Navigation – Plan du site

AccueilNumérosCahiers du Portique n°15Stupeur et émerveillement

Texte intégral

1Le thaumazein, on ne cesse de le répéter, est l’archè de la philosophie, on devient philosophe en éprouvant ce pathos, le s’étonner. L’incise de Socrate dans le Théétète (155 d) est une des phrases les plus citée, du moins par les professeurs, du corpus philosophique. Mais sait-on très bien ce qu’il en est de ce pathos, – épreuve, disposition, émotion, affect ? Commencement du philosopher, il est une origine que bientôt on préfère oublier. Cela, semble-t-il, parce qu’on le considère simplement comme un début, et qu’on ne veut pas rester débutant. Négligeant ce faisant une des caractéristiques du savoir philosophique qui est de sans cesse revenir aux commencements. On détermine l’étonnement comme prise de conscience de l’insuffisance de notre savoir, et une fois celui-ci atteint, il serait étonnant que l’on s’étonne encore, comme le dit Aristote au début de la Métaphysique. Pour schématiser, on aurait donc là deux inspirations philosophiques bien différentes qui, certes, ne permettent pas de séparer les philosophies en deux catégories. Mais qui permettent peut-être de repérer deux tonalités différentes qui définissent ce qu’on pourrait nommer le climat d’un philosopher et qui expliquerait certaines attirances et préférences…

2À partir de ce commencement, en effet, deux voies s’ouvrent. Ou bien l’étonnement ayant rendu sensible le non-savoir et l’ignorance, le philosophe va s’efforcer de le surmonter en édifiant une science, voire un savoir absolu. Ainsi l’étonnement n’aurait pour fonction que de révéler l’ignorance de celui qui ne savait pas encore qu’il ne savait rien et alors le travail philosophique pourrait commencer. Le philosophe va devenir « le maître de ceux qui savent ». Disons, rapidement, que c’est la voie aristotélicienne ou hégélienne. Ou alors, autre voie, il s’agirait de se maintenir dans l’étonnement radical tout en pratiquant un philosopher dont la visée ne serait plus exclusivement le savoir, – mais quoi, alors ? Un savoir qui ne serait pas science ? C’est à cette question délicate que je voudrais tenter d’apporter une réponse. Ou, du moins, de m’approcher quelque peu de la question elle-même.

  • 1 . Essai sur les dialogues de Platon. Le naturel philosophe, Vrin. Selon cet auteur, l’étonnement es (...)
  • 2 . John Sallis, « Le lieu de l’étonnement », Noesis, 6, 2003, p. 129.
  • 3 . Rappelons qu’après la fameuse assertion sur le thaumazein, archè du philosopher, Socrate enchaîne (...)

3Si la philosophie naît de l’étonnement, elle ne saurait le surmonter, l’éliminer ni le dissoudre. Se maintenir dans l’étonnement, cela ne semble pourtant guère possible et cela n’aboutirait peut-être qu’à un état de proche de l’imbécillité ou de l’aphasie. À vrai dire l’étonnement philosophique radical ne peut être provoqué ni guidé d’aucune manière. S’il y a un art du sublime, il n’y a pas d’art de l’étonnement. Aucun savoir-faire avec lui. Il ne peut être enseigné ni appris. C’est pourquoi on peut considérer qu’il appartient au « naturel philosophe », pour reprendre le titre du livre de Monique Dixsaut 1, celui de Théétète par exemple. Ce qui aurait pour conséquence désagréable qu’il n’y a qu’un nombre réduit de philosophes, détenteurs d’une expérience incommunicable y compris à leurs collègues en marche sur la première voie. L’étonnement est une expérience qu’on ne peut reproduire. On ne peut l’enseigner à ceux qui considèrent le « cela va de soi » comme une évidence première. On peut bien entendu leur mettre sous les yeux des phénomènes étonnants. Mais l’étonnement philosophique consiste au contraire à considérer le plus ordinaire dans son ensemble comme le plus étonnant. En un sens alors, plus on philosophe, plus tout devient étonnant et prodigieux. John Sallis, dans un article important qui restitue l’assertion socratique dans son contexte, cite Heidegger : « Dire que la philosophie naît de l’étonnement signifie : elle est essentiellement une chose prodigieuse et elle devient de plus en plus prodigieuse à mesure qu’elle devient ce qu’elle est » 2. Mais la philosophie elle-même n’est pas un prodige, le prodigieux est l’espace qu’elle ouvre dans ce monde ci, entre terre et ciel comme un arc en ciel3. Or l’arc en ciel a plusieurs couleurs, il a toutes les couleurs. Si le thaumazein ne peut durer en tant que tel, « à l’état pur », sans doute est-il susceptible de variations en s’acclimatant à une philosophie et à un philosophe. Il entre dans un milieu et une époque particuliers. L’expérience intérieure, pour reprendre l’expression de Georges Bataille, qui convient, à mon sens, pour le pathos du thaumazein, se colore dans un corps et dans un monde. L’étonnement a lieu et ainsi se nuance. Le thaumazein n’est plus simplement un départ, mais une tonalité essentielle, une Stimmung qui accompagne et porte le philosopher en son entier. Alors même que le savoir est atteint, tout le savoir possible, et postérieurement à son acquisition, l’étonnement persiste. Un étonnement qui ne dépendrait aucunement du défaut de savoir, mais peut-être du caractère en fin de compte dérisoire de tout savoir. Ainsi, le non-savoir n’est plus un défaut mais une condition irrémédiable et peut-être heureuse. Que serions-nous s’il était possible de savoir, de savoir ce que nous sommes et où ? Et si l’univers ne disposait ni en nous ni nulle part d’aucun savoir sur lui-même, parce qu’« il n’en sait rien », et qu’il n’est fixé nulle part dans une quelconque définition ? En ce sens ce non-savoir philosophique s’accorderait assez bien avec l’entourage où il a pris naissance… Connivence entre le sourire du sage et le paysage.

  • 4 . Georges Bataille, « L’expérience intérieure », Œuvres complètes, t. V, p. 260.
  • 5 . Jean-Luc Nancy, « Les Iris », in Le Portique n° 36, 2e semestre 2015, p. 59-66.

4Bref, nous soutenons que l’étonnement peut durer et modifier la pensée en la déterminant souterrainement. Et que l’étonnement qui est dépassable n’est qu’un étonnement mineur, liée à une ignorance provisoire. Or, il y a un inconnu insurmontable. Le savoir, serait-il « absolu » n’a pas prise sur cet inconnu. Tel est, au plus près de nous, l’enseignement de Georges Bataille. Il y a un non-savoir que nulle science, serait-elle totale (ce qui n’a, sans doute, aucun sens), ne saurait résorber. Le travail de la science n’aboutit, en fait, qu’à l’aggraver : « À l’extrémité de la réflexion, il apparaît que les données de la science valent dans la mesure où elles rendent impossible une image définitive de l’univers. La ruine que la science a faite, continue de faire, des conceptions arrêtées constitue sa grandeur et plus précisément que sa grandeur sa vérité » 4. La science se met donc, en fin de compte, au service du non-savoir. Tant que la science opère des révolutions elle déstabilise les représentations du monde qui se caractérisent par le « cela va de soi ». Or les philosophies ne sont jamais seulement des représentations du monde. Même dogmatiques, et assurées de détenir la vérité elles restent fidèles à un étonnement initial. Ainsi la stupéfaction douloureuse de Schopenhauer qui invente un étonnement « en mode mineur ». Jeanne Hersch dans son ouvrage L’Étonnement philosophique n’exclut aucune philosophie de cette expérience, pas même Aristote ni Hegel qui l’on admis comme point de départ. D’autres philosophes, semble-t-il ne cessent pas d’être mus par le commencement. « On ne sait pas, et pourtant c’est à ce non-savoir qu’on reste accolé, accoté, accordé d’une manière inébranlable » (Jean-Luc Nancy)5.

5Mais il est temps de poser une question : l’étonnement est-il réservé à ceux qui cherchent à savoir ? Pour cela, il faut se demander si ce pathos se formule nécessairement sous la forme d’une question, par exemple : « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » On est fortement enclin à formuler l’étonnement radical par cette question de Leibniz. Pourtant, l’expérience muette de l’étonnement ne se traduit pas nécessairement en question et elle peut aussi prendre la forme d’une exclamation : « il y a ! » ou « il y a l’il y a ! ». La stupeur douloureuse de Schopenhauer prend la tonalité d’une plainte et initie la recherche non d’une réponse mais d’une issue. L’émerveillement est une autre variation du thaumazein et il engage à une contemplation admirative. Bref, ces nuances de l’étonnement sont des manières d’habiter le monde et précisément de l’habiter sans habitude. Ne nous hâtons pas de décréter qu’il y a des espèces d’étonnement : ontologique, éthique, esthétique, etc. Il y a un étonnement radical qui prend différentes couleurs en se formulant dans une philosophie, dans un discours. Il oscille peut-être entre stupeur et émerveillement, interrogation et exclamation, nausée et jouissance, effroi et extase. « L’horreur de la vie et l’extase de la vie » (que Baudelaire éprouvait dans son enfance simultanément). Mais peut-il se maintenir « à l’état pur » ? En tout cas, tel quel, il ne peut se phraser ni durer. Les phrases qui viennent ensuite l’engagent à s’iriser.

6On ne peut pas parler d’« indicible », tant ce pathos ne ressemble guère à une exaltation mystique. Ce n’est pas une révélation, ni un ravissement. Le sujet de l’étonnement est, bel et bien, et c’est cela qui l’étonne. À l’état pur, ce pathos est d’une totale froideur. Il peut certes prendre de la chaleur et des couleurs en rentrant comme un arc en ciel dans une époque, un penseur, un paysage. Ce n’est pas une source, sûrement pas d’« inspiration », mais plutôt une interruption ou une syncope. À partir du thaumazein, il faut tout commencer à neuf sans qu’une direction soit même tracée. Une coupure salutaire qui dérange et contrarie la satisfaction som­nambulique des discours de savoir.

7Je regrette d’avoir écrit plus haut, un peu brutalement, qu’il n’y avait pas d’art de l’étonnement. Il faut se rappeler que dans le cours d’Esthétique de Hegel, la grande architecture symbolique orientale, par exemple la grande pyramide de Khéops, n’a pas d’autre fonction, finalement, que de provoquer un étonnement qui éveille l’esprit à lui-même. Certes, la pyramide est étonnante, pas seulement parce qu’on ignore son mode de construction et qu’on l’ignore encore aujourd’hui. Pas plus parce qu’on ignore la signification de cette forme et sa destination architecturale. Mais peut-être parce qu’elle ouvre un espace où la pensée peut s’entendre à son état naissant. Elle ouvre, dans sa sublime clôture, un avoir-lieu. Ainsi, peut-être, l’architecture serait complice de l’arc en ciel, même l’architecture la plus modeste, qui nous porte sur la terre et qui ouvre ses fenêtres sur le ciel. Citons, pour terminer, ces justes paroles d’Henri Maldiney :

  • 6 . Henri Maldiney, « Rencontre avec Henri Maldiney », Maison-mégapole, Architecture, philosophie en (...)

L’étonnement devant le monde, c’est la révélation même d’un « il y a ». C’est cet étonnement que l’architecture doit susciter. Ce n’est pas un étonnement devant une réussite qui offre satisfaction à la curiosité. Il ne faut pas détourner l’étonnement vers des tours de prestidigitation, mais ménager d’abord un espace de réceptivité est la chose la plus importante 6.

Haut de page

Notes

1 . Essai sur les dialogues de Platon. Le naturel philosophe, Vrin. Selon cet auteur, l’étonnement est voué à être dépassé, car s’il se maintenait, il ne donnerait lieu à aucune recherche. L’étonnement ne vaut que par la manière dont on le dépasse.

2 . John Sallis, « Le lieu de l’étonnement », Noesis, 6, 2003, p. 129.

3 . Rappelons qu’après la fameuse assertion sur le thaumazein, archè du philosopher, Socrate enchaîne immédiatement sur Iris fille de Thaumas. Iris est la déesse de l’arc en ciel, la messagère des dieux.

4 . Georges Bataille, « L’expérience intérieure », Œuvres complètes, t. V, p. 260.

5 . Jean-Luc Nancy, « Les Iris », in Le Portique n° 36, 2e semestre 2015, p. 59-66.

6 . Henri Maldiney, « Rencontre avec Henri Maldiney », Maison-mégapole, Architecture, philosophie en œuvre, dir. Chris Younès, La Passion, 1998.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Benoît Goetz, « Stupeur et émerveillement »Le Portique, Cahiers du Portique n°15 | 2018, 75-81.

Référence électronique

Benoît Goetz, « Stupeur et émerveillement »Le Portique [En ligne], Cahiers du Portique n°15 | 2018, document 5, mis en ligne le 30 mars 2022, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4148 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4148

Haut de page

Auteur

Benoît Goetz

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search