussi fondamental ? La réponse à cette question exige que nous mettions en lumière les trois traits essentiels qui sont constitutifs des modèles analysés ci-dessus et qui dressent le profil de la docte ignorance : une notion inédite du savoir, une conception dynamique du sujet qui surgit comme étant le référent même du questionnement dont il est le principe et la fin, enfin une idée de la vérité qui se présente comme étant le lieu de résolution du savoir et du non-savoir.
Deux modes de savoir
33Car, si l’on se réfère à la terminologie latine, il y a un savoir qui fait l’articulation cachée du savoir et du non-savoir. Il y a bien sûr savoir et savoir. Si l’on se réfère à la double terminologie latine, il y a le savoir abstrait (scire) qui est de l’ordre de la science ou encore de la connaissance en général. Mais il y a aussi le savoir, plus concret, celui que l’on goûte (sapere), savoure et rumine et c’est ce savoir-là qu’il nous faut oser rechercher, audere sapere, pour reprendre la formule d’Horace que Kant érige en devise des Lumières. Nicolas ne cesse de se référer à ce savoir qui mesure le pouvoir du désir ou celui de l’inclination de l’âme ou à cette sagesse, que l’on ne possède pas et après laquelle on ne cesse de courir. Rien ne sert de savoir si le savoir n’a aucun goût, s’il n’est désiré ou aimé, s’il n’est l’expression d’un vouloir ou ne mobilise un pouvoir en sommeil.
34C’est bien le même genre de savoir qui fait l’objet du questionnement socratique, de la quête mystique et de la perlaboration analytique. Il suppose, on s’en doute, une mise entre parenthèses ou une mise en suspens des jugements, aussi bien de ceux qui sont relatifs à l’opinion que de ceux qui ont été construits par la science. Le non-savoir qui en conditionne la recherche ou la quête ne peut surgir qu’à la faveur d’une epokê, c’est-à-dire d’une mise en suspens du jugement. Il se présente alors comme étant un espace transitionnel qu’il convient de traverser avec l’aide d’un autre, qu’il s’agisse du maître socratique, de Dieu ou de l’analyste. On ne peut que le constater : quelle que soit la modalité qu’il revêt, il nous ouvre le chemin de la docte ignorance. D’un côté, il nous plonge dans l’ignorance du doute, dans celle de la nuit mystique ou dans celle de l’errance du désir. D’un autre côté, il nous enseigne (docta, de docere, enseigner), car il nous invite à faire table rase de nos idées et à entrer dans l’intelligence des signes qui nous sont offerts pour découvrir la vérité même de tout savoir. On comprend dès lors sans peine que le terme de non-savoir, qui désigne le cœur de la docte ignorance, est l’expression d’une dénégation, puisqu’il nie une forme de savoir pour en affirmer une autre. Il nous indique la trajectoire qui va de la science à la vérité de la conscience ou à celle de l’inconscient.
L’avènement du sujet
35Mais la reconnaissance de notre non-savoir ne se limite pas à lever l’ambiguïté qui affecte tout savoir ni à indiquer la subversion intellectuelle, spirituelle et existentielle que cette même ambiguïté nous invite à opérer. En éveillant l’intellect à ses capacités, disons à son vouloir et à son pouvoir propres, elle fait appel à un sujet qui est censé opérer une telle volte-face. L’expérience du non-savoir n’a de sens, en effet, que si l’on suppose qu’elle est l’œuvre d’un sujet en devenir. Certes, Nicolas n’a pas exactement la même conception que celle à laquelle nous nous référons, quand nous parlons du sujet, c’est-à-dire de la personne qui témoigne de son désir dans une parole. Mais il nous faut nuancer cette opposition, si juste et avérée soit-elle. N’oublions pas, en effet, que l’idée de sujet émerge dès le xiiie et xive siècles dans le cadre des théories nominalistes et notamment dans le cadre de la conception dite terministe du langage qui permet de sup-poser qu’il y ait un référent ultime de toutes les suppositions (suppositiones) que met en œuvre l’enchainement indéfini des termes, nous dirions la chaîne des signifiants. Cette indication peut trouver une illustration concrète dans l’usage que fait Nicolas de la première personne dans la plupart de ses écrits et notamment dans son traité De la vision de Dieu. Le « je » qu’il emploie engage le sujet scripteur, mais aussi avec lui les autres personnes dont il se pose en témoin : il a, pour employer un terme de la linguistique pragmatique, une valeur de shifter, d’embrayeur, qui laisse entendre qu’il s’exprime au nom de chacun des moines de Tigernsee qui sont appelés à devenir sujets de l’ineffable vision de Dieu.
36Si nous revenons au questionnement socratique nommé « ironie », nous voyons qu’il dessine la matrice d’une possible conception du sujet. Ce mot n’est pas à entendre dans sa signification commune qui est celle d’une critique plus ou moins acerbe, susceptible de blesser celui auquel elle s’adresse. Il se trouve, en effet, subverti dans l’usage qu’en fait Socrate. Le terme « ironie » vient du verbe grec eirônesthai, interroger, qui n’est pas du genre actif ou passif, mais du genre qui, appelé « moyen » en grec, suggère que la personne qui interroge est affectée par l’interrogation qu’elle exprime. L’ironie socratique comporte donc deux spécificités. D’abord, elle s’adresse aussi bien à celui qui la pratique qu’à celui qu’elle vise, au locuteur qu’à l’interlocuteur. Elle produit de ce fait une communauté de dialogue et déroule un possible terrain d’entente. Le non-savoir est à ce stade ponctuel ou partiel, car il est relatif à l’objet qui fait problème ou pose question. Mais, dès lors qu’il met en question celui qui énonce la question ou qu’il affecte la personne même qui interroge, il revêt une signification plus radicale. Tel est le deuxième aspect de la docte ignorance socratique : celui qui fait ainsi l’expérience de l’ironie ne peut que se laisser enseigner par autrui. Paradoxe saisissant : ce n’est pas le savoir, mais c’est bien l’ignorance même qui est enseignée et qui, parce qu’elle est partagée, reconnue et dépassée dans le dialogue, ouvre la voie au vrai savoir.
37Ainsi, le non-savoir est-il la condition de l’émergence de ce que nous appelons le sujet. Cet aspect est la clef de voûte de la conception mystique et socratique du non-savoir. Mais il est tout aussi essentiel au travail de la perlaboration analytique. Car, le non-savoir, qui se constitue en différentes strates, fait ici partie de la constitution même du sujet. Plus précisément, rappelons que, antérieurement au refoulement secondaire opéré par la censure, mais aussi antérieurement au refoulement primaire initié par la parole paternelle, le sujet fait une expérience radicale et immémoriale du non-savoir, au terme de laquelle il vient à l’existence. Car, selon Freud, il ne peut que s’affirmer sur le fond d’un rejet primordial (Austössung) qui lui donne accès à l’ouverture originelle du monde. Au sujet d’acquiescer à cette ouverture par un « oui » primordial (Bejahung) qui va conditionner par la suite l’acquisition de tout savoir. La conjugaison de ce rejet et de cette acceptation dessine la toile de fond d’une docte ignorance intransgressible. On le voit, l’inconscient est structuré par diverses strates de non-savoir, lesquelles vont se présenter comme autant de gisements exploitables de savoirs. Ainsi, du point de vue de la psychanalyse, on peut parler de docte ignorance pour désigner cette triple coïncidence de non-savoir et de savoir, qui scande les moments incontournables de l’émergence du sujet.
La vérité
38Le troisième caractère commun à ces divers modes de non-savoir concerne la conception même de la vérité qui s’avère être plus proche du non-savoir que du savoir. L’expérience philosophique du questionnement, l’expérience mystique de la foi, l’expérience analytique de la cure nous le confirment. Or, toute expérience est une traversée, Er-fahrung, une mise à l’épreuve, que l’on peut considérer comme étant la mise en œuvre du dévoilement du sens opéré par l’intellect. Mais le lieu où s’accomplit ce dévoilement est la parole. C’est, en effet, dans la parole que la vérité s’expose : se questionne, se risque et s’analyse. À y bien réfléchir, le dévoilement ne saurait se réaliser s’il ne procédait d’un voilement antérieur et s’il ne générait un voilement ultérieur. Autrement dit, la vérité désigne des moments de fulgurance marquant une rupture entre le non-savoir dont elle procède et le non-savoir auquel elle retourne. Ce que l’on appelle savoir consiste, en vérité, à donner une consistance à ce qui n’est qu’une expérience instantanée ou momentanée, à conserver les traces d’événements qui nous ont marqués. Mais si l’on veut éviter toute méprise, il nous reste à goûter ces alternances de lumière et d’ombre, de surgissement et d’enfouissement, de clarté et d’obscurité, de compréhension et d’incompréhension qui donnent saveur aux êtres et aux choses. C’est en nous mettant dans cette disposition que nous convoquons la sagesse qui se situe dans un entre-deux et dans un au-delà : entre savoir et non-savoir et au-delà des deux. C’est alors que nous comprenons que c’est la sagesse qui donne le goût du savoir et que c’est elle qui fait sens en nous communiquant la saveur du savoir. Bien entendu, la sagesse, si elle est bien le trésor enfoui dans la docte ignorance, est le nom de ce savoir en vérité que nous cherchons sans fin.
III. PROLONGEMENTS
39On peut dire que l’idée de non-savoir induit deux interprétations majeures qui sont liées entre elles. Il y a, d’une part, le non-savoir qui est relatif à la science et à la connaissance de soi. On en connaît la dialectique : plus je crois savoir, plus j’éprouve que je ne sais pas et plus je crois me connaître, moins je me connais. Le savoir, qu’il porte sur les objets de la science ou sur le sujet connaissant lui-même, doit normalement tendre à réduire le non-savoir et pourtant, il s’emploie, ce faisant, à mesurer paradoxalement son ampleur et sa profondeur. Tel est le non-savoir socratique. Mais il y a, d’autre part, un non-savoir qui relève de la relation : celui qui n’est plus relatif à la connaissance de soi, mais à la connaissance d’autrui, de cet autre que je ne parviendrai jamais à saisir dans sa singularité, mais aussi, à un titre éminent, à la connaissance de Dieu qui n’est pas un autre pour moi, mais le Tout Autre, celui dont l’altérité ne comporte aucune analogie avec celle qui me lie à l’alter ego. Tel est le non-savoir inhérent à une altérité dont seul le mystique expérimente la radicalité, quand il cherche à connaître Dieu.
1. Le non-savoir et la science
40À l’horizon de ces distinctions, on voit mieux ce qu’est la docte ignorance. L’ignorance est dite docte, c’est-à-dire enseignée (docta) aussi bien par nous-mêmes, lorsque nous faisons l’expérience de notre propre ignorance qu’enseignée par autrui, lorsque nous faisons dans une rencontre l’expérience de l’altérité. La figure emblématique de la docte ignorance est, rappelons-le, celle de l’idiot (De idiota) qui représente le profane, celui qui rappelle au philosophe, ce maître explicateur invétéré, qu’il convient avant tout de faire l’expérience des choses, afin de les comprendre. Or, une telle expérience vise à substituer à la logique scientifique ouvrant l’accès au savoir la logique intuitive ouvrant l’accès à soi-même et à ses propres possibilités. Sans la compréhension, l’explication est ridicule, car elle transforme la docte ignorance en une ignorance docte : celle qui est parfois propre à l’expert qui juge et tranche à coup de démonstrations vides et de vaines argumentations. À l’inverse, la compréhension peut se réaliser en se passant d’explications. Voilà bien qui montre que l’explication n’a qu’une fonction rectificatrice et correctrice. Rappelons que, lorsque Nicolas parle d’explication (ex-plicatio), il désigne en réalité le processus d’explicitation qui, en passant par le langage, préside au déroulé même de la compréhension.
- 17 . J. Rancière, Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 19 (...)
41La compréhension est intuition et l’intuition est vision. On comprend que l’on puisse faire avec intelligence l’apologie du maître ignorant, c’est-à-dire du maître qui se présente comme étant un témoin de la docte ignorance17. Mais, pour rendre crédible une telle affirmation, il convient de concevoir, à la suite de Nicolas, la réalité des choses matérielles et aussi, mais sous un mode bien différent, l’intelligence, comme étant la cristallisation de possibilités, comme étant la manifestation de pouvoirs différenciés (posse). L’être se définit par un ensemble de capacités, dont le développement obéit à des lois précises : qu’il s’agisse de l’être des choses matérielles, comme l’auteur le montre dans Le jeu de la boule, ou, mais à un titre éminent, de l’être de l’intellect. Or, la connaissance est la rencontre de deux pouvoirs : celui du monde physique et celui des possibilités de l’esprit ou encore celui d’un intellect et d’un autre ou de plusieurs autres. Nicolas emploie le terme de possest pour désigner le pouvoir singulier de l’esprit humain qui s’exprime dans le langage. La docte ignorance se situe alors aussi bien au principe qu’à la fin de la connaissance, car nul ne sait ce qui peut résulter de ces diverses rencontres. Tel est le cas de la rencontre paradigmatique du maître et du disciple : ce que chacun ignore, c’est la mesure du pouvoir que chacun peut développer au contact l’un de l’autre.
- 18 . Op. cit., p. 91.
- 19 . Op. cit., p. 221.
42On entre d’autant plus volontiers dans ce propos que l’on admet que « l’homme est une volonté servie par une intelligence »18 et non une intelligence déracinée du désir de savoir. C’est précisément parce que l’on sépare l’intellect de la volonté ou, pour parler comme Nicolas, l’âme de son inclination, que l’on va ériger l’explication en principe universel d’enseignement et s’interroger indéfiniment sur ce qui motive la recherche intellectuelle. Celui auquel s’adresse le discours explicatif n’est plus l’idiot qui est confronté à l’expérience, mais l’abruti qui, une fois mis en retrait de l’expérience, se laisse « en-seigner », c’est-à-dire coloniser par des signes qui ne lui « disent » rien, mais dont il va pouvoir se parer par la suite. C’est la domination de la logique explicative qui entraîne « la pédagogisation intégrale de la société » et, par voie de conséquence, « l’infantilisation générale des individus qui la composent »19. En sont l’illustration la plus flagrante les discours non questionnés des experts, ceux des media et, plus largement, ceux de toute institution qui tend à se poser en « instance explicative », mais aussi, de façon plus flagrante, les pratiques contemporaines du coaching, du sponsoring et du managering qui, transformant le principe explicatif en principe managérial, se donnent pour mission d’encadrer, de normaliser et, finalement, de planifier l’ensemble des activités humaines. L’ignorance docte, inaugure le règne d’une servitude intellectuelle volontaire qui fait barrage à la liberté intellectuelle que seule préserve la docte ignorance : elle est au principe de tous les pouvoirs intellectuels, culturels, économiques, politiques, religieux.
43La posture du maître ignorant oppose une fin de non-recevoir à l’institutionnalisation d’un modèle explicatif généralisé qui entraîne les personnes à s’en remettre au maître savant et expert. Car elle préconise « une méthode de la volonté » qui vise à émanciper chaque individu, en éveillant en lui un « pouvoir savoir » méconnu, à mobiliser l’inclination de l’âme sans laquelle il n’y a aucune réflexion et aucune découverte possibles. Il faudrait que se fasse jour une prise de conscience intempestive qui renverse les schémas admis pour que la relation du maître manageur et de l’abruti cède la place à celle du maître émancipateur et de l’idiot. Certes, le maître est toujours tenté de se situer à mi-chemin entre la docte ignorance et l’ignorance docte et de feindre de ne pas savoir, pour maintenir, sous couvert de saine pédagogie, le disciple dans une situation de relative impuissance. On peut peut-être reprocher à Socrate, remarque J. Rancière, d’user de cette stratégie, notamment lorsqu’il feint de se soustraire au débat qu’il a initialement provoqué.
- 20 . Op. cit., p. 223.
- 21 . Pasqua, op. cit., p. 38.
44Mais cette interprétation ne rend pas compte de la posture complexe de Socrate qui ne discourt guère et déclare le plus souvent sa pensée indirectement, sur un mode oblique, en invitant l’interlocuteur à exprimer ce que lui-même ne sait pas, sait mal ou croit savoir. Elle méconnaît, par conséquent, la signification même de la docte ignorance, en vertu de laquelle le maître « peut enseigner ce qu’il ignore »20 et selon laquelle l’émergence du savoir se réalise entre deux modalités de non-savoir : l’une, relative, qui conditionne l’accès à un savoir transitoire qui se matérialise dans un constant rééquilibrage ou réajustement du questionnement et l’autre, radicale, qui s’impose de façon décisive et définitive, car elle renvoie à un principe jamais vérifié : celui de la coïncidence des extrêmes, au terme duquel le non-savoir est bien la forme la plus élevée du savoir. Cependant, pour parvenir à ce haut degré d’intelligence, il faut avoir compris que le savoir appris n’est rien, puisqu’il nous renvoie constamment au non-savoir dont il est, à chaque étape de la connaissance, la trace ou, plus précisément, la marque qui délimite symboliquement l’abîme de notre ignorance : « Or, la précision des combinaisons dans les réalités corporelles et l’adaptation exacte du connu à l’inconnu dépassent tellement la raison humaine que Socrate disait que savoir était ignorer »21. Autant dire que Socrate était professeur de rien.
2. Le non-savoir de l’Autre
- 22 . Pasqua, ibid.
- 23 . Pasqua, op. cit., p. 110.
45On ne saurait restreindre le sens de la docte ignorance à cette interprétation socratique, si subtile soit-elle. Nicolas déplace l’interprétation du non-savoir socratique du pôle de la connaissance vers celui de l’altérité. Rappelons brièvement le raisonnement. L’infini mathématique qui exprime le non-savoir qui est au cœur de la science est l’image de l’infini divin dont la connaissance nous est encore plus incompréhensible, puisque « l’infini, en tant qu’infini, n’engendre pas, n’est pas engendré et ne procède pas »22. Dieu n’est pas directement un objet de connaissance, mais bien un sujet de rencontre qu’il est paradoxalement impossible de nommer. C’est donc seulement par la voie de la théologie négative que nous croyons le viser sans jamais l’atteindre, car l’idée de proportion est ici récusée comme étant inadéquate à toute nomination. Nicolas radicalise la démarche du mystique en la privant de tout appui et en la focalisant sur le saut qualitatif de la foi. Si Dieu appartient au régime du non-autre, cela signifie qu’il ne peut être « cerné » par la catégorie de l’altérité que nous utilisons pour caractériser la relation que, nous les humains, entretenons pour nous mesurer les uns aux autres. De ce point de vue, le non-savoir n’a plus seulement son ancrage dans l’impossibilité de la maîtrise de la science, mais dans l’impossibilité de se rapporter à Dieu comme l’on se rapporte à autrui : « Voilà la docte ignorance que nous recherchions et par laquelle seule, comme nous l’avons expliqué, nous pouvons accéder en suivant les degrés de la doctrine de l’ignorance au Dieu maximum et unitrine d’infinie bonté , afin de pouvoir toujours le louer de toutes nos forces parce qu’il nous a montré ce qu’il y a en Lui d’incompréhensible »23.
46C’est l’impossibilité d’établir un quelconque rapport à Dieu qui devient la condition même d’une possible relation mystique avec lui. Mais une telle relation, loin de remédier au non-savoir, ne fait que l’aggraver. La docte ignorance, en effet, est immanente à l’expérience de la foi. Plus je crois savoir ce qu’est Dieu, moins je crois en Lui. Plus je doute de Dieu, plus je puis avoir « fiance » en Lui. Nicolas parle souvent de la « ténèbre » qui accompagne la connaissance de Dieu, celle qui procède de l’intuition intellectuelle, mais aussi et surtout celle qui est inhérente à la vision spirituelle de la foi. Il suit ainsi le chemin de l’expérience mystique qui s’ouvre à ceux qui s’efforcent de dire Dieu en s’aidant de toutes les ressources de la réflexion théologique, quand bien même celle-ci ne fait que déboucher sur une incompréhensible compréhension de Dieu, sur une énigme insoluble, sur un mystère impénétrable. Autant de mots et d’images qui veulent exprimer l’expérience mystique de la nuit que doit traverser le théologien. Cette nuit tombe, dès lors que l’intellect et la foi conjuguent leurs efforts pour rendre compte de la coïncidence des opposés.
47Ainsi peut-on découvrir chez Nicolas deux voies mystiques susceptibles de se relayer l’une à l’autre : celle d’une mystique intellectuelle fondée sur l’exploration de l’énigme cachée dans l’Infini mathématique et celle d’une mystique spirituelle fondée sur l’expérience du mystère signifié par l’Infini divin. Mais ces deux voies se croisent au lieu de ce que Nicolas ne cesse d’appeler une incompréhensible compréhension. Tel est ce que réalise l’incompréhensible compréhension du monde, de l’homme et de Dieu. Dans le De Possest, Nicolas reprend ce paradoxe en recourant encore une fois à la terminologie paulinienne de l’Épître aux Corinthiens (1 Cor. 13, 12) : « C’est de façon incompréhensible que Dieu se manifeste au monde en se rendant compréhensible en énigme et en miroir » (Incognoscobiliter deus se mundo in speculo et enigmate cognoscibiliter ostendit).
48Quel que soit le champ d’interprétation de la docte ignorance, on ne peut éluder deux indications fondamentales : la docte ignorance n’a de sens que dans un espace relationnel et qu’en rapport avec une méthode spécifique d’acquisition du savoir. Soulignons que l’on devrait plutôt parler d’ignorance enseignée, ou encore d’ignorance méthodique, si on traduit littéralement le latin. Ce qui veut dire que l’ignorance n’est stricto sensu éprouvée que dans une relation d’enseignement qu’elle a elle-même contribué à instituer. C’est l’autre qui me révèle mon ignorance, précisément parce qu’il est lui-même persuadé de sa propre ignorance. Mais il convient d’ajouter aussitôt que c’est bien parce qu’elle est mutuellement reconnue qu’elle suscite l’étonnement, la surprise, le thaumazein : c’est parce qu’elle détonne qu’elle étonne. Elle est, en effet, perçue non seulement comme une interrogation, mais aussi comme une promesse de savoir. Voilà pourquoi elle suscite à tout le moins le désir d’apprendre qui, compte tenu du non-savoir qui à la fois barre et stimule ce dernier, en vient à se métamorphoser en « chasse de la sagesse ».
49Mais le pari de la docte ignorance est plus radical encore. Même si, en effet, le désir de savoir parvient à être satisfait, il ne peut aboutir qu’à cette ultime constatation que, finalement, le savoir et le non-savoir tendent à se confondre. Ce qui invite le sujet à opérer un changement de perspectives et, par conséquent, à voir dans un tel paradoxe la condition même de l’accès à la vérité. Peu importe le savoir ou le non-savoir, ce qui compte avant tout, c’est la vérité vers laquelle ils font signe et qui, finalement, s’éprouve dans une ouverture que l’on peut considérer comme étant le rapport à l’Autre, à cet Autre qui pour Nicolas est l’Un, mais qui peut être, plus largement, assimilé aux finalités du savoir, à la visée qui définit le sens ultime de la connaissance et de l’action humaines.
50Lorsque l’intellect mu par le désir a fait l’expérience de la coïncidence du savoir et du non-savoir, il se tourne alors vers la vérité et court après la sagesse. Mais, que celle-ci soit ou non identifiée à Dieu, il ne manque pas de repères pour marcher à sa rencontre. S’il n’y a pas de rapport analogique entre l’Un et le multiple, on ne saurait dire qu’il n’y a absolument aucun rapport entre l’un et l’autre. Aller à la chasse de la sagesse, cela implique de considérer le monde comme un texte qu’il convient de déchiffrer. Ainsi, les traces, les symboles et les multiples connexions qui relient ces divers éléments entre eux sont autant d’énigmes qui s’offrent à notre interrogation. C’est donc à une lecture patiente de ces signes que nous sommes conviés. La docte ignorance est l’attitude soutenue que doivent adopter aussi bien le maître que le disciple pour s’engager dans une quête indéfinie de la vérité. Comparer les choses corporelles, montrer leurs combinaisons, dégager les nombres qui expriment les proportions qu’elles entretiennent entre elles, voilà le chemin qui s’ouvre à l’exploration de l’intellect. Il s’agit finalement d’interpréter les choses si l’on veut les connaître et, pour ce faire, trouver les signifiants qui les représentent aussi justement que possible.
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52Quels que soient les formes de non-savoir que mobilise la docte ignorance, on dira qu’elles convergent toutes vers une même quête de ce savoir mitoyen entre le savoir et le non-savoir et qui se nomme la sagesse. C’est avant tout le sage qui est ignorant et le maître ignorant ne peut être qu’un sage. Mais c’est bien cette quête de la sagesse qui fait de l’homme un sujet responsable, préparé à affronter le non-savoir radical qui va lui ouvrir la voie de la vérité et qui transcende la dialectique commune fondée sur les clivages et les oscillations du savoir et du non-savoir. Mais pour faire droit à la thèse de Nicolas, il convient de déplacer cette quête du champ de la connaissance vers celui de la relation, car, pour le théologien mystique, la Vérité est Dieu lui-même. Le non-savoir de la docte ignorance revêt alors une signification qui n’est pas seulement de type épistémologique, mais de type relationnel : il découvre à l’homme que la relation qu’il entretient avec autrui passe par l’Autre, cet abysse d’inconnaissance qui structure toute connaissance. Reste alors à s’y risquer, tout au moins, en s’appuyant sur une lecture patiente des signes, des symboles ou des conjectures qui transforme la docte ignorance en une quête modeste et patiente de la sagesse, et, tout au plus, en pariant dans et par la foi sur un Dieu, qui se présente comme étant le foyer vers où convergent et coïncident les extrêmes. La docte ignorance constitue le socle de tout relation qui est par essence une relation d’enseignement. C’est elle qui transforme toute rencontre en grâce.
Notes
1 . La conception de la docte ignorance et le personnage de l’idiot qui en est la figure, celle de la création comme étant l’explicitation d’une réalité initialement pliée et repliée en Dieu, ainsi que celle du secret divin qui se laisse entrevoir de façon oblique à travers les signes ou les « conjectures » constituant notre perception du monde n’ont cessé d’interroger les philosophes, depuis Giordano Bruno et Leibniz jusqu’à Deleuze, Rancière, Lacan et M. de Certeau.
2 . Le terme mêscience (la négation mê en grec n’est pas une négation absolue, comme l’est ouk) désigne un non-savoir qui est susceptible d’être sinon dépassé, du moins approfondi.
3 . L’idiot est l’homme « particulier » dont l’intelligence est axée sur l’expérience, à la différence du « dominicain » lettré qui se complaît dans le monde des abstractions et des ratiocinations. C’est à partir de cette acception qu’il a ensuite revêtu une importance capitale, celle d’être à la fois un partenaire du dialogue et un tiers garant du sens entendu.
4 . La Docte ignorance, trad., prés. et notes de H. Pasqua, Paris, Payot et Rivages, 2005, p. 39.
5 . Trois Traités sur la docte ignorance, Paris, Le Cerf, « Sagesse chrétienne », 1991, p. 29.
6 . Lettre aux moines de Tigernsee sur la docte ignorance (1452-1456°), Paris, Œil, 1985, p. 29.
7 . Ibid.
8 . Le traité Du non-autre, écrit de la maturité, relaie et renforce en l’explicitant le thème de la transcendance de l’Un. Précisons à nouveau que le mot latin aliud est un neutre et ne saurait en aucun cas désigner directement un autre (alius) ou une autre (alia), mais précisément il désigne la négation de l’altérité, telle que nous la concevons quand nous parlons d’autrui.
9 . Pseudo-Denys, Des noms divins, ch. 2.
10 . Pasqua, op. cit., p. 68 s.
11 . Pasqua, op. cit., p. 72; 74.
12 . Pasqua, op. cit., p. 128.
13 . Ibid.
14 . Pasqua, op. cit., p. 173.
15 . J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 362.
16 . J. Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 309.
17 . J. Rancière, Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1981.
18 . Op. cit., p. 91.
19 . Op. cit., p. 221.
20 . Op. cit., p. 223.
21 . Pasqua, op. cit., p. 38.
22 . Pasqua, ibid.
23 . Pasqua, op. cit., p. 110.
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Référence papier
Jean-Paul Resweber, « De la docte ignorance », Le Portique, Cahiers du Portique n°15 | 2018, 129-164.
Référence électronique
Jean-Paul Resweber, « De la docte ignorance », Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°15 | 2018, document 7, mis en ligne le 30 mars 2022, consulté le 17 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4158 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4158
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