Trois figures de l’irréfléchi
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1La philosophie a noué un rapport particulier avec un de ses autres, l’irréflexion. Telle sera du moins la thèse défendue ici, qui demande que soit précisé le sens même de cette irréflexion. Elle semble désigner un mode ou un état purement négatifs. On connaît le mot que Platon met dans la bouche de Socrate, sans doute le plus original des mots socratiques : « une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue. » « Sans examen » : tel pourrait être le sens négatif attaché à l’irréflexion. À vrai dire, on peut se dispenser dans la vie courante de la réflexion. On peut très bien savoir faire quelque chose sans savoir thématiquement comment on le fait. Une situation décide de la manière de l’appréhender, un geste en appelle un autre, on sait ce qu’on a à faire. Souvent même, cette homogénéité dans les actes qui se tiennent tous en un même plan assure une efficacité et un calme. Et du reste l’examen s’il apparaissait ne se traduirait en rien par un surcroît de compétence, par une meilleure prise sur les choses. L’intelligence peut parfaitement se passer d’un redoublement et ce n’est pas seulement dans la brutalité des attitudes pratiques que la réflexion est maintenue en lisière, nos opérations mentales les plus déliées réussissent très bien sans se donner en spectacle à elles-mêmes : ce reflet n’est en rien indispensable. Il y a du reste ici un scandale pour la philosophie : que la pensée puisse aller sans se penser, qu’elle puisse s’ignorer dans sa nature de pensée et c’est bien cet état « irréfléchi » que la philosophie consacre comme ce qui l’a toujours précédée, avant qu’elle n’ait établi son empire sur la vie. C’est comme si la philosophie interrogeait cette latence d’elle-même dans un « avant », c’est comme si elle n’en revenait pas de n’avoir pas toujours été, elle qui se signale, maintenant qu’elle s’exerce, par ceci que la pensée ne doit jamais s’oublier elle-même. Et c’est bien le problème qui apparaît avec plus de netteté : la pensée peut-elle même ne pas se savoir comme pensée, peut-elle passer à côté de ce trait qui une fois remarqué d’elle, la destine à ne jamais se perdre de vue ? Même : de ne pas se savoir, une pensée peut-elle être dite telle ? Autrement dit, ne se dénature-t-elle pas à oublier cette possibilité permanente de se savoir ? Inversement, n’advient-elle pas vraiment à elle-même quand se pensant, elle se sait comme pensée ? Il y a une sorte de décision platonicienne à cet égard lorsque Platon commente la formule socratique dans la question de la vie bonne. Dans le Philèbe, Platon fait interroger Protarque par Socrate sur la question de la vie la meilleure pour l’homme. La question, du reste, n’est pas d’abord de répondre immédiatement à la préoccupation de savoir quelle est la vie bonne pour l’homme – à ce propos les réponses abondent, même si elles sont sans doute contradictoires entre elles –, mais prioritairement, celle de savoir si une vie qui ne se sait pas comme bonne peut l’être. Or la réponse est dans la question. On pourrait penser par exemple qu’ayant le plaisir on a tout. On peut faire l’économie de tout le reste. Mais un plaisir suppose l’appréciation qu’il est plaisant et donc on ne peut abolir l’hypothèse d’un principe intérieur d’évaluation, lequel amène avec lui la remémoration, l’anticipation, soit toute une « spiritualité » si on veut, qui toute consacrée qu’elle serait au plaisir ne s’y résumerait pourtant pas et par son existence même proclamerait un bien se distinguant de celui du plaisir. Aussi cette espèce de truisme (pas de plaisir sans conscience de plaisir) ne doit pas s’entendre en un sens phénoménologique : la pensée dont il est question n’est pas une simple présence à soi ; elle est davantage un mode de vie, elle est effectivement examen, et la possibilité permanente que nous puissions nous rendre compte de nos états ouvre celle d’une existence « philosophique » où nous sortons d’une distraction permanente et devenons systématiquement attentifs à nous-mêmes. De sorte qu’après coup, c’est cette ignorance préalable qui devient problématique : comment a-t-on pu vivre d’une vie qui ne s’examinait pas ?
1. Essai de typologie
2L’irréflexion se distingue donc d’autres formes de non-philosophie qui ne sont pas aussi spécifiquement les autres de la philosophie qu’elle : on pense à l’idiotie, au manque de discernement, à la lourdeur et à la bêtise, qu’on essaiera rapidement de distinguer entre eux et d’elle. L’idiot est celui qui est dans son monde privé. Il n’a pas le sens commun, ce sens du monde commun. Il peut avoir les facultés les plus déliées, une pénétration d’esprit hors du commun, les résultats de ses vues sont souvent perdus pour ses congénères comme s’il avait payé l’acuité de son intuition d’une déperdition de communication, d’une maladresse à se faire entendre. Il y a des mathématiciens qui retournent au giron de leur mère après avoir percé des secrets qui ont résisté à des départements entiers de mathématiciens normalement doués, qui préfèrent la clandestinité ou l’effacement plutôt que de faire fructifier socialement un don insolite. Quelque chose de sublime se donne à voir dans cette disproportion entre l’individu et son milieu, entre la singularité humaine et la capacité de son ambiance sociale à lui faire accueil. L’échec de l’idiot a quelque chose de grand.
3L’idiotie n’est pas le manque de discernement qui est lui aussi un défaut de sens commun, mais cette fois au sens du Mutterwitz cher à Kant, de cette capacité de juger native, innée dans la mesure où aucune éducation ne peut remédier à son absence ou à son insuffisance. Il n’y a pas de règle qui prescrive comment bien appliquer les règles, nous dit Kant au début de sa Logique transcendantale où il est question du jugement et plus précisément d’une faculté de juger qu’il faut différencier d’une faculté de connaître. Si l’entendement humain est d’une telle facture qu’il ne peut aller pour connaître que du général au particulier, toute la difficulté est dans la spécification, soit dans la détermination de ce dont est le cas le particulier à juger et de quelle généralité il relève. C’est la subsomption qui est délicate. On peut très bien connaître en elles-mêmes les règles, les professer in abstracto sans être pour autant habile dans leur application alors que le fruit d’une telle connaissance consiste uniquement dans la détermination in concreto : soigner pour le médecin, arrêter pour le juge, décider pour l’homme politique aux affaires. Il y a une pédanterie inepte du savoir théorique quand il est maladroit, quand il ne sait pas faire, quand il rate la spécification. Et de même qu’il y a un talent inné pour produire, notamment dans le domaine des beaux-arts, il y a un talent inné du bien juger qui consiste à inventer l’intermédiaire adéquat entre la règle et la situation concrète, entre le concept et l’individualité des circonstances. Kant est sans doute celui qui est allé le plus loin dans cette détermination du jugement comme tact logique, qui définit du même coup l’envers d’une sorte d’inintelligence laquelle peut très bien aller avec un savoir immense mais vain. La disproportion n’a rien ici de sublime, l’échec est un ratage comique d’autant que tous les efforts pour y remédier trahiront toujours le défaut d’un sens d’un tout autre ordre que celui de l’accroissement des savoirs généraux. Kant indiquait du même coup que le jugement est une pratique qui s’aiguise dans l’exercice et s’aide des précédents et non un acte contemplatif. Il donnait raison à Aristote contre Platon. Il y a un manque de discernement dans le trébuchement de Thalès tombant dans le puits, il y a une sorte d’impolitesse de l’intelligence à manquer ainsi son ancrage. Du même coup, on le voit, ce manque de discernement ne réfère pas à une inhibition de la réflexion, à la prédominance de l’irréfléchi dans la conduite de la vie et l’appréciation des situations mais à un manque de sens pratique qu’aucune conscientisation, qu’aucun examen de soi, qu’aucun métadiscours descriptif ne pourront réparer.
4Avec la bêtise, on perd la délimitation, le bord visible, du sens commun. À la suite des analyses de son maître, Gilles Deleuze dans Différence et répétition, Alain Roger dans son récent Essai sur la bêtise, a esquissé une métaphysique de la bêtise qui emprunte à un de ses auteurs de prédilection, Schopenhauer. Ce n’est pas le démon de tautologie qui nous intéressera ici, ce ressassement des manifestations bêtes en A=A, mais tout au contraire comme la perte d’une identité logique, comme si dans la bêtise s’éclipsait cet impératif du sens commun d’être au moins d’accord avec soi-même, ce qu’on lit chez Socrate, ce qu’on lit chez Kant, et à leur suite, chez cette philosophe du sens commun que fut Hannah Arendt. Si je suis un, je ne dois pas abriter en moi-même une contradiction qui me diviserait, me séparerait de moi-même. Je ne peux pas, je ne dois pas loger en moi des propos qui rapprochés (et l’art dialectique de Socrate consiste essentiellement à remettre en contiguïté des propos successivement tenus par ses interlocuteurs) ne peuvent logiquement coexister. La cohérence est un devoir si je suis individu, indivis, veux rester un et ne pas diverger diaboliquement. La bêtise fait apparaître la perte de tout critère, la disparition de toute norme logique, soit comme la première des normes est logique, la perte de toute définition, de tout horizon délimitateur, la perte du bord qui maintient une chose dans l’intégrité de ce qu’elle est, de ce qu’elle peut. La bêtise, nous le concéderons à Alain Roger, est un fait de langage. Mais parce que par le langage peut se trahir éminemment une liberté arbitraire, déraisonnable, qui au lieu de reprendre la circonscription des choses, erre dans un discours sans limite, dans un apeiron sans sérieux : le langage procède de l’illimité d’une nature qui en l’homme étant liberté et non détermination comme disait Kant dans sa Religion, est affranchie de toute orbe définitionnelle, se manifeste par un pouvoir déréglé de dire n’importe quoi (comme de faire n’importe quoi), et peut divorcer de toute norme, de toute tenue et donner lieu à toutes les vésanies. C’est bien le fond légumineux qui fait sa remontée à la surface, comme disait Gilles Deleuze, et qui submerge les délimitations logiques. Ou, en langage francfortois, l’individu abandonne son principe d’individuation, mais loin que ce soit l’expérience compassionnelle du retour en un fond commun de vie indifférenciée qui souffre, c’est l’éclipse du logique, c’est l’indifférenciation qui rend indifférent au principe de contradiction, c’est la coexistence des opposés dans l’indifférence. À notre sens toute cette philosophie de la bêtise qui trouve sans doute ses éléments conceptuels les plus forts chez Schelling, en particulier dans les Recherches sur la liberté humaine et les Âges du Monde, consiste dans un commentaire d’un des termes fort de la philosophie morale qui dit, en allemand, la liberté, l’arbitre mais tout aussi bien l’arbitraire : willkürlich.
2. Naïveté
5Une première forme d’irréflexion peut être répertoriée sous le titre de la naïveté : le naïf ne sait pas ce qu’il fait au moment où il le fait. Il s’excepte lui-même des opérations dont il ne se connaît pas responsable. Sa crédulité vient de ce qu’il ne sait pas que pour croire, il faut y mettre du sien, il faut en un sens vouloir croire. Il s’oublie lui-même. De là vient qu’on doute qu’il ait le sens de son intérêt, on le dit victime des profiteurs, des illusionnistes, des charlatans. Il ajoute foi à un spectacle sans savoir que le spectacle n’est crédible que parce qu’il y met du sien. Il a une confiance, aveugle à sa propre origine, en lui. Il prête trop à l’objet, tellement même qu’il s’oublie comme sujet face à lui. Il donne réalité sans se douter que la réalité ne vaut que par cela qu’il la tient pour telle. Mais justement ce moment subjectif, que la philosophie appellera, en l’essentialisant, constitution, ne retient pas son attention, obnubilée qu’elle est par cette projection où elle se manque comme source. On peut donner de cette illusion de la naïveté deux analyses classiques, une qu’on prendra à Platon, l’autre à Husserl. L’analyse platonicienne du simulacre nous montre dans le spectateur un pouvoir de faire fonctionner un être déficient, qui n’a en rien la teneur de réalité de ce pour quoi il se fait passer, comme étant authentiquement ce qu’il paraît être. Le trompe-l’œil par exemple, dans cette ontologie de la déception que présente le Sophiste qui réfléchit non pas seulement sur le non-être mais aussi et surtout sur le moindre-être, a juste assez de consistance ontologique pour valoir devant le spectateur naïf comme cette riche réalité qu’il croit voir en lui. Après tout, toute fiction repose sur ce crédit. Mais le naïf manque sa propre opération. Il ne se sait pas constituant. On peut en incriminer l’auteur de la fiction – ce faussaire –, qui ne respecte pas la hiérarchie des réalités, le calibrage des degrés de l’être. On peut en féliciter aussi la bienheureuse innocence du naïf qui sait donner du prestige à toute cette ferblanterie des décors, à toute cette retorse manigance des effets spéciaux. Platon restait un ontologue. Le scandale pour lui était que la croyance puisse mal coefficienter différents modes d’être, prêter trop à ce qui est peu et presque rien. Mais Husserl est paru et à l’objectivisme a répondu le transcendantalisme. Le sujet est l’opérateur de la réalisation, il n’est pas nature dans la nature, il n’est pas un être homogène aux autres êtres, il porte en lui et est le seul à porter, le sens d’être. La Sinngebung se ressaisit elle-même. Et avec l’analyse husserlienne, la naïveté a pris un autre tour : elle signifie bien, comme chez Platon, l’oubli de soi dans le spectacle qu’on contribue à constituer, mais cette fois, le spectateur est quasiment seul en cause, c’est lui qui fait fonctionner ce qui lui fait face comme ce pour quoi il le prend. Du même coup, comme l’accent se déplaçait de l’objet scandaleusement pauvre au sujet source de toute richesse, l’analyse husserlienne laissait penser qu’il était impossible que le sujet reste indéfiniment fasciné et se perde, à ce point, de vue. Toute naïveté était destinée à se troubler, à sortir de son innocence, à se souvenir après coup de ses opérations, et de là, à s’octroyer le statut transcendantal de sujet. Comme le spectateur au cinéma qui connaît toujours un moment où il se souvient que c’est lui qui regarde le film et qu’il n’y aurait pas de film s’il ne le constituait pas comme tel. Cette forme de l’irréflexion comme naïveté nous présente donc une sorte de téléologie : tout sujet commence sans doute par la naïveté où il se méconnaît lui-même mais est destiné à se récupérer lui-même dans son pouvoir transcendantal. La naïveté nous rappelle la bonne nouvelle philosophique que si on ne doit pas d’oublier, aussi bien on ne le peut pas.
3. Stupidité
6Le devenir du naïf a une limpidité pédagogique. Avec la stupidité, on est dans la tourbe populaire, dans la mêlée des passions, dans la mauvaise foi du désir. C’est le règne des phauloi et le philosophe est dans l’arène, il doit user de diatribe ou se mettre soigneusement à l’écart et choisir ses proches. Personne n’est plus aveugle que celui qui ne veut pas voir, plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. Ce n’est plus l’oubli de soi, comme dans la naïveté, mais la résistance à soi, qui marque l’opiniâtreté d’un mauvais désir et la dérive d’un mauvais infini. Avec la stupidité, avec la stultitia, apparaît cette figure de l’irréflexion où le désir dans son dérèglement inhibe jusqu’au plus élémentaire souci de soi. L’épicurisme a montré avec force que l’homme est un être de représentation : il ne prête existence qu’à ce qu’il se représente, il n’a pas cette immédiateté de rapport qui fait que tout être naturel ne peut vivre que conformément à la nature. Mais la représentation n’est pas dans l’épicurisme un principe d’évaluation, une façon de consentir intimement à la valeur qu’on prête à l’extériorité comme dans le stoïcisme, c’est un principe fantastique qui donne rang de chose désirable à ce qui n’est rien, vide, vain, kenos. Ainsi peut-on se mettre à désirer aucune chose, mais le plus de chose. L’être réel est délimité, il se tient en des limites. Mais la représentation apporte avec elle l’illimité. Les choses selon la nature sont finies et la suffisance est la marque à quoi on reconnaît tout ce qui vient de la nature. Mais la représentation outre toute borne et ouvre au désir humain l’illimité d’une carrière. Nous errons dans des dimensions qui ne sont pas nôtres. Il ne peut y avoir de terme à l’honneur, à la richesse et surtout, comme le montrera anthropologiquement Hobbes, à la puissance. Tout de même que les inquiétudes, comme fantasme du mal à redouter, sont sans arrêt et sans nombre. La philosophie joue la borne d’une nature contre ce trait humain de l’illimitation apportée par la représentation. Mais la nature est elle-même une représentation. Elle n’a rien, dans le cas de l’homme, d’une borne inscrite et d’une loi inconsciente. Elle doit être rappelée. L’homme a à prendre en charge sa vie désirante. Bien avant le pouvoir constituant de l’Ego transcendantal, il y a eu, en philosophie, cette mention d’un désir, d’une force liés au caractère démiurgique de la représentation, qui peut donner réalité aux objets de la représentation. Et ce n’est pas Kant qui l’a dit en premier, mais bien Épicure, qu’il a bien médité. La version de la philosophie comme remédiation en dérive. La philosophie médicatrice veut ramener le désir humain à la conscience de ses élections. Il s’agit de passer de la valorisation du corrélat à celle du pouvoir de corrélation, selon un geste qui rappelle la sortie de la naïveté, sauf qu’ici, il ne s’agit pas seulement de rappeler le spectateur à lui-même, en lui disant que le spectacle ne vaut que par et pour lui : il faut savoir lui dire qu’il a à régler le pouvoir constituant ou réalisateur de son désir puisqu’il y va de son bonheur ou de la réussite, sanctionnée réellement, de ses aspirations. Car Épicure croit encore que, même pour l’homme, la nature reste une norme, et qu’un être ne jouit de lui-même qu’en rencontrant les limites de cette nature, qu’il remplit entièrement mais sans plus, selon une définition ou un horizon, qui est comme une capacité d’être. Quand on compare à l’anthropologie de Hobbes, on mesure la différence car, avec Hobbes, la représentation n’est plus un accident latéral d’un être qui reste néanmoins naturel, l’homme, et la carrière humaine ne peut se cantonner, par des moyens humains, au projet de se rendre heureux qui, selon les Anciens, semblait devoir animer toute vie sur terre comme au ciel. Conquérir pouvoir sur pouvoir a remplacé le remède : le désir est fini et est facilement contenté.
7La stupidité est sans doute une catégorie des philosophies dites eudémonistes qui soumettent le vrai à un bien qui reste humain, qui n’est pas le Bien. Est stupide celui qui manque son bonheur dans le moment même où il s’efforce de l’obtenir. Le désir est une instance éminemment féconde, à la base des représentations et ces représentations ne sont pas d’abord à portée objective, théorique, elles n’ont même que trop tendance à déborder toute objectivité. La remédiation ne vient pas rectifier un pouvoir de connaître mal engagé, elle corrige en rappelant la fin. La vérité sur le but apparaîtrait sans doute à qui serait exempt du trouble et du tracas du désir mais justement le désir active, nourrit. À côté de la mauvaise humeur que peut déclencher cette errance humaine, cette opiniâtreté dans les mauvaises causes, on ne peut se défendre de mesurer avec une certaine admiration l’énergie déployée. La stupidité n’a sans doute pas ce quelque chose d’attendrissant qu’on pouvait trouver à la naïveté mais on y voit à l’œuvre, dans sa vivacité aveugle, quelque chose que Freud appellera l’affect qu’il distinguera de son associée psychique obligée, la représentation. L’affect, dans le freudisme, est moins un contenu mental dont se saisir qu’une énergie qui coefficiente de façon gluante ou volatile les contenus psychiques les plus divers. Elle intensifie, crée une insistance, donne au psychisme une exigence de travail mais elle n’apporte pas avec elle des justifications, de temps, d’adéquation, de pertinence. Tout prétexte lui est bon car elle est sans doute une pure exigence énergétique de dépense. Elle se convertit, se déplace, innerve, jusqu’à l’épuisement de ses effets. Il n’y a pas à prendre au sérieux les raisons invoquées, qui lui sont des occasions interchangeables : aussi les représentations les plus diverses avec lesquelles l’affect fait couple peuvent insister psychiquement sans qu’on puisse vraiment en restant au niveau des représentations, au seul niveau logique, justifier leur importance, les réfuter ou leur opposer de meilleures raisons. Il y a une impuissance du logique, non ici à cause de l’arbitraire du sans-limite – qu’on a essayé d’invoquer à propos de la bêtise –, mais par la faute d’une inadéquation constitutive entre l’énergie du désir et sa manifestation psychique sous forme consciente, la représentation.
4. L’aliéné et son jeu
8Avec l’aliénation, c’est la position en extériorité du philosophe qui ne tient plus. Son discours lui-même est désormais solidaire du jeu. Jusque-là il se tenait près du naïf comme un guide muet qui attend des progrès de son élève. Ou il observait la foule, détenteur d’une sagesse qu’elle regretterait trop tard, pensait-il, d’avoir méprisé en lui. Il y avait toujours un discours d’à-côté : un « pour nous », distinct de « l’en-soi », une consignation philosophique, toujours mieux renseignée sur le phénomène en cours que la conscience mutilée impliquée en lui. Mais ce discours de vérité ne peut plus maintenir sa transcendance. Car les effets de vérité sont désormais solidaires des phénomènes interprétés. On passe, si on veut, de Hegel à Nietzsche, de l’Esprit Absolu qui sait la fin avant même le temps de son advenue, à un : « tout est interprétation », pour lequel l’interprété ne reste pas distinct mais devient le sens imposé par une subjugation nouvelle, par une force dominante, l’interprétant. Le philosophe doit penser son implication dans le jeu qu’il décrit. Il n’est plus le tiers exclu. Et il a à faire la théorie de sa théorisation. L’aliéné n’est plus l’enfant qu’il a été ou l’insensé dont il s’est défait, il est son pareil, rendu tout autre par les effets qui font différer l’humain de lui-même, mais le philosophe qui essaie de les comprendre doit lui aussi saisir les effets sociaux qui rendent possible son rôle, notamment son ambition de comprendre l’aliénation des autres, autrement dit la liberté prétendue qui l’autorise à jouer ce rôle, sauf à tomber lui aussi dans une aliénation, celle de l’intellectuel, qui se croit œil théorique total et qui n’est, en fait, qu’un effet d’une ramification de la division sociale des tâches. Pascal est le premier à avoir soupçonné dans la dénonciation du divertissement une lucidité pas loin d’être vaine. Ce sont les demi-habiles qui proposent qu’on renonce à la chasse. Comme si chacun ne savait pas, aussi bien qu’eux, que dans la chasse ce n’est pas le gibier qui compte.
9Mais c’est là une complication. Pour l’instant, essayons de décrire l’aliéné comme s’il était une variante qui complète le tableau des irréflexions. L’aliéné n’est pas quelqu’un qui s’oublie comme le naïf, ou qui est sidéré par une tendance démesurée ou l’audace d’une énergie, comme le stupide. Il est rivé à une structure, dit-on, il est prisonnier d’un rôle, il est séparé de ce qu’il peut, ou, à cause d’une spécialisation sociale qui réduit le spectre potentiel de ses réalisations, il manque son essence humaine.
10Le marxisme a été en pointe sur les phénomènes de mystification qui ne supposent pas une instance responsable, un auteur maléfique. Il a montré le caractère nécessaire d’illusions des agents sociaux comme conséquence de structures de société ou d’échange. Le capitaliste cède au fétichisme de la marchandise : il manque le caractère social du travail coagulé dans l’objet ouvré qui se révèle seulement sur le marché quand toutes les marchandises exposent le caractère socialement réalisé de la valeur d’échange qu’elles renferment. L’ouvrier saboteur voit dans la machine son ennemie, non la concurrence capitaliste pour réduire le temps de travail consacré à la reproduction de la valeur d’échange du travail. Aristote manque l’énigme de la commensurabilité de tous produits humains qui ont bien quelque chose en commun, mais il réfléchit à partir d’une société esclavagiste qui ignore la rétribution du travail salarié, etc. L’aliénation serait donc un mot pour une illusion structurale. Le défaut de clairvoyance, l’obscurcissement, la méprise ne tiennent pas au défaut de retour sur soi, à la mauvaise volonté, à la fascination. C’est un effet nécessaire du réel, ce sont les contraintes indépassables d’une situation qui définit ce qu’on peut savoir d’elle. Le marxisme en a donc conclu qu’on ne peut changer les conditions de la connaissance qu’en changeant les conditions du réel connu, qui est la seule instance ultimement déterminante. Mais à cette sociologie des conditions en dernière instance déterminantes, on peut opposer une sociologie, plus pascalienne, du jeu et de l’illusio. L’aliéné n’est pas sous la fatalité d’une situation historique, sociale, économique, il est prisonnier d’un jeu et c’est cette qualité spéciale de captivité qu’il faudrait savoir distinguer de ces autres obnubilations décrites précédemment. Tout jeu est ainsi institué qu’il masque la faiblesse, voire la nullité de ses enjeux. Le chancelier est grave, disait Pascal, parce que son poste est faux. Tout jeu a des cérémonies ou des procédures réglées mais loin que celles-ci existent thématiquement comme un code, elles n’exigent qu’en étant vécues, qu’en étant assumées par ceux qui jouent le jeu. Chacun est une pièce, une partie intégrante et chacun joue sa partie en s’incommodant et en incommodant. Chacun se scrute jouant et a un regard auquel rien n’échappe du jeu des autres. C’est un contrôle horizontal qui distribue louange, blâme, élimination sans qu’il soit du tout nécessaire qu’il y ait un pouvoir surplombant pour tenir chacun à son rôle. L’aliénation selon cette autre compréhension s’apprécie selon les catégories du risible et du sérieux. Étant dans le jeu, on le prend au sérieux, autrement dit on y croit comme au seul réel qui peut être. Mais ce sérieux pourrait apparaître comme risible si on le voyait comme du dehors et comme une interprétation absolument étroite du réel. On pourrait voir l’outrecuidance de l’institution risible de vouloir consacrer une seule espèce de réel, en l’occurrence injuste. Celui qui voit les joueurs de carte se passionner les juge risibles car pense-t-il, il y a autre chose, et de plus réel, qui mérite qu’on s’y consacre, qu’on y mette son intérêt sinon sa vie. Et même davantage, si on lit Pascal à travers Bourdieu, car le jeu définit la réalité sociale qu’on s’entend à prendre pour réelle, et ce jeu distribue arbitrairement la grandeur et l’insignifiance, la domination et la passivité et cela selon un sérieux ou une croyance ferme qui masque le caractère risible des préférences instituées. Et qui a le pouvoir de faire le pas de côté pour voir comme de dehors le jeu de l’institution ? Qui peut avoir le crédit nécessaire pour thématiser (« objectiver ») le crédit en vertu duquel telle répartition des rôles paraît naturelle ou immanquable ? Il faudrait ici un formidable pouvoir de dénivellation pour dire depuis un plan qui n’est pas homogène à celui qui est analysé, des enjeux séparément du jeu qui leur donne leur prix ou pour faire perdre son prestige captivant au jeu. On s’intéressera à cette difficulté en évoquant pour finir à la figure de la névrose de transfert sous l’égide du re-jeu, du Wieder-spiel. Le névrosé est un aliéné au sens de celui qui est captif d’un jeu, le jeu de la répétition. Freud a isolé dans le psychisme une inertie et une insistance de la trace. Plutôt que de se faire perceptif et de nourrir un sens de l’avenir, le psychisme se fait itératif en investissant des traces. Il reprend, remet en scène, rejoue, il cède à la fascination du connu, le passé lui est connaturel. Les obsessions, les névroses de trauma le montrent à plein mais aussi cette curieuse indisponibilité des souvenirs dans les moments de résistance qui va de pair avec une insidieuse remise en scène d’une thématique non remémorable mais rejouée, que Freud détecte comme étant une névrose sui generis, typique d’une situation de transfert et s’avérant un moment crucial en cours de cure. On connaît l’alternative : est-ce faute de se souvenir que le névrosé répète ? Ou bien est-ce parce qu’il répète qu’il manque à se souvenir ? En tout cas, l’exemple freudien illustre la collusion du névrosé à son mal et surtout la nécessité à s’impliquer de celui qui prétend soigner parce qu’il est supposé savoir. Dans cette scène, Freud nous dit qu’il faut savoir pratiquer comme thérapeute un écart pour nommer la répétition comme telle en lieu et place de la remémoration qui échoue. Il faut savoir déceler l’inactualité d’une attitude qui prétend être justifiée et qui provient du passé in-identifié comme tel. La distinction du sérieux et du risible devient ici la discrimination entre un passé immémorial qui dure hors de sa date et un présent dûment référé à une chronologie : le passé doit être rattrapé par le temps et avouer son caractère dépassé. L’inactualité doit se convertir : d’un temps sans date et durant interminablement à un temps ayant fait long feu ou le devant, vaincu par la finitude chronologique. La réminiscence laisse place au souvenir. Le passé se laisse enterrer, selon le dur devoir de durer ou selon ce mot évangélique, un des plus profonds, que les morts enterrent les morts. L’irréflexion ici tient à ce que le névrosé se met hors temps, dans ses mythes. Mais loin qu’un autre (le psychanalyste depuis son fauteuil aurait-il pris la place du philosophe ?) sache mieux que lui, il ne peut lui proposer la libération qu’en vivant avec lui un temps qui reconduit à la succession finie, à la mort de ce qui a, un temps, vécu.
11Ce rapide parcours sous le thème de l’irréflexion nous a peut-être conduit à ces quelques conclusions : toute chose se vit d’abord en naïveté, et qu’elle se sache et sorte d’elle-même pour être avisée, est un accident évitable. Le génie comme le jeu des chats nous l’apprend, nous qui n’avons pas, hélas, cette spontanéité impeccable. La philosophie, qui impose le devoir de se savoir, vient toujours trop tard. La stupidité a le grandiose des passions sociales et du délire des foules. Être plus raisonnable est une posture d’individu alors qu’il y eut Alexandre et que rien n’a pu se faire sans passion. Le bonheur des particuliers, sinon des peuples est un thème restreint. Mais dans sa troisième figure, la philosophie, interrogeant nos jeux, nos complicités coupables à leurs enjeux arbitraires, nous a alertés : le sérieux est risible et le réel peut être institué selon d’autres modes. Tout tient à une croyance, réformable. Et de même ce que nous prenons pour une réalité fondatrice est un mythe, soit encore une histoire à laquelle nous croyons, mais à laquelle nous pouvons ne pas croire, pour aller dans le sens d’une liberté qui est plus dans le sens de la vie. La philosophie, pour finir, peut laisser la place à ce qu’elle n’est pas. L’examen de soi laisse place à une puissance d’invention à laquelle cependant il éveille, puissance parfaitement alogique, irréflexive, une spontanéité, ou à un courant de l’expérience.
References
Bibliographical reference
Hans-Pascal Blanchard, “Trois figures de l’irréfléchi”, Le Portique, Cahiers du Portique n°15 | 2018, 57-73.
Electronic reference
Hans-Pascal Blanchard, “Trois figures de l’irréfléchi”, Le Portique [Online], Cahiers du Portique n°15 | 2018, document 4, Online since 30 March 2022, connection on 07 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/4140; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.4140
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