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AccueilNumérosCahiers du Portique n°15Jan Steen, du dérisoire à l’unive...

Texte intégral

1La peinture hollandaise du Siècle d’Or ne cesse de nous éblouir par sa richesse et son inventivité. Comme si, de génération en génération, par-delà les frontières et les cultures, celle qui se voulait refléter au plus près la singularité d’une société en pleine mutation et parer cette dernière d’une toute nouvelle identité visuelle était, pour ainsi dire par effraction, parvenue à ériger le particulier en universel, le commun en sublime. Bien évidemment, la célébration de l’heureuse élue, parmi toutes les écoles de peinture occidentales, ainsi que sa mise en lumière périodique par de grandes expositions populaires ne doivent et ne peuvent faire oublier quelques inévitables zones d’ombre, liées aux caprices des modes ou bien aux attentes fluctuantes des initiés et des béotiens de l’art. Qui, à cet égard, oserait encore nier les revers de fortune artistique d’un Rembrandt ? Occulter l’isolement et l’absence de reconnaissance, de son vivant, d’un Vermeer ? Ignorer le mépris dont les peintres fins de Leyde et, plus généralement, les peintres de genre hollandais furent les victimes, aussi bien sous la plume acerbe des esthéticiens allemands de l’Aufklärung que sous les assauts opportunistes d’un Fromentin ?

2Paradoxe apparent de l’art pictural pratiqué aux Provinces-Unies, c’est pourtant en grande partie sur la peinture de genre que semble s’être le plus, au long terme et indépendamment de tout préjugé socioculturel, portée l’affection du grand public international. Probablement, diront certains, du fait de cette habituelle bonhomie, souvent teintée d’humour, propre aux scènes du quotidien représentées. Peut-être, diront tant d’autres, parce que la peinture de genre hollandaise s’applique à illustrer, non pas une quelconque « réalité nationale » contextualisée – et, à ce titre, difficilement compréhensible pour des non-initiés étrangers –, mais ce qu’il y a de plus essentiel en tout être humain, au-delà de tout carcan normatif ou culturel.

3À la vérité, le caractère universel souvent attribué à ce genre dit jadis « mineur » de la peinture hollandaise, tout autant que sa souriante candeur sont loin de refléter sa profonde complexité. Pour attester ce malentendu – aussi heureux et constructif soit-il – entourant la réception « populaire » des De Hooch, Dou, Netscher et autres petites gloires de l’École hollandaise, nous souhaitons, dans les pages qui suivent, porter notre regard sur un unique tableau, résumant à lui seul les fondements et attendus de la peinture de genre nord-néerlandaise, tout autant que l’approche prudente qu’elle devrait nous inspirer.

  • 1 . Eugène Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, Paris, Librairie Plon, 1896, p. 203.

4Cette toile, intitulée « La vie humaine » ou « La scène du monde », réalisée vers 1665, est signée de celui que Fromentin qualifiait outrageusement dans « Les Maîtres d’autrefois » d’« auteur comique » aux sujets « désespérants d’insigni­fiance et de vague » 1 : Jan Steen (1626-1679). Nous verrons, en la scrutant d’un regard attentif, combien le dérisoire apparent d’une scène d’auberge, tel que la peinture de genre hollandaise savait si bien le mettre jadis en image, avait pour ambition, non seulement de toucher à l’universel humain, mais aussi, en illustrant avec légèreté les travers et les faiblesses de ce dernier, de rappeler inlassablement au chrétien la vacuité de son existence et la vanité de ses agissements ici-bas.

Première approche descriptive

5Intéressons-nous tout d’abord, dans une première approche, à une modeste description de cette toile étonnante, de taille moyenne (68,2 x 82 cm), conservée et exposée actuellement au Mauritshuis de La Haye.

6Comme Steen nous y a accoutumé dans une grande partie de ses œuvres, la composition frappe par le nombre de personnages qu’elle fait figurer, non pas en position (semi-)statique ni même dans un alignement cohérent – comme sur un portrait de groupe, non pas représentés en train d’illustrer une action simple, une scène historiée, un proverbe ou une allégorie clairement identifiables, mais tous apparemment immortalisés sur le vif, se livrant à des activités multiples et variées.

7Nous avons affaire à une scène de genre complexe, nous plongeant, le temps d’une image, dans le quotidien d’une auberge ou d’une taverne. Cette dernière, qu’aucun indice ne nous permet de localiser, regroupe jeunes et moins jeunes, parents et enfants, hommes et femmes ; tous accompagnés de leurs animaux familiers, conversant, chantant, mangeant, buvant ou s’affairant autour d’une table de jeu.

8Par sa composition, le tableau présente un point de fuite principal orientant notre regard sur une femme assise, aux vêtements clairs. Celle-ci est entourée d’un homme plus âgé qu’elle, lui adressant la parole et lui tendant une huître, ainsi que d’une jeune enfant, tenant un petit chien dans son bras droit, tournée vers le regardeur et baissant les yeux en direction des objets posés devant elle, sur le sol (un grand pot en céramique, une cuillère, un chapeau noir à larges bords).

9Il est intéressant de noter que la perspective choisie par le peintre, mise en évidence par un sol carrelé et nous permettant un long balayage visuel, depuis les coquilles d’œufs jonchant le sol, au premier plan, jusqu’au tableau accroché au mur, au dernier plan, entre les joueurs de trictrac et le fumeur de pipe attablé, se trouve volontairement rompue et perturbée, d’un côté par un léger décentrage du point de fuite principal vers la droite, nous incitant à remarquer une femme agenouillée, en train de préparer des huîtres, sur la gauche du premier plan, d’un autre côté, par un grand rideau gris-clair, à hauteur du premier plan, suspendu de façon inégale devant une balustrade en bois, au niveau du premier étage de l’auberge.

10Ce rideau, donnant l’impression qu’il pourrait se dérouler à tout instant, puis clore toute vision de la scène, constitue manifestement une anomalie au sein de cette représentation à l’allure réaliste. Ses proportions importantes (près d’un tiers de l’image) rappellent un rideau de théâtre et mettent en évidence la volonté permanente du peintre (dont l’œil se situe au niveau des joueurs et non pas du visage de la jeune femme assise au centre de la scénette proprement dite) de surprendre : non seulement en figurant sur une seule et même image des éléments difficilement associables ou combinés dans la réalité (un rideau et une fenêtre disproportionnés ; un premier étage, qui, en dépit d’une coupe verticale de l’auberge, laisse apparaître une balustrade le bordant ainsi qu’un trou béant, nous montrant un petit garçon allongé par terre et soufflant des bulles de savon ; des feuilles de vigne ou des coquilles d’œufs jonchant, sans raison apparente, le sol de la taverne, etc.), mais aussi en contraignant le regard à balayer, selon un tracé elliptique partant de la jeune femme « centrale » aux vêtements clairs, tous les détails et les actions constituant le tableau.

11Disons, en d’autres termes, que la première impression de chaos que pourrait susciter à l’esprit de son contemplateur une vision lointaine et grossière de l’image, se voit rapidement corrigée par son examen plus rapproché, régulé, quant à lui, par tout un ensemble d’artifices visuels (couleurs, luminosité, perspective, emplacement des personnages et des objets).

  • 2 . « Een huishouden van Jan Sten ».

12Ce désordre apparent, au sein duquel l’œil du regardeur se trouve comme guidé par le peintre, n’est pas nouveau chez Jan Steen ; il constitue même l’une de ses principales « marques de fabrique » – une spécificité bien connue et très perceptible à travers ses scènes de famille ou de cabaret aux multiples personnages, toutes aussi disharmonieuses les unes que les autres, et dont la langue néerlandaise contemporaine porte toujours trace, lorsqu’elle nous parle d’« un ménage à la Jan Steen » 2 (dissolu, désordonné et chaotique).

  • 3 . On estime la proportion de peintres par habitant, dans les Provinces-Unies du xviie siècle, à 1 p (...)

13Reste la question de savoir en quoi et pourquoi pareil chaos, au cœur d’une scène de la vie quotidienne, pouvait intéresser et séduire, au point non seulement d’engager l’un des peintres les plus productifs du xviie siècle néerlandais à lui consacrer autant de raffinement et d’ingéniosité, mais aussi de susciter une envie d’achat, au sein d’un marché de l’art notablement saturé 3 et particulièrement abreuvé en scènes de genre dans la Hollande des années 1660. En quoi « La brasserie » de Jan Steen se différencie-t-elle d’autres scènes de genre et, plus spécifiquement, d’autres scènes de tavernes ?

14Tenter de répondre à cette question doit, tout d’abord, nous conduire à nous interroger sur les titres successifs donnés à ce tableau. Pourquoi parler, dans un premier temps, de « brasserie » (et non d’« auberge » ou de « cabaret »), puis de « Vie humaine » ou de « Scène du monde » ?

  • 4 . Voir Diderot, Essais sur la peinture (1765) et Quatremère de Quincy, Considérations sur les arts (...)
  • 5 . Lorsque le même type de scène est représenté en plein air, on parle de « buitenpartij ».

15À vrai dire, nous savons que le xviie siècle ne donnait pas de titres aux tableaux (au sens où nous l’entendons actuellement). Considérant une « toile » comme un simple meuble de décoration, le siècle de Rembrandt raisonne en termes de catégories. Ainsi les « scènes de genre » (une dénomination alors inconnue, qui n’apparaît qu’à la fin du xviiie siècle, dans la France de Diderot et de Quatremère de Quincy 4) sont-elles présentes, sur le marché de l’art hollandais, sous de multiples formes génériques. À titre d’exemples, une « gezelschapje » (société/compagnie) ou « conversatie » (conversation) représente un ensemble de jeunes hommes et de jeunes femmes se divertissant à l’intérieur d’une maison, mangeant, buvant et jouant de la musique 5 ; une « boeregezelschap » une scène impliquant des paysans (moqués, la plupart du temps, pour leur grossièreté et représentés dans leur ferme ou à proximité de celle-ci) ; un « soldaets kroeghje » ou un « cortegaerdje » des soldats réunis dans une taverne ou dans une salle de garde ; un « bordeeltje » un cabaret ou une auberge (généralement fréquentés par des gens de la mauvaise société : buveurs, joueurs, fumeurs, maris infidèles et prostituées).

16Selon toute vraisemblance, le tableau qui nous intéresse aurait donc pu s’intituler, conformément aux traditions et à l’iconographie de son temps, « bordeeltje ».

17Le choix de « La brasserie », voire « La brasserie de Jan Steen » (De brouwerij van Jan Steen) ne saurait, par conséquent, tromper : il remonte très probablement au xviiie ou au xixe siècle, lorsque se manifeste systématiquement la tendance, dès qu’un tableau ancien se voit remis en circulation sur le marché de l’art, à le doter d’un véritable titre, non seulement descriptif mais, surtout, ne heurtant pas la pudibonderie des nouvelles générations.

  • 6 . Il s’agit de « Het morgentoilet » de 1663, acquis par George IV en 1821.

18On ne s’étonnera guère, dès lors, qu’une scène avérée de « bordel » se transforme, au xixe siècle, en « Auberge » ou qu’une toile semi-pornographique de Jan Steen, remplie d’allusions érotiques, parvienne jusqu’aux collections privées de la famille royale d’Angleterre sous le titre innocent de « La toilette du matin » 6 ( !).

  • 7 . Les termes de « bierkroeg » et de « brouwery » sont interchangeables, au xviie siècle. Notons qu’ (...)
  • 8 . Voir Arnold Houbraken, De Groote Schouburgh der Nederlantsche Konstschilders en Schilderessen, De (...)

19Quant à l’idée selon laquelle Steen aurait pu dépeindre sa propre « brasserie » (comprenons par là, le « bierkroeg » – l’auberge où l’on servait essentiellement de la bière 7 – géré par Jan Steen et sa famille), sans doute faut-il y voir l’in­fluence nocive du premier biographe de Steen, Arnold Houbraken (1660-1719), qui, dans un récit tout aussi tendancieux que fantaisiste de la vie du peintre, affirme que celui-ci avait pour habitude de peindre des scènes illustrant sa propre vie quotidienne – scènes directement inspirées par sa vie professionnelle d’aubergiste 8.

20Peut-être le tableau fut-il d’ailleurs vendu, dans cet esprit, à La Haye, en 1733, lors de la vente d’A. Bout.

  • 9 . Voir Karel Braun, Alle tot nu toe bekende schilderijen van Jan Steen. Rotterdam, Lekturama, 1980, (...)

21Cependant, comment expliquer qu’une toile au sujet si trivial soit acquise, en août 1764, par le prince Guillaume V d’Orange ? Bien plus, qu’en pleine Révolution Batave, en 1795, l’occupant français prenne l’initiative de la subtiliser, afin de la confier au Louvre (qui ne la restituera au Royaume des Pays-Bas qu’en 1815) 9 ?

22Sans doute faut-il voir derrière ce singulier intérêt, non pas simplement le témoignage d’une admiration marquée pour les qualités esthétiques de notre « brasserie », mais plutôt la reconnaissance de son caractère exceptionnel.

23À maints égards, en effet, notre toile se démarque d’autres scènes de genre et d’autres tableaux populaires de Jan Steen. Tout en finesse, et sans chercher à choquer au premier regard, contrairement à la plupart des « bordeeltjes », elle nous fait partager, sans vulgarité apparente, un instant de vie et de convivialité, partagés par des individus profondément « humains ». Ceux-ci n’ont pas la posture ni l’allure dégradantes de ces clients d’auberges avinés, amateurs de grossières prostituées et mauvais perdants au jeu que l’on connaît généralement chez Steen. Tout au contraire. Peut-être suscitent-ils même la sympathie ou bien, lorsque l’on comprend leur « jeu » (comme nous le verrons ultérieurement), la compassion.

  • 10 . L’expression est utilisée par A. Houbraken (op. cit., p. 18), qui écrit, dans sa biographie du pe (...)
  • 11 . À vrai dire, deux auteurs du xixe siècle, T. Van Westrheene (Jan Steen – Etude sur l’art en Holla (...)

24Après tout, le peintre ne nous dépeint-il pas, en toute simplicité, « ’s Menschen leven » 10, avec toutes ses faiblesses et ses fragilités ? Une vie qui, si l’on y réfléchit, pourrait être la nôtre. Le xxe siècle l’a bien compris, qui intitule ainsi le tableau « La vie humaine » et perçoit intuitivement que la prétendue « Brasserie de Jan Steen » ne reflète nullement la réalité sociale d’antan, mais illustre plutôt sur un mode allégorique – difficilement interprétable tel quel, après le xviie siècle – la face sombre et peu recommandable de nos activités humaines 11.

  • 12 . Tel est nouveau titre attribué au tableau dans le livre de De Jongh intitulé « Tot lering en verm (...)

25Il faudra attendre, cependant, Eddy de Jongh, grand historien de l’art néerlandais et révélateur du sens caché de nombreuses scènes de genre hollandaises du Siècle d’Or, pour voir enfin le tableau être intitulé « La scène du monde » (Het toneel van de wereld12. Un titre qui, comme nous allons désormais le voir, nous semble le mieux rendre justice au travail complexe de Steen, à ses présupposés idéologiques ainsi qu’à la composition même de l’image.

26Cette dernière, comme nous l’avons vu précédemment, tout en simulant le désordre et le chaos, s’avère construite avec rigueur. À notre avis, la complexité de son élaboration, sa finesse ainsi que sa thématique en font une pièce de collection, par excellence ; non pas l’une de ces toiles placées incidemment sur le marché, dans l’attente inespérée d’un acheteur – comme l’étaient très probablement la plupart des œuvres de Steen.

27Les collectionneurs hollandais raffolaient de ce type de représentations, n’égalant pas, certes, la valeur culturelle et marchande de scènes historiées, voire de peintures d’architecture, mais restant très recherchées pour leur originalité, leur poids symbolique et le déchiffrage qu’elles occasionnaient.

28De fait, « La scène du monde » (nous l’appellerons désormais ainsi) constitue le prototype d’un certain genre de tableaux, difficilement concevable dans un autre pays, dans un autre environnement religieux et, a fortiori, à une autre époque. Elle est le produit d’une société en pleine mutation, à la recherche de nouvelles valeurs et d’une nouvelle identité nationale.

  • 13 . Les Provinces-Unies naissent, de facto, de l’Union d’Utrecht, en 1579, mais ne sont reconnues en (...)

29Rappelons ici brièvement que les Pays-Bas du Nord, qui voient naître Jan Steen à Leyde en 1626, se sont libérés de leur tutelle espagnole et, sous la conduite d’un converti au calvinisme, le prince Guillaume d’Orange (1533-1584), ont proclamé leur indépendance en 1579 13. De leur révolte est née la « République des Provinces-Unies » – une fédération de provinces nord-néerlandaises majoritairement protestantes, ayant à sa tête un stadhouder et dont la Hollande constitue le fer de lance politique, économique et idéologique.

30C’est précisément en Hollande que va naître, sur les cendres du maniérisme renaissant, une nouvelle école de peinture, dont les principaux protagonistes auront fait la fortune et la renommée artistiques des Pays-Bas tout entiers : Rembrandt, Hals, Vermeer, De Hooch, Dou, Ruisdael, etc.

31C’est également en Hollande que vont apparaître ou s’épanouir différents genres picturaux, généralement considérés – à tort ou à raison – comme proprement nord-néerlan­dais : la scène de genre, la nature morte ou encore, dans une moindre mesure, les peintures de marine, de paysage et d’architecture. Ceux-ci sont le reflet, non pas d’une jeune nation nord-néerlandaise en construction (contrairement à ce que l’on pense souvent), mais, plus spécifiquement, d’une Hollande toute puissante, riche, commerçante, très urbanisée, viscéralement attachée à la mer – qui la fait vivre, tout autant qu’elle la menace en permanence – et déterminante dans les questions religieuses qui intéressent le pays tout entier.

32En d’autres termes, le mastodonte hollandais façonne largement, au xviie siècle, l’identité nationale des Provinces-Unies, en abreuvant le marché national et international d’images élaborées à sa gloire et à la gloire de ses valeurs revendiquées.

33Or, ces valeurs se démarquent fortement de celles de l’Ancien Régime : monarchique, dominé par un souverain étranger – l’intransigeant et redoutable Philippe II d’Espagne – et culturellement soumis à l’omni-pouvoir de l’Église catholique-romaine. Depuis l’Indépendance, elles se construisent au sein du nouvel espace national républicain et évoluent au gré de la bourgeoisie calviniste des villes ; plus précisément, de la grande bourgeoisie marchande (des « régents »), dont l’insolente fortune et le goût prononcé pour l’art attirent vers elle, tel un aimant, les meilleurs artistes et leurs familles.

34À cet égard, Jan Steen constitue un cas d’école. L’homme, à lui seul, semble en effet incarner la société et l’art hollandais du Siècle d’Or, dans toutes leurs spécificités et leur complexité.

35Rappelons, tout d’abord, que notre peintre naît en 1626 dans la seconde plus grande ville de Hollande. Sa famille, implantée à Leyde depuis plusieurs générations, a fait sa fortune (comme tant d’autres dans cette cité prospère, capitale hollandaise de l’industrie textile) dans le commerce et la petite entreprise. Elle offre à Jan, outre une formation professionnelle dans la brasserie paternelle, des études à l’École Latine ainsi qu’à l’université (1646) – études de lettres rapidement interrompues, auxquelles succèdent une inscription à la guilde de Saint-Luc (1648) et le démarrage d’une brillante carrière d’artiste-peintre.

36Certes, pareille sinuosité de parcours pourrait, à maints égards, surprendre. Comment expliquer qu’un fils de brasseur, condamné, selon les coutumes de l’époque, à la reprise du commerce paternel, ait pu, d’une part, ne pas mener à bien les études universitaires que lui finançait très généreusement son père, d’autre part, s’engager parallèlement et à contre-courant de toute prédestination sociale dans une carrière artistique ?

37À vrai dire, la vie de Steen, à en croire ses rares biographes, est encore loin de nous avoir livré tous ses secrets. Nous en serons donc réduits à quelques hypothèses. La première nous laisse penser qu’Havick Steen, le père de notre peintre, aura eu, à hauteur de sa fortune, de belles ambitions pour son fils ; non pas d’ordre professionnel, puisque tout le portait à faire de Jan son légitime successeur, mais d’ordre social, en espérant voir son rejeton profiter d’une éducation soignée pour s’élever dans la hiérarchie du patriciat municipal. Tel est le sens de son passage par l’École Latine.

  • 14 . La « Guilde de Saint-Luc » est le nom générique donné, depuis le Moyen Âge, à la corporation des (...)

38Quant à son inscription à l’université, ne lui accordons pas plus d’intérêt qu’elle n’en mérite. Jan interrompt en effet si tôt ses études pour entrer en tant que maître-peintre à la guilde de Saint-Luc 14 qu’il est évident, d’une part, qu’il n’aura jamais rien espéré du monde universitaire (si ce n’est, sans doute, une exemption du service de garde civique et du paiement de taxes sur le vin et la bière qu’offrait l’université de Leyde à ses étudiants !), d’autre part, qu’il aura de longue date préparé son entrée à la corporation des peintres en effectuant un apprentissage préalable – comme cela était alors de coutume – chez un maître.

  • 15 . La période d’apprentissage chez un maître durait habituellement cinq ou six ans et commençait ver (...)
  • 16 . Voir Jacob Campo Weyerman, De levensbeschrijvingen der Nederlandsche konst-schilders en konst-sch (...)
  • 17 . Jan Steen, Les rhétoriqueurs, v. 1663-1665, Philadelphia Museum of Art ; Les rhétoriqueurs-Libres (...)
  • 18 . Voir Marten Jan Bok, Het leven van Jan Steen, in Jan Steen, schilder en verteller, p. 28. Pieter (...)

39Auprès de qui et combien de temps ? Nous l’ignorons 15. Arnold Houbraken évoque Jan van Goyen (1596-1656), dont Steen épouse d’ailleurs la fille, Margriet, en 1649 ; Jacob Campo Weyerman 16 (1677-1747) y ajoute les noms de l’Utrechtois Nicolaus Knupfer (1603-1655) et du Harlemmois Adriaen van Ostade (1610-1684). Quoi qu’il en soit, la carrière de Jan Steen ne peut se concevoir sans le milieu urbain, dans lequel, à l’instar de tous les peintres hollandais du xviie siècle, il évolue. Cet environnement socio-culturel d’une importance capitale pour comprendre la peinture du Siècle d’Or lui aura permis, sans le moindre doute, d’entrer en contact avec différents milieux artistiques ; qu’il s’agisse de peintres ou bien même de ces fameux « rhétoriqueurs » qu’il nous dépeint si souvent avec tendresse et un soupçon d’ironie 17, et dont les créations poétiques et dramaturgiques, proprement liées à la culture urbaine nord-néerlandaise, semblent avoir grandement influencé le monde de la peinture. Peut-être l’une de ses connaissances aura-t-elle révélé à Havick Steen tous les talents cachés de son fils ? Peut-être même, comme le suggère Marten Jan Bok, Jan aura-t-il été sensibilisé à l’art pictural au sein même de sa famille, soit par son grand-oncle Pieter Dircksz Steen, soit par la belle-famille de sa tante Marijtje, qui comptait dans ses rangs le célèbre Jan Lievens (1607-1674) 18.

40En tout état de cause, Jan, doté d’un talent incontestable, va, dès la fin des années 1640, toujours mener de front deux carrières parallèles : celle de brasseur-aubergiste – par fidélité à la tradition familiale et pour des raisons proprement alimentaires – et celle d’artiste-peintre. Ceci, dans les cinq villes dans lesquelles nous retrouvons sa trace et celle de sa famille : Leyde, La Haye, Delft, Warmond et Haarlem.

41À cet égard, on ne saurait trop souligner cette autre spécificité de sa biographie : toutes les cités vers lesquelles le conduisent les hasards de la vie et la nécessité fondamentale de nourrir sa famille ont pour caractéristique d’être des hauts-lieux du protestantisme hollandais ; Leyde, sa ville natale, étant même, au xviie siècle, l’un des bastions du calvinisme conservateur. Or, Steen et l’ensemble de ses proches sont catholiques.

  • 19 . Voir L. J. Rogier, Geschiedenis van het Katholicisme in Noord-Nederland in de 16de en 17de eeuw, (...)

42Le fait qu’un peintre catholique puisse faire carrière aux Provinces-Unies n’est pas anodin. Si le phénomène peut être rapporté à l’exceptionnel climat de tolérance religieuse caractérisant la jeune République calviniste durant ses années de consolidation nationale (un cas unique dans l’Europe d’antan !), il ne doit pas nous faire oublier deux réalités incontournables. La première nous rappelle que, aussi grandes que furent les libertés consenties au catholicisme artistique durant le célèbre « Siècle d’Or », celui-ci se vit toujours interdire toute forme de prosélytisme et dut notablement tempérer la ferveur de ses représentations religieuses 19. La seconde nous ramène à un impératif économique touchant tout artiste, par-delà ses attaches confessionnelles, à savoir la nécessité de s’adapter au goût majoritaire du marché pour pouvoir s’affirmer et vivre de son art.

43Concrètement, Steen, comme tant d’autres, se spécialise. Tandis que certains choisissent le portrait (l’un des genres picturaux rapportant le plus à ses praticiens et qui aura fait la fortune de Hals ou de Rembrandt), la peinture d’architecture (Berckheyde, Saenredam, Houckgeest) ou la nature morte (W. Claesz. Heda, Pieter Claesz., Jan Davidsz. de Heem), Jan opte essentiellement pour la scène de genre – un genre considéré longtemps comme mineur, mais qui ne cessera de gagner en popularité jusqu’au milieu du xviie siècle, et dans lequel notre Leydenois excelle.

44Sa connaissance des milieux populaires, des auberges et des brasseries l’inspire grandement. Son respect des codes iconographiques de son temps ainsi que l’oreille attentive qu’il prête aux besoins et aux attentes du marché de l’art urbain, lui valent une attention croissante de la part du public.

45Sans conteste, Steen est un assimilé catholique en terre protestante. Pour témoin : l’adaptation morale et religieuse d’une grande partie de son œuvre aux desiderata de ses clients potentiels – ces petits et grands bourgeois des grandes villes protestantes de Hollande, friands, lorsqu’ils lui commandent ou lui achètent spontanément une scène de genre, d’images nouvelles reflétant leurs passions, leurs inquiétudes et leurs valeurs.

46« La scène du monde » est assurément l’un de ces reflets sélectifs ; non plus le miroir d’une société apparemment révolue, dans laquelle une religion sans partage imposait indifféremment ses icones et ses veaux d’or, mais celui d’un microcosme urbain devenu pluriconfessionnel et culturellement plus complexe – un monde où le religieux s’est teinté d’un protestantisme fortement individualisant, sociologiquement conditionné et redoutablement moralisateur.

47C’est d’ailleurs sur les ruines de l’ancien catholicisme, passé minoritaire en l’espace d’une guerre de libération nationale, que vont fleurir de nouveaux types d’« images », abhorrant l’idolâtrie et l’omni-visibilité du divin incarné, pour leur préférer l’illustration, au cœur même du quotidien et du réel, d’un principe divin et d’une morale chrétienne en action permanente.

48Ainsi les objets du quotidien vont-ils se charger, beaucoup plus que par le passé et en interaction les uns avec les autres, d’une symbolique au service, non pas d’une quelconque adoration ostensible (rejetée par le calvinisme, majoritaire aux Provinces-Unies), mais de valeurs religieuses et civiques à « mettre en œuvre ». Ainsi les actes et agissements du quotidien vont-ils nous être dépeints, non pas tant en modèles absolus et concrétisés d’une vérité et d’une perfection inattei­gnables par l’homme ici-bas, qu’en incitations à progresser en direction de l’idéal christique vanté par les Écritures.

  • 20 . Voir Korine Hazelzet, Verkeerde Werelden – Exempla contraria in de Nederlandse beeldende kunst, L (...)

49Pareille modestie et pareille conscience du néant humain, mises en évidence par le socle idéologique protestant, expliquent non seulement l’impression d’humilité et de quiétude que dégagent la plupart des tableaux hollandais du Siècle d’Or (surtout lorsqu’on leur met en regard l’exubérance du baroque flamand de la Contre-Réforme !), mais aussi la pratique fréquente par l’art pictural nord-néerlandais du « contre-exemple » 20. L’une et l’autre ne s’opposant pas, mais se complétant.

50Pour preuve : l’usage systématique qu’en fait la peinture de genre hollandaise, avec, à titre d’exemple symptomatique, un Pieter de Hooch à la sérénité légendaire, louant de tout son talent les grandes vertus domestiques prônées par les églises calvinistes et les autorités civiles, puis un Jan Steen, mettant tout son humour et son aigu sens de l’observation à tourner en dérision les petits et grands défauts de ses contemporains, sans jamais se complaire dans une quelconque recherche d’exemplarité.

51Tous deux – l’un réformé, l’autre catholique – œuvrent dans un même sens ; tous deux puisent, en dépit des apparences, aux mêmes sources : au patrimoine iconographique ouest-germanique, d’un côté, au patrimoine littéraire et idéologique biblique et emblématique nord-néerlandais, de l’autre.

52À cet égard, on ne soulignera jamais assez l’apport considérable de la littérature emblématique – réformée, en particulier - à la peinture hollandaise du xviie siècle. Sans un Roemer Visscher (1547-1620), Daniël Heinsius (1580-1655) ou Jacob Cats (1577-1660), dont les recueils d’emblèmes constituent les plus grosses ventes de livres du Siècle d’Or, sans doute serait-il difficile d’imaginer et de comprendre toute la symbolique complexe mise en œuvre dans les scènes de genre ou les natures mortes hollandaises – une symbolique que le public cultivé des villes connaissait. Ne l’avait-il pas découverte dans les emblèmes amoureux ou moralisateurs qu’il plébiscitait, à la fois au titre de distractions intellectuelles et de guides d’édification morale ? Ne se plaisait-il pas à la retrouver et à la déchiffrer dans ces si nombreuses scènes de genres, tout à la fois brillantes et légères, composées par Jan Steen ?

53Répétons-le : Steen est un « assimilé ». Son talent artistique, qui se déploie en pleine terre calviniste, est tout entier placé au service d’une clientèle citadine protestante, friande d’édification morale et civique – attachée, par conséquent, à l’élévation de l’esprit par une pratique régulière de la lecture et un usage proprement pédagogique de l’image. Le fait que cette conception d’une « image » à finalité prioritairement didactique, en lien permanent avec un texte – biblique, moralisateur ou proverbial – qu’elle illustre, parcoure non seulement toute la littérature emblématique protestante hollandaise, mais aussi l’œuvre du peintre catholique Jan Steen est une évidence. Et ceci, en dépit des apparences, très certainement.

54Replongeons-nous désormais au cœur de notre tableau, afin d’en révéler, autant que possible, les messages fondamentaux et le langage symbolique.

Theatrum mundi et corps du péché

55Comme nous le soulignions précédemment, « La scène du monde » prétend, comme la plupart des scènes de genre, illustrer un ou plusieurs aspects de la « vie quotidienne » ; en l’occurrence, celle d’une auberge ou d’une taverne, que, toutefois, rien ne nous permet d’identifier, ni même de localiser. Sommes-nous aux Pays-Bas, en Hollande, quelque part en Europe ? Si l’habillement des personnages représentés pourrait, à cet égard, nous fournir quelque indice, sans doute nous apercevons-nous rapidement que l’image, telle que Steen la conçoit, ne prétend nullement refléter une quelconque réalité historico-culturelle, localisable dans le temps ou dans l’espace.

56Son absence de dimension testimoniale et d’ancrage spatio-temporel nous est d’ailleurs confirmée par une anomalie de taille, venant, au sein même de la composition, briser toute illusion durable du « réel » : il s’agit, bien entendu, de ce grand rideau fixé au-dessus du premier plan, dont la suspension inégale, voire apparemment maladroite, nous laisse non seulement supposer qu’il pourrait à tout instant tomber, puis entraver définitivement toute vision prolongée de la scène, mais aussi qu’il constitue une mise en garde de la part de l’artiste – un avertissement mettant en évidence le caractère artificiel de l’image (re)produite et nous incitant à nous affranchir du monde des apparences pour nous concentrer sur l’essentiel.

57Cependant, comment concevoir « l’essentiel », alors même que le grand nombre des personnages et des scénettes figurés nous empêche, au premier regard, de nous concentrer sur un point fixe ou une idée majeure que viendrait révéler la composition ?

  • 21 . Le repoussoir est cet élément du tableau qui, non seulement met en valeur un autre élément, mais (...)
  • 22 . Le rideau permet, la plupart du temps, soit une mise en valeur, soit l’accentuation du caractère (...)

58À notre avis, la diversité des actions et des êtres représentés, générant un certain désordre, constitue précisément la première clé de décryptage du tableau. Derrière le « chaos » de façade se révèle clairement la volonté du peintre de nous entraîner dans un univers clos et cohérent : ceint des quatre murs – fictifs – de l’auberge, unifié symboliquement par l’esprit – moralement condamnable – qui s’y manifeste. Quant au rideau, si sa fonction de trompe-l’œil et de repoussoir 21 nous est bien connue dans la peinture hollandaise du xviie siècle  22, il est ici très clairement ce rideau de théâtre marquant formellement le passage du réel au fictif et levant pour un temps limité le voile sur tout un ensemble d’activités humaines, dépeintes en l’espèce par Steen avec légèreté et humour.

  • 23 . On peut penser ici au Hansworst et au Peeckelhaering, personnages appréciés des farces et des pér (...)

59Le fait que l’élément théâtral se fonde aussi nettement dans l’image steenienne n’a rien d’étonnant. Outre la popularité croissante du théâtre dans la Hollande de la seconde moitié du xviie siècle et, notamment, de la comédie, dont le grand public aime à retrouver en peinture les principaux caractères 23, les recettes et codes éprouvés de la dramaturgie, appliqués à l’image picturale, ne peuvent que renforcer la nature narrative de cette dernière et, par conséquent, sa vivacité – un dynamisme visuel, cher, comme nous le savons, au peinture talentueux qu’était Jan Steen.

  • 24 . Depuis Démocrite d’Abdère et Platon (Lois, Livres I et VII).
  • 25 . On connaît, à cet égard, la célèbre citation du grand dramaturge néerlandais Joost van den Vondel(...)

60De plus, l’assimilation des agissements humains, sur la scène du monde, au jeu d’acteurs sur une scène de théâtre est un motif récurrent de l’art néerlandais du Siècle d’Or (de même qu’il constitue l’une des thématiques et l’un des artifices les plus appréciés de l’art baroque des pays catholiques européens). En soi, ce recours au thème du theatrum mundi n’a rien d’une innovation ; il se pratique depuis l’Antiquité grecque 24. Dans les Pays-Bas des xvie et xviie siècles, il connaît néanmoins un fort regain d’intérêt et repose sur une idée simple : montrer aux êtres humains que le monde est semblable à un théâtre et la vie humaine à une comédie, au sein de laquelle tout un chacun jouerait un rôle 25.

61Dans une optique chrétienne – catholique comme protestante –, le theatrum mundi ne peut que confirmer l’homme dans son sentiment d’insignifiance face à son Créateur. Transposée de la littérature et du théâtre à la peinture, cette métaphore conduit à la représentation de corps humains en action (la suggestion de l’inaction n’a pas ici sa place, puisqu’elle pourrait être rapportée à la réflexion, voire à la méditation), paraissant à leurs observateurs dérisoires, voire grotesques.

62Que l’on n’aille d’ailleurs pas chercher chez Jan Steen d’autres représentations de ces agissements humains, concentrés dans un espace clos (comme peut l’être une auberge, métaphoriquement aménagée en scène de théâtre), que risibles. Tout comme dans l’une de ses sources possibles d’inspiration, la très populaire et satirique Tafereel van de belacchende werelt (1635) d’Adriaen van de Venne (1589-1662), l’être humain est ridiculisé pour ne se livrer qu’à des futilités et autres occupations qui, sur le fond, ne cessent de l’éloigner de Dieu et de ses responsabilités fondamentales face à la société des hommes.

  • 26 . Il s’agit d’une constante que l’on retrouve notamment dans les représentations des « Joyeuses Com (...)

63Dans l’auberge-théâtre qui nous intéresse, l’agitation suggérée des corps reflète la mise en éveil des cinq sens (on mange, on boit, on fume, on chante, on joue de la musique, etc.) – un avertissement suffisamment grave pour qui se rappelle qu’au xviie siècle pareille mobilisation sensorielle était associée à une souillure de l’esprit 26.

64Et puis comment ne pas remarquer cet étrange couple, au centre de la scène, que nous surprenons en plein jeu de séduction ? Lui-même placé devant une entremetteuse (vieille femme habillée de noir, aisément identifiable sur tous les tableaux de Steen) en pleine négociation tarifaire avec un homme assis, croisant les jambes et semblant légèrement échauffé par l’alcool.

65Selon toute évidence, notre theatrum mundi illustre symboliquement le « corps du péché » (Épître de Paul aux Romains, 6,6). Il fait écho à la théorie de la corruption totale (dite également de « la dépravation totale »), mise en exergue par les calvinistes et considérant que tout homme, du fait de la Chute, est esclave du péché et n’est pas naturellement enclin à aimer Dieu.

66Manifestement, l’être humain se voit « mis à nu », non pas au sens propre du terme où Jérôme Bosch l’entendait sur le panneau central de son « Jardin des délices », mais en ce sens que son placement sur une scène – symbolique – de théâtre expose au grand jour ses faiblesses intrinsèques. Tout tend à nous rappeler que l’homme incarné est esclave du péché originel et que sa vie est une prison (d’où la présence fréquente de cages à oiseaux, dans les scènes de genres hollandaises, nous faisant comprendre que nous sommes tous prisonniers de nos propres pulsions et du mal qui s’est incarné en nous, suite à la chute d’Adam et Ève) ; jusqu’à ce que, tout du moins, la mort ne vienne le « libérer » et, si la grâce divine en décide ainsi, lui permettre de rejoindre son Créateur.

67Encore faut-il attendre symboliquement la chute du rideau pour, non seulement clore la représentation théâtrale que le peintre soumet à notre jugement, mais aussi mettre fin à une vie humaine parcourue par le péché.

Le corps, prisonnier de ses pulsions

68La première prison de l’homme semble donc être, avant même sa foi chancelante, son propre corps. Ajoutons même, à la vue du tableau de Steen : ses pulsions primaires, et notamment sexuelles, que nous voyons, dans « La scène du monde », amplement se manifester dans ce lieu clos et de mauvaises fréquentations qu’est l’auberge-taverne.

69Notons bien que pareil endroit de perdition, choisi par le peintre pour venir illustrer le « corps du péché » ici-bas, pourrait, aux yeux de nos contemporains, étonner, voire choquer. Mais sans doute serait-ce là, par anachronisme, ignorer l’importance et la force expressive du contre-exemple dans l’imagerie néerlandaise des xvie et xviie siècles, ainsi que l’usage fréquent de l’érotisme et d’une réelle grossièreté visuelle, jadis, à pure fin didactique et moralisatrice.

70À vrai dire, Jan Steen, peintre formé à Leyde et réalisant son « Toneel van de wereld » à Haarlem, reprend à son compte plusieurs traditions iconographiques, bien connues et fort appréciées en Hollande, en plein Siècle d’Or.

  • 27 . Voir, à cet égard, « L’humanité avant le déluge » (1632) de Cornelis Cornelisz. de Haarlem, expos (...)

71Pensons, en premier lieu, à ces représentations italianisantes du maniériste Cornelis Cornelisz, de Haarlem (1562-1638), mêlant mythologie païenne et chrétienne, et figurant ces « joyeuses compagnies » d’hommes et de femmes nus, banquetant frivolement et avec insouciance, sans se douter du Déluge qui viendra soudainement mettre fin à leurs activités futiles et vaines 27. Leur légèreté et leur mise en exergue des sens les plus érotisants (le toucher, la vue, le goût et l’ouïe – à travers la musique qui réunit les cœurs) rappellent sans conteste Steen ainsi que leur illustration commune d’un passage essentiel du Nouveau Testament, sans lequel notre « Scène du monde » ne serait que partiellement compréhensible :

  • 28 . Bible, Nouveau Testament, Matthieu, 24, 37-39, Paris, Le Livre de Poche, 1979, p. 44,.

72Tels furent les jours de Noé, tel sera l’avènement du Fils de l’homme ; car de même qu’en ces jours d’avant le déluge, on mangeait et on buvait, l’on se mariait ou l’on donnait en mariage, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche, et on ne se doutait de rien jusqu’à ce que vint le déluge, qui les emporta tous : tel sera aussi l’avènement du Fils de l’homme 28 (Matthieu, 24, 37-39).

73Très clairement, notre auberge steenienne symbolise, à elle seule, cette humanité, décrite par Matthieu, oublieuse de Dieu, aussi bien avant le Déluge qu’avant l’avènement espéré du Christ (au moment où notre rideau de théâtre occultera définitivement la « scène du monde » et où l’être humain sera délivré du « corps du péché »). À la différence notable, certes, qu’il ne peut être question, ni chez Cornelis Cornelisz, ni chez Steen, de mariage, puisque la figuration d’activités érotiques reste réservée, au xviie siècle, aux jeux de séduction et aux couples non-mariés.

  • 29 . Voir Luc, 15,13 et 15,30.
  • 30 . Luc, 15,24, in Bible, N.T., Ibid., 1979. On doit à Steen un Retour du fils prodigue, dans les ann (...)
  • 31 . Le motif de la « buitenpartij » (tablée en extérieur, réunissant hommes et femmes autour d’un rep (...)
  • 32 . C’est-à-dire une « Joyeuse Compagnie ».
  • 33 . Ces vertus étant toujours incarnées, au sein du foyer familial, par la femme, mère de famille, s’ (...)

74De fait, érotisme, séduction et prostitution renvoient, lorsqu’ils sont intimement liés, à une seconde tradition iconographique, très répandue aux Pays-Bas depuis le xvie siècle : à l’illustration de la parabole du Fils prodigue (Luc, 15, 11-32), dilapidant sa fortune dans le vaste monde, « dans une vie de désordre » et « avec des filles » 29. Si l’histoire émouvante de ce fils regagnant le giron paternel et recouvrant ainsi symboliquement la vie (« Car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé » 30) se trouve progressivement sécularisée au xviie siècle, sa projection iconographique dans le monde des banquets, des tavernes et des bordels ne lui ôte pas moins sa portée religieuse et moralisatrice ; ainsi tout contemplateur d’un « bordeeltje » (J. Steen), d’une « Buitenpartij » (Esaias van de Velde) 31 ou d’une « Vrolijk gezelschap » 32 (W. Buytewech) est-il invité, tout comme le Fils prodigue, à quitter tous ces paradis artificiels que lui offre le monde pour retrouver, au quotidien, « le droit chemin » (c’est-à-dire l’espace protégé du foyer familial, que la peinture de genre de Pieter de Hooch nous présente comme le siège des principales vertus domestiques et civiques 33) et l’enseignement du Christ.

75Dans la même lignée, on ne s’étonnera guère que Steen puise à un troisième vivier iconographique, beaucoup plus ancien : celui de l’illustration des sept péchés capitaux (acedia, superbia, gula, luxuria, avaritia, ira, invidia). Après tout, « La scène du monde » ne les concentre-t-elle pas tous, le temps d’un instantané ? Plus précisément, notre tableau renoue avec cette tradition médiévale bien connue (reprise en son temps par Jérôme Bosch dans son « Chariot de foin » ou « Le Jardin des Délices ») consistant à placer en pleine lumière l’un des sept péchés capitaux, tout en présupposant son lien irréductible – de causalité ou non – avec les autres vices d’ici-bas.

76Qu’observons-nous, en effet, dans notre tableau, si ce n’est la mise en évidence de la luxure, traduction de l’impureté du corps humain, depuis la Chute, et génératrice majeure des dérèglements de toute société humaine ?

  • 34 . Theodor de Bry, Emblemata nobilitati et vulgo scitu digna…, Frankfurt am Main, 1592, Emblème n° 1 (...)

77Ainsi Steen associe-t-il, l’espace d’une image et selon le principe des exempla contraria, l’atmosphère coupablement insouciante des banquets prédiluviens maniéristes à l’icono­graphie sécularisée du « Fils prodigue » – un fils indigne que la littérature emblématique d’un Theodor de Bry (1527-1598) associait sans ambiguïté, dès 1592, au redoutable péché de luxure 34.

78Voyons désormais, plus en détail, par quels biais Steen agence sa composition et place, sur le parcours visuel auquel il nous convie, les révélateurs et symboles de cette luxuria gouvernant le monde et détournant l’être humain de ses devoirs fondamentaux.

79Commençons, tout naturellement, par remarquer, au second plan et légèrement excentré sur la droite, ce couple mis en lumière (au sens propre comme figuré du terme), attirant sur lui l’attention d’une partie des convives de l’auberge et, par voie de conséquence, du regardeur. C’est à lui que revient la fonction de donner le ton global de la composition. Il s’agit, conformément à une tradition iconographique ouest-germanique bien connue depuis le xvie siècle, d’un « couple mal assorti », révélant les désirs ardents et mal placés d’un vieil homme (dont les vêtements sombres et la chevelure dégarnie indiquent l’âge avancé) à l’égard d’une jeune femme (aux vêtements clairs et seyants), timide et réservée.

80L’homme, assis sur le bord d’un tabouret, tend ostensiblement le haut de son corps en direction de la demoiselle, qui, assise elle-même sur une chaise, marque un léger recul et semble, flattée tout autant que gênée, ne pas encore savoir si elle répondra ou non favorablement aux avances insistantes de ce séducteur impénitent, au regard lubrique et à l’huître conquérante.

81Pourquoi cette huître, en guise de harpon courtois, et, du reste, ce repas d’huîtres préparé au bord de l’âtre par une aubergiste agenouillée, dont l’habillement bariolé attire inévitablement notre regard, au premier plan latéral gauche du tableau ?

82Assurément parce que notre mollusque, considéré au xviie siècle comme un aphrodisiaque avéré, symbolise la nature des relations qui unissent les femmes et les hommes présents dans une taverne. Associé au vin qui coule à flot et enivre les esprits (d’où ces feuilles de vigne, sur la droite de la composition, évoquant les plaisirs dionysiaques), il suggère le vain plaisir des sens et les tensions érotiques qu’il génère, en dépit de toute convenance sociale (le vieil homme n’aurait-il pas délaissé son foyer, femme et enfants, pour venir courir à l’auberge la donzelle ?).

  • 35 . Cette petite huile sur bois (20,5 x 14,5 cm) est exposée au Mauritshuis de La Haye.

83Notons, d’ailleurs, que, parmi le personnel de la taverne, les tâches culinaires sont soigneusement réparties : à l’homme d’ouvrir les huîtres (au second plan latéral gauche), à la femme de les assaisonner. Voilà qui n’est pas sans nous rappeler « La mangeuse d’huître » de Jan Steen, poivrant une huître dans une chambre, tandis qu’à quelques mètres d’elle, dans une cuisine, un aubergiste ouvre les mollusques 35 – signe que nous avons affaire à une prostituée, aguichant le client dans une maison close.

  • 36 . Voir, de J. Steen, « Le voyageur fatigué » (National Trust, Upton House, Banbury), « Le couple bu (...)

84De fait, si la remise à un être du sexe opposé d’un verre de vin ou d’une huître symbolise fréquemment l’acte de séduction 36 (l’amour coupable se manifestant toujours à travers les sens et les aliments, et non à travers l’esprit et les sentiments), c’est bien à la femme – héritière de l’Ève pécheresse que revient la tâche de « pimenter » toute relation amoureuse (l’assaisonnement et le poivrage des aliments consommés par les amoureux correspondant au déploiement par la femme de ses atouts physiques).

  • 37 . C’est le cas dans le Houwelick (1625) et le Trouringh (1637) du célèbre Jacob Cats.

85On ne s’étonnera donc guère que la littérature emblématique moralisatrice du Siècle d’Or mette régulièrement en garde ses lecteurs contre ces épices et huîtres briseuses de ménages ! 37

86Rien d’étonnant, non plus, à ce que Steen figure derrière nos aubergistes-« préparateurs d’huîtres », près de la fenêtre, une entremetteuse ; nous la voyons se pencher en direction d’un homme assis et aviné, négociant probablement les tarifs de ses filles.

  • 38 . Voir, de J. Steen, « Vol dans un bordel » (Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz de Berlin) (...)
  • 39 . Voir, à titre d’exemples, le « Vagabond » (« Le colporteur ») de Jérôme Bosch (v. 1500) du Musée (...)

87Le personnage mérite quelque commentaire : figure récurrente des tableaux de Steen, elle constitue un véritable caractère de théâtre (au même titre que les médecins des célèbres « Visite du docteur »). Nous l’identifions aisément à ses vêtements sombres et sobres (signe qu’elle n’est plus en mesure de séduire), à ses rides prononcées ainsi qu’à son sourire mièvre et édenté 38. Elle devrait, en raison de son âge avancé, incarner la sagesse et la réflexion. Or, au même titre que les vieux grivois des « couples mal assortis », elle semble ne jamais camper que la perpétuation de l’erreur humaine et la folie d’une humanité corrompue. À travers elle se manifeste non pas uniquement le péché de luxure et d’impureté (qu’on nous rappelle, au-dessus de sa tête et de celle de l’homme aviné, par la présence d’une cage à oiseau – enseigne, au xvie siècle, des maisons de prostitution 39), mais aussi celui d’avarice et d’envie.

  • 40 . Voir « De bestolen vioolspeler » (Le violoniste volé) du Mauritshuis de La Haye (1670-1674) et du (...)

88D’une certaine façon, nous la savons brûler de concupiscence et sa convoitise (illustrée, dans l’iconographie steenienne, par un haut du corps toujours penché en direction de celui auquel elle aimerait soutirer de l’argent40) semble n’avoir d’égale que la vilénie du vieillard, avec lequel Steen, par le biais d’une sorte de diagonale du péché (!), semble vouloir la mettre sur un pied d’égalité.

  • 41 . Ce type d’associations parcourt, depuis la fin du Moyen Âge, l’iconographie néerlandaise des bord (...)
  • 42 . Le rapport symbolique et « sexualisé » entre le luth et la flûte est particulièrement présent dan (...)

89Une diagonale redoutable, puisque nous conduisant par le regard, de l’entremetteuse à ces objets intrigants que sont le chapeau renversé, la cruche à la cuiller en bois et la cuiller métallique sur le sol, au premier plan. Autant dire : nous menant directement à la relation sexuelle, symbolisée ici, comme sur de nombreuses scènes de genre, par des objets ouverts et profonds (rappelant le vagin, tels les pots, les cruches, les pichets, les luths ou le creux des chapeaux 41) accompagnés ou traversés par des objets de forme phallique (cuillers, bâtons, pipes ou flûtes 42). Peut-être le fauteuil vide, situé entre l’aubergiste aux huîtres et notre couple mal assorti, assure-t-il d’ailleurs une même fonction symbolique : rappelant, à son échelle et par mimétisme, la position de la jeune femme (fauteuil aux « bras ouverts ») et celle du vieux séducteur (ce moule à gaufres aux longues tenailles, « accoté » au bras gauche du fauteuil et qui, si l’on en croit les œufs brisés et le pot à la cuiller en bois contenant potentiellement la pâte à gaufres, pourrait rapidement être « utilisé » et passer sur les braises).

90Quoi qu’il en soit, tout semble n’être, sur notre « scène du monde », qu’incitation au péché de chair. Si les corps nous sont représentés en émoi du fait des regards échangés, du vin ou des aliments aphrodisiaques consommés, ils nous semblent également en éveil à l’audition de la musique interprétée par le violoneux bossu et le joueur de luth.

  • 43 . Tel est le cas, également, dans la littérature emblématique. À titre d’exemple, chez J. Cats (Sin (...)

91Lorsque l’on sait que les instruments de musique présents dans l’auberge (dont un luth accroché au mur, près de la table de jeux) étaient généralement associés, à l’époque de Steen, à des scènes de séduction 43, on ne s’étonnera guère de voir la jeune femme attablée entre le joueur de luth et le gros homme aviné (un autoportrait peu flatteur de Steen lui-même !) chanter à tue-tête, une huître à la main – signe de disponibilité sexuelle.

  • 44 . Voir, de Gabriel Metsu, « La joueuse de cistre » (Staatliche Museen de Kassel) ; de Gerard ter Bo (...)
  • 45 . « L’amour enseigne la musique » (trad.) est le titre d’un emblème de Gabriël Rollenhagen (1583-16 (...)
  • 46 . Le luth est l’instrument associé prioritairement à la prostituée, soit lorsqu’elle en joue face à (...)

92Là encore, Steen reprend à son compte une imagerie fort répandue dans la peinture de genre hollandaise, mêlant une mobilisation intense des cinq sens (une entrée en action du corps physique et non de l’esprit) à une scène courtoise. Généralement, l’un des deux partenaires nous est représenté un verre à la main, fixant du regard l’autre en train de jouer d’un instrument à cordes (luth, théorbe ou cistre) 44. Lorsque l’un (généralement la femme) chante sur l’air que joue l’autre, il semble toujours clair, non seulement qu’« amor docet musicam » (comme nous l’enseigne l’emblématique courtoise 45), mais, plus crûment, qu’une relation sexuelle avec une femme facile est en vue 46.

93Intéressons-nous désormais au dernier plan de notre scène-auberge. Plus discret et visuellement à l’écart de la scène principale, il n’en est pas moins important. À lui revient d’assurer une transition interprétative entre les scénettes de séduction, que nous venons d’évoquer, et l’élément-clé du tableau, situé dans le renfoncement du plafond. Nous y apercevons, outre deux hommes conversant autour d’une chope de bière, quatre hommes entourant une table de jeux : deux jouant au trictrac et deux les observant (dont un fumeur de pipe).

94Au premier regard, tout nous porterait à penser que cette portion d’espace scénique constitue l’élément le plus réaliste de la composition. En effet, quoi de plus coutumier à la vie d’une auberge que cette clientèle exclusivement masculine se désaltérant, partageant des instants de convivialité virile autour de jeux d’argent, avant, peut-être, d’envisager quelque commerce galant autour d’un plat d’huîtres ? Pourtant, à en croire l’iconographie moralisatrice du xviie siècle hollandais, la figuration combinée de ces personnages à l’allure débonnaire et de leurs activités d’apparence banale pose problème.

95Loin de n’être que purement décorative ou testimoniale, celle-ci contredit en tout point ce que l’art du Siècle d’Or s’emploie, dans ses inflexions les plus « naturalistes », à nous présenter ; à savoir la vie d’une jeune nation calviniste et de citoyens néerlandais industrieux, zélés et particulièrement soucieux de plaire à Dieu. Or, force est de constater que l’addiction au jeu, au tabac et à la boisson ne correspond en rien à l’image que la peinture hollandaise, en pleine phase de positionnement identitaire, nous révèle d’ordinaire des Bataves et de leurs mœurs.

96Manifestement, l’arrière-plan de notre « Scène du monde » a valeur contre-exemplaire. Il nous replonge, une fois de plus, dans l’iconographie traditionnelle du « Fils prodigue » qui, généralement, place le dépravé dans une auberge-bordel, dont les clients se rendent coupables de quatre vices rédhibitoires : ils s’enivrent, se livrent à des jeux de hasard, fréquentent des prostituées et finissent par se battre.

  • 47 . Voir Jan Steen, Vechtende kaartspelers (Joueurs de cartes se battant), v.1671, Staatliche Museen (...)

97Dans le cas spécifique qui nous intéresse, le regardeur se trouve témoin de plaisirs dionysiaques et érotiques ainsi que d’une scène de jeu qui, si l’on en croit la plupart des scènes de genres du xviie siècle, ne peut que dégénérer en rixe 47.

  • 48 . On se souviendra ainsi d’un poème du grand Constantijn Huygens (1596-1687), intitulé « Taback », (...)

98À vrai dire, l’excès de boisson, souvent lié dans la littérature moralisatrice hollandaise à une consommation tout aussi excessive de tabac 48, semble indissociable de la pratique des jeux de l’amour et du hasard ; à l’instar des autres vices qu’il accompagne, il met en lumière à la fois la démesure, l’acédie et la vanité du comportement humain.

99À maints égards, les péchés, les vices et les symboles qui les incarnent entrent en interaction dans l’image, et ceci selon un mécanisme que nous pouvons schématiser de la façon suivante :

1) La démesure :

100a) l’excès de boisson (l’homme à la chope de bière, près de la porte d’entrée de l’auberge – la femme attablée, chantant une huître à la main, face à laquelle sont positionnés un verre de vin et deux grappes de raisin – le gros homme assis à la droite de la chanteuse, tenant un Roemer à la main et semblant ivre – les feuilles de vigne entourant une bouteille, au premier plan-droit du tableau) ;

101b) l’excès de nourriture (les huîtres, mises en évidence dès le premier plan – les œufs, le pot à la cuiller en bois et le moule à gaufres, rappelant les aliments et les excès du carnaval – la table de la chanteuse, rappelant, avec ses agrumes et ses raisins, une nature morte aux fruits, considérée au xviie siècle comme une mise en garde contre les excès et vanités de notre vie ici-bas) ;

102c) l’amour tarifé (les trois « couples » illustrant la perspective d’un amour non-conventionnel, passant par le déploiement des sens et non des sentiments) ;

103d) la pratique du jeu de hasard (le jeu de trictrac, tout comme les jeux de dés ou de cartes, présupposent toujours la montée de l’orgueil [superbia] et de la colère [ira] parmi les joueurs – deux péchés bien connus, qui ne peuvent conduire qu’à la dispute) ;

  • 49 . Il s’agit d’un motif récurrent chez Steen, figurant symboliquement la démesure et la folie humain (...)

104e) le chaos régnant dans l’auberge (le nombre de personnages qui, s’ils évoluaient véritablement sur une scène de théâtre, rendraient la représentation inaudible, voire incompréhensible – le désordre, matérialisé par toutes sortes d’ob­jets jonchant le sol – le petit garçon faisant danser un chat sur ses deux pattes 49).

2) L’acédie

  • 50 . Nous précisons ici qu’il s’agit de corps « masculins », car les représentations de la paresse fém (...)

105a) de nature physique (les corps inactifs et paresseux des « observateurs » présents au sein même de la scène, tels les scrutateurs du jeu de trictrac ou le gros homme aviné – les corps masculins avachis, marquant une perte de vigilance et une défaite de la raison, tels ceux du gros homme ivre au bonnet de travers ou du client de l’entremetteuse, croisant les jambes et quasi vrillé sur sa chaise 50) ;

106b) de nature spirituelle : elle concerne l’ensemble des personnages figurés sur le tableau, puisque tous sont détournés de la morale et de Dieu par leurs activités futiles et vaines. À titre d’exemples révélateurs, on mentionnera

  • 51 . Dans « Les conséquences de la démesure » (National Gallery, Londres), Steen nous fait comprendre (...)
  • 52 . « De Wijn is een Spotter Proverbyn 20.1 » [Le vin est moqueur. Prov.20.1] est ainsi la citation b (...)

107– les buveurs : le vin, associé par Steen lui-même à la démesure dans son tableau « De gevolgen van onmatigheid » [v.1663-65], conduit toujours au relâchement physique, puis inévitablement à la perte de vigilance morale ; il laisse alors le champ libre à la tromperie et à la luxure 51. Dans « De wijn is een spotter » [v.1668-70], le peintre illustre ainsi le proverbe vétérotestamentaire qu’il serait justifié d’appliquer au comportement déraisonnable de nos buveurs de « La scène du monde » 52 :

Le vin est moqueur, l’alcool tumultueux ;
quiconque se laisse enivrer par eux ne pourra être sage. 
Proverbes, 20.

  • 53 . Voir Jacobus Sceperus, Bacchus. Den ouden en huydendaegschen Dronckeman: ontdeckt uyt de Heydensc (...)

108Sans doute cette dénonciation des comportements alcooliques traduit-elle, non seulement une reprise de l’icono­graphie moralisatrice des « bordeeltjes », mais aussi une préoccupation réelle des contemporains de Steen – si l’on en croit, notamment, la publication en 1665 par le pasteur Jacobus Sceperus de son « Bacchus. Den ouden en huydendaeg­schen Dronckenman », où l’homme d’église s’en prend, comme bien d’autres prédicateurs calvinistes de son temps, aux ivrognes (Suypers) et à cette ivresse qui « conduit l’homme à la putanerie, à l’adultère, à la débauche et à l’indé­cence » 53.

  • 54 . Jacob Cats, Silenus Alcibiadis sive Proteus (Amsterdam, W. Blaeu, 1618) : « Roock is sijn rijck, (...)
  • 55 . Cette mélancolie, considérée au Moyen Âge comme un péché, et dénoncée par le calvinisme bien-pens (...)

109– le fumeur : fréquemment associé, dans la peinture hollandaise, à la paresse, car apathique et concentré sur la seule fumée de sa pipe, nous le trouvons ici accoudé à la table de jeux, observant impassiblement et à distance les deux joueurs de trictrac. Il est intéressant de noter que la consommation de tabac, au xviie siècle, est associée à de nombreux comportements asociaux et immoraux ; si le fumeur est en effet souvent un buveur, il nous est aussi présenté comme un séducteur impénitent dans la littérature emblématique (« La fumée est son royaume, pleine de fumée est toute la cour des amours », écrit ainsi J. Cats 54), un solitaire, indifférent, mélancolique et lent d’esprit – un véritable acédique, suspect autant au regard des autorités temporelles que spirituelles 55.

3) La vanité

110a) l’amour impur et impudique (les prostituées et leurs clients potentiels – la cage à oiseaux, renvoyant au corps terrestre prisonnier de ses coupables pulsions).

  • 56 . Voir J. Steen, La fête des Rois (1668), Staatliche Kunstsammlungen de Kassel.

111b) les libations (outre la consommation abondante d’alcool et d’huîtres – renvoyant à l’amour impur – et la petite imitation de nature morte à la table de la chanteuse, on notera à nouveau l’allusion aux gaufres, cette spécialité du carnaval qui, traditionnellement, renvoie à la folie humaine et à l’inversion douteuse des valeurs sociales 56).

112c) la musique, le jeu et la consommation de tabac (plaisirs éphémères et vains, sans consistance).

113d) les allusions au temps qui passe : l’horloge située à la droite du fumeur ainsi que la présence d’hommes et de femmes de plusieurs générations.

114e) les allusions à la mort, susceptible de survenir à tout instant : le rideau, la pendule mentionnée précédemment, le tableau du fond de l’auberge faisant apparaître un gibet, les joueurs de trictrac (le jeu nous prouve que le sort est incertain, que la fortune peut tourner à tout instant et que, finalement, seul Dieu – et non pas un lancer de dés – peut décider de notre vie), les coquilles d’œufs brisées illustrant la fragilité de la vie humaine et le petit garçon souffleur de bulles, caché dans l’un des recoins du plafond, derrière la cage à oiseaux.

L’enfance et l’« homo bulla »,
clés de la composition

115Assurément, ce jeune enfant constitue la clé interprétative de notre « Scène du monde ». À peine visible, il constitue l’indice principal, positionné à un endroit stratégique par notre peintre pour donner un sens final à notre quête de sens et de vérité.

116Sa quasi-dissimulation, au premier étage de l’auberge, à hauteur virtuelle du rideau, au dernier plan, surplombant, pour ainsi dire, les joueurs de trictrac, n’a rien de fortuit.

  • 57 . La littérature emblématique compare souvent la vie humaine à la fumée qui s’échappe de la pipe et (...)

117Elle nous rappelle, à l’instar de la littérature emblématique des Cats ou des Visscher, que l’ici-bas n’est qu’illusion et vanité – aussi fragile et trompeur qu’une bulle de savon, aussi éphémère que les volutes tabagiques du fumeur de pipe 57. Tenter de le déchiffrer mérite quelque effort, quelque recherche, quelque parcours, au fil de la vie et de ses épreuves – fussent-elles les pires tentations soumises à l’homme par le Malin.

118Telle est bien l’impression globale, d’ailleurs, que nous laisse ce complexe theatrum mundi du peintre Jan Steen, dont le décor scénique et la multitude de personnages qu’il mobilise, comme nous l’avons vu, marquent tout autant par leur caractère labyrinthique que par l’humour qui s’en dégage.

  • 58 . Le livre d’emblèmes est en effet conçu comme un recueil d’énigmes, susceptible de conduire ses le (...)

119Atteindre et repérer le garçon souffleur de bulles se mérite donc. Tout autant, sans doute, qu’était censé se mériter, en pleine heure de gloire de l’emblématique calviniste, la résolution d’un rébus ou d’une énigme, supposés conduire le lecteur à une ultime vérité biblique ou moralisatrice 58.

120Steen, pour sa part, fait siennes les techniques et présupposés de l’emblème. S’il ne dispose pas du verbe, il sait en revanche manier avec brio l’illustration pluriforme et combinée de citations, de proverbes et de morales, ainsi que de courtes séquences visuelles, directement empruntées aux livres d’emblèmes, à l’iconographie populaire de son temps ou bien même à ses propres œuvres antérieures.

  • 59 . Voir Karel Dujardin, Homo bulla (1663-Statens Museum for Kunst de Copenhague) ; Frans van Mieris, (...)

121Tel est le cas avec ce souffleur de bulles, placé en retrait du « toneel van de wereld » pour deux raisons. La première est qu’il est le seul personnage de l’ensemble à pouvoir, du fait de sa position stratégique, revendiquer une vue globale sur la totalité des faits et gestes se déroulant sur notre scène – doublement virtuelle – de théâtre ; à ce titre, il peut être considéré, tout comme nous, comme un regardeur-spectateur. La seconde raison est qu’il est l’adaptation picturale de l’homo bulla – cette notion issue de l’Antiquité romaine, popularisée au xvie siècle par le célèbre Adage érasmien éponyme et généralisée par l’emblématique et la peinture hollandaises du xviie siècle 59.

122Sous les traits d’un enfant, il remplace le puto de la littérature emblématique, se voit accompagné, à sa droite, d’un crâne – symbole de la mort dont il nous remémore l’imminence –et souffle toujours ces bulles de savon, assimilées à la vie humaine. Car, comme l’écrivait Érasme,

  • 60 . Érasme, Adage 1248. L’homme est une bulle, in Érasme-Œuvres choisies, Paris, Le Livre de poche, 1 (...)

rien n’est plus fragile, plus fugace, plus vain que la vie humaine. Une bulle est ce gonflement que l’on voit dans les eaux naître et s’évanouir en un moment.60

123Et à Steen de faire écho à cet adage érasmien en plaçant, non seulement au premier plan de l’image des coquilles d’œufs brisées, symbolisant la fragilité de la vie, mais aussi, au dernier plan, l’horloge montrant le temps qui s’écoule inexorablement, le tableau au gibet (la cruauté de la mort) et, surtout, les joueurs de trictrac, dont le jeu, associé par la littérature emblématique à la paresse (luiheid) et à la vanité (ledigheid), s’appelait autrefois en néerlandais « verkeerspel » – autrement dit « le jeu du changement », « le jeu du retournement de situation ».

124Or, la vie n’est-elle pas caractérisée par ce changement brutal qu’est la mort ? Pour qui aurait oublié l’évidence, comme nos joueurs, notre fumeur ou nos galants, Steen multiplie ses mises en garde. Parmi ses nombreux mementos mori, les enfants présents sur la scène me semblent occuper une place essentielle.

  • 61 . « Comme chantent les vieux, les jeunes jouent de la flûte » correspond à un type de représentatio (...)

125Remarquons tout d’abord que leur présence serait une anomalie dans une taverne digne du « Fils prodigue » (il ne serait pas socialement accepté de figurer de jeunes enfants au milieu de prostituées), mais que, en l’espèce, ils incarnent, tout comme sur de nombreux tableaux de Steen ou d’illustra­tions de l’ancien proverbe néerlandais « Soo de Oude Songe, Soo Pypen de Jonge » 61, un sévère avertissement adressé aux adultes – une incitation à montrer l’exemple aux jeunes générations, susceptibles, tel le perroquet (à gauche de l’image), de répéter stupidement et innocemment ce qu’on leur dit ou leur montre.

126Or, le mauvais exemple se paie lourdement. Observons ainsi cette petite fille située à la gauche du couple mal assorti : sa timidité apparente n’a d’égale que la feinte retenue de la femme courtisée ; son regard se porte sur le pot à la cuiller en bois et, par conséquent, nos symboles de l’amour physique. Quelle femme deviendra-t-elle plus tard ? Finira-t-elle dépravée dans une taverne ?

127La question du « devenir adulte » se pose assurément, dans l’iconographie steenienne, dès qu’un enfant se trouve représenté en compagnie d’un petit animal (chat, chien ou perroquet) – autrement dit, d’un être susceptible de reproduire son propre comportement, de même que l’enfant se doit de reproduire le comportement des adultes qui l’entourent.

128Les enfants présents sur notre « Scène du monde » seraient-ils donc tous condamnés à reproduire à l’avenir la folie et le dérèglement du monde, tels que Steen nous les dépeint ?

129Le petit garçon faisant danser son chat à la baguette (à la cuiller, en réalité !), la petite fille au chien et le bambin au perroquet nous inciteraient fortement à le penser.

130En revanche, le jeune page au bonnet rouge, nous tournant le dos, sur la droite de l’image, pose question. Plus âgé que les autres enfants représentés, il semble sur le point de venir fournir les adultes dépravés en pain et en vin (il porte une gourde à sa droite). Cependant, notons bien sa situation sur la scène : tout comme le chien positionné près des préparateurs d’huîtres, son regard se porte en direction de l’homo bulla.

131De fait, il n’est probablement pas un simple observateur du triste spectacle qui se déroule sous ses yeux ; à l’instar du chien, qui lui fait formellement écho, il paraît « monter la garde » et nous indiquer visuellement la voie à suivre : celle d’un retour à la raison, à la mesure et au message tempéré qui nous est lancé par l’homo bulla.

132D’une certaine façon, ce porteur de pain et de vin nous rappelle singulièrement la voix de la Sagesse, lorsqu’elle nous lance, dans les Proverbes (9, 5-6) :

  • 62 . La Bible, Ancien Testament, Proverbes (9, 5-6), Tome 2, Paris, Le Livre de Poche, 1979.

Allez, mangez de mon pain, buvez du vin que j’ai mêlé.
Abandonnez la niaiserie et vous vivrez ! 
Puis, marchez dans la voie de l’intelligence 62.

Conclusion sur une « leçon d’humanité »

133Voilà sans doute la leçon que Steen nous invite à tirer de notre passage visuel par sa remarquable « Scène du monde » – cet espace virtuellement théâtral, concentrant symboliquement les principaux vices et dérèglements d’une vie humaine trop oublieuse de son Créateur.

134Enfant de son Siècle, Néerlandais des Provinces-Unies, catholique en terre calviniste, nous le savons soucieux de se faire le porte-parole d’une société toute entière, à l’écoute d’un marché de l’art essentiellement protestant et citadin, friand d’innovations esthétiques et redoutablement moralisateur. Au risque, pourrait-on penser, de trahir ses propres convictions, sa propre sensibilité religieuse, voire son propre goût de la liberté et de l’insolence.

135Pourtant, à en croire « Het toneel van de wereld » et tant d’autres de ses œuvres, il n’en est rien.

136En dépit d’un paradoxe apparent, la stricte morale calviniste, dont il s’emploie, par un opportunisme bien senti, à retranscrire l’esprit sur sa toile, paraît fort bien s’accommo­der de ses représentations licencieuses et grivoises. Pour autant, certes, que notre Hollandais, sur le principe des exempla contraria et à l’unisson de la littérature emblématique moralisatrice de son temps, s’applique à n’œuvrer qu’à fin didactique et à ne concevoir l’agréable et l’humour qu’en vecteurs de l’utile.

137Ainsi sera née une œuvre programmatique tout à la fois légère, plaisante et fondamentalement grave.

138Dans cette gravité, nous avons su reconnaître l’empreinte du calvinisme culturel hollandais. Fallait-il percevoir derrière l’esprit de dérision du Maître ce reliquat de catholicisme atavique que d’aucuns pensent aujourd’hui devoir mettre en lumière ?

139Évoquons plutôt une certaine insolence, reflet d’une identité confessionnelle minoritaire, mesurant prudemment ses cri­tiques. Car l’essentiel n’est pas là. Il réside plutôt dans ce sursaut d’optimisme bruegélien, que l’on perçoit toujours in extremis chez Steen, et dans sa foi inébranlable – et peu calviniste – en un meilleur humain.

140Tel est bien là l’ultime message qu’il conviendra de retenir de « La scène du monde » et de son universel et foncier humanisme.

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Notes

1 . Eugène Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, Paris, Librairie Plon, 1896, p. 203.

2 . « Een huishouden van Jan Sten ».

3 . On estime la proportion de peintres par habitant, dans les Provinces-Unies du xviie siècle, à 1 pour 1000-2000 habitants (contre 1 pour 10000 en Italie).

4 . Voir Diderot, Essais sur la peinture (1765) et Quatremère de Quincy, Considérations sur les arts du dessin en France (1791).

5 . Lorsque le même type de scène est représenté en plein air, on parle de « buitenpartij ».

6 . Il s’agit de « Het morgentoilet » de 1663, acquis par George IV en 1821.

7 . Les termes de « bierkroeg » et de « brouwery » sont interchangeables, au xviie siècle. Notons qu’il est également probable que Jan Steen ait possédé, tout comme son père, sa propre brasserie, dotée d’une auberge dans laquelle était écoulée la bière produite par la petite entreprise familiale.

8 . Voir Arnold Houbraken, De Groote Schouburgh der Nederlantsche Konstschilders en Schilderessen, Den Haag, 1721.

9 . Voir Karel Braun, Alle tot nu toe bekende schilderijen van Jan Steen. Rotterdam, Lekturama, 1980, p. 122.

10 . L’expression est utilisée par A. Houbraken (op. cit., p. 18), qui écrit, dans sa biographie du peintre, que Steen a peint une centaine de « scènes de la vie humaine » (« bedryven van ‘s Menschen leven »).

11 . À vrai dire, deux auteurs du xixe siècle, T. Van Westrheene (Jan Steen – Etude sur l’art en Hollande, La Haye, Martinus Nijhoff, 1856, p. 100) et Henry Havard (Histoire de la peinture hollandaise, Paris, A. Quantin Editeur, 1881, p. 155) avaient été parmi les premiers à prendre parti pour les titres respectifs de « Tableau de la vie humaine » (Van Westrheene) et de « représentation de la vie humaine » (Havard) ; cela dit, leur juste intuition ne parviendra jamais réellement à supplanter, avant le dernier quart du xxe siècle, « La brasserie de Jan Steen ».

12 . Tel est nouveau titre attribué au tableau dans le livre de De Jongh intitulé « Tot lering en vermaak. Betekenissen van Hollandse genrevoorstellingen uit de zeventiende eeuw » (Amsterdam, Rijksmuseum, 1976, p. 237).

13 . Les Provinces-Unies naissent, de facto, de l’Union d’Utrecht, en 1579, mais ne sont reconnues en droit international par leur ennemi, le royaume d’Espagne, qu’en 1648.

14 . La « Guilde de Saint-Luc » est le nom générique donné, depuis le Moyen Âge, à la corporation des peintres, telle qu’établie, au même titre que toute autre corporation artisanale, dans la plupart des villes néerlandaises. Elle régule le marché de l’art ainsi que la vie professionnelle des peintres.

15 . La période d’apprentissage chez un maître durait habituellement cinq ou six ans et commençait vers l’âge de douze ans. Il est donc permis de penser que Steen aura suivi parallèlement deux ou trois formations différentes et débuté très tardivement son apprentissage de peintre.

16 . Voir Jacob Campo Weyerman, De levensbeschrijvingen der Nederlandsche konst-schilders en konst-schilderessen, Den Haag, 1729.

17 . Jan Steen, Les rhétoriqueurs, v. 1663-1665, Philadelphia Museum of Art ; Les rhétoriqueurs-Libres en amour, v.1664-1668, Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles.

18 . Voir Marten Jan Bok, Het leven van Jan Steen, in Jan Steen, schilder en verteller, p. 28. Pieter Dircksz Steen (1561-v.1593) était peintre et forgeron. Quant à Marijtje Jans Steen (1596-1649), celle-ci avait épousé le libraire Joost Lievens de Rechte, frère aîné des peintres Jan et Dirck Lievens.

19 . Voir L. J. Rogier, Geschiedenis van het Katholicisme in Noord-Nederland in de 16de en 17de eeuw, Tome 5, Amsterdam, Elsevier, 1964, p. 982 s.

20 . Voir Korine Hazelzet, Verkeerde Werelden – Exempla contraria in de Nederlandse beeldende kunst, Leiden, Primavera Pers, 2007.

21 . Le repoussoir est cet élément du tableau qui, non seulement met en valeur un autre élément, mais renforce également l’effet de perspective et de profondeur.

22 . Le rideau permet, la plupart du temps, soit une mise en valeur, soit l’accentuation du caractère artificiel de la composition, soit, sur le principe bien connu du « doorkijkje » (de l’échappée), l’introduction du regardeur dans un univers intimiste.

23 . On peut penser ici au Hansworst et au Peeckelhaering, personnages appréciés des farces et des périodes de carnaval, que certains peintres, tels Dirck Hals et Willem Buytewech, représentent en plein milieu de leurs « Joyeuses Compagnies » (voir, à titre d’exemple, la « Joyeuse Compagnie » de D. Hals, datant des années 1620 et exposée au Städelsches Kunstinstitut de Frankfurt, ou bien la « Joyeuse Compagnie » de W. Buytewech, de 1616-1617, exposée au musée Boijmans de Rotterdam). Jan Steen, quant à lui, introduit souvent des personnages de la Commedia dell’Arte, qu’il s’agisse du médecin des « Visite(s) du docteur » ou bien du Capitano (Joueurs de cartes se battant, v. 1671, Staatliche Museen, Berlin).

24 . Depuis Démocrite d’Abdère et Platon (Lois, Livres I et VII).

25 . On connaît, à cet égard, la célèbre citation du grand dramaturge néerlandais Joost van den Vondel (1587-1679), qui figurait autrefois au fronton du Théâtre d’Amsterdam (1637) : « Le monde est une scène de théâtre. Chacun y joue un rôle et y a sa part » (trad.).

26 . Il s’agit d’une constante que l’on retrouve notamment dans les représentations des « Joyeuses Compagnies » de Willem Buytewech (1591-1624), où la mise en évidence de l’usage des cinq sens est liée, non seulement à l’oisiveté et à la superficialité des jeunes générations, mais aussi à tout un langage érotique que le contemplateur du tableau est appelé à décoder (voir, à titre d’exemple, la « Joyeuse Compagnie » des années 1620-1622, exposée au Szépmüvésti Múzeum de Budapest).

27 . Voir, à cet égard, « L’humanité avant le déluge » (1632) de Cornelis Cornelisz. de Haarlem, exposé à la Staatsgalerie de Stuttgart.

28 . Bible, Nouveau Testament, Matthieu, 24, 37-39, Paris, Le Livre de Poche, 1979, p. 44,.

29 . Voir Luc, 15,13 et 15,30.

30 . Luc, 15,24, in Bible, N.T., Ibid., 1979. On doit à Steen un Retour du fils prodigue, dans les années 1668-1670 (collection privée).

31 . Le motif de la « buitenpartij » (tablée en extérieur, réunissant hommes et femmes autour d’un repas sommaire) est introduit, dans les anciens Pays-Bas, par David Vinckboons (1576-av.1633) et popularisé à Haarlem par Esaias van de Velde (1587-1630).

32 . C’est-à-dire une « Joyeuse Compagnie ».

33 . Ces vertus étant toujours incarnées, au sein du foyer familial, par la femme, mère de famille, s’occupant consciencieusement de son ménage, de sa cuisine et de ses enfants. Ceci, par opposition à la courtisane et à la séductrice, toujours représentée dans des tavernes, des banquets et autres lieux de perdition.

34 . Theodor de Bry, Emblemata nobilitati et vulgo scitu digna…, Frankfurt am Main, 1592, Emblème n° 14.

35 . Cette petite huile sur bois (20,5 x 14,5 cm) est exposée au Mauritshuis de La Haye.

36 . Voir, de J. Steen, « Le voyageur fatigué » (National Trust, Upton House, Banbury), « Le couple buvant » (Rijksmuseum, Amsterdam) ou « Le repas d’huîtres » (Musée Boymans, Rotterdam) ; de Pieter de Hooch « Le verre vide » du Musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam.

37 . C’est le cas dans le Houwelick (1625) et le Trouringh (1637) du célèbre Jacob Cats.

38 . Voir, de J. Steen, « Vol dans un bordel » (Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz de Berlin) ou « Le violoniste volé » du Mauritshuis de La Haye.

39 . Voir, à titre d’exemples, le « Vagabond » (« Le colporteur ») de Jérôme Bosch (v. 1500) du Musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam ou la « Joyeuse Compagnie » de Jan Sanders van Hemessen (v. 1540) de la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe.

Le motif de la cage, lié au sexe et à la prostitution, s’explique simplement par l’un des sens familiers attribués au mot « vogel » (l’oiseau), qui renvoie au pénis – s’introduisant dans la cage – ainsi qu’au verbe dérivé « vogelen » qui signifie « forniquer ».

40 . Voir « De bestolen vioolspeler » (Le violoniste volé) du Mauritshuis de La Haye (1670-1674) et du Rijksmuseum d’Amsterdam (1670-1674) ou « La fête de la St Nicolas » du Musée Boymans de Rotterdam (1667-1668).

41 . Ce type d’associations parcourt, depuis la fin du Moyen Âge, l’iconographie néerlandaise des bordels et des scènes de séduction ; et ceci, avec une grossièreté revendiquée, comme on le voit dans certaines « joyeuses compagnies » de Jan Massys (1509-1573) ou certains « bordeeltjes » de Jan Verbeeck le Jeune (1545-1619).

42 . Le rapport symbolique et « sexualisé » entre le luth et la flûte est particulièrement présent dans la « Joyeuse Compagnie » (v. 1620) de W. Buytewech, du Szépmüvésti Múzeum de Budapest ; entre le pot et la pipe dans « La séduction » (De verleiding) de J. Steen, du Musée Bredius de La Haye.

43 . Tel est le cas, également, dans la littérature emblématique. À titre d’exemple, chez J. Cats (Sinne- en minnebeelden, ed. Amsterdam-Utrecht, 1700), l’accord de deux luths est comparé à l’harmonisation de deux cœurs amoureux.

44 . Voir, de Gabriel Metsu, « La joueuse de cistre » (Staatliche Museen de Kassel) ; de Gerard ter Borch, « Joueuse de théorbe et officier » (Metropolitan Museum of Art, New York).

45 . « L’amour enseigne la musique » (trad.) est le titre d’un emblème de Gabriël Rollenhagen (1583-1619), extrait de son Nucleus emblematum selectissimorum (Arnhem, Janszen, 1615, emblème n° 70) ; on y voit non seulement Cupidon un luth à la main, mais aussi, en arrière-plan, une femme entourée d’un luthiste chantant et d’un flûtiste.

46 . Le luth est l’instrument associé prioritairement à la prostituée, soit lorsqu’elle en joue face à un homme (Gerard van Honthorst, L’entre­metteuse, 1625, Centraal Museum-Utrecht), soit lorsqu’on la voit chanter sur l’air que lui joue le luthiste (cf. Hendrick ter Brugghen, Joueur de luth et chanteuse, 1628, Musée du Louvre).

47 . Voir Jan Steen, Vechtende kaartspelers (Joueurs de cartes se battant), v.1671, Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz.

48 . On se souviendra ainsi d’un poème du grand Constantijn Huygens (1596-1687), intitulé « Taback », liant indissociablement l’excès de tabac à l’excès de boisson et créant, à cet effet, le charmant néologisme de « roock-drinckers » [buveurs tabagiques]. Voir Korenbloemen. Nederlandsche gedichten van Constantijn Huygens, Schiedam, H.A.M. Roelants, 1868, T. 6, p. 265.

49 . Il s’agit d’un motif récurrent chez Steen, figurant symboliquement la démesure et la folie humaine à travers des enfants faisant danser ou manger déraisonnablement de petits animaux, tels des chats (voir Les conséquences de la démesure de la National Gallery de Londres).

50 . Nous précisons ici qu’il s’agit de corps « masculins », car les représentations de la paresse féminine font l’objet de figurations et d’un genre propres. La femme (souvent une servante) est alors représentée endormie, la tête appuyée sur une main, et, du fait de sa paresse, incapable de vaquer à ses obligations domestiques [Voir La cuisinière endormie de Nicolaes Maes (1655) de la National Gallery de Londres] ; dans certains cas [voir La jeune fille assoupie de Vermeer au Metropolitan Museum of Art de New York], l’inaction féminine semble devoir également être associée à une hausse de la libido – une idée répandue dès la fin du Moyen-Age et que l’on retrouve dans la poésie courtoise de Johan van Heemskerck (Minnekunst […]-Raet teghen de Liefde, Amsterdam, H.Gerritsz., 1626, p.174).

51 . Dans « Les conséquences de la démesure » (National Gallery, Londres), Steen nous fait comprendre que les comportements excessifs (les excès de libations, notamment) conduisent à l’endormissement, à un dessaisissement de sa personnalité, et qu’ils laissent le champ libre à tous les menteurs, voleurs et tricheurs, susceptibles de flouer l’enivré(e) – sexuellement parlant également (voir J. Steen, Après la buverie [Wat baet er kaers of bril, als den uyl niet sien en wil], v.1668-1672, Rijksmuseum d’Amsterdam).

52 . « De Wijn is een Spotter Proverbyn 20.1 » [Le vin est moqueur. Prov.20.1] est ainsi la citation biblique figurant sur le tableau lui-même (Norton Simon Art Foundation, Pasadena). Steen nous y montre une femme à l’apparence indécente, ayant perdu connaissance d’avoir trop bu et dont des villageois se moquent.

53 . Voir Jacobus Sceperus, Bacchus. Den ouden en huydendaegschen Dronckeman: ontdeckt uyt de Heydensche Historien, onderrigt uyt de Heylige Schriften (Gouda, 1665).

54 . Jacob Cats, Silenus Alcibiadis sive Proteus (Amsterdam, W. Blaeu, 1618) : « Roock is sijn rijck, vol roocx is gans het hof der minnen » (Emblème XII).

55 . Cette mélancolie, considérée au Moyen Âge comme un péché, et dénoncée par le calvinisme bien-pensant du XVIIe siècle, est représentée de façon saisissante par Pieter Codde dans le tableau intitulé au Palais des Beaux-Arts de Lille « Jeune fumeur de pipe délaissant l’étude » (v. 1630).

56 . Voir J. Steen, La fête des Rois (1668), Staatliche Kunstsammlungen de Kassel.

57 . La littérature emblématique compare souvent la vie humaine à la fumée qui s’échappe de la pipe et est éphémère.

58 . Le livre d’emblèmes est en effet conçu comme un recueil d’énigmes, susceptible de conduire ses lecteurs sur le juste chemin de la vertu : un parcours guidé amenant tout un chacun à dépasser le stade primaire du plaisir pris à la contemplation de l’image ou à la lecture de l’épigramme et à s’élever à un niveau réflexif, peut-être insoupçonné au premier regard.

59 . Voir Karel Dujardin, Homo bulla (1663-Statens Museum for Kunst de Copenhague) ; Frans van Mieris, Vanitas (Rijksmuseum d’Amsterdam) ; Esaias Boursse, Les souffleurs de bulles (Städtisches Suermondt-Museum).

60 . Érasme, Adage 1248. L’homme est une bulle, in Érasme-Œuvres choisies, Paris, Le Livre de poche, 1991, p. 382 (trad. J. Chomarat).

61 . « Comme chantent les vieux, les jeunes jouent de la flûte » correspond à un type de représentations très apprécié aux Pays-Bas. Voir J. Steen, Soo d’Oude Songen… (1668- Rijksmuseum Amsterdam).

62 . La Bible, Ancien Testament, Proverbes (9, 5-6), Tome 2, Paris, Le Livre de Poche, 1979.

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Pour citer cet article

Référence papier

Patrick Duval, « Jan Steen, du dérisoire à l’universel humain »Le Portique, Cahiers du Portique n°15 | 2018, 83-127.

Référence électronique

Patrick Duval, « Jan Steen, du dérisoire à l’universel humain »Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°15 | 2018, document 6, mis en ligne le 30 mars 2022, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4153 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4153

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