Yves Ledure, La détermination de soi. Anthropologie et religion, Paris, Desclée de Brouwer, « Anthropologiques », 1997.
Texte intégral
1L’auteur de ce livre se donne pour tâche de redéfinir les fondements anthropologiques du religieux en général et, plus particulièrement, ceux du religieux chrétien. Il opère volontairement une mise entre parenthèses préalable des questions métaphysiques habituellement convoquées à cette fin : celles portant sur l’être, sur Dieu et sur la vérité. Ces préliminaires ontologiques ont, en effet, le tort de masquer la spécificité du phénomène observé, en le déracinant artificiellement de la culture, pour l’y replonger à nouveau, après coup, en invoquant les logiques de l’inculturation et de l’acculturation. Renouant avec les concepts de la pensée des Lumières, notamment celui de la détermination de soi (Selbstbestimmung), Y. Ledure nous montre que c’est au nom de l’exigence de l’accomplissement de soi que l’homme peut revendiquer l’expérience du religieux, qui fait partie intégrante du projet anthropologique. Ainsi se trouve-t-il amené à définir l’idéal-type d’une trajectoire existentielle, en questionnant, notamment, la pensée de Hegel, celle de Feuerbach, de Schopenhauer et de Nietzsche...
2La détermination de soi nous place face à nous-mêmes. Elle implique l’épreuve d’une sorte de transgression qui nous fait passer par deux ruptures cruciales. D’abord, être soi, c’est dépasser le discours de la modernité qui, depuis Nietzsche, se réclame exclusivement des valeurs de la vie – même si, chez Nietzsche, comme chez Bergson, la vie est élevée au rang du concept. Il est, en effet, juste de considérer que le paradigme de la vie pensée comme force vitale d’épanouissement ou, comme on dit en économie, de « croissance », ne saurait fonder l’expérience religieuse (même si certains charismatiques essaient de l’apprivoiser dans leurs discours et pratiques, ne serait-ce que pour revitaliser le vécu). En conséquence, le projet anthropologique que met en plan la détermination de soi nous déboîte du « vital » et nous délie de la loi de nature. L’expérience religieuse nous ouvre, en fait, le chemin d’une première transcendance qui nous déporte du pôle du bios vers celui du logos. N’est-ce pas, d’ailleurs, du lieu de cette transcendance, comme le remarque judicieusement l’auteur, que Schopenhauer prend acte du vide de la vie ou, « ce qui revient au même », de l’absurdité de la pulsion condamnée à se répéter sans finalité ?
3La seconde rupture est décisive : elle nous engage à nous risquer au-delà du logos, tout en prenant appui sur les exigences de celui-ci. Ainsi, le religieux se présente-t-il comme la « re-solution » d’un paradoxe fondamental. C’est, en effet, la requête d’intelligibilité de la raison qui se trouve mise en faillite, contredite, voire frappée d’interdit par l’événement inéluctable de la mort. Comme Heidegger l’a montré, la mort est ce qui rend à la fois possible et impossible le projet anthropologique. L’expérience du religieux surgit dès lors d’une protestation de la raison qui ne peut se passer d’une autre forme d’intelligibilité : celle-là même dont le religieux témoigne.
4L’analyse fouillée d’Y. Ledure se trouve fondée moins sur l’axiome classique de l’incomplétude de l’homme que sur celui de l’accomplissement de soi. Perspective optimiste qui ne renie pas la dette qu’elle a contractée envers la pensée des Lumières. Voici que le religieux devient un enjeu ou encore un intérêt de la raison. Mais avec le christianisme se fait jour un nouveau paradoxe, quoique problématique. Si le religieux chrétien se coule dans la logique de la trajectoire évoquée, il en radicalise la signification anthropologique. Le christianisme est, d’une certaine façon, la religion de la sortie de la religion, comme l’indique Y. Ledure après M. Gauchet, puisqu’il tire sa légitimité et sa spécificité de l’incarnation et de la mort de l’homme-Dieu. Toujours est-il que la détermination de soi – à laquelle l’auteur se garde bien de donner un contenu précis, par peur d’en dénaturer la portée – se trouve être surdéterminée par l’événement christique. Reste cependant que la logique paradoxale qu’elle induit permet à l’homme de se relier à Dieu (religare) et de relire (relegere) son histoire à la lumière du pari qu’il a engagé.
5Rigoureux et argumenté, le livre de Y. Ledure a ceci de particulier qu’il est susceptible d’interpeller le philosophe et le théologien : le philosophe qui se trouve alors confronté à une nouvelle interrogation qui honore l’exigence d’intelligibilité de la raison ; le théologien, quant à lui, qui trouve, dans le projet anthropologique, un langage nouveau pour fonder, plus adéquatement que ne l’a fait l’ontologie traditionnelle, l’intelligence de la foi.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Paul Resweber, « Yves Ledure, La détermination de soi. Anthropologie et religion, Paris, Desclée de Brouwer, « Anthropologiques », 1997. », Le Portique [En ligne], 5 | 2000, mis en ligne le 24 mars 2005, consulté le 08 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/414 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/leportique.414
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